« LES ROCHERS AUX SERPENTS, voilà le meilleur endroit pour trouver du cerfeuil, expliqua Museau Cendré à son apprentie alors qu’elle claudiquait le long du chemin bordé de fougères. Mais nous ne pouvons pas y aller pour le moment, à cause de ce maudit blaireau.
— Il y est toujours, alors ? » s’enquit Nuage de Feuille.
Les deux chattes étaient parties ramasser des plantes médicinales. Le soleil brillait dans un ciel sans nuages ; la pluie avait revigoré la flore de la forêt. Nuage de Feuille savourait cette fraîcheur délicieuse sous ses pattes tandis qu’elle suivait son mentor sur l’étroit sentier.
« Selon la patrouille de l’aube, oui, répondit Museau Cendré. Essaye de repérer du… Ah ! »
Elle plongea brusquement dans les fourrés, où poussait une plante qui dégageait une odeur capiteuse ; les fleurs étaient tombées mais l’apprentie reconnut les larges feuilles déployées et, en s’approchant, sentit la fragrance sucrée du cerfeuil.
« Rappelle-moi ses propriétés », la pressa Museau Cendré avant de grignoter l’une des tiges à la racine.
Nuage de Feuille plissa les yeux puis récita :
« Le jus des feuilles désinfecte les plaies. Et en cas de mal de ventre, on peut mâcher les racines.
— Très bien. Maintenant tu peux déterrer quelques plants… mais pas trop, sinon il n’y en aura plus pour les saisons prochaines. »
Elle reprit sa tâche tandis que son apprentie obéissait, grattant la terre autour des plantes. Le parfum du cerfeuil lui tournait un peu la tête. Pourtant, une autre odeur lui parvint, qui lui rappelait un peu l’âcreté du Chemin du Tonnerre.
Elle leva les yeux et aperçut un mince filet de fumée qui s’élevait d’une touffe de fougères mortes en contrebas.
« Museau Cendré, regarde ! »
La guérisseuse se tourna et se figea, les poils de sa nuque dressés, les yeux animés d’une lueur étrange.
« Par le Clan des Étoiles, non ! » émit-elle, dans un hoquet.
Clopin-clopant, elle descendit vers les fougères en feu.
Nuage de Feuille l’imita et ne tarda pas à la dépasser. En s’approchant du foyer, elle fut aveuglée par une lumière vive. Malgré l’éblouissement, elle remarqua quelque chose de brillant et de transparent planté dans le sol, un objet pointu jeté là par un Bipède. Le soleil s’y reflétait et les fougères derrière l’objet noircissaient à vue d’œil, dégageant des volutes de fumée qui serpentaient vers le ciel.
« Au feu ! miaula Museau Cendré, qui venait de rattraper son apprentie. Vite ! »
Soudain, le buisson de fougères s’embrasa. La chaleur força Nuage de Feuille à reculer d’un bond. Elle allait fuir mais vit son mentor immobile, les yeux rivés sur les flammes orange et rouge qui dévoraient les tiges sèches.
La panique l’empêche-t-elle de bouger ? se demanda l’apprentie. Tempête de Sable lui avait un jour parlé du terrible incendie qui avait ravagé leur camp. Museau Cendré avait survécu, mais de nombreux chats n’avaient pas eu cette chance. La guérisseuse devait craindre le feu plus que tout, car sa jambe blessée risquait de la freiner dans sa fuite.
Pourtant, loin d’être terrorisé, son mentor semblait ailleurs. Son regard était perdu dans le vague. La jeune chatte comprit en frissonnant des oreilles jusqu’au bout de la queue que Museau Cendré recevait un message du Clan des Étoiles.
Aussi vite qu’il s’était déclenché, le feu commença à mourir de lui-même. Les flammes disparurent, ne laissant que des braises qui s’éteignirent elles aussi. Les fougères n’étaient plus qu’un tas de cendres. La guérisseuse recula d’un pas. Elle vacilla. L’apprentie se précipita pour la soutenir et l’aida à s’asseoir.
« Tu as vu ça ? murmura Museau Cendré.
— Vu quoi ?
— Dans les flammes… un tigre bondissant. Je l’ai distingué clairement, les pattes tendues, des rayures noires comme la nuit sur son corps… » La voix de la guérisseuse était rauque. « Un signe du Clan des Étoiles, le feu et le tigre ensemble. Il doit y avoir une signification, mais laquelle ?
— Je n’en sais rien », confessa Nuage de Feuille, apeurée.
Museau Cendré se leva toute tremblante, rejetant le soutien de son apprentie.
« Nous devons retourner au camp sur-le-champ. Étoile de Feu doit être immédiatement informé. »
Le chef du Clan du Tonnerre était seul dans son antre au pied du Promontoire lorsque Museau Cendré et son apprentie vinrent le trouver. La guérisseuse s’arrêta devant le rideau de lichen qui dissimulait l’entrée et lança :
« Étoile de Feu ? Il faut que je te parle.
— Entre. »
Nuage de Feuille suivit son mentor à l’intérieur et découvrit son père roulé en boule sur sa litière de mousse. Il se leva et s’étira, le dos rond et les muscles roulant sous sa fourrure flamboyante.
« Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? »
Elle le rejoignit au fond du gîte tandis que l’apprentie restait près de l’entrée, la queue enroulée autour des pattes. Elle combattait l’impression qu’un grand danger les menaçait. Elle n’avait jamais vu Museau Cendré recevoir un message des guerriers de jadis, et l’expression apeurée de son mentor sur le chemin du retour l’avait perturbée.
« Le Clan des Étoiles m’a envoyé un signe, expliqua la guérisseuse, décrivant comment l’étrange objet planté dans le sol avait réfléchi les rayons du soleil et embrasé les fougères. Dans les flammes, j’ai vu un tigre bondir. Feu et tigre ensemble, dévorant les fougères. Lâchée sur la forêt, une telle puissance pourrait la détruire. »
Le regard d’Étoile de Feu fixait Museau Cendré si intensément que Nuage de Feuille s’attendait presque à ce que la fourrure grise de son mentor prenne feu comme les fougères sous le soleil.
« Qu’est-ce que cela veut dire, à ton avis ?
— J’y ai réfléchi… Je ne suis sûre de rien mais, dans l’ancienne prophétie, “le feu sauvera la forêt”, le feu te symbolisait.
— Tu penses qu’il me désigne aussi dans ta vision ? C’est possible… Mais que symbolise le tigre ? Étoile du Tigre est mort. »
L’apprentie sentit son ventre se nouer en entendant son père prononcer si calmement le nom du chat sanguinaire qui avait fait tant de mal à la forêt.
« Il est mort, mais pas son fils », fit remarquer la chatte grise.
Elle regarda son apprentie assise à l’ombre, comme si elle hésitait à en dire plus devant elle. Nuage de Feuille ne bougea pas d’un poil, déterminée à écouter la suite.
« Griffe de Ronce ? s’exclama Étoile de Feu. Tu veux dire qu’il détruira la forêt ? Voyons, Museau Cendré. Il est l’un de nos guerriers les plus loyaux. Rappelle-toi comme il s’est battu contre le Clan du Sang. »
Nuage de Feuille aurait voulu prendre la défense du jeune guerrier, mais elle n’avait pas son mot à dire. Elle ne le connaissait pas intimement, pourtant son instinct lui disait : Non ! Jamais il ne ferait de mal à son Clan, ni à la forêt !
« Étoile de Feu, sers-toi de ta tête, rétorqua Museau Cendré, l’air irrité. Je n’ai jamais dit qu’il détruirait la forêt. Mais si le tigre ne le désigne pas, alors qui d’autre ? De plus… si le tigre est en fait le fils d’Étoile du Tigre, le feu pourrait symboliser ta fille. »
Nuage de Feuille se crispa comme si un blaireau venait de planter ses crocs dans sa nuque.
« Oh, je ne parle pas de toi », la rassura la guérisseuse en se tournant vers elle. Une lueur amusée dansait dans ses yeux bleus. « Je te protégerai, ne t’en fais pas. » Elle reporta son regard sur Étoile de Feu. « Je pensais plutôt à Nuage d’Écureuil. Sa robe est couleur de feu comme la tienne, après tout. »
Le bref soulagement de l’apprentie se mua en peur incrédule. Sa propre sœur, la chatte la plus chère à son cœur, allait-elle commettre un acte tellement horrible que son nom serait maudit par tous les Clans comme celui d’Étoile du Tigre ? Les reines se serviraient-elles bientôt du nom de sa sœur pour menacer leurs petits désobéissants ?
« Ma propre fille… c’est une forte tête, à l’évidence, mais elle ne représente aucun danger. » Les yeux troublés du chef trahissaient son inquiétude. Il respectait trop la sagesse de la guérisseuse pour remettre en question son interprétation, même si elle lui laissait dans la bouche un goût amer. « À ton avis, que dois-je faire ?
— À toi d’en décider, Étoile de Feu. Je ne peux que te transmettre le message du Clan des Étoiles. Feu et tigre ensemble, la forêt en danger. Mais je te conseille de ne pas ébruiter cette affaire tout de suite, attendons un autre signe. Cela sèmerait la panique, ce qui ne ferait qu’empirer les choses. » Elle tourna brusquement la tête vers Nuage de Feuille. « Tu n’en parleras à personne, en vertu de ta loyauté envers le Clan.
— Pas même à Nuage d’Écureuil ?
— Surtout pas à elle.
— Je dois en avertir Plume Grise, déclara le chef, et Tempête de Sable. Seul le Clan des Étoiles sait ce qu’elle pensera de tout cela !
— Sage décision.
— Nous ferions aussi bien de séparer Nuage d’Écureuil et Griffe de Ronce », continua Étoile de Feu, comme s’il réfléchissait à voix haute. Il semblait déchiré entre ses devoirs de chef et ses sentiments pour sa fille et le chasseur dont il avait jadis été le mentor. « Elle est apprentie, lui, guerrier. Cela ne devrait pas être trop compliqué. Nous les occuperons chacun de son côté. Le Clan des Étoiles enverra peut-être un autre signe pour nous avertir que le danger est écarté…
— Peut-être », répondit la guérisseuse, mais elle était inquiète. Elle se leva et, du bout de sa queue, fit signe à Nuage de Feuille. « S’il se manifeste, tu seras le premier averti. »
Elle inclina la tête et sortit de la tanière. La jeune chatte fit mine de la suivre puis hésita, avant de se ruer vers son père pour enfouir son museau dans sa fourrure, voulant tout autant le réconforter que se faire consoler. Quelle que soit la signification de cette vision, elle l’effrayait. La langue râpeuse d’Étoile de Feu passa sur son oreille. Leurs regards se croisèrent et elle vit dans ses yeux le reflet de sa propre tristesse, de sa propre peur.
Puis Museau Cendré l’appela, brisant cet instant fusionnel. Nuage de Feuille salua son chef d’un signe de tête et le laissa seul, dans l’attente d’un nouveau message engageant le destin de son Clan.