Les récents événements survenus en Irlande avaient créé une profonde commotion de l’autre côté de l’Atlantique. Quand il débarqua dans le port de New York, David avait déjà un message chiffré à l’intention du consul Archibald, qu’il fit porter par un gamin. Quant à sa mission de surveillance de D’Arcy McGee, elle se soldait par un télégramme rassurant, lui aussi codé, destiné à George-Étienne Cartier.
Entre une visite au Herald et une autre au Harper’s Magazine, le journaliste trouva le temps de rencontrer John Donovan devant un bon repas, dans la salle à manger de l’hôtel American, au coin de Broadway et Barclay.
— C’est décourageant, une malchance pareille, pestait l’avocat.
— Stephens s’est promené en clamant que l’insurrection aurait lieu avant la fin de l’année. Cela suffisait pour que les Britanniques placent un espion au Irish People…
— Je sais, j’ai reçu un message à ce sujet. J’ai même appris que tu avais goûté à la prison…
L’avocat lui adressait un sourire, comme si l’expérience représentait un rite de passage essentiel.
— Rien de bien grave, éluda David. Américain, journaliste, on m’a laissé aller presque tout de suite.
L’autre hocha la tête, retrouva un visage très dur en disant:
— Ces gens prêts à vendre leur patrie pour un peu d’argent me répugnent. Les Britanniques ont intérêt à expédier Nagel en Patagonie. Dans un pays où habitent des Irlandais, je trouverai certainement quelqu’un pour lui faire la peau.
David enregistra l’information sans fléchir. Il continua:
— Stephens avait l’air de me soupçonner, quand je lui ai transmis ton message. Il m’accusait d’avoir passé trop de temps à jouer au journaliste avant d’aller le voir. Pourtant c’était ma façon de ne pas attirer l’attention! Les anciens soldats de l’Union que vous avez expédiés à Dublin ne se montraient pas très discrets, je te l’assure. Certains se soûlaient dans les Public Houses ***** et criaient à tue-tête qu’ils étaient venus faire la guerre à l’Angleterre!
— Plusieurs d’entre eux apprendront la discrétion: une centaine a été arrêtée aussi.
— Que va-t-il leur arriver?
— Sans doute la même chose qu’à toi. Les grosses légumes du Parti démocrate ont déjà commencé à insister auprès du gouvernement américain afin qu’il fasse pression pour obtenir leur libération. Tous ceux qui possèdent la citoyenneté américaine seront certainement libérés. Les autres se trouvent dans la merde.
David prenait sa mine la plus désolée. Il parut suffisamment dépité pour que son vis-à-vis se sente mal à l’aise.
— Je vais te faire une confidence. Je t’ai soupçonné de me jouer dans le dos, les dernières semaines avant ton départ, au point d’en avertir Stephens. De là sans doute son attitude…
— Que veux-tu dire exactement? s’inquiéta le journaliste.
— Quelqu’un t’avait vu à quelques reprises avec une jeune femme très bien mise, à Central Park. Je me suis demandé si le Royaume-Uni avait lancé ses beautés dans l’espionnage, pour extorquer des renseignements au plus vertueux d’entre nous.
Donovan prenait un ton badin, mais ses soupçons avaient duré jusqu’à ce que David lui fasse part de sa peine d’amour.
— J’avais même averti les cochers, les trois quarts d’entre eux sont Irlandais, de noter l’endroit où ils la reconduisaient, pour me le faire savoir. Mais tu m’as appris qu’elle t’avait envoyé promener, eux m’ont dit que tu ne la voyais plus. J’ai cessé de me soucier de cela. Tu m’en veux?
David affichait un masque qui pouvait passer pour de la colère, ou une profonde déception. Le consul Archibald, en mettant un terme à ses espérances amoureuses, lui avait tout bonnement sauvé la vie. Il réussit à articuler:
— Non, je ne t’en veux pas! Tu aurais pu me poser la question, tout simplement. D’un autre côté, je comprends tes raisons de faire attention. Impossible de faire confiance à quelqu’un. Un espion bien placé vaut certainement tout un régiment.
David avait utilisé ce même argument auprès du consul pour obtenir une augmentation de sa solde. Il poursuivit après une pause:
— Laissons ma susceptibilité de côté. Que va-t-il se passer maintenant?
— Tout n’est pas perdu. Viendras-tu à la convention, le 16 octobre prochain, à Philadelphie?
— Déjà une autre? Il y a eu Cincinnati, il y a quelques mois à peine.
— Convoquée d’urgence, dès que nous avons appris les événements de Dublin. Il fallait réorienter notre action, tout en conservant le même objectif ultime, bien sûr. Aiguise bien tes crayons, nous allons compter sur toi pour que le monde apprenne les grands changements à venir dans l’organisation!
Le reste du repas se passa à la description détaillée de l’Irlande, au profit d’un Donovan torturé par le désir de s’y rendre, mais résolu à n’y aller que lorsque le pays serait devenu une république indépendante.
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Philadelphie présentait l’image idéale d’une ville coloniale conçue par des planificateurs britanniques. En forme de damier, toutes les rues étaient tirées à angle droit. La Fenian Brotherhood réussit à obtenir l’usage du Independance Hall pour les trois jours de son congrès. Cela témoignait des attentions des politiciens désireux de se gagner le vote de centaines de milliers d’Irlandais lors des prochaines élections fédérales.
Le Independance Hall, un bâtiment de brique coiffé d’un clocher où avait sonné la cloche de la liberté, situé dans la rue Chestnut, ne pouvait accueillir tous les délégués présents, six cents environ, plus que l’association n’en avait jamais attiré. L’affluence tenait à deux facteurs. L’organisation avait gagné son pari de rallier en masse les vétérans de l’armée de l’Union, qui continuaient de vivre dans ses rangs un peu de la fraternité des baraquements militaires. Elle profitait aussi de la stupeur provoquée par les arrestations effectuées à Dublin un mois plus tôt.
Les hypothèses sur le sort de Stephens allaient d’une exécution secrète par les autorités britanniques à la conviction qu’il pouvait se matérialiser devant leurs yeux à Philadelphie. N’appartenaient-ils pas à un peuple où des farfadets apparaissaient au détour d’un chemin? À cet égard, pessimistes et optimistes se trompaient: James Stephens se faisait discret, caché sous une fausse identité à Fairfax, à peu de distance de Dublin.
Seuls les chefs du mouvement se réunirent à Independance Hall le premier jour du congrès. Des imprimeurs travaillèrent toute la nuit à reproduire un texte âprement débattu. Dès le lendemain, le journaliste mesura l’ampleur du bouleversement en cours au sein de la Fraternité.
Jusque-là, la société avait été dominée par le Head Center O’Mahony, qui exerçait une véritable dictature sur les «centres» de chacun des cercles, ceux-ci sur les capitaines, ces derniers sur les sergents, et les sergents sur les soldats. Si la structure allait demeurer la même, le Head Center voyait sa part d’autonomie réduite. D’abord, il serait désormais élu pour un mandat d’un an. Surtout, toutes ses décisions recevraient l’aval d’un sénat, élu lui aussi, composé de quinze membres. Enfin, un exécutif composé de «secrétaires» s’occuperait de dossiers particuliers. De la dictature, on passait à une organisation prétendument républicaine.
— Cela marque la fin des pouvoirs tyranniques confiés à un seul individu! opina Donovan à l’intention de son ami, devant le petit-déjeuner.
Une copie du nouveau Règlement et statuts de la Fraternité, qui sentait l’encre humide, traînait au milieu de la table. Dans les halls et les bars des quelques hôtels qui accueillaient les congressistes, d’interminables discussions se dérouleraient toute la journée entre ceux qui faisaient confiance au vieux chef, et ceux qui se disaient des «hommes d’action». Donovan se trouvait très souvent en conciliabule avec ces derniers. À croire qu’il leur procurait tous leurs arguments.
— Pour réunir des centaines de milliers de personnes, expliquait-il, il faut être vu. Nous avons renoncé au secret pour éviter que les prêtres refusent l’absolution à nos membres. Maintenant que nous sommes connus, certains journaux trouvent curieux qu’une société vouée à la création d’une république en Irlande fonctionne comme une dictature aux États-Unis. Tu devras expliquer que la Fenian Brotherhood fait office de gouvernement en exil de la république d’Irlande. Nous avons choisi le meilleur modèle possible, la Constitution américaine!
David esquissa un signe d’assentiment. Encore une fois, on lui demandait de convaincre les Américains que les Irlandais s’engageaient dans le même processus légitime qui avait donné naissance aux États-Unis. Le parallèle pouvait se défendre très bien.
— Quelles sont les prochaines étapes?
— Il faudra adopter cette nouvelle constitution aujourd’hui, au Mechanic’s Hall. D’ici là, les «centres» des cercles se réuniront pour dresser une liste des candidats au sénat.
— Ils seront choisis parmi les officiers de la Fraternité?
— Pas nécessairement. Tu peux te présenter si tu veux. Cependant, les élus doivent rallier des appuis dans les cercles les plus importants.
Autrement dit, les personnes ayant conçu les nouveaux statuts de l’association cherchaient des partisans depuis des semaines.
— Il y aura des candidats à la présidence? Je veux dire à part O’Mahony?
— Je ne crois pas. Tout de même, il a créé la Fraternité en 1858 et il la tient à bout de bras depuis!
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Le Mechanic’s Hall, un grand édifice de brique, servait aux réunions des associations ouvrières de la ville. De nombreuses classes s’y déroulaient aussi, de l’alphabétisation à la formation de mécaniciens ou de dessinateurs industriels. On y présentait aussi du théâtre, des concerts, des conférences sur des sujets sérieux ou badins.
En se tassant beaucoup, les six cents délégués logèrent dans la plus grande salle, les plus chanceux sur des chaises, les autres debout à l’arrière ou assis à même le sol dans les allées, entre les sièges. Le projet de constitution avait circulé dans les cercles des villes importantes, ses partisans avaient été envoyés au congrès, on leur avait mis en bouche les arguments favorables. Des personnes censées avoir reçu la proposition en matinée se levaient pour livrer de vibrants plaidoyers… en lisant des feuilles soigneusement écrites! Les quelques opposants, quant à eux, voyaient leurs propos noyés sous les sifflets et les cris. Si l’un d’eux insistait, les accusations de traîtrise fusaient de toute part.
Parmi les partisans de la nouvelle constitution, il y eut Michael Murphy, très nerveux, qui commença son intervention par une affirmation douteuse:
— Je représente cent vingt-cinq mille féniens qui ont le malheur d’habiter au Canada, sous la dictature des Britanniques!
Des huées, destinées au gouvernement colonial du Canada, se firent entendre. Pour lui permettre de se trouver là, les cercles de Toronto avaient dû se mettre en règle avec la trésorerie de la Fraternité. Le nouveau Règlement et statuts fut adopté sans difficulté. Au sortir de la salle, David fit en sorte de marcher au coude à coude avec Michael Murphy.
— Cent vingt-cinq mille membres, vraiment?
L’autre lui jeta un regard un peu gêné, puis il tenta de se justifier:
— Je voulais dire cent vingt-cinq mille hiberniens, des féniens, en fait.
— Je suppose que vous avez obtenu leur assentiment, avant de faire une affirmation semblable?
— … Je vois quelqu’un m’appeler, par là!
L’homme s’esquiva. Autour de David, les féniens paraissaient heureux des changements adoptés. Plus de transparence, une capacité de se faire représenter, cela ne pouvait soulever la controverse. L’organisation ne conservait plus une once de secret.
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Le lendemain, dès le début de l’après-midi, les délégués purent se prononcer sur le choix d’un président. John O’Mahony, le seul à présenter sa candidature, fut accueilli sur la scène par des acclamations. Pourtant, l’homme n’arrivait pas à sourire. Être élu ne le consolait pas de la perte de son pouvoir absolu.
Un jeu compliqué de mise en nomination des candidats au sénat se déroula ensuite. Les «centres» essayaient d’obtenir une représentation de chacune des grandes régions des États-Unis. Quand les quinze nouveaux élus quittèrent les lieux pour se rendre à Independance Hall, les féniens s’égaillèrent dans les environs. Le clou du congrès viendrait au retour des notables.
David chercha les délégués de diverses villes afin d’en savoir un peu plus sur chacun des sénateurs choisis, tous des Irlandais habitant l’Amérique depuis une vingtaine d’années. Chacun d’eux avait réussi sur la terre d’accueil, en tant que marchand ou professionnel. Parmi ceux-là, le journaliste n’en connaissait qu’un, William Randall Roberts, le riche commerçant de New York. Cet homme se vit confier la présidence du sénat.
À la clôture du congrès, tenue en soirée, O’Mahony s’installa dans un grand fauteuil couvert de feutre vert, sur l’estrade. Derrière lui prenaient place les quinze sénateurs, sur des sièges moins imposants. Le tout donnait l’impression d’une messe, présidée par un évêque et une petite troupe de célébrants. Il restait quatre chaises vides, à droite de la scène. L’aréopage n’était pas encore au complet.
William Randall Roberts vint vers le lutrin placé à l’avant-scène, sur la gauche, de nombreux feuillets à la main. Les grands événements de cette réunion, annoncés par Donovan, se produiraient au cours des prochaines minutes.
— Vous le savez tous, les tyrans qui tiennent l’Irlande sous leur botte ont ruiné nos espoirs d’une libération rapide de notre pays. Un message arrivé aujourd’hui m’a appris que le navire Erin’s Hope a été arraisonné par la marine britannique. Plus de deux cents de nos frères, partis pour participer à la révolution, croupissent dans les geôles de l’ennemi.
Un navire en mer ne pouvait recevoir de message. Le petit voilier s’était approché du point de rendez-vous sans que personne à bord ne sache que le raid dans les locaux du Irish People et aux domiciles des chefs avait décapité le mouvement.
— Bien sûr, l’espoir renaîtra dans notre île. D’ici là, inutile de rester inactifs. Nous comptons maintenant plus de deux cent mille membres, dont la moitié au moins figuraient parmi les meilleurs soldats du monde. Notre ennemi ne se trouve pas seulement de l’autre côté de l’Atlantique. Vous le savez, le drapeau du Royaume-Uni flotte sur tout le territoire au nord des États-Unis, de l’Atlantique au Pacifique. Une immense contrée, avec trois millions d’habitants et moins de dix mille soldats pour la défendre. Nous allons nous emparer du Canada, en faire un pays sous domination irlandaise, avec Montréal comme capitale. Puis une armée composée de féniens la tiendra en main. Des vaisseaux corsaires ruineront le commerce du Royaume-Uni.
Tous écoutaient avec stupeur. Le silence fut rompu par des hommes dispersés dans la salle, avertis du déroulement de la soirée, qui lancèrent les premiers hourras. Il fallut longtemps avant que les autres délégués n’enregistrent vraiment les paroles prononcées devant eux. Un à la fois d’abord, puis de plus en plus nombreux, les féniens se levèrent en hurlant leur approbation.
Arrivés comme membres d’une Fraternité vouée à fomenter une révolution en Irlande, aussi rapidement que l’on retourne un gant, ils acceptaient un nouvel objectif. Ils avaient été conditionnés par les événements récents.Les centaines de bâtiments coulés par les navires sudistes et le raid contre le Vermont à partir de Montréal pro-voquaient une envie frénétique de revanche chez tous les Américains. Habilement, William Randall Roberts proposait aux féniens un objectif qui paraîtrait légitime au gouvernement tout comme à la population des États-Unis.
— Si le Royaume-Uni veut récupérer le Canada, nous le troquerons contre l’Irlande. Sinon, nous garderons le Canada et libérerons l’Irlande par la force, avec l’aide de nos frères dans l’île.
Les cris reprirent dans la salle, assourdissants. Tous autour de David paraissaient convaincus que la conquête du Canada se comparait à un grand pique-nique sur l’île Coney ou à une parade de la Saint-Patrick par un beau 17 mars sur Broadway. Pourtant, la plupart de ces hommes savaient qu’une guerre pouvait être longue et cruelle.
— Pour arriver à cette fin, il importe de donner à notre mouvement la forme et la respectabilité du gouvernement en exil de la république irlandaise.
Ou Donovan inspirait Roberts, ou c’était l’inverse. Leurs discours se révélaient identiques.
— Ce gouvernement profitera d’un siège digne de lui: ceux parmi vous qui vivent à New York connaissent la maison Moffatt, dans Union Square. La Fenian Brotherhood y logera désormais.
Les New-Yorkais dans la salle lancèrent de nouveaux cris. L’édifice de pierres pouvait très bien servir à abriter un gouvernement. Tous les pauvres travailleurs irlandais, au prix de dix cents par semaine, paieraient un château à leur nation.
— Notre respecté président y vivra.
L’orateur se retourna, inclina respectueusement la tête vers O’Mahony. L’autre répondit-il vraiment par une grimace?
— Le sénat se réunira là. Les membres de l’exécutif y travailleront. Voici leurs noms: aux finances, Michael Campbell… aux affaires extérieures, George Killian… aux affaires intérieures, John Donovan… et finalement, Thomas William Sweeny à la guerre!
Chaque fois que William Randall Roberts prononçait un nom, cette personne montait sur l’estrade et prenait place sur l’une des chaises encore libres.
Le dernier acte d’un véritable coup d’État se déroulait sous les yeux des délégués. Bien sûr, O’Mahony devenait président, élu par acclamation. Mais le chef du sénat proposait une réorientation de la stratégie et présentait lui-même tout l’exécutif aux délégués. Si la Constitution américaine avait servi de modèle à cette réorganisation, on en donnait une bien curieuse interprétation. Le tout rappelait plutôt la Constitution britannique, avec un monarque essentiellement décoratif et un chef de l’exécutif qui désignait les ministres et rédigeait le discours du trône!
— Je viens de déclarer ouvertes les hostilités. J’ai montré le champ de bataille, le Canada. Je laisse maintenant la parole au secrétaire à la guerre, le brigadier général Thomas William Sweeny.
Celui-ci était monté sur la scène dans un uniforme de parade, son épée pendue au côté et, concession à la modernité, un revolver accroché à sa ceinture. Cela faisait bien des armes pour un homme qui avait perdu son bras droit sur un champ de bataille. Ce handicap valait toutes les médailles pour montrer sa valeur. Il saisit le lutrin de son unique main et commença d’une voix forte, martiale, qui portait dans tous les coins de la salle:
—Vous formez une armée considérable, au moins cent mille hommes avec une expérience du combat. Le Canada ne compte pas dix mille soldats réguliers, dont aucun n’a jamais fait face à l’ennemi. Toute la popula-tion de ces colonies habite à trois, quatre jours de marche de la frontière américaine. Elle se compose en grande partie de peuples conquis, opprimés: des Irlandais, plus de deux cent mille frères; des Canadiens français aussi, qui ont essayé il y a moins de trente ans de se libérer de leurs fers. Ils ne demanderont pas mieux que de voir leur terri-toire annexé à l’Irlande, ou aux États-Unis. Quand nous allons marcher vers Montréal, nous ne rencontrerons pas des ennemis, mais des opprimés qui nous recevront en libérateurs.
Qu’un homme bien informé dise des choses pareilles laissait David perplexe. Le brigadier général continua à expliquer combien l’Amérique du Nord britannique se défendrait mal, combien les féniens seraient supérieurs en nombre et en détermination.
Quand il s’arrêta enfin, William Randall Roberts revint au lutrin, le temps de déclarer:
— Maintenant, notre président va conclure ce congrès, où nous avons accompli de si grandes choses!
O’Mahony s’arracha de son fauteuil et, sans entrain, s’approcha à son tour au-devant de la scène. D’une voix monocorde, il remercia tout le monde de l’excellent travail effectué, félicita tous ceux qui s’étaient vu confier de lourdes responsabilités et affirma sa certitude qu’ensemble, ils accompliraient des merveilles!
Tout à leur excitation, les délégués n’entendirent rien. Personne, sauf David Devlin, ne paraissait s’apercevoir que, sur le même ton, le président aurait tout aussi bien pu réciter une page du dictionnaire.
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— Dois-je t’appeler «Honorable», «Excellence», ou quelque chose du genre?
Donovan grimaça. Dans le train les ramenant à New York, ils occupaient des compartiments voisins, mais il avait invité son ami dans le sien pour boire un whisky.
— John fait très bien l’affaire.
— Le projet canadien ne te paraît pas très risqué?
— Le Canada n’est pas défendu. Moins que le Mexique il y a vingt ans, lors de son invasion.
Entre 1846 et 1848, une petite armée américaine avait pu marcher jusqu’à la ville de Mexico. Cela avait permis d’annexer aux États-Unis un immense territoire.
— Sans l’appui d’un gouvernement, pour la logistique d’une campagne militaire, je ne vois pas comment il sera possible de mener une action de cette envergure.
Si Donovan avait paru soucieux jusque-là, la lassitude marqua son visage. Il commença par demander:
— Tu distingues bien ce qui peut se publier de ce qu’il faut taire?
David se contenta d’un signe de tête affirmatif.
— Nous venons de recruter des dizaines de milliers de membres en promettant la révolution imminente. Tu as vu, nous comptions deux fois plus de délégués que lors du dernier congrès. Mais les chefs du mouvement en Irlande ont été arrêtés, sauf James Stephens, qui semble être disparu. Si nous ne proposons rien, la Fraternité va s’effriter. Le Canada se trouve à portée de main.
Une carotte pour faire marcher les ânes. Comment tous ces révolutionnaires pourraient-ils assurer leur subsistance, sans l’entrée régulière des dizaines de milliers de dix cents hebdomadaires? Puis la maison Moffatt devait coû-ter une fortune. À l’heure où la Fenian Brotherhood décidait de vivre sur un grand pied, sa raison d’être, l’indépendance de l’Irlande, paraissait s’estomper de l’horizon. Il fallait fixer le regard de tous les membres sur un nouvel objectif.
— Encore un mot et je te chasse, déclara Donovan. J’aimerais dormir un peu avant d’arriver à New York. Murphy parle de cent vingt-cinq mille féniens au Canada. Qu’en penses-tu?
— Il y a moins de trois mois, il me disait que tout le Canada comptait mille frères. Même avec les hiberniens, je doute qu’il atteigne vraiment un chiffre pareil. Il s’agit d’une société de secours mutuels qui pousse le zèle jusqu’à échanger des coups de poing avec les orangistes. Ne comptez pas sur un appui significatif de ce côté-là.
Donovan resta immobile, puis vida son verre en dissimulant mal sa mauvaise humeur. Il devait compter sur un appui massif des Irlandais habitant de l’autre côté de la frontière. La main sur la porte du compartiment, il remarqua:
— Il faudrait en savoir plus sur la situation là-haut. Cela te dirait d’y retourner pour cueillir des informations? Jouer le rôle de notre agent secret, en quelque sorte.
— Je commence tout juste à gagner un revenu décent comme journaliste, à New York. Ce que tu me demandes là exigerait que je m’éloigne pour une longue période. Je vais y penser.
— À demain, fit son compagnon en refermant la porte derrière lui.
***** De là est venu le raccourci «pub», pour désigner ces établissements.