Chapitre 15

Pendant de longs mois ensuite, à New York le journaliste s’installa dans une routine paisible qui ne serait interrompue que par quelques missions à l’extérieur de la ville. Ses journées se passaient entre sa chambre confortable dans Greenwich Village, des demi-journées à la bibliothèque Astor, la douzaine de cafés, de tavernes ou de restaurants où il prenait ses repas et d’interminables promenades.

Le million d’habitants de New York signifiait autant d’histoires qui ne demandaient qu’à être racontées. Les quotidiens à un cent, deux cents pour les plus chers, cherchaient à atteindre l’armée des travailleurs de la cité. Pour cela, les éditeurs s’éloignaient des sujets politiques pour chercher ce qui passionnait l’homme de la rue. Pour paraphraser un directeur de journal, on aurait pu dire que si le chien qui mordait son maître n’intéressait personne, le maître qui mordait son chien fascinerait les foules. David pouvait exploiter tout le registre des faits divers: John Donovan lui communiquait des détails inédits sur les cas les plus scabreux auxquels sa pratique du droit criminel l’exposait et les noms de personnes à interviewer ensuite.

La ville elle-même fournissait des sujets inépuisables. Se disant que le simple fait de nourrir une population aussi démesurée devait représenter des efforts inouïs, David passa des semaines à hanter le port et les gares pour voir l’arrivée des victuailles et les suivre jusque sur la table des consommateurs. Ses articles sur les grands abattoirs du nord-est de la ville, de gigantesques usines à tuer hautes de six étages et construites au milieu d’édifices résidentiels, avaient représenté le clou de la série. Sa petite publication sur les communautés irlandaises des États-Unis, des textes épars réunis en livre, se vendait bien. Pourquoi ne pas produire un guide du même genre sur le New York criminel, celui des plaisirs, celui du travail, et ainsi de suite? Inconsciemment, il traçait de quoi s’occuper pendant les dix années à venir.

Au milieu de toutes ses activités professionnelles, David réussissait à se trouver deux ou trois fois par semaine dans les locaux de la Fenian Brotherhood, partageant son temps entre ceux de la 32e Rue et de la maison Moffatt, dans Union Square. Les deux factions rivales le recevaient poliment, puisqu’il faisait bien attention de ne pas afficher de préférence. Néanmoins, ses rencontres régulières avec John Donovan faisaient de lui un sympathisant de l’équipe des «hommes d’action», dirigée par Roberts et Sweeny.

Cela ne l’empêcha pas d’assister au congrès organisé par John O’Mahony dès le 2 janvier 1866 au Clinton Hall à New York, situé dans le triangle formé par la 8e Rue, la rue Lafayette et la place Astor. Il s’agissait en fait de l’ancien théâtre Astor, qui avait été la scène, en 1849, d’une grande manifestation nativiste qui avait laissé une trentaine de cadavres sur le pavé. La compétition entre deux acteurs shakespeariens avait servi de prétexte à la violence: le premier, britannique, identifié à l’aristocratie de ce pays et le second, américain, incarnation des valeurs viriles et démocratiques de la nation américaine. Le désir du pre-mier de jouer Macbeth au théâtre Astor avait suscité la mobilisation des bandes de voyous de la rue Bowery, pour l’en empêcher par la force. Un tel enthousiasme pour Shakespeare laissait David bien perplexe.

L’édifice, dont toutes les façades s’ornaient de fausses colonnes grecques, abritait désormais une bibliothèque publique consacrée au commerce, à deux pas de la bibliothèque Astor que David fréquentait avec assiduité. L’endroit profitait de la présence d’une grande salle pourvue de fauteuils. Confortablement assis, les délégués de la faction O’Mahony écoutèrent Thomas William Sweeny présenter son plan d’invasion du Canada. Les officiers de l’organisation le rejetèrent ensuite. Un peu plus tard dans la journée, ceux-ci décidaient de revenir aux règlements de 1863: John O’Mahony rétablissait son pouvoir absolu sur la Fenian Brotherhood.

Évidemment, tous ceux qui avaient rallié le groupe de Roberts ne le voyaient pas ainsi.

David Devlin se trouva à l’«autre» congrès de la Fraternité, à Pittsburg, à l’extrémité sud-ouest de l’État de la Pennsylvanie, le 19 février suivant. Le brigadier général Thomas William Sweeny expliqua de nouveau son plan d’invasion: deux colonnes armées entreraient par le Haut-Canada pour faire diversion. Le gros des forces révolutionnaires se masserait au Vermont, pour passer par la région de Missisquoi au Bas-Canada, suivre la vallée du Richelieu, prendre Saint-Jean avant de s’emparer de Montréal. Ensuite, la Fraternité demanderait au gouvernement américain de reconnaître le territoire conquis comme un pays souverain, rebaptisé la Nouvelle-Irlande!

Ces plans se trouveraient rendus publics dès le lendemain dans un Manifeste tiré à plusieurs milliers de copies. Les Britanniques n’avaient plus qu’à les attendre de pied ferme. Comme conspirateurs, les féniens affichaient une naïveté infinie!

Alors que toutes les grandes villes des États-Unis vibraient au rythme des manifestations de protestation condamnant la répression du mouvement révolutionnaire en Irlande, l’agitation qui touchait Toronto paraissait d’une nature bien différente. John Alexander Macdonald, le premier ministre du Canada-Uni, avait acquis la conviction qu’une attaque serait menée contre la métropole du Haut-Canada le 17 mars, le jour de la Saint-Patrick. Poussé d’un côté par Donovan, de l’autre par le consul Archibald, David Devlin se trouvait sur le quai de la gare de Toronto, le 15 mars 1866, dans le froid humide et venteux du nord.

Les journaux publiés dans la ville lui permirent de comprendre la fièvre ambiante. Sur un ton consterné, le Irish Canadian jugeait de son devoir de faire connaître à ses fidèles lecteurs le contenu précis de la lettre encyclique de l’évêque de Toronto, qui condamnait les sociétés secrètes en général, la Fenian Brotherhood en particulier. Ses membres seraient excommuniés. Le Globe et le Toronto Leader réclamaient, chacun de leur côté, qu’aucune parade ne soit tenue le 17 mars: les Irlandais qui oseraient manifester ce jour-là afficheraient simplement leur déloyauté.

Surtout, au même moment les hommes de dix-huit à soixante ans se voyaient invités à rejoindre la milice par le brigadier général Patrick McDougall. Il souhaitait recruter dix mille volontaires dans la seule ville de Toronto. Elle comptait environ cinquante mille âmes. Pourtant, l’affluence fut telle qu’on dut en accepter quatorze mille, de peur que les candidats refusés ne fomentent des émeutes. Les journaux clamaient qu’il lui aurait été possible d’en réunir le double! Personne ne semblait se dérober àl’appel.

Dans les rues de la ville, David sentait bien la fébrilité nationale et martiale. Deux fois, des passants l’interpellèrent afin de savoir à quel régiment il avait offert ses services. Jeune, visiblement valide, n’afficher aucune couleur militaire et ne pas se consacrer à apprendre à marcher au pas le rendait suspect. «Je m’appelle Jones, je viens de Cleveland», répondit-il à chaque occasion. Se présenter sous un patronyme irlandais et parler avec un accent yankee l’aurait immédiatement conduit en prison, car on l’aurait suspecté d’être un émissaire fénien.

Arrivé à la Irish Tavern, il marcha tout droit vers le comptoir, où Michael Murphy classait encore une fois ses innombrables factures. D’entrée de jeu, il demanda en gaélique:

— Vous allez parader, après-demain?

— Certainement. Pas question d’abandonner la rue aux orangistes.

— Et si la violence éclate?

— Tant mieux. Quand la troupe sera occupée avec nous, nos frères pourront passer la frontière et la prendre à revers.

Celui-là entendait jouer un rôle dans la guerre à venir.

— Je n’ai pas entendu parler d’une attaque imminente…, glissa David.

— Pas chez Roberts, bien sûr. Mais le mouvement ne se limite pas au millionnaire de New York!

— Vous voulez dire… O’Mahony est en mesure de se lancer dans la bataille aussi vite?

— Pas seulement lui. Vous n’avez pas lu les journaux de New York, hier soir?

Une fois n’était pas coutume: David avait négligé d’acheter ses périodiques favoris. Quand il fit non de la tête, l’autre le gratifia d’un sourire narquois.

— Ceci vient d’arriver.

Murphy lui tendait une feuille. Un télégramme de John O’Mahony annonçait au tavernier l’arrivée de James Stephens dans la métropole américaine. Après avoir réussi à s’échapper de Dublin Castle grâce à des geôliers gagnés à la cause fénienne, il était passé en France. Là, les journaux rendirent compte de son entrevue avec l’empereur Napoléon III, qu’il avait tenté d’entraîner dans le conflit. Celui-ci, déjà empêtré dans son aventure mexicaine, n’allait certainement pas se mettre à dos le Royaume-Uni. Le Head Center de Dublin n’avait eu d’autre choix que de revenir en Amérique chercher le gîte et le couvert dans la trop grande maison Moffatt. Sa présence à New York suffisait à ranimer la flamme des fidèles de O’Mahony.

— Et s’il ne se passe rien du côté américain? demanda encore David.

— Nous en serons quittes pour prouver que les orangistes ou les propriétaires des journaux libéraux ne décideront pas à notre place si nous devons, ou non, tenir une parade de la Saint-Patrick!

Présentées comme cela, les choses prenaient une tournure plus raisonnable: une bravade, une démonstration de force alors que le gouvernement se préparait à une attaque.

Le samedi suivant, jour de la Saint-Patrick, quelques centaines d’hiberniens paradèrent bel et bien dans les rues du quartier… Saint-Patrick. Plusieurs officiers de l’association auraient à s’expliquer auprès de leurs confesseurs. Le grand tour de force des autorités fut de faire en sorte qu’aucun extrémiste parmi les loyaux sujets de Sa Majesté ne vienne lancer des insultes aux participants. John Alexander Macdonald et George-Étienne Cartier gagnaient leur pari. Les Canadiens de toutes les origines rejoignaient les rangs de la milice, les orangistes gardaient assez de sens commun pour demeurer discrets, les Irlandais reniaient ceux des leurs qui n’affichaient pas la même sagesse!

Si le monde avait une extrémité, ce devait être la ville de Eastport, blottie au bout d’une presqu’île dans le Maine. L’isthme y donnant accès était si étroit qu’on avait l’impression que le train roulait un moment sur l’eau. Cette région vivait de l’exploitation de la forêt et des pêcheries. Du côté américain de la frontière, la population de toute la région de Passamaquoddy se chiffrait à quelques milliers. Du côté canadien, il n’y en avait guère plus. Quelle folie amenait là David Devlin, en ce début d’avril 1866? Pas la sienne, en tout cas! Quand, le 1er avril, Donovan lui demanda de s’y rendre, il crut d’abord à une mauvaise blague.

— Je suis sérieux, je te dis! O’Mahony désire faire de l’île de Campobello la première terre irlandaise libre depuis la conquête de l’Irlande par les Anglais.

— … Pourquoi diable?

— Pour ne causer de peine à personne! Actuelle-ment, les États-Unis et le Royaume-Uni se la disputent. Le grand chef a décidé de gagner le territoire pour son pays d’accueil, mais pendant quelque temps le drapeau irlandais y flottera!

— Mais pourquoi? répéta le journaliste, pas plus éclairé. Il ne doit pas y avoir dix habitants là-bas.

En plus du scepticisme, il espérait encore pouvoir se dérober à cette mission.

— Plutôt cent. Le symbole.

— Que peut-il bien gagner dans cette aventure ridicule?

— Reprendre l’initiative, aller plus vite que Roberts, impressionner Stephens, qui a recommencé à parler publiquement de la révolution imminente en Irlande.

Après une pause, Donovan avait conclu avec un sourire amusé:

— Qui sait ce qui peut trotter dans la tête de ces vieux fous romantiques.

Dix jours plus tard, debout sur la jetée, David Devlin constatait que son camarade ne lui avait pas tout révélé. Si l’intention de O’Mahony était de reprendre l’initiative perdue aux mains de Roberts, l’idée de s’emparer de Campobello ne venait pas de lui. Bernard Killian, le secrétaire aux affaires extérieures auprès de Roberts, la lui avait instillée… vraisemblablement à la demande de son chef.

L’objectif de la Fenian Brotherhood se trouvait à un peu plus d’un mille nautique de Eastport, sous les yeux de David: une grande île dans la baie de Fundy, toute proche aussi du Nouveau-Brunswick. Le jeune homme n’était pas seul à profiter du point de vue, des centaines de féniens erraient déjà dans la ville en ce 10 avril, faisant presque doubler la population d’un coup. Du côté de Calais, un peu plus au nord sur la rivière Sainte-Croix, il y en avait tout autant.

Dans les deux petites localités, ces hommes occupaient, à quatre ou cinq par chambre, les auberges existantes. Des habitants offraient aussi en location l’espace dont ils disposaient, y compris des remises ou un coin de leur grange. David avait eu la chance de trouver une chambre chez un cultivateur un peu à l’écart de Eastport. Il louait un mauvais cheval de labour pour se déplacer.

L’inactivité pesait sur les épaules des féniens. Ils avaient laissé leur emploi pour courir à l’aventure, les vivres coûtaient cher — les habitants des environs élevaient leurs prix à des niveaux inimaginables — et l’action tardait à venir. Bernard Killian allait de l’un à l’autre pour les encourager à la patience. Ces hommes n’avaient pas pu voyager dans des trains de passagers avec un équipement militaire complet. Avant d’agir, il fallait attendre les armes et les munitions qui arriveraient par la mer.

— Avec ce retard, les Britanniques ont le loisir de se préparer remarqua David à l’intention de Killian. Je suppose que les bâtiments de guerre stationnés à Halifax sont déjà en route pour venir ici.

Les deux hommes se tenaient face à la mer, le visage fouetté par un vent humide.

— Cela donne aussi le temps à nos amis canadiens de se rendre jusqu’ici. Quand les soldats britanniques arriveront, ils devront d’abord ramener l’ordre de leur côté de la frontière.

— Vous voulez dire que les Irlandais des villes canadiennes vont se révolter?

— Je compte sur eux. Michael Murphy s’est engagé à apporter des armes jusqu’à Saint Stephens!

Se pouvait-il que les discours du tavernier de Toronto soient autre chose qu’une bravade? David Devlin expédiait à la chaîne des télégrammes au New York Herald, pour informer son éditeur de l’évolution de la situation. Certains, chiffrés, iraient au consul Archibald, par le truchement d’un nom et d’une adresse d’emprunt, bien sûr.

Killian ne le savait pas encore, mais la veille, le 9 avril 1866, les journaux canadiens annonçaient que Michael Murphy et cinq de ses compagnons avaient été arrêtés à la gare de Cornwall. Dans leurs bagages, les policiers, accompagnés par le maire de la ville, avaient trouvé quelques dizaines de revolvers. Ils se dirigeaient vers Portland au Maine, le terminal américain du Grand Tronc, d’où il leur aurait été facile de rejoindre Calais, passer la frontière du Nouveau-Brunswick et distribuer leurs armes aux féniens. Rien de tout cela ne se produirait.

Alors que Michael Murphy et ses compagnons apprenaient à connaître la prison de Cornwall, l’impatience des hommes massés à Eastport croissait dangereusement. Certains songeaient à rentrer à la maison; d’autres, ceux qui avaient pu trouver des armes, se lancèrent à la conquête du petit îlot, presque désert, pendant la nuit du 14 avril. Le drapeau irlandais flotta quelques heures sur ce lopin de terre. Au matin, les féniens abandonnaient le terrain pour revenir à Eastport. Bien peu de gloire, beaucoup de ridicule.

Le 17 avril 1866, le lieutenant-gouverneur du Nouveau-Brunswick vint établir ses quartiers dans le village de Saint Andrew, à la tête d’un régiment de soldats réguliers et de quelques centaines de miliciens. Déjà, deux navires de guerre, le Her Majesty’s Ships Pylades et le HMS Rosario, patrouillaient les eaux de la baie de Fundy, passant au large d’Eastport, à la vue de tous. Menée rapidement, la prise de Campobello aurait été facile. Maintenant, elle n’aurait lieu que si les Britanniques s’abstenaient d’intervenir, pour ne pas créer un incident diplomatique puisque la souveraineté du Royaume-Uni sur l’île ne se trouvait pas encore établie.

Le 17 avril aussi, les armes tant attendues arrivaient à bord du Ocean Spray, un petit cargo. Voulant les récupérer, Bernard Killian se heurta à une résistance inattendue: le collecteur des douanes entendit les garder en sa possession, le temps qu’un tribunal statue sur l’identité de leur propriétaire. Killian n’eut aucun mal à faire reconnaître ses droits… pour frapper un nouvel écueil. Le commandant du United States Ship Winooski s’improvisa le gardien de la cargaison du Ocean Spray et demanda au gouvernement quelle attitude adopter.

Les Américains comprenaient qu’une attaque lancée depuis les États-Unis contre le Canada entraînerait leur pays dans une guerre contre le Royaume-Uni. C’était justement le calcul des Irlandais, qui entendaient profiter de ces circonstances pour obtenir leur indépendance. La réponse du gouvernement américain à la question du commandant du USS Winooski vint sous la forme du général George Meade, le vainqueur de Gettysburg. À la tête d’une troupe, il exigea que les trois cents féniens toujours à Eastport respectent la Loi de neutralité. Elle stipulait que des citoyens américains ne pouvaient se porter à l’attaque d’une nation avec laquelle leur pays vivait en paix. Les membres de la Fraternité profitèrent des trains suivants pour quitter la ville afin d’éviter la prison.

Le lendemain, dans une localité redevenue calme, David Devlin croisa à nouveau Bernard Killian en montant dans le wagon qui le conduirait à Portland.

— Ferez-vous le voyage avec moi jusqu’à New York? demanda-t-il.

— Non, je descendrai à Calais. Je verrai à quels tribunaux je dois m’adresser pour recouvrer nos armes. Nous les avons achetées légalement, elles nous appartiennent.

L’avocat remettrait éventuellement la main dessus. Surtout, la petite angoisse soulevée par les féniens dans la population du Nouveau-Brunswick se révélerait très bénéfique aux projets de George-Étienne Cartier. Une élection anticipée tenue dans la colonie au cours de l’été balaya le Parti conservateur local, opposé à la fédération, pour le remplacer par le Parti libéral, favorable à celle-ci.