Chapitre 2

La veuve Surratt dirigeait une pension de famille assez modeste au 541, rue H, à Washington. Si David Devlin habitait là, en décembre 1864, cela tenait moins aux qualités d’hôtesse de la maîtresse des lieux qu’aux rumeurs tenaces qui circulaient jusqu’à Richmond. Des officiers sudistes lui avaient confié que les amis de la cause confédérée fréquentaient l’endroit. Un télégramme de monsieur Dupont lui avait demandé de passer à Washington afin de jeter un peu de lumière sur les projets d’attentats formulés dans les cercles favorables à l’ennemi. Cherchant un pseudonyme à consonance française, Pinkerton n’avait rien trouvé de mieux que le patronyme d’un entrepreneur qui amassait des millions en fabriquant des explosifs pour l’armée nordiste.

Déjà, une balle avait percé le haut-de-forme d’Abraham Lincoln alors qu’il chevauchait dans la nuit. À cette époque, un changement de président aurait pu mettre fin à l’effort de guerre du Nord, ou à tout le moins conduire le gouvernement à négocier une paix honorable, incluant la reconnaissance du fait accompli de la sécession. Pour une frange importante et croissante de la population, des dizaines de milliers de morts, c’était trop cher payé pour conserver l’unité du pays. Avec un chef un peu moins déterminé, moins habile à rallier les électeurs du Nord, la paix serait devenue inévitable.

Mais à la fin de l’année 1864, même une stratégie aussi désespérée que l’assassinat politique ne servait plus à rien. Les États confédérés allaient perdre la guerre. Continuer encore le combat paraissait pure folie. Cela ne pouvait conduire qu’à plus de morts, plus d’infirmes et à la destruction de territoires entiers. La poursuite des hostilités tenait d’un désir d’annihilation morbide de la part des dirigeants sudistes. Alors que les services secrets officiels relâchaient leur attention, parce que le sort du conflit était désormais joué, David Devlin gardait la conviction que les risques s’étaient accrus. Toutes les personnes attachées à la cause du Sud devaient rêver de punir celui qui les avait mises en échec.

— Quel dommage que vous n’écriviez pas en anglais!

Mary Surratt regardait une copie du Petit Journal, où un texte portait la signature d’Étienne De Lahaye. David Devlin vivait depuis quinze mois sous cette identité. Mary était venue le rejoindre dans le salon mis à la disposition des locataires, le dernier de sa série d’articles sur la résistance de Richmond à la main.

— Ce serait plein de fautes. À l’écrit, mon accent est encore pire qu’à l’oral!

— Ne dites pas cela, votre anglais est très bon, votre accent, charmant.

Elle lui fit un grand sourire. À quarante ans bien sonnés, Mary Surratt était toujours une belle grande femme. Veuve, elle élevait seule une jeune fille adolescente. Ses locataires lui permettaient de vivre décemment. Elle se montrait particulièrement agréable avec le nouveau venu. David avait volontairement laissé traîner des copies du journal où il publiait. Cela établissait son alibi, tous pouvaient voir les textes qu’il envoyait en France, à l’état de manuscrit, revenir imprimés quatre semaines plus tard, après un aller-retour sur l’Atlantique. Pas un instant il n’avait douté que son courrier fût ouvert par les autorités.

Mary Surratt avait surmonté sans difficulté l’obstacle de sa méconnaissance du français. Des amis francophiles lui traduisaient les passages les plus touchants. Afin d’avoir accès aux politiciens, et même aux officiers de Richmond, David avait su trouver le ton juste. Sans jamais reconnaître la légitimité d’une société fondée sur l’esclavage, ni celle de la sécession de certains États de la fédération américaine, il présentait les armées du Sud comme vaillantes, d’un courage inébranlable, ses officiers comme de fins stratèges à l’esprit chevaleresque. Au gré de ses écrits, l’espion voyait les sourires de ses vis-à-vis devenir plus engageants, les confidences se faire plus intimes et les invitations affluer en plus grand nombre. Les sudistes percevaient ses textes comme l’expression de la reconnaissance de leur cause par la France… alors que jamais ce pays n’était allé jusque-là.

Les premiers articles de David avaient été l’objet d’un travail d’édition considérable. Les derniers paraissaient sans la moindre modification. Non seulement le jeune homme avait compris comment composer avec les attentes de la presse périodique, mais il s’était pris au jeu. La guerre ne durerait pas toujours, il se promettait de tenter ensuite sa chance dans le journalisme, en anglais ou en français. Le plus difficile, pendant tout son séjour à Richmond, avait été de gommer sa prononciation yankee, acquise dans les troupes nordistes, pour s’exprimer dans un anglais grammaticalement exact, mais avec le lourd accent français que son hôtesse trouvait si charmant.

Comme celle-ci s’était assise dans un fauteuil placé près de la cheminée — décembre à Washington se révélait pluvieux et froid —, David remit The Tribune sur la pile de journaux à proximité de sa chaise et lui adressa son sourire le plus encourageant. Elle se mordit la lèvre inférieure, hésitante, puis demanda sur le ton de la conspiration:

— Vous êtes demeuré longtemps à Richmond?

— Une quinzaine de mois. En réalité la moitié, puisque j’ai visité tous les États de la Confédération. Je voulais les présenter au public français. Mes compatriotes ne sont pas très forts en géographie.

— Donc, vous connaissez très bien la situation là-bas.

Là se trouvait tout l’intérêt de la stratégie de Pinkerton. Un journaliste étranger pouvait aller partout, poser les questions les plus naïves et finalement tout voir. David gardait son sourire engageant. Mary Surratt se compromit:

— La situation est-elle vraiment sans espoir?

— J’en ai peur. Avec sa population, ses manufactures, sa richesse, le Nord peut imposer sa volonté.

— Vous voulez dire sa dictature.

Tous deux marchaient sur une glace très mince. Se reconnaître, entre conspirateurs, présentait bien des risques. Comment être sûr des convictions de l’autre sans se mouiller soi-même?

— Tout cela à cause de ce monstre qui se comporte en tyran tout en se réfugiant sous le couvert de la légalité, fit la femme dans un soupir.

David affichait son visage le plus sérieux.

— Cette guerre est franchement horrible, murmura-t-il enfin.

— Tout cela à cause d’un seul individu. Il lui faudra bien payer, un jour.

Le jeune homme regarda en direction de la porte, comme s’il craignait des oreilles indiscrètes, puis conseilla:

— Faites attention, si quelqu’un vous entendait…

— Mais nous sommes entre amis, ici. Enfin, je crois que je peux vous compter parmi mes amis.

— Oui, bien sûr!

Ces mots se teintèrent d’un peu de compassion pour cette patriote. Les échanges portèrent ensuite sur des sujets anodins. Cependant, une réserve était tombée. Désormais, à table, au moment des repas, ou dans le petit salon, les autres ne changeraient plus de sujet de conversation à son arrivée. Au contraire, les invitations à se joindre à eux venaient spontanément. Un thème dominait les échanges: la catastrophe qui s’abattait sur le Sud n’avait qu’un seul responsable. Au mieux, s’il arrivait malheur à Abraham Lincoln, le cours des choses changerait peut-être. Au pire, une simple vengeance serait un baume sur des plaies.

Depuis trois ans, la plus grande crainte avait été que les sudistes s’emparent de Washington, puisqu’elle se trouvait si près de la frontière. Les rues de la capitale grouillaient de militaires qui assuraient la défense de la ville. S’ajou-taient à eux tous les individus à la recherche d’un contrat ou d’une position. En plus des occasions d’affaires liées à l’effort de guerre, il était maintenant beaucoup question de la reconstruction des États confédérés que l’on n’avait pas encore fini de détruire. Ce serait chose faite dans quelques mois.

En se dirigeant vers l’hôtel Willard, David Devlin effectua un détour pour passer devant la Maison Blanche, située aussi avenue Pennsylvania. Pendant longtemps, il se joignit aux curieux massés sur le trottoir. Les plus audacieux s’engageaient sur la pelouse, s’avançaient pour converser avec les quelques sentinelles postées près de l’édifice. Parmi ces badauds se trouvaient sans doute des agents confédérés, ou à tout le moins des sympathisants prêts à relayer des informations. Cent personnes déterminées auraient suffi à s’emparer de l’édifice.

— Et dix, à se rendre maîtres de ce grand dadais! chuchota David entre ses dents.

Abraham Lincoln mesurait deux bonnes verges. Son chapeau haut de forme ajoutait encore à sa silhouette longiligne. Il montait justement dans sa voiture stationnée sous le porche. Une calèche! Un tout petit peloton aurait suffi à faire main basse sur lui, car il s’engagea bientôt dans la rue, accompagné d’une demi-douzaine de cavaliers seulement. Surtout, dans ce véhicule découvert, une personne rompue à la chasse au dindon sauvage, armée d’une carabine, aurait pu lui régler son compte. Tous les États confédérés regorgeaient de chasseurs!

De la Maison Blanche, quelques minutes suffisaient pour atteindre l’hôtel Willard, un grand établissement moderne de pierres grises, haut de douze étages. Même en plein après-midi, une certaine agitation régnait. Il s’y déroulait plus de tractations politiques ou financières que dans n’importe quelle officine gouvernementale. Pinkerton occupait une table à l’écart dans un angle du bar, de façon à ce que personne ne puisse échapper à son regard ni le surprendre par-derrière. Après l’avoir rejoint, David commanda une bière. Aucun des deux hommes ne dit rien avant que le serveur ne soit revenu porter le verre.

Peu doué pour les conversations anodines, Pinkerton préférait l’économie de mots.

— Alors, qu’en est-il du nid d’espions de la bonne madame Surratt?

— C’est bel et bien un nid d’espions et, plus important, de conspirateurs prêts à obtenir vengeance, s’ils doivent renoncer à tout espoir de victoire.

— Toute la population du Sud veut se venger. Cela lui passera dès la fin des hostilités, surtout que le président leur consentira des conditions de retour dans l’Union très bénignes. Après tout ce carnage, les sudistes seront heureux de la paix retrouvée.

— Les nations vaincues gardent leur rancœur longtemps, parfois des siècles.

David s’exprimait en bon Irlandais. L’hécatombe de la bataille de la Boyne et les mesures tyranniques qui avaient suivi, plus de cent cinquante ans plus tôt, lui demeuraient en travers de la gorge, comme à tous ses compatriotes. Il glissa une feuille soigneusement pliée vers le détective. Celui-ci l’empocha discrètement. Le geste passa inaperçu. À cet endroit, trop d’enveloppes s’échangeaient, dessus ou dessous les tables, pour que cela trouble qui que ce soit.

— Si vous croyez que cela est important, vous pouvez garder l’œil sur eux encore quelques semaines. Nos relations vont tout de même prendre fin au milieu de janvier. La guerre se termine. Il s’agira de voir si l’ennemi attendra jusqu’à ce qu’il n’y ait plus pierre sur pierre dans les États confédérés, ou s’il aura la sagesse de céder avant.

Un congédiement! Cela expliquait le rendez-vous dans un endroit aussi public que le Willard. Pinkerton était connu dans la ville. Qu’un journaliste français le rencontre paraîtrait bien improbable à tous les témoins de la scène… au point de détruire sa couverture. Celle-ci devenait inutile, tout simplement.

— Vous avez fait un travail remarquable. Vous pourriez rester à l’emploi de l’agence pour vous occuper d’affaires criminelles, plutôt que militaires. Les conditions financières différeraient toutefois. Pas de prime de risque!

La mise à pied s’accompagnait d’une offre d’emploi, la pilule s’en trouvait moins amère.

— Il faudrait voir les conditions…

— Et le travail à effectuer, interrompit le détective. J’ai déjà un client pour vous. L’adresse de celui-ci se trouve dans l’enveloppe, et la date d’un premier rendez-vous. Si vous décidez de ne pas vous y rendre, faites-le-moi savoir, tout simplement. Je lui proposerai un autre agent.

À son tour, Pinkerton glissa un pli en travers de la table, vida son verre d’un trait, se leva après un salut et quitta la salle, plus laconique qu’à leur première rencontre.

David ouvrit son enveloppe: sa paie jusqu’au 15 janvier, pas un sou de plus malgré tous les risques courus! En plus des billets de banque, il trouva la carte de visite du consul du gouvernement du Royaume-Uni à New York. Au verso, une date, le 16 janvier 1865, un moment, quinze heures.

À la mi-janvier, après avoir envoyé une dernière série d’articles à Paris, David Devlin quittait la pension de Mary Surratt. Elle se tenait dans le vestibule, particulièrement élégante dans sa robe grise, ses cheveux noirs ramenés en bandeaux de chaque côté du visage et attachés sur la nuque.

— Nous ne nous verrons plus. Je vous regretterai, fit-elle, la voix chargée de tristesse.

— Mon journal m’a rappelé en France. Pour eux, l’intérêt est tombé, maintenant que l’issue du conflit est connue.

— Pourtant, il peut se passer encore bien des choses.

Elle avait redressé la tête, affichant tout d’un coup un air de défi. Tellement que le jeune homme jugea utile de dire:

— Faites attention. Il serait dommage de courir des risques alors que le sort en est jeté.

Les heures de conversation avaient fait naître chez lui une réelle admiration pour cette femme déterminée, enflammée pour une cause perdue qu’elle se plaisait à appeler la liberté. Là se trouvait l’ironie de la situation: les sudistes se déclaraient prêts à mourir pour continuer à tenir la moitié de la population de leur territoire en esclavage!

— Ne vous en faites pas pour moi. Votre gentillesse me touche, cependant. Vous devez passer par New York?

— La moitié des transatlantiques y arrivent ou en partent. Ce sera plus simple pour rentrer chez moi.

— Alors, vous pourriez me rendre un dernier petit service? Remettre une lettre à un ami?

— Oui, bien sûr.

Elle prit une enveloppe posée sur un guéridon. David vérifia qu’elle portait le nom du destinataire, un certain John Wilkes Booth, et l’adresse d’une pension de famille. Il la glissa dans la poche intérieure de sa veste. Très maladroitement, ils se serrèrent la main sur un dernier adieu.

En train, quelques heures séparaient Washington de New York. David arriverait à destination au matin du 16 janvier 1865. Pour ce dernier jour de son travail d’espion, le jeune homme s’était payé un compartiment privé. Au cours des prochains mois, il risquait de voyager sur les banquettes de bois de la deuxième classe. Autant profiter encore d’un certain luxe. Les jambes allongées sur les coussins moelleux, il prit connaissance de la missive de Mary Surratt à l’intention de John Wilkes Booth. L’enveloppe était fermée avec un peu de cire à cacheter. Un fil d’acier chauffé au-dessus d’une lampe à gaz lui permit de soulever en partie le cachet. Plus tard, il pourrait refermer le pli en le plaçant à nouveau près de la flamme. Rien n’y paraîtrait. La lettre ne comptait que quelques mots: «S’il n’est pas possible de capturer le Grand Singe, le mieux est de tuer la bête enragée pour qu’elle ne nuise plus.» Les mots étaient écrits en lettres carrées, aucun destinataire, aucune signature. Rien n’indiquait que Booth et Surratt correspondaient ensemble. L’enveloppe portait bien un nom, mais la logeuse pourrait toujours dire qu’elle n’y avait pas mis le message sibyllin.

David pouvait tirer beaucoup de ces quelques mots. Le nom de Booth ne lui était pas totalement étranger. Il s’agissait de celui d’un comédien assez connu, qui ne jouissait toutefois pas du statut de vedette. Le message lui-même ne pouvait être plus limpide: le Grand Singe, the Big Ape en anglais, à la place de the Great Abe, le grand Abe, le surnom d’Abraham Lincoln. Partout dans le Sud, on s’était amusé à changer la lettre du milieu de ce diminutif.

Avant d’ouvrir la banquette pour dormir, David mit un point final à son travail d’espionnage auprès des sudistes en rédigeant un rapport à l’intention de Pinkerton. L’opération de «chiffrage», pour se protéger des regards indiscrets, dura jusqu’à minuit passé. Chômeur, il se coucha satisfait d’avoir mené à bien sa dernière mission, convaincu que quelqu’un prendrait le relais et suivrait cette piste.

David Devlin ne connaissait pas vraiment New York. Tout de suite après sa descente du train, en 1861, il s’était retrouvé dans les baraquements du Fighting 69th et ne les quitta que pour partir au combat. Son passage dans la ville, en 1863, avait été aussi bref que mouvementé. Lors de son arrivée, au matin du 16 janvier 1865, il découvrait la cité. Elle comptait plus d’un million d’habitants, ce qui n’incluait pas ceux de Brooklyn, plus petite ville située de l’autre côté de la East River. Les grandes bâtisses et la foule laissaient pantois l’enfant de Rivière-du-Loup. Les cicatrices des désordres causés par la loi de conscription demeuraient nombreuses. Sur Broadway, la plupart des édifices détruits en 1863 par les émeutiers n’avaient pas été reconstruits. Les blessures infligées aux hommes se montraient plus cruelles encore. Dans la gare ou la rue, des dizaines d’estropiés erraient, un membre en moins, aveugles, ou alors la moitié du visage arrachée. Ces vétérans laissés à eux-mêmes dépendaient de la charité, individuelle ou organisée.

Aux victimes de la guerre s’ajoutaient celles de la science. Une nouvelle découverte, la morphine, avait permis à des blessés d’échapper à leurs souffrances. Les médecins ne connaissaient pas encore les risques d’accoutumance au médicament. De très nombreux soldats ne revenaient à la santé que pour consacrer tous leurs efforts à se procurer leur dose quotidienne. Prêts à tout, ils représentaient autant de criminels en puissance. D’autres, sans jamais avoir profité du produit en contexte hospitalier, poursuivaient la même quête, menée au hasard d’une expérience, juste pour en expérimenter l’effet.

Pendant ses premières minutes dans la ville, pris de pitié, David avait distribué quelques dollars en aumônes. Un cortège de miséreux s’accrocha à ses basques, chacun quémandant sa pièce, une procession d’hommes la main tendue derrière lui. Il dut finalement invectiver les plus tenaces, accélérer le pas pour les semer, avant de retrouver un peu de paix. Leurs besoins dépassaient les moyens d’un individu, inutile de vider ses poches pour ne rien changer à la misère ambiante. Plutôt apprendre à se durcir le cœur.

Ne connaissant pas la ville, David décida de se présenter à la réception de l’hôtel Dundee, un établissement fréquenté par de petits commerçants venus s’approvisionner en produits importés pour la prochaine année. Une chambre, louée pour trois jours, lui donnerait le temps d’avoir une meilleure idée de son avenir. Le consulat de la Grande-Bretagne ne se trouvait pas très loin. Il fit sa toilette et chercha un endroit où manger avant de s’y rendre. À quinze heures pile, le heurtoir de bronze signifiait sa présence à la porte du 161, 4e Rue Ouest. À la jeune femme qui vint lui ouvrir, il se présenta comme Étienne De Lahaye.

— Je crois que sir Archibald m’attend, précisa-t-il.

Elle hésita, s’effaça en disant «Veuillez entrer», referma soigneusement la porte et la verrouilla avant d’enchaîner un «Suivez-moi».

Dans la bibliothèque, un monsieur assez vieux était assis dans un fauteuil de cuir, une théière pleine et deux tasses à portée de la main. Il se leva, le temps de remercier sa fille, Édith, puis invita son visiteur à s’asseoir de l’autre côté de la table. Ce gros homme barbu, à la physionomie débonnaire, dirigeait un véritable réseau d’espionnage et envoyait régulièrement à son gouvernement des dépêches riches en informations pertinentes.

Quand ils furent seuls dans la pièce, le diplomate commença:

— Monsieur Devlin, ou préférez-vous que je vous appelle monsieur Langevin?

— Depuis mon septième anniversaire, je porte le nom de mes parents adoptifs. Mais au Canada, les gens utilisent l’un ou l’autre des patronymes, ce qui me convient très bien.

Son interlocuteur avait fait ses devoirs avant cette rencontre.

— Pour ce que je souhaite vous offrir, votre identité irlandaise conviendrait mieux. Vous avez laissé un souvenir positif au curé de la paroisse où vous avez grandi, et même aux professeurs du Collège Sainte-Anne. Vos supérieurs dans l’armée vous ont reconnu des qualités réelles, ne trouvant à redire qu’au sujet de votre rapport à l’autorité. Surtout, votre dernier employeur se montre emphatique à votre endroit: courageux, prudent, rusé, posé, habile analyste des situations politiques.

Jamais David n’aurait cru que Pinkerton avait une aussi bonne opinion de lui!

— Cependant, il y a une chose que j’ignore. À qui va votre fidélité? En tant que Canadien, vous êtes un citoyen britannique. Vous l’êtes doublement, puisque vous êtes né en Irlande. Une bonne proportion de vos compatriotes conteste cette appartenance. Puis vous vous battez pour le compte du gouvernement américain depuis bientôt quatre ans! De quelle identité vous réclameriez-vous, devant un Allemand ou un Suédois qui vous poserait la question?

Bien sûr, le consul de Grande-Bretagne ne voulait pas recourir à ses services pour retrouver une pipe égarée. Il devait connaître son allégeance. S’attendre à la question ne signifiait cependant pas que la réponse soit simple.

— À un Allemand ou à un Suédois, je répondrais Canadien français. J’ai bien peur de ne pas vous satisfaire.

— Vous ne me décevez pas non plus! En fait, dans le conflit qui oppose une partie de la population irlandaise au Royaume-Uni, participeriez-vous à un mouvement révolutionnaire ou défendriez-vous le gouvernement légitime?

— Je vais vous répondre en Canadien. Je serais disposé à appuyer les réformistes qui veulent obtenir des changements d’une façon légale. Mais il se pourrait bien que l’entêtement des autorités à ne rien concéder me rende impatient. Comme les Canadiens se sont impatientés en 1837 et 1838.

— Pinkerton aurait pu ajouter la franchise à vos qualités. Je me vois donc forcé d’être plus précis. Je vous demande, sur l’honneur, de ne pas répéter ce que je vous dirai ici.

— Je vous donne ma parole.

L’autre prit le temps de verser du thé dans les deux tasses avant de se caler à nouveau au fond de son fauteuil.

— En 1858, James Stephens, un révolutionnaire impliqué dans les soulèvements de 1848, a formé une nouvelle société, la Irish Republican Brotherhood. Il y avait été invité par des hommes habitant New York, dont un certain John O’Mahony. Il y a une filiale américaine à cette organisation, la Fenian Brotherhood. Le nom a été choisi par O’Mahony, une référence à une communauté de chevaliers du début de l’ère chrétienne, la Fianna, si je me souviens bien.

— Je connais les féniens. J’ai même été initié dans l’un des cercles de l’association, alors que j’étais dans l’armée.

Sir Archibald afficha sa déception. Il continua tout de même:

— Vous savez donc tout des objectifs de cette société. En Amérique, il s’agit d’alimenter le trésor de guerre de Stephens. En Irlande, les membres se préparent à renverser le gouvernement par la force. En quelque sorte, les États-Unis doivent fournir l’argent et l’Irlande, la main-d’œuvre révolutionnaire.

— J’en garde un souvenir un peu plus romantique. Les féniens se retrouvaient dans une taverne, chantaient des airs mélancoliques sur le vieux pays, écoutaient des reels ou des gigues en tapant du pied. Puis les bazars, les pique-niques permettaient de rencontrer de jolies Irlandaises. Rien de plus dangereux.

Les féniens nourrissaient une certaine nostalgie à l’égard de leur lieu d’origine, tout en fournissant une solida-rité bienvenue à une communauté victime d’un racisme virulent.

— Ce que vous dites est vrai, admit Archibald, un peu rasséréné. Mais pendant les mois que vous avez passés à Richmond, les choses ont pris une tournure un peu plus inquiétante. Au sentiment antibritannique, qui s’est répandu au sein de la population américaine en général, s’ajoute pour certains le rêve d’obtenir l’indépendance de l’Irlande.

— Votre gouvernement a été imprudent d’afficher sa sympathie pour les confédérés. Je comprends qu’une Amérique amputée de ses États du Sud porterait moins ombrage à la place de votre pays dans le monde. Mais le Nord industriel ne pouvait pas perdre contre le Sud agricole.

Cette fois, il eut droit à un sourire amusé de la part du diplomate.

— Pinkerton vous a sous-évalué. Spécialiste des affaires étrangères, aussi! Mais vous savez sans doute que si un juge canadien-français n’avait pas libéré les auteurs du raid contre Saint Albans, les Américains ne seraient pas si fâchés contre nous **!

— Vos magistrats ont permis la construction de bâtiments de guerre utilisés ensuite par des corsaires sudistes pour couler deux cent cinquante navires marchands de l’Union, en contravention des lois de votre propre pays. En conséquence, le secrétaire d’État des États-Unis, Seward, répète sur toutes les tribunes son désir, une fois la victoire acquise sur le Sud, de conserver les troupes en uniforme une semaine de plus pour conquérir le Canada. Ensuite, pour faire bonne mesure avec la France qui a placé un homme de paille sur un trône à Mexico, envahir aussi le Mexique *** et s’emparer de la portion de ce pays qui n’a pas été annexée de force dans les années 1840!

Pouvait-on faire un espion d’une personne aussi critique de son gouvernement? D’un autre côté, des imbéciles exaltés formaient l’essentiel de ses informateurs. Le consul ne savait jamais si ce qu’ils racontaient tenait de leur délire ou d’une juste perception des faits. Ceux qui agissaient pour de l’argent, susceptibles de se tourner un jour vers un meilleur enchérisseur, ne s’avéraient pas plus fiables.

— Laissons de côté vos analyses politiques. Je désire quelqu’un capable d’infiltrer le mouvement fénien et de me faire un compte rendu fidèle et régulier sur ses projets.

— Quelle serait ma couverture? J’ai aimé jouer au journaliste. Surtout, je ne voudrais pas être obligé de travailler tout le jour dans un abattoir ou dans un atelier de métallurgie, pour me frotter à des Irlandais.

— Essayons donc de nous en tenir au journalisme. J’ai lu vos articles publiés à Paris. Je ne peux pas vous faire engager dans un journal irlandais, je n’ai pas de contact chez eux. Mais un périodique franchement américain, républicain ou démocrate, j’y arriverai.

Cette éventualité, plus que sa fidélité au gouvernement du Royaume-Uni, convainquit David Devlin d’accepter cette offre. Il voulut néanmoins se donner du temps pour réfléchir encore.

— Il conviendrait de discuter tout de suite des conditions de travail. Je suis venu ici une fois, c’est déjà trop. Si je dois jouer le rôle d’un fénien, le consulat britannique est le dernier endroit où je dois être vu. Les chefs de cette organisation révolutionnaire doivent avoir quelqu’un dans cette maison, afin de savoir qui y entre et en sort.

— Je multiplie les efforts pour éviter que cela ne se produise.

— Ce qui ne signifie pas que vous y arrivez. Quel canal pourrais-je utiliser pour vous faire parvenir des rapports? Une personne sûre, que je verrai sans éveiller les soupçons.

L’autre réfléchit un instant, sourit enfin avant de dire:

— À votre âge, personne ne se surprendrait si vous rencontriez une femme. Dans cette ville, les règles élémentaires du savoir-vivre et de la prudence sont couramment bafouées par les jeunes gens. Une demoiselle peut fréquenter un homme sans être accompagnée d’un chaperon. Ma fille, celle qui vous a ouvert la porte tout à l’heure, pourrait jouer ce rôle.

— Ça ira. Je verrai avec elle la façon de procéder. Pour la première fois, le mieux serait une rencontre dans un endroit public, de préférence en plein air.

La demoiselle lui avait semblé plutôt jolie, comme les Anglaises savent l’être: dents solidement plantées, peau très claire, cheveux châtains, yeux gris. La mémoire photographique du jeune homme ne servait pas qu’à jauger l’équipement d’un régiment envoyé au front…

Dans la bibliothèque, les deux hommes discutaient tout près d’un paravent couvert de soie, présentant une scène chinoise finement brodée. Juste derrière lui se trouvait une petite ouverture dans le mur, un passe-plat, vestige de l’époque où la pièce servait de salle à manger. Édith Archibald avait placé une chaise tout près, afin de ne pas rater un mot de la conversation. Son père s’était laissé convaincre de lui permettre de monter ainsi une garde discrète alors qu’il recevait des informateurs, pour prendre des notes.

En rougissant de plaisir, elle entendit son père évoquer le rôle qui lui incomberait: rencontrer ce jeune homme régulièrement, afin de recevoir ses informations. Bien sûr, sa mine plaidait en sa faveur. Elle l’avait vu juste assez longtemps pour apprécier sa grande taille, sa chevelure noire et son teint plutôt pâle, ses manières exquises… et cet accent français qu’il avait affecté en lui parlant! Elle entendait maintenant son anglais correct, celui d’un Américain particulièrement bien éduqué. Plus tard, elle saurait qu’il pouvait adopter la plus pure prononciation yankee: l’oreille d’un musicien, pour se fondre dans la foule. La personnalité valait l’enveloppe: elle avait eu du mal à ne pas pouffer de rire quand l’espion s’était risqué à critiquer l’attitude du gouvernement britannique à l’égard des États-Unis. Son plaisir l’empêcha presque d’entendre la suite:

— Notre première rencontre, vendredi prochain, aura lieu à Central Park. Je l’attendrai à l’angle nord-est. Des fiacres s’arrêtent là en permanence.

— Je lui transmettrai le message, si vous acceptez mon offre.

— Ce serait plus facile pour moi de me faire une opi-nion si vous me précisiez quelle rémunération vous avez en tête.

— Pinkerton m’a dit combien il vous versait. Une somme plus importante que celle que mon gouvernement m’a consentie.

— Un salaire honnête pour un travail dangereux, que j’ai mené à bien à sa plus grande satisfaction.

Ils discutaient comme des paysans devant s’entendre sur le prix d’un cheval.

— Ce que je vous propose présente moins de danger.

— Combien?

— Cent dollars par mois. Un montant compatible avec votre âge et votre statut de journaliste.

Un silence suivit ces mots. D’une solde de colonel, David passait à celle d’un lieutenant. D’un autre côté, jamais il n’aurait pu obtenir autant dans un autre emploi.

— Entendu. Je reviendrai à la charge lorsque je vous aurai prouvé mon utilité.

— Un dernier mot avant de nous quitter. Vos habits…, commença le consul.

Derrière son paravent, Édith se remémora la redingote grise de David, son pantalon noir, sa cravate blanche et le grand chapeau tenu à la main dès qu’elle avait ouvert la porte.

— Je sais, je semble débarquer de Savannah. Au moment où je quitterai mon hôtel, je ressemblerai à un journaliste new-yorkais: melon sur le crâne et paletot de laine.

Quelques instants plus tard, le consul reconduisait son nouvel agent à la porte.

En cherchant un endroit où passer la soirée, David déposa la lettre de Mary Surratt à la pension de John Wilkes Booth. L’homme n’était pas là, une domestique prit l’enveloppe soigneusement recachetée en l’assurant qu’elle la remettrait en main propre à son destinataire.

 ** En 1864, les sudistes lancèrent une attaque contre le Vermont à partir de Montréal. Charles-Joseph Coursol, chargé de juger ces hommes, les libéra, en contravention de la loi. Il fut un moment démis de ses fonctions, en guise de punition, après que les États-Unis se furent plaints. Par ailleurs, plusieurs navires construits — et approvisionnés — au Royaume-Uni coulèrent une quantité considérable de bâtiments marchands américains. Les États-Unis réclamèrent des compensations. C’est ce que les manuels d’histoire appellent la Alabama Claim, du nom du navire qui avait infligé le plus de dommages à la marine marchande américaine. En 1872, un tribunal d’arbitrage international condamna le Royaume-Uni à payer quinze millions de dollars aux États-Unis. Jusqu’au règlement de l’affaire, des politiciens américains prétendirent qu’il aurait fallu réclamer deux milliards de dollars, payables en nature: le Royaume-Uni n’avait qu’à remettre le Canada au gouvernement de Washington.

 *** L’empereur des Français Napoléon III plaça Maximilien sur un trône impérial au Mexique en 1864, l’assurant de son appui. Sous les pressions du gouvernement des États-Unis, l’armée française se retira en 1866. Défait par le républicain Juarez, Maximilien fut jugé et fusillé en 1867.