GRIFFE DE RONCE PRIT un étourneau dodu dans la réserve de gibier et s’éloigna de quelques pas avant de commencer à le dévorer. Le soleil était au zénith et, dans la clairière, une multitude de chats profitaient de la chaleur. Griffe de Ronce aperçut Nuage de Feuille qui gagnait la tanière des anciens, un paquet d’herbes dans la gueule. Son air malheureux le surprit ; s’était-elle disputée avec son mentor ? Il en doutait.
Près du bouquet d’orties, Étoile de Feu mangeait en compagnie de Plume Grise et de Tempête de Sable. Tandis que Griffe de Ronce mordait dans la chair de l’oiseau, son chef lui lança un regard dur, comme s’il était en faute. Le jeune guerrier n’avait rien fait de mal, mais sa peau le picota tout de même. Étoile de Feu ne pouvait pas avoir eu vent de ses drôles de rêves, si ?
Il s’attendait à être convoqué, mais lorsqu’il entendit son nom, ce fut Nuage d’Écureuil qui l’appela. Elle prit une souris sur la pile et le rejoignit en quelques bonds.
« Pffiou ! fit-elle en lâchant le rongeur. J’ai cru que je n’arriverais jamais à satisfaire l’appétit des anciens. Longue Plume mange comme un renard affamé ! » Elle prit une bouchée qu’elle avala tout rond. « Alors, quoi de neuf ? Tu as reçu d’autres messages du Clan des Étoiles ?
— Chhh, pas si fort », murmura-t-il, la bouche pleine.
La veille, il avait convenu du prochain rendez-vous avec Nuage Noir et sa sœur mais n’avait toujours pas décidé s’il devait parler du second rêve à l’apprentie. S’il disparaissait avant le premier quartier de lune sans lui dire un mot, il romprait leur marché. Mais que lui dirait-il si elle exigeait de les accompagner ?
« Alors ? Réponds-moi ! » insista-t-elle à voix basse.
Le jeune guerrier mâchait lentement pour gagner du temps. Il était sur le point de révéler une partie de son nouveau rêve à la curieuse lorsqu’il s’aperçut qu’Étoile de Feu les avait rejoints et les toisait de toute sa hauteur. Il se raidit et sortit instinctivement ses griffes, lacérant la gorge de l’oiseau.
« Nuage d’Écureuil, je veux que tu retrouves Cœur d’Épines, ordonna le chef. Il va montrer à Nuage de Musaraigne les meilleurs endroits pour chasser près des Quatre Chênes. »
L’apprentie prit une autre bouchée de souris et se passa la langue sur les moustaches.
« Je suis obligée ? J’y suis déjà allée plusieurs fois avec Pelage de Poussière. »
La queue du meneur battait ses flancs.
« Oui, tu es obligée. Quand ton chef te donne un ordre, tu obtempères. »
La jeune chatte leva les yeux au ciel avant de finir sa souris.
« Tout de suite, Nuage d’Écureuil. » La queue du rouquin s’agita de nouveau. « Cœur d’Épines t’attend. » Il fit un signe de tête au guerrier qui traversait la clairière avec son apprenti.
« Tu pourrais au moins me laisser finir ma souris en paix, rétorqua sa fille. J’ai passé toute la matinée à m’occuper des anciens sans faire une seule pause.
— Et c’est bien normal ! répondit-il d’un ton sec. C’est le travail des apprentis. Je ne veux pas t’entendre te plaindre.
— Mais je ne me plains pas ! » Elle se leva d’un bond, la fourrure en bataille. « J’ai juste dit que je voulais manger en paix ! Pourquoi t’es toujours sur mon dos ? Arrête de faire comme si tu étais mon mentor ! Tu as peur que je te fasse honte, que je ne sois pas à la hauteur de l’exemple parfait que tu nous offres, toi, le héros de la forêt ? »
Sans attendre de réponse, elle tourna les talons et fila rejoindre Cœur d’Épines et Nuage de Musaraigne à l’entrée du camp. Le guerrier eut l’air surpris de la voir arriver, comme s’il ignorait qu’elle devait participer à leur entraînement. Il hocha la tête et les trois félins disparurent dans le tunnel d’ajoncs.
Étoile de Feu couvait sa fille d’un regard sombre. Sans un mot à Griffe de Ronce, il partit rejoindre Plume Grise et Tempête de Sable.
Le jeune matou entendit la guerrière grommeler :
« Tu sais que ce n’est pas la bonne méthode, avec elle. Plus tu lui donnes des ordres, plus elle se braque. »
Étoile de Feu répondit d’une voix si basse que Griffe de Ronce n’entendit rien. Puis les trois guerriers se levèrent pour gagner la tanière du chef.
Qu’est-ce que ça signifie ? se demanda Griffe de Ronce. Étoile de Feu en veut à Nuage d’Écureuil et a trouvé un prétexte pour lui faire quitter le camp. Son sang se figea dans ses veines. Pour l’éloigner de moi, peut-être ?
Si tel était le cas, il ne pouvait y avoir qu’une seule explication : la jeune chatte avait tout raconté à son père. Délibérément, ou par étourderie. Dans tous les cas, Griffe de Ronce savait que ses ennuis ne faisaient que commencer. Au moins, il n’était plus obligé de raconter son rêve à l’apprentie puisqu’elle n’avait pas respecté les termes de leur accord.
Essayant de ne pas songer à ce qu’Étoile de Feu ferait ensuite, il retourna à la réserve de gibier. S’il devait bientôt partir pour un long voyage, il semblait judicieux de s’alimenter pour prendre des forces. Il irait demander à Museau Cendré des herbes contre la faim – celles qu’elle donnait aux guerriers qui se rendaient aux Hautes Pierres – s’il trouvait un bon prétexte.
Il allait croquer un appétissant campagnol lorsqu’une voix retentit dans son dos :
« Hé ! Qu’est-ce qui te prend ? »
C’était Poil de Souris. La chatte le fixait à quelques longueurs de queue.
« Je t’ai vu, poursuivit-elle. Tu as déjà mangé. Tu n’as pas ramené suffisamment de prises aujourd’hui pour te permettre de te resservir.
— Je suis désolé, marmonna-t-il, mort de honte.
— J’espère bien », lâcha-t-elle.
Près d’elle, Flocon de Neige se mit à rire.
« Il veut faire de la concurrence à Plume Grise, railla-t-il. Comme si un estomac sur pattes n’était pas suffisant dans le Clan du Tonnerre. Ne t’en fais pas, Griffe de Ronce. Tu veux venir chasser avec moi et Cœur Blanc ? On va attraper des campagnols à volonté et la réserve sera plus que jamais bien garnie.
— Euh, d’accord, bégaya-t-il.
— Attends-moi, je vais chercher Cœur Blanc. »
Le matou au pelage immaculé fila vers le repaire des guerriers. Poil de Souris jeta un dernier regard vers Griffe de Ronce avant de le suivre.
Tandis qu’il attendait ses amis, il décida de leur proposer d’aller chasser aux Quatre Chênes, où ils croiseraient la patrouille de Cœur d’Épines. Il devait parler à Nuage d’Écureuil pour découvrir ce qu’elle avait révélé à son père. Si Étoile de Feu savait que le Clan des Étoiles avait choisi quatre chats, issus des quatre Clans, tenterait-il de prévenir les autres chefs pour empêcher leur voyage ?
Cependant, la patrouille de Griffe de Ronce ne vit ni Nuage d’Écureuil ni les deux autres félins. Lorsqu’il revint au camp avec Flocon de Neige et Cœur Blanc, chargés de proies, la nuit tombait déjà. La plupart des chats se dirigeaient vers leur tanière. Griffe de Ronce fit le guet jusqu’au départ de la patrouille du soir, mais l’apprentie resta introuvable. Il dormit très mal, préoccupé par la prophétie et le comportement de Nuage d’Écureuil.
Le lendemain matin, il sortit du repaire des guerriers dès son réveil, bien décidé à trouver l’apprentie et à obtenir des réponses à ses questions. Mais le Clan des Étoiles lui-même semblait s’être ligué contre lui. Il cracha de frustration lorsque Plume Grise l’appela pour rejoindre la patrouille de l’aube, qui comptait déjà Poil de Châtaigne et Perle de Pluie. Le temps qu’ils reviennent, après avoir parcouru tout le territoire, il était presque midi. Lorsqu’il passa la tête dans la tanière des apprentis, il la trouva déserte. Comme il ne vit pas non plus Pelage de Poussière, il se dit que la rouquine était partie s’entraîner avec son mentor.
Il fit une sieste au moment le plus chaud de la journée, ses soucis apaisés pour un temps par le léger bourdonnement des abeilles et le murmure du vent dans les branches. En se réveillant, il vit Nuage d’Écureuil disparaître dans le tunnel d’ajoncs, une boule de mousse dans la gueule. Il se leva d’un bond pour la rejoindre mais quelqu’un l’appela.
Poil de Fougère se dirigeait vers lui avec son apprentie, Nuage Ailé. Le matou brun doré semblait mal à l’aise.
« Salut, Griffe de Ronce. Je… je me disais que ça te plairait de venir voir les progrès de Nuage Ailé », miaula-t-il.
Le félin le dévisagea, surpris. Les guerriers n’assistaient jamais aux entraînements des apprentis, sauf s’ils étaient eux-mêmes mentors. Jetant un regard vers le tunnel, il répondit :
« Euh, c’est gentil, Poil de Fougère, mais pas aujourd’hui. Une autre fois, peut-être ? »
Il gagna rapidement l’entrée du camp, mais le mentor le suivait de près.
« Tu sais, Étoile de Feu pensait que cela pourrait t’aider, expliqua le vétéran. Pour le jour où tu auras ton propre apprenti. »
Griffe de Ronce se figea sur place.
« Attends un peu, répondit-il. C’est Étoile de Feu qui t’a dit de m’inviter à votre entraînement ? »
Embarrassé, Poil de Fougère détourna les yeux.
« C’est exact.
— Mais on ne fait jamais ça, d’habitude ! protesta Griffe de Ronce. De toute façon, les chatons de Fleur de Bruyère ne commenceront leur apprentissage que dans plusieurs lunes.
— Un ordre reste un ordre, Griffe de Ronce.
— Comment ça, un ordre ? » répéta-t-il, incrédule.
Ce n’était pas le Clan des Étoiles qui lui en voulait, mais son propre chef. Ce qui se comprenait : il faisait des rêves prémonitoires et ne l’en avertissait pas.
Furieux, il suivit le mentor et son apprentie jusqu’à la combe sablonneuse. Il s’assit en retrait, observant Poil de Fougère tester les techniques de combat avec Nuage Ailé. Peu après, Poil de Souris arriva accompagnée de Nuage d’Araignée, et les deux apprentis s’affrontèrent sans sortir leurs griffes. Nuage Ailé s’élança pour mordiller le cou de son adversaire, qui se tourna aussitôt et brandit ses longues pattes noires pour la neutraliser. Ils faisaient tous deux des progrès, remarqua Griffe de Ronce tout en réprimant un bâillement d’ennui.
Je serais tellement plus utile ailleurs, se dit-il. Il ne restait que deux jours avant le rendez-vous aux Quatre Chênes. Il lui faudrait vite parler à Nuage d’Écureuil.
Lorsque Poil de Souris signala la fin de l’entraînement et que les deux apprentis sortirent de la combe, s’ébrouant pour se débarrasser du sable, Griffe de Ronce regagna le camp plus déterminé que jamais. À son grand soulagement, il aperçut aussitôt Nuage d’Écureuil, devant la tanière des apprentis, près de Nuage de Musaraigne.
« Je veux te parler », lui dit-il d’un ton péremptoire après avoir traversé la clairière en quelques bonds.
Il savait que la méthode autoritaire n’était pas la bonne avec Nuage d’Écureuil, et s’attendit donc à se faire rembarrer. Il fut surpris lorsqu’elle répondit à voix basse, après avoir jeté un regard inquiet vers l’apprenti.
« D’accord, mais pas ici. Retrouve-moi derrière la pouponnière. »
Griffe de Ronce acquiesça, avant de s’éloigner pour saluer Pelage de Suie et Pelage de Granit, qui revenaient de la chasse. Il fit halte à l’entrée de la pouponnière, où Fleur de Bruyère observait le jeu de ses petits, et tenta, comme si de rien n’était, de parler avec leur mère de leur taille et de leur force nouvelles. Enfin, il contourna l’abri de feuilles jusqu’à une zone sablonneuse entourée d’orties où les chats allaient faire leurs besoins.
Nuage d’Écureuil l’y attendait déjà.
« Griffe de Ronce, je…
— Tu as parlé à ton père, pas vrai ? la coupa-t-il. Tu avais pourtant promis de ne rien dire. »
L’apprentie se redressa pour lui faire face, les poils de la nuque hérissés.
« C’est faux ! Je n’ai rien dit du tout, ni à lui ni aux autres !
— Alors pourquoi s’acharne-t-il à nous séparer ?
— Tiens, toi aussi, tu l’as remarqué ? » Elle tentait de rester calme, mais sa voix monta dans les aigus lorsqu’elle poursuivit. « Je ne sais pas ce qu’il lui prend ! Je te promets que je ne lui ai rien dit. Mais il me regarde comme si j’avais fait une bêtise ! »
Soudain pris de pitié pour la jeune chatte déboussolée, Griffe de Ronce vint presser son museau contre son flanc, mais elle s’écarta brusquement, grondant presque.
« Je m’en remettrai. Nuage de Feuille agit elle aussi bizarrement, et elle refuse de me parler. »
Le jeune guerrier s’assit, les yeux fixés sur les orties et la haie d’épineux qui protégeaient le camp. Si elle disait la vérité, comment expliquer l’attitude de leur chef ? Il devait avoir une autre raison de leur en vouloir à tous les deux. Mais laquelle ?
« On pourrait peut-être lui en parler, suggéra-t-il. S’il nous disait quel est le problème, on pourrait le régler. »
Nuage d’Écureuil sembla perplexe. Avant qu’elle ait le temps de répondre, il entendit plusieurs chats venir dans leur direction. En se retournant, il se trouva nez à nez avec Étoile de Feu, suivi de Plume Grise.
« Bon. » Le chef du Clan du Tonnerre s’avança jusqu’à se tenir entre Griffe de Ronce et sa fille. « Nuage de Musaraigne m’a dit que je te trouverais là.
— On ne faisait rien de mal ! s’exclama l’apprentie.
— Et que faisiez-vous exactement ? » Étoile de Feu posa un regard dur sur sa fille, puis sur Griffe de Ronce. « Vous perdez votre temps, au lieu de participer aux tâches collectives.
— Mais nous avons travaillé dur toute la journée, Étoile de Feu, répondit Griffe de Ronce, la tête inclinée en signe de respect.
— C’est la vérité, Étoile de Feu. Je peux en témoigner. »
Le chef lui jeta un coup d’œil rapide.
« Ce n’est pas une raison pour qu’ils restent là à bayer aux corneilles. »
Le guerrier ouvrit la bouche pour protester, mais il n’en eut pas le temps.
« Va faire un tour chez les anciens. Pelage de Givre a récupéré des boules de bardane dans sa fourrure. Tu l’aideras à les enlever. »
La fureur monta en Griffe de Ronce. C’était là une tâche d’apprenti ! Mais il voyait aux prunelles froides de son chef qu’il ne servirait à rien de discuter. Il marmonna un « Très bien, Étoile de Feu », et retourna vers la clairière principale.
Il attendit que les orties le dissimulent à la vue des autres chats pour s’arrêter. Étoile de Feu s’adressait à sa fille avec la même voix dure et contrariée.
« Nuage d’Écureuil, tu as sûrement mieux à faire que de traîner avec un guerrier inexpérimenté comme Griffe de Ronce. Dorénavant, tu ne quitteras plus ton mentor. »
Le jeune félin n’entendit pas la réponse de l’apprentie et n’osa pas s’attarder davantage. Une vague de tristesse l’envahit tandis qu’il s’acheminait vers la tanière des anciens. Il avait perdu le respect de son chef, et si Nuage d’Écureuil ne l’avait pas averti de ses rêves et des rendez-vous aux Quatre Chênes, il n’en voyait pas la raison.
Deux nuits plus tard, il devait partir en compagnie des chats des autres Clans. Comment pourrait-il s’éclipser, se demanda-t-il, si Étoile de Feu l’avait sans cesse à l’œil ? Un frisson le parcourut des oreilles jusqu’au bout de la queue lorsqu’il comprit que, pour accomplir la prophétie selon les vœux du Clan des Étoiles, il lui faudrait peut-être trahir son chef.