Chapitre 18

Par prudence, le message destiné à Donovan était rédigé en termes sibyllins. «Nos associés préfèrent ne pas s’engager dans notre entreprise. Les risques d’une faillite leur semblent trop élevés, compte tenu de la compétition. Je rentrerai demain, une affaire personnelle.» Ce texte expédié, David put récupérer son sac de voyage, resté en consigne à la gare depuis la veille.

Ils trouvèrent refuge dans un petit hôtel de l’est de la ville, à Hochelaga. Ce village commençait à peine à attirer l’attention des promoteurs immobiliers. George-Étienne Cartier y possédait une maison de campagne nommée Limoilou. David avait retrouvé Eithne coiffée et vêtue de frais, resplendissante. Le fiacre, qu’ils avaient hélé dans le quartier Sainte-Anne, se trouva immobilisé à la Place-d’Armes. Une bonne centaine de miliciens en uniforme se tenaient au garde-à-vous, alors qu’un homme à dos de cheval s’adressait à eux:

— Nous montrerons à tous ces orangistes que les Irlandais sont des sujets loyaux!

— Le vieux salaud, marmonna Eithne. Il m’a demandé de chanter les chansons les plus patriotiques que je connaissais à toutes les réunions de la société Saint-Patrick.

Le cavalier, Bernard Devlin, dont l’uniforme portait autant de dorures que celui d’un général, avait terminé son discours. À la tête d’un bataillon de miliciens d’origine irlandaise, il se dirigea jusqu’à la gare du Grand Tronc, d’où un train les conduirait dans la région de Missisquoi. Un instant, David pensa qu’il avait formé ce petit corps expéditionnaire pour se retourner contre les Britanniques une fois arrivé sur le champ de bataille. Très improbable, jugea-t-il ensuite.

— Lors de ta prochaine visite à la société Saint-Patrick, double le prix demandé.

Elle le regarda longtemps, hésitant à trouver la remarque amusante.

Personne ne fut dupe quand le jeune homme donna le nom de «monsieur et madame Jones, de Cleveland», en s’enregistrant à l’hôtel. Abriter des amours illicites, en ces temps de désordre, paraissait bien véniel. Avec cette brune passionnée, personne ne soupçonna David Devlin de fomenter un mauvais coup. La direction de l’établissement ne signala pas la présence de cet étranger aux forces de police, contrairement aux directives reçues.

Dans l’intimité d’une chambre, les domestiques s’étaient échinés à remplir une baignoire de cuivre. L’opération de tirer l’eau du puits, de la faire chauffer sur le poêle dans la cuisine pour la monter ensuite à l’étage se révélait suffisamment pénible pour que ce ne soit pas un exercice auquel on se livrait tous les jours. Le jeune homme oublia toutes les conspirations féniennes pour s’abandonner au plaisir d’assister à la toilette de sa compagne. Eithne mélangeait pudeur et audace de la plus exquise façon: il passerait des heures la virilité au garde-à-vous, à caresser tous les pouces de peau qu’il découvrirait. Habituellement gaie, parfois pensive, l’esprit toujours vif, la jeune femme le touchait plus qu’il ne s’y était attendu.

La petite escapade dans la remise prenait une autre tournure. Eithne l’aimait, cela sautait aux yeux. Par contre, leur différence de classe le troublait: autant Édith lui avait semblé inaccessible, autant la jeune chanteuse appartenait à un univers inférieur au sien. L’histoire se répétait à l’inverse de la première, mais il bénéficiait cette fois de l’avantage social.

Eithne tenait à être pénétrée même si son sexe demeurait très sensible. Elle se livrait ensuite à une petite toilette intime pour réduire les risques de grossesse, un spectacle qui ravivait encore son désir.

— Où diable as-tu appris cela?

— De quoi parlent entre elles les prostituées, crois-tu? Comme il y en a dans toutes les tavernes où je chante, il s’agit de tendre l’oreille.

— C’est efficace?

Les familles nombreuses du Bas-Canada lui faisaient douter qu’une simple douche vaginale suffisait, sinon aucune femme n’aurait frôlé la mort à cause de grossesses répétées.

— Il faut sans doute aussi de la chance.

Au moins, elle ne se berçait pas d’illusions. David, sachant que la paternité lui pendait au bout du nez, acceptait de tenter le sort lui aussi. Quand le lendemain il reconduisit Eithne dans le quartier Sainte-Anne, l’obscurité pointait déjà. De bribes de conversation en échanges amoureux, le temps avait passé trop vite. La jeune femme partageait une pièce miteuse avec Bridget Boyle, une amie d’enfance d’origine irlandaise qui travaillait comme couturière. L’immeuble de deux étages de briques rouges ressemblait à une petite boîte d’allumettes. Cette version montréalaise des logis de travailleurs impécunieux s’alignait sur des rues entières dans ce quartier.

— Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu me le fais savoir. Je tenterai de revenir très vite à Montréal.

Un baiser scella cette entente.

Le trajet jusqu’au Vermont prenait trois bonnes heures. S’étant attardé à Montréal plus longtemps qu’il ne l’aurait dû, David arriva à Saint Albans à minuit. Quand il posa le pied sur le quai, l’agitation qui régnait s’imposa à lui. D’abord, des dizaines de féniens se pressaient pour monter dans les wagons, désireux de prendre n’importe quel convoi en direction du sud. Surtout, David voyait dans les rues de nombreux soldats de l’union, arme à l’épaule. Le général Meade se trouvait dans la ville depuis deux heures environ, présentant aux féniens une alternative: un billet de train gratuit vers leurs foyers, ou une arrestation. Les plus résolus essayaient de s’égailler dans les campagnes environnantes, les autres acceptaient la générosité du militaire. En mettant la main sur la dernière édition du Tribune qui traînait sur un banc, le journaliste comprit la raison de tout ce désordre: le général Ulysses Grant s’était vu confier la responsabilité de ramener la paix à la frontière. Le général Meade agissait sous ses ordres.

En se dirigeant vers l’auberge Albans’ Arms, David se retrouva face à une petite troupe qui en sortait tout juste. Une douzaine de soldats à la tunique bleue en encadraient six, ceux-là vêtus de tuniques vertes, le brigadier général Sweeny et les officiers de l’état-major. Un bruit venu de la cour de l’édifice attira son attention. David entendit John Donovan ronchonner, dans l’ombre:

— Où étais-tu passé?

— À Montréal!

Cela ne répondait pas à la question de son vis-à-vis: il aurait dû être de retour depuis plus de vingt-quatre heures. Les circonstances n’étaient pas propices aux explications sur ses galipettes. Il enchaîna:

— Les soldats ont capturé tous les officiers supérieurs?

— Un seul s’est échappé, le général Spear. Il comptait aller vers Franklin, où se trouve l’un de nos camps. Nous le rejoignons.

Impossible de refuser. Il emboîta le pas à l’avocat qui se dirigeait vers les écuries de l’auberge, pour chercher une bête déjà scellée par un domestique. Deux minutes suffirent pour en préparer une seconde. Ils galopèrent dans la nuit jusqu’à Franklin, pénétrèrent une heure plus tard dans un camp où régnait la plus grande fébrilité. Dans une grange, les deux hommes trouvèrent un état-major très restreint autour du général Spear. Ce fut pour entendre l’officier ordonner:

— Murphy, allez à Ogdensburg. Au lever du soleil, vous traverserez la frontière. Vous devrez attirer les troupes britanniques. Cette diversion me permettra de passer inaperçu quand je pénétrerai du côté canadien un peu plus tard dans la journée. Les hommes nous manquent pour marcher vers Montréal, mais si nous nous retranchons assez solidement dans cette région, le gouvernement américain se décidera sans doute à laisser passer les renforts et les munitions.

Le brigadier général Michael C. Murphy n’avait aucun lien de parenté avec son homonyme, tavernier à Toronto. Il quitta les lieux sur-le-champ, prêt à obéir. John Donovan passa un long moment à murmurer des consignes à l’oreille des quelques officiers qui se trouvaient là. David, quant à lui, chercha un coin à peu près sec de la grange pour se coucher à même le sol, afin de dormir. Peu après le lever du jour, le jeudi 7 juin 1866, le général Spear fit rassembler ses troupes: moins de mille hommes, certains ne portant aucune arme. L’armée de l’Union avait réussi à s’emparer des fournitures de guerre.

À la tête d’un aussi faible contingent, le général donna pourtant l’ordre de se mettre en marche. Il fut possible de passer la frontière sans heurt. Les féniens se rendirent maîtres de Frelishburg sans tirer un coup de feu, puis successivement de Saint-Armand et Stanbridge-Est. La population, avertie de leur progression — une troupe de cette envergure se voyait de loin en rase campagne —, chassait son bétail devant elle jusque dans les sous-bois.

Pas plus que dans la région de Fort Érié quelques jours plus tôt, les envahisseurs ne purent se procurer des montures pour accélérer leur avance. La plupart allaient à pied, seuls les officiers profitaient des chevaux achetés dans le Vermont à un prix prohibitif. Depuis la guerre de Sécession, ces animaux lourdement mis à contribution dans les combats devenaient rares et chers dans tous les États-Unis. Comme une progression rapide devenait impossible, les localités occupées sans combattre furent abandonnées, les cultivateurs retrouvèrent leurs possessions intactes.

Au petit matin du 8 juin vint la nouvelle qu’une colonne britannique, renforcée de centaines de miliciens, se dirigeait vers eux. Dès lors, seuls ou en petits groupes, la plupart des féniens reprirent la route de la frontière. Les autres se retranchèrent à Pigeon Hill, s’embusquant aux fenêtres des maisons du village dont les habitants avaient fui, jetant des troncs d’arbres en travers des rues pour former la base de barricades. Tous ces efforts ne servirent à rien. Un petit détachement de cavaliers, commandé par le colonel Scalan, obtint le dessus lors d’une escarmouche avec les Guides royaux de Montréal, laissant de part et d’autre quelques cadavres sur le terrain. Ce succès suffit au général Spear qui décida de retraiter vers les États-Unis, où le général Meade le mettrait aux arrêts.

Pendant cette retraite, David Devlin allait à pied. Deux blessés profitaient chacun leur tour de sa monture, alors que l’autre s’accrochait d’une main à la courroie attachée à la selle pour avancer un peu plus vite. Dans la troupe en pagaille, le désarroi se faisait d’autant plus grand que les hommes prenaient conscience d’avoir affronté des Irlandais de la milice de Montréal. Non seulement les féniens du Canada avaient refusé d’apporter leur aide, mais la communauté se montrait loyale à son gouvernement.

— Des lâches et des traîtres, pestait Donovan, qui acceptait de ralentir son cheval pour que son ami marche près de lui.

— Les féniens du Canada ne sont ni très nombreux ni très déterminés. Je te l’ai dit dès ma première visite à Toronto.

— Pourtant, tu t’es trompé sur l’un d’eux. Alors que tu ne croyais rien de ce que racontait Murphy, finalement lui seul a tenté de faire quelque chose contre les autorités britanniques.

— La preuve que l’on ne peut se fier à personne, ricana David, amusé des nombreux sens que prenaient ces mots dans sa bouche…

Les Britanniques s’attachaient à suivre les fuyards de près. Des coups de feu retentissaient régulièrement, les plus lents, tout comme les blessés abandonnés à l’arrière, étaient capturés. Le passage de la frontière américaine n’apporta pas la sécurité à la petite troupe en déroute: un colonel de l’armée de l’Union permit aux Britanniques de se saisir de quelques hommes se trouvant aux États-Unis. Parfois, ces arrestations étaient ponctuées de coups de feu. Dans une échauffourée, une balle perdue tua une citoyenne américaine nommée Eccles, sortie sur le pas de sa porte pour connaître la raison de ce vacarme.

Quand ils arrivaient aux États-Unis, les officiers féniens étaient emprisonnés. David Devlin, sans arme ni uniforme, échappa à ce sort en se servant de son statut de journaliste. Donovan, quant à lui, profita de l’occasion pour proposer ses services légaux aux prisonniers, jusqu’à ce qu’il apprenne que William Randall Roberts lui-même se trouvait sous les verrous. L’avocat vola à son secours par le premier train.

Le gouvernement américain menait une politique ambiguë. Tous les officiers arrêtés retrouvaient la liberté sur la simple promesse de ne plus tenter d’envahir un pays ami, les armes saisies seraient rendues. Emprisonné le 8 juin, un William Randall Roberts libéré visitait dès le 18 les membres éminents du Parti républicain à Washington. Ceux-ci affirmaient leur sympathie pour la cause irlandaise sur toutes les tribunes, pour entraver ensuite le cours des choses.

En fait, les autorités américaines jouaient à contrer la menace fénienne pour la libérer tout de suite après. Les plus cyniques, ou les mieux informés, reliaient cette attitude aux négociations avec le Royaume-Uni sur les réclamations relatives à l’Alabama. Toute cette entreprise ne se soldait pourtant pas par un échec retentissant. Le simple fait d’avoir attaqué l’Empire britannique, le plus grand et le plus puissant depuis les débuts de l’humanité, représentait une victoire. James Stephens, de nouveau en exil à New York, prit la parole lors d’un rallye tenu au boisé Jones le dimanche 24 juin 1866. Il mobilisa tout son talent d’orateur pour que les féniens abandonnent le Canada à son sort et reviennent à la planification d’une révolution en Irlande, présentée comme imminente encore une fois. On revenait à la case départ.

David Devlin continua de fréquenter l’appartement de la 32e Rue. À ses activités déjà nombreuses, il en ajoutait une autre, prenant une fois par mois environ le train en direction de Montréal afin de rencontrer Eithne. Cette relation ne faisait pas naître en lui un amour fou, bouleversant le cœur et l’âme. D’un autre côté, ce genre de passion se limitait aux romans. Plutôt, la jeune femme lui offrait une sensualité ardente et une admiration béate: la plupart des maris n’en recevaient pas autant. Elle assemblait de grands cahiers de ses articles — les journaux de New York se trouvaient sans mal à Montréal —, essayait de deviner quel rôle, sans doute important, il jouait dans le mouvement fénien.

La recherche d’une sécurité à la fois émotive et sexuelle, mêlée à un quiproquo quant à son engagement politique, rendait cette relation propice aux orages.

Chicago avait été tiré au cordeau, avec des rues tracées à angle droit. Le parc Union, un bel espace vert de forme triangulaire, rompait avec l’organisation générale des lieux. La cité battue par les vents du lac Michigan se spécialisait dans les abattoirs malodorants. David la contemplait pour la première et la dernière fois dans cet état: bientôt, un incendie la dévasterait presque toute. En ce beau mercredi du 15 août 1866, quinze mille personnes se trouvaient réunies, la plupart formant de petits groupes familiaux rassemblés autour de paniers de victuailles, sur les pelouses du parc. Les féniens figuraient certainement parmi les meilleurs organisateurs de pique-niques du continent. Celui-là prenait des allures très martiales: un bon millier d’hommes avaient revêtu leur uniforme à tunique verte et paradaient l’arme à la main.

— Curieux tout de même, se promener la poitrine gonflée de fierté, alors qu’ils ont été défaits, remarqua David en posant son verre de bière sur la table.

Une nouvelle fois, un grand rassemblement de la Fraternité avait attiré les deux amis. La distance depuis New York n’avait pas rebuté John Donovan. Comme les événements de cette journée risquaient d’avoir une incidence directe sur sa propre carrière révolutionnaire, l’avocat avait préféré déserter les prétoires afin de venir voir par lui-même.

— Nous l’avons emporté à Ridgeway. Et même à Pigeon Hill…

— Si tu veux voir les choses ainsi! Tu oublies que je me trouvais là, la seconde fois. Nous avons couru vers la frontière avec des Britanniques au cul. Et l’embarquement dans les barges, du côté de Fort Érié, s’est effectué sous le feu de l’ennemi. Les Canadiens sont convaincus de l’avoir emporté sans aucune difficulté.

— N’exprime pas ce point de vue aujourd’hui. Nos amis ne voudront pas l’entendre. Dans cette ville, les différends ne se règlent pas en douceur.

Les deux hommes se trouvaient assis à la terrasse d’un café, à une extrémité du parc. Devant eux, des dames présentaient leurs meilleurs travaux d’aiguille ou leurs desserts les mieux réussis. Le tout était à vendre, les profits iraient à la Fenian Brotherhood. Les Irlandaises les plus jeunes et les plus jolies offraient quant à elles des petites fleurs de papier orange, blanc et vert qui se fixaient à la boutonnière. Le petit insigne valait un cent, mais pour dix les patriotes en jupons l’attachaient sur la poitrine du client et lui donnaient une bise sur la joue.

— Bien sûr, tu as raison, reprit Donovan après un silence. Cela tient cependant à la traîtrise des politiciens américains.

— Je sais. Il est dangereux de se fier à ces gens-là.

David préférait cette réponse prudente, plutôt que d’exprimer son opinion véritable. Donovan lui avait rapporté les paroles du secrétaire d’État Seward à Killian: les féniens n’auraient rien à craindre s’ils respectaient les lois américaines. Dans l’esprit du politicien, cela voulait dire aussi la Loi sur la neutralité. Les révolutionnaires s’étaient empressés de comprendre ce qui faisait leur affaire, au mépris de la réalité. Bien sûr, Seward avait misé sur cette surdité sélective de son interlocuteur pour embêter les Britanniques.

Puis les volontaires s’étaient révélés bien moins nombreux que prévu. Par exemple, des dix-sept mille féniens attendus à Saint Albans, moins de quatre mille étaient finalement venus, dont la moitié avait préféré rentrer chez eux dès l’échec dans le Haut-Canada. À ce moment, Meade ne s’était pas encore manifesté. Après son intervention, la troupe avait fondu encore. Malgré cela, tout le monde s’excitait sur les faits d’armes de l’armée républicaine irlandaise, les hommes en uniforme recevaient des œillades de la part de toutes les belles de la verte Érin. Ridgeway prenait l’allure d’une victoire mythique.

Au début de l’après-midi, les deux amis s’approchèrent de la plate-forme dressée à l’une des pointes du triangle formé par le parc. Le chef du cercle le plus important de la ville présenta le vainqueur de Ridgeway à la foule. Un tonnerre d’applaudissements se fit entendre. Le colonel O’Neil vint sur le devant de l’estrade pour s’adresser à l’assemblée:

— Chers amis, commença-t-il, le gouvernement du Royaume-Uni sait maintenant qu’il n’en a pas fini avec nous. Ridgeway fut la première bataille d’une guerre longue et marquée de victoires!

Les applaudissements éclatèrent, de partout venaient des cris rendant hommage au seul fighting fenian, l’unique combattant de la Fraternité. Longuement, le militaire harangua ses partisans sur le même ton, insistant sur l’attitude irresponsable du gouvernement américain et celle des dirigeants de la Fraternité, qui n’avaient pas mieux négocié avec lui pour obtenir sa neutralité.

— Ce gars veut devenir chef! murmura Donovan. Il se prend pour Napoléon à la tête de la Grande Armée.

— Tu crois en ses chances, lors de la prochaine élection?

— Regarde autour de toi!

La foule buvait ses paroles. Bien sûr, tous ces habitants de Chicago ou des villes environnantes ne voteraient pas au congrès, mais des délégués de partout pourraient se rallier au vainqueur de Ridgeway. L’auréole du héros agirait encore dans une ou deux semaines.

— Pourrait-il représenter une menace pour Roberts? insista David.

— Je suis chargé de connaître ses ambitions, de négocier avec lui en fait. Mieux vaut ne pas en venir à un affrontement qui diviserait encore la Fraternité, si nous pouvons nous entendre avant le vote. Tu vois le petit homme là-bas, près de la plate-forme? Il s’agit de son agent. On dit bien impresario, en italien?

Le journaliste acquiesça et emboîta le pas à son compagnon. Ils eurent du mal à fendre la foule qui se pressait vers l’estrade afin de mieux voir l’orateur. Bientôt, celui-ci résolut de descendre vers la gauche de la grande plate-forme pour serrer des mains, signer des autographes et échanger avec ses nombreux admirateurs. Cela permit aux deux amis d’aller vers la droite, jusqu’à atteindre le groupe de notables de la Fraternité qui discutaient de ce qui venait de se passer sous leurs yeux.

— Monsieur Le Caron? demanda Donovan en s’approchant d’un petit homme chauve. Je peux vous parler une minute?

— Bien sûr. Monsieur Donovan, je suppose. Et Monsieur Devlin, dont je dévore les articles depuis des mois!

D’entrée de jeu, leur interlocuteur montrait qu’il était bien informé. De près, David examinait un petit homme nerveux, d’un peu moins de trente ans, les cheveux déjà rares sur le dessus de la tête, une grande moustache au milieu du visage.

— Nous pouvons nous éloigner un peu? s’enquit Donovan, désireux de donner une certaine intimité à leurs échanges.

— Je vous suis.

Le trio retourna vers le café où Devlin et Donovan avaient partagé leur lunch un peu plus tôt. Après avoir commandé de quoi boire, le journaliste afficha une curiosité toute professionnelle en demandant:

— Le Caron, il s’agit bien d’un nom français?

— En effet, répondit l’autre dans la langue de Molière. Je suis venu dans ce pays quand la guerre a été déclenchée.

Son français, quoique correct, trahissait un net accent britannique. Pour Donovan, qui avait dit «pardon», le petit homme reprit en anglais, avec un accent français passable pour des oreilles américaines:

— Je suis venu dans ce pays au début de la guerre de Sécession.

— C’est là que vous avez connu O’Neil?

— Oui. Nous étions dans le même régiment. Une fois la paix revenue, nous sommes allés tous les deux nous établir au Tennessee.

Comme de nombreux Irlandais, ces gens avaient combattu pour le Sud, contre le Nord. Ces immigrants se trouvaient en grand nombre des deux côtés de la ligne de feu.

— Vous habitez toujours là-bas? s’enquit l’avocat.

— Non, je réside maintenant à Chicago, où j’étudie la médecine depuis quelques mois.

Plus exactement, l’homme collait au pas de l’officier O’Neil. Comme celui-ci ne semblait pas souhaiter retourner chez lui, des études fournissaient un bon prétexte pour ne pas quitter Chicago.

— Connaissez-vous les ambitions de O’Neil? Lui aussi doit chercher une nouvelle carrière.

— Je pense qu’il l’a déjà trouvée au sein de la Fraternité. Celle-ci ne compte pas sur de nombreux hommes vraiment désireux de combattre. Lui ne demande pas mieux.

— Vous croyez qu’il aimerait devenir secrétaire à la guerre au sein de la Fraternité?

Voilà le poste que Roberts se montrait désireux de lui abandonner. L’avoir dans ses collaborateurs proches lui permettrait de le tenir à l’œil.

— Je suppose qu’il verrait cela comme un excellent début. Par la suite, tout dépendra du cours que prendront les événements.

—Le président du sénat pourra tenir compte de ses désirs.

— Je lui ferai part de vos propos. Je vois que son bain de foule tire à sa fin. Je vais le rejoindre.

Le Caron avala une dernière gorgée de son verre de vin, puis se dirigea d’un pas rapide vers le colonel O’Neil.

— Curieux tout de même, ce petit Français qui se joint à une organisation irlandaise, remarqua David.

— Sans doute l’esprit d’aventure!

Le journaliste accueillit cette réponse avec le sourire, pensant déjà à la façon de rapporter cette curieuse rencontre au consul Archibald. Un Français qui parlait sa langue maternelle avec un accent du nord de l’Angleterre, cela sentait l’espion britannique.

— Tu reviens avec moi à New York? enchaîna l’avocat.

— Non, je bifurquerai par Montréal. Le plus court, c’est d’aller jusqu’à Détroit, puis de passer du côté canadien afin de prendre le Grand Tronc.

— Tout cela pour les beaux yeux de ta chanteuse irlandaise?

La remarque amusée de Donovan ne méritait pas de réponse. Il continua sans y être invité:

— Ramène-la à New York. Elle va te coûter plus cher en billets de chemin de fer que tout ce qu’elle gagne en chantant dans les tavernes.

— Je sais. Et c’est sans compter le prix du petit appartement que je lui paierai. Enfin, nous verrons comment les choses se passent au cours des prochains mois, puis j’aviserai.

Donovan avait tout d’abord déclaré que cette femme, dont le métier s’apparentait trop à celui de prostituée, lui paraissait indigne d’attention. Le regard mauvais de David le convainquit de ne pas récidiver. Aussi ne se formalisa-t-il plus de la situation par la suite, s’en amusant parfois, mais sans émettre aucun commentaire désobligeant.