Chapitre 22

Le fiacre se trouvait du côté pair de la 4e Rue Ouest. David désigna à son compagnon le numéro 161, à peu de distance en diagonale.

— Tu sais ce qu’il y a là?

— Bien sûr, le consulat de Grande-Bretagne! Tu m’as arraché de mon bureau pour cela? Je recevais un client, cet après-midi.

Donovan n’essayait pas de dissimuler sa mauvaise humeur, bien au contraire.

— Je veux te montrer quelque chose. Tu as demandé à Campbell de vérifier si notre ami Fitzwilliam effectuait des additions justes?

L’autre esquissa une grimace avant de répondre, le visage défait:

— J’attendais une occasion de t’en parler, justement. Le secrétaire aux Finances se méfiait déjà de lui. Un petit examen des registres a suffi. J’ai eu un mal de chien à le convaincre de ne pas le chasser sur-le-champ.

— Je suppose que Campbell tenait d’autant plus à sévir qu’il a sans doute recruté lui-même Fitzwilliam?

— Bien sûr. Il a défendu son embauche au conseil!

David s’efforçait de ne pas sourire. En fait, trois des quatre secrétaires de la Fraternité traînaient un espion accroché à leurs basques. Cela devait être unique dans l’histoire de la guerre secrète.

— J’espère que tu n’as pas ébruité cela! Notre oiseau se sauverait dans la nature. Le voilà!

De l’autre côté de la rue, un fiacre venait de s’arrêter devant le consulat. Sans ménagement, David prit Donovan par le cou, approcha sa tête de l’ouverture fermée d’une vitre dans la portière, afin qu’il ne rate rien de la scène. Un petit bonhomme affublé d’une veste à carreaux voyante était descendu de la voiture pour aller agiter le heurtoir sur la porte du 161: Fitzwilliam!

— Jésus-Christ! maugréa Donovan entre ses dents. Un traître! Je lui règle son compte.

L’avocat faisait mine d’ouvrir la portière du fiacre. David le saisit par les épaules, le força à s’asseoir au fond de la banquette. Il frappa sur le toit de la voiture pour signaler au cocher de se mettre en route. Une nouvelle fois, son compagnon se rebella, réclama de descendre.

— Veux-tu bien te tenir tranquille, à la fin! Que vas-tu tenter? Entrer dans le consulat pour lui casser la gueule? Ou encore mieux, l’étrangler? Penses-tu vraiment que cela améliorera la situation de la Fraternité?

L’autre prit quelques grandes inspirations, se calma un peu. La moitié du trajet vers la 32e Rue était franchi quand il retrouva suffisamment ses esprits pour demander:

— Comment l’as-tu appris?

— Comme je te l’ai expliqué, je le suivais après le travail, parce que j’avais assisté par hasard à ses retrouvailles avec sa maîtresse. Je pensais trouver une explication à son niveau de vie un peu trop confortable, compte tenu de ses revenus. Tu affirmes qu’il se sert dans la caisse. De mon côté, je l’ai aperçu ici il y a quinze jours. Pour trahir, il devait venir régulièrement. La semaine suivante, je l’ai revu.

Les choses ne s’étaient pas passées de cette façon. David avait demandé au consul Archibald de convoquer son informateur, juste pour que Donovan puisse assister à son arrivée. Cela devait constituer le premier acte de la petite mise en scène entourant cette disparition. Avant de le jouer, il avait fallu attendre que la présence d’un cadavre convenable soit signalée dans un hôpital.

Depuis la veille, il s’en trouvait un sur la glace, à la morgue de l’asile Bellevue.

— Tu viens avec moi chez Roberts, décréta l’avocat. Il doit encore hanter nos bureaux.

Une heure plus tard, les deux amis se trouvaient en présence de leur chef. Celui-ci occupait une grande pièce meublée avec goût. Patiemment, il écouta les explications un peu désordonnées de l’avocat, tellement que David devait rectifier certains faits, pour leur redonner une cohérence. À la fin, le grand patron se tourna pour lui dire:

— Bravo, monsieur Devlin! Votre sens de l’observation nous permettra de faire taire ce traître. Maintenant, si vous voulez bien sortir, nous allons discuter de ce qu’il convient de faire.

L’invitation, un peu cavalière, indiquait qu’on ne lui faisait pas absolument confiance.

— Auparavant, j’aimerais vous donner mon point de vue sur le sujet.

— Cette histoire relève du sénat…

Visiblement agacé, Roberts finit tout de même par céder:

— Qu’avez-vous à dire?

— Trois individus partagent un secret. Avec le sénat, vous en ajouterez quinze de plus. Dans une semaine, aucun soldat, aucun caporal dans le plus reculé des cercles n’ignorera que le Royaume-Uni plaçait un espion auprès du secrétaire aux finances. S’il y en avait un, peut-être en reste-t-il dix! Quel effet cela aura-t-il sur le moral des troupes?

— Personne ne répétera rien. Nos délibérations demeurent secrètes.

— Jusqu’à aujourd’hui, vous m’auriez dit avec la même assurance que les militants qui travaillent dans vos bureaux sont fiables. Quand dix-huit personnes connaissent une information, elle est publique, ne vous en déplaise.

Le président et Donovan échangèrent un long regard. À la fin, l’avocat demanda:

— Qu’est-ce que tu as en tête?

— Nous sommes trois à savoir qu’un espion se trouvait dans les quartiers généraux de la Fraternité. Restons-en là. Si la nouvelle se répand, cela indiquera que l’un de nous se révèle trop bavard. Je vais m’occuper de Fitzwilliam.

La proposition étonna les deux autres. Il revint à l’avocat de demander encore:

— Qu’est-ce que cela signifie?

— Faire en sorte de vous protéger de ses indiscrétions. Ne me posez aucune question, comme cela vous n’en saurez pas trop. Tout ce que vous avez à me dire, c’est oui. Je vais vous quitter, j’attendrai votre réponse dans la bibliothèque.

Sans un mot de plus, David se retira, laissant les autres ahuris. Pendant de longues minutes, il dut faire semblant de s’absorber dans la lecture du Tribune. Quand Donovan vint le rejoindre, il acquiesça de la tête. Puis il dit tout bas:

— Si je peux faire quelque chose…

— Chut! siffla David. Tu ne sauras rien. Si je suis pris, ne viens pas m’offrir tes services comme avocat.

Sur ces derniers mots, le journaliste lui adressa un clin d’œil, accompagné d’un demi-sourire, puis quitta les lieux.

À vingt et une heures, la 111e Rue déserte était plongée dans l’obscurité de ce début d’octobre. Puis un gamin apparut du côté sud, un domestique de retour d’une expédition illicite. Un gaillard, une casquette sur la tête, le visage noirci de charbon, s’approcha de lui.

— Garçon, murmura-t-il avec un lourd accent écossais, tu veux gagner dix cents rapidement?

— Cela dépend de la façon, répondit le gamin avec méfiance, tenant ses distances.

— Rien de difficile. Tu vas porter un message à la maison là-bas. Je te donne cinq cents tout de suite, le reste après la livraison.

L’autre hésita, puis demanda:

— Montrez les cinq cents d’abord.

L’ouvrier fit voler une pièce à la lueur du réverbère, que le jeune garçon attrapa, puis tendit un morceau de papier. Quand le garçon en prit un bout, il le retint, le temps de dire:

— Tu le remets à Rudolph Fitzwilliam, personne d’autre.

Trois ou quatre minutes plus tard, l’autre revenait chercher son dû.

— Tu l’as donné à ce type?

— Un petit vieux, les cheveux gris, pas de barbe ni de moustache.

— File! grommela l’ouvrier en lançant une autre pièce de cinq cents.

Le garçon détala comme un lapin, alors que l’homme s’éloignait de son côté en évitant de se trouver dans la lumière des réverbères.

Vers minuit, un petit homme se pressait en direction de l’extrémité nord de Central Park, regardant autour de lui nerveusement. À cette heure, il était facile d’oublier la ville environnante pour s’imaginer perdu en pleine forêt. Pourtant, l’allée qui longeait le lac Harlem ne se trouvait pas à plus de cinq cents verges de la 110e Rue. L’individu la suivit vers le sud, jusqu’à un petit pont long de quelques verges, qui enjambait le plan d’eau. Il sursauta à un bruit sur sa gauche, fit mine de sortir un revolver de poche, suspendit ce geste en entendant:

— Fitzwilliam, venez ici. Nous n’avons pas de temps à perdre.

Dans un buisson épais, deux hommes le reçurent en lui ordonnant de se dévêtir très vite. Quand le petit comptable ne porta plus qu’un long sous-vêtement, ils lui jetèrent de quoi se couvrir, puis s’escrimèrent à mettre ses habits sur un corps inerte, raide.

— Vous pouvez continuer seul? s’enquit Le Caron.

— Oui, c’est ce qui a été convenu.

— J’ai été surpris de vous trouver de mon côté du champ de bataille.

— Je ne peux en dire autant… attention à votre accent. Vous savez que notre discrétion réciproque demeure notre meilleure garantie de sécurité.

L’autre opina, un peu vexé tout de même de voir sa maîtrise du français mise en doute.

— Je comprends très bien, ne craignez rien.

Malgré cette assurance, David restait un peu inquiet. Trop de personnes partageaient le secret de cette mise en scène macabre. Le Caron expédierait Fitzwilliam sous des cieux lointains, en Afrique du Sud. Là-bas, l’informateur risquait peu de rencontrer des Irlandais.

Une fois les deux autres partis, David récupéra un fusil de calibre douze à deux canons juxtaposés, sciés à la longueur de quinze pouces à peine. La suite ne serait pas une mince affaire.

— Désolé, camarade, merci pour le coup de pouce. Cela ne te fera pas de mal!

Le cadavre avait été abandonné à l’asile Bellevue, un établissement charitable le long de la East River. C’était celui d’un immigrant mort deux jours après son passage à Castle Garden. Son histoire chemina d’une oreille à l’autre jusqu’à un fonctionnaire du service sanitaire. Le macchabée devait servir aux cours d’anatomie, le directeur de l’institution se vit prié de le mettre au frais. Au cours de l’après-midi, la dépouille avait été réclamée par une obscure entreprise de pompes funèbres.

À une heure du matin, David essayait de redresser un peu le corps en l’appuyant contre une branche, sur la rive du petit étang, large de dix pieds à peine à cet endroit. Il fallait donner l’impression que l’homme avait été atteint en plein visage, que le choc l’avait projeté dans l’eau. Pour cela, il fallait se mettre à un peu moins de six pieds et tirer les deux coups simultanément. À cette distance, la double volée de chevrotines couvrait un diamètre de douze pouces tout au plus.

Une longue flamme sortit des canons alors que le recul de la crosse frappait l’épaule de David brutalement. L’arme fut jetée dans l’étang, juste sous le petit pont. Le résultat du coup de feu correspondait à ses attentes. Le visage n’était plus qu’une pulpe rougeâtre. Personne ne pourrait reconnaître ni Fitzwilliam ni l’immigrant. Le coroner expliquerait l’absence de sang en disant que le cadavre, immergé, s’était vidé sans laisser de traces. L’agent secret s’arc-bouta en essayant de se salir le moins possible — tout de même, son paletot serait abandonné dans une poubelle puante —, projeta le corps dans l’eau, de façon à ce que le mort regarde vers le fond.

Puis il quitta les lieux au pas de course, frissonnant de froid. Dans cette partie de la ville, en pleine nuit, la chance lui sourit: personne n’avait entendu la détonation. À la hauteur de la 80e Rue, il se risqua à héler un fiacre, descendit sur Broadway et franchit le reste de la distance à pied. Avec un peu de veine, le cocher ne se souviendrait pas de son visage.

— Vous êtes certain qu’il s’agit de votre père?

Un jeune homme de dix-huit ou dix-neuf ans se tenait près de l’étang Harlem. Des policiers avaient tiré le corps sur la berge.

— Ce sont ses vêtements. Vous m’avez montré son portefeuille. Pour le reste…

Sur les derniers mots, il se précipita à l’écart pour vomir dans des buissons. Quand il se retourna, une traînée brunâtre allait de sa bouche à son menton. Le lieutenant de police chercha dans sa poche un mouchoir, le lui tendit.

— Je comprends, mais la grandeur, le poids?

— C’est bien lui.

— Vous disiez qu’il était sorti hier vers vingt-trois heures trente? Était-ce son habitude, aussi tard?

— Non. Des fois, il ne rentrait pas du tout à cause de son travail. Mais rendu à la maison, il ne bougeait plus.

Le fils mentait un peu, pour protéger la mémoire de son père. Les absences de celui-ci se multipliaient, ces derniers temps.

— Nous avons trouvé cela dans sa poche. Vous savez comment c’est arrivé?

Un morceau de papier aboutit sous les yeux du jeune homme. Le message, écrit en lettres carrées tracées d’une main hésitante, demeurait lisible: «Ce soir à 12:00, près du pont sur l’étang Harlem.»

— Un garçon a apporté un mot au milieu de la soirée.

— Vous avez vu votre père sortir?

— Bien sûr que non. Tout le monde dormait déjà.

— Rien d’autre que je devrais savoir?

— Je ne vois pas… Je ne comprends pas pourquoi…

Bientôt, des larmes couleraient. L’agent préférait s’éviter ce spectacle.

— Je vous remercie. Je passerai chez vous plus tard pour compléter mon rapport.

Le jeune homme rentra à la maison: désormais chef de famille, il devait planifier des funérailles. Des policiers s’affairaient à placer la dépouille sur une brouette, afin de l’amener jusqu’au fourgon stationné à l’orée du parc. Une personne bien mise, son melon sur le crâne, le nez un peu rouge d’avoir été trop mouché, s’approcha du lieutenant. Ce dernier l’interpella:

— Monsieur Devlin, il est rare que vous vous déplaciez pour un cadavre!

— Je n’ai pas publié grand-chose dernièrement. Alors quand l’un des collaborateurs du Herald est venu annoncer la découverte d’un corps défiguré dans Central Park, je suis accouru.

Le collaborateur auquel il faisait allusion était un gar-nement de dix ans qui gaspillait ses journées au poste de police. Pour quelques sous, il signalait à des journa-listes les histoires méritant l’attention de la presse. David demanda:

— Vous pouvez me dire ce qui s’est passé?

— Trouvé ce matin vers huit heures par des domestiques venues promener la progéniture de leur patron. Une exécution, un coup de fusil en plein visage.

— Il avait l’air bien vêtu. Pas une vendetta entre truands.

— Il se nommait Rudolph Fitzwilliam. Je parie sur un règlement de comptes entre révolutionnaires irlandais. Tenez, si cela se trouve, vous en savez peut-être plus que moi.

L’autre lui adressa un petit sourire entendu. Il n’ignorait pas que son interlocuteur publiait souvent dans des journaux sympathiques à la cause irlandaise.

— Que voulez-vous dire? interrogea David en levant les sourcils, perplexe.

— Il travaillait comme comptable de la Fenian Brotherhood. Sa carte de membre était dans son portefeuille. Cela nous a permis d’aller chercher son fils, pour l’identification. Comme il habitait à deux pas, j’ai cru plus simple de lui demander de venir ici, plutôt que de l’obliger à faire tout le trajet jusqu’à la morgue.

— Mais que voulez-vous dire: j’en saurais peut-être plus que vous?

Le journaliste tenait son carnet de la main gauche, le crayon dans la droite:

— À la lecture de vos articles, on voit que vous connaissez très bien cette Fraternité. Vous devez en être membre…

— Comme deux cent mille Américains.

— Vous pouvez sans doute m’apprendre si la petite guerre de factions entre O’Mahony et Roberts peut tourner assez mal pour laisser des cadavres dans les parcs.

Les soupçons du policier portaient déjà dans cette direction. Son interlocuteur ne l’encouragerait pas dans cette voie.

— Ce sera la conclusion de votre enquête? Attribuer cela à l’affrontement entre les deux factions?

David affichait un visage incrédule, comme si cette interprétation des événements demeurait incongrue.

— Je suppose, répondit le policier, qu’avec un peu de chance, on retrouvera le garçon qui a livré le message à la victime, ce qui donnera une description du meurtrier. Ensuite, au mieux, des personnes déclareront avoir entendu un coup de fusil, avoir vu une ombre entrer ou sortir du parc. Cela ne mènera à rien. Je ne sais pas si le capitaine voudra pousser les choses plus loin. Il me dira peut-être de laisser les Irlandais s’entre-tuer pour consacrer mon attention sur les gens qui menacent la quiétude des nantis de notre grande métropole.

— Dans ce cas, si j’apprends quelque chose, je vous le di…

Un éternuement coupa le dernier mot de David. Il sortit du fond de sa poche un mouchoir déjà morveux.

— Dieu vous bénisse. Un mauvais rhume, commenta le lieutenant en lui tournant le dos. Couvrez-vous un peu mieux, en cette saison.

— Je suivrai votre conseil, lança David avant de se moucher.

Quelques minutes plus tard, il sautait dans un fiacre pour aller acheter un nouveau paletot sur Broadway.

John Donovan avait quitté la cour un moment pour venir aux nouvelles. David le rencontrait dans un parc, celui de l’Hôtel-de-Ville.

— Tu peux me dire comment tu as procédé?

— Moins il y aura de gens au courant, mieux je me sentirai.

— Des secrets bien juteux, j’en entends toute la journée de mes clients. Que s’est-il passé?

L’avocat ne pouvait réprimer sa curiosité.

— Exactement ce que j’ai écrit dans le journal: un mot porté par un gamin pour lui fixer un rendez-vous dans le parc, une décharge de fusil qu’il n’a pas vu venir.

— Mais pourquoi a-t-il accepté ce rendez-vous en pleine nuit?

— Qui sait, peut-être a-t-il pensé à un message de sa maîtresse, ou de quelqu’un du consulat. Quand on joue à conspirer, on doit s’attendre à tout.

Son interlocuteur hochait la tête, n’ayant de cesse de poser des questions:

— Et pour les soupçons à notre sujet? Pourquoi en as-tu parlé dans le journal?

— Parce que le lieutenant responsable de l’enquête a abordé la question devant moi.

— C’est imprudent. Roberts a angoissé pendant deux jours, craignant de voir des policiers se pointer à nos bureaux.

— Celui-là, peut-être devrait-il se contenter de vendre des dentelles aux femmes riches. Si un détective fait état de ses soupçons devant un journaliste, tu ne penses pas que ce serait bien curieux si ce dernier n’en parlait pas ensuite?

Donovan ne reçut pas avec la meilleure grâce la remarque sur son mentor au sein de la Fraternité. Après un long silence, il continua:

— Ce n’est pas plus mal. Cette mort fait jaser. Si les membres savent que l’on peut faire justice de cette façon, ils garderont le secret et marcheront droit.

— Pour cela, il faudrait que le lien s’établisse entre son sort et ses petites magouilles.

— Des soupçons circulaient déjà. Ils vont devenir des certitudes. Enfin, merci pour le service que tu nous as rendu.

— Je me demandais si cela viendrait! Je me suis tout de même placé dans une position délicate, avec cette histoire.

Le journaliste avait mis juste ce qu’il fallait de frustration dans sa voix pour que la suite de la conversation paraisse couler de source:

— Penses-tu que la Fraternité aimerait compter sur un émissaire permanent au Canada, à Montréal?

Donovan le regarda longtemps, intrigué, puis il demanda:

— Tu es sérieux? Tu crois nécessaire de fuir aussi loin?

— Je me retourne souvent quand je marche dans la rue, pour voir si quelqu’un me suit. Mais il n’y a pas que cela.

— Eithne?

— Bien sûr. Ce ne serait pas si simple de l’amener ici, surtout maintenant.

Au fond, la jeune femme lui fournissait le meilleur des motifs pour la suite de son plan.

— Mais que feras-tu dans ce trou perdu, où on se gèle le cul la moitié de l’année? Il ne se passe rien là-haut. La Fraternité ne te paiera pas un salaire…

— Je n’en demande pas tant. Je suppose que je pourrai devenir journaliste du côté canadien aussi. Me rembourser mes voyages jusqu’ici sera bien suffisant.

— Tu crois gagner autant d’argent du côté du Canada?

— Je ne sais pas. J’essaierai. Puis j’aimerais continuer d’envoyer des textes au Herald

Autant Donovan que Roberts n’avaient pas été surpris que David offre de se transformer en exécuteur. Tous les deux convenaient que cela cadrait plutôt bien avec l’extrême désinvolture avec laquelle il prenait les choses, une attitude fréquente chez les vétérans de la guerre de Sécession. L’avocat devinait que son chef apprendrait avec un certain soulagement que l’homme souhaitait maintenant mettre une certaine distance entre lui et le lieu de son crime.

— Cela me fera tout drôle, que tu ne sois plus là, remarqua-t-il. Je te voyais tous les deux jours…

— Nous essaierons de nous entendre pour une fois par mois. Ne t’inquiète pas, tu sauras bien te passer de moi.

L’autre lui envoya un coup de poing amical dans l’épaule, le regarda en secouant la tête, incrédule, avant de regagner le tribunal.

David resta seul sur le banc. Déjà, il avait échangé quelques télégrammes chiffrés avec Cartier, lui demandant de confirmer l’offre d’emploi dont ils avaient discuté lors de leur dernière rencontre, puis dans l’affirmative, de voir s’il serait possible de dénicher un poste de journaliste à Montréal. Afin de donner l’ordre de grandeur de ses attentes, il lui avait déjà décrit sa situation confortable à New York. La réponse du politicien l’avait satisfait: la Gazette et le Canadian Illustrated News, deux journaux modérément conservateurs, se partageraient le privilège de le publier. Quant aux émoluments venus de l’État canadien, le complément se montrait généreux!

Bien sûr, la crainte ne jouait pas un grand rôle dans sa décision: juste après le coup de feu, le danger avait été réel. Un calibre douze en pleine nuit, cela fait tout un boucan. Mais personne n’avait signalé la découverte d’un paletot dans une poubelle. Se présenter dans le parc avec une simple veste sur le dos avait été imprudent. Mais maintenant, à moins d’une dénonciation, très improbable, de la part de Roberts ou Donovan, il risquait bien peu.

Eithne aurait pu effectuer le chemin jusqu’à la métropole américaine. À sa grande surprise, David se découvrait un désir impérieux de rentrer chez lui après cinq ans d’exil, presque jour pour jour.

— Cette fois, vous quittez New York définitivement?

Édith marqua une pause, désireuse de bien peser ce qu’elle dirait ensuite. Ils s’étaient donné rendez-vous dans le salon de thé d’un grand magasin.

— J’espère que ce n’est pas à cause de moi, laissa-t-elle tomber. Je prenais goût à nos rencontres, même après les derniers événements.

— Non, cela n’a rien à voir avec vous. Enfin, oui, mais le sort en a été jeté il y a plus d’un an. Je dois me rappro-cher de… ma compagne. Puis je ne peux croire que je connaîtrai une bien grande carrière avec votre père. Il me semble plus prudent de me lier au nouveau gouvernement canadien.

— Pourtant, votre façon de mener les derniers événements a eu un énorme effet sur lui. Votre imagination, votre résolution… Quelle histoire affreuse: j’en frissonne rien que d’y penser.

Pour retrouver sa contenance, elle avala une gorgée de thé, fit mine de prendre un biscuit, le reposa sur le plateau avec une moue déçue.

— Mon père croit que nous aurons des ennuis avec les féniens pendant plusieurs décennies encore. Vous auriez pu en faire une carrière.

— Dans ce cas, cela réjouira Le Caron. Les féniens, quant à eux, pensent que ce ne sera pas si long. S’ils ont raison, je me serais retrouvé chômeur en restant ici. Avec un peu de chance, le Canada naîtra dans des difficultés suffisantes pour me tenir occupé.

Les paroles de Donovan avaient semé un doute. Les journaux canadiens connaissaient souvent une existence éphémère. Pourrait-il bien vivre de sa plume?

— Mais pour notre ami Fitzwilliam, comment les choses se sont-elles déroulées? demanda-t-il pour tromper le cours de ses inquiétudes.

— Le Caron l’a mis sur un navire en partance pour Liverpool. Il pourra s’embarquer vers Le Cap dans deux semaines, où un travail de comptable l’attend. Il a été solennellement averti de ne pas attirer l’attention, car la prochaine fois la chevrotine atterrirait dans sa tête. Quel petit homme méprisable!

David adressa un petit sourire à son interlocutrice avant de demander:

— A-t-il demandé que sa famille puisse le rejoindre un jour?

— Pas du tout. Au contraire, il paraissait heureux de couper tous les ponts avec eux et de passer pour mort. D’après lui, en leur permettant de profiter de son assurance-vie et de la maison, il s’acquittait tout à fait bien de ses devoirs de père et d’époux. Mais ce n’est pas le pire…

Comme elle se taisait, rougissante, son interlocuteur lui tendit une perche:

— Sa maîtresse?

— Il voulait absolument l’emmener avec lui. Il a fallu le menacer de l’abandonner à son sort s’il ne renonçait pas à cette folie. Il a mis une heure avant d’entendre raison et quelques secondes pour se convaincre d’abandonner conjointe et enfants.

— Les turpitudes des hommes sont sans limite…, commenta un David amusé de la réaction de la jeune femme.

Après une hésitation, elle éclata de rire et ne reprit son sérieux que pour demander:

— Allons-nous nous revoir?

— Je me suis entendu avec la Fraternité pour venir faire un rapport mensuel des activités canadiennes une fois par mois. Aussi longtemps que le projet d’invasion demeurera à l’ordre du jour, j’effectuerai ce pèlerinage. George-Étienne Cartier estime tout à fait naturel que je continue à tenir le consul informé de ce qui se trame de l’autre côté de la frontière.

— Au rythme d’une fois par mois… Il sera possible de trouver des endroits plus intéressants que celui-ci, pour nos rencontres.

Le salon de thé transpirait la féminité, avec son papier peint orné de fleurs roses, les chaises au dossier de satin de même couleur. David constituait le seul client de sexe masculin âgé de moins de soixante ans. Pendant quelques minutes encore, la conversation porta sur leurs lectures les plus récentes, puis ils se quittèrent sur une poignée de main. Le journaliste gagna immédiatement la sortie, la jeune femme examinerait des dentelles encore quelques minutes.