Chapitre 26

Les mois filaient, tranquilles. L’assassinat de Thomas D’Arcy McGee avait rallié la plupart des Irlandais à la cause du gouvernement du Canada, auquel ils accordaient leur loyauté. Aussi l’effectif du cercle fénien de Montréal s’effritait un peu, même si le quarteron d’irréductibles ressassait les mêmes déclarations enflammées. À l’été de 1869, John O’Neil tint un congrès où il réitéra son intention d’envahir le Canada.

Sur le front domestique, Eithne retrouvait lentement son entrain. David voyait là une petite dépression, due sans doute au fait que malgré des efforts répétés et enthousiastes, elle ne devenait pas enceinte. Máire poursuivait sa vie de couventine, accueillant les grandes vacances d’été avec plaisir et la rentrée scolaire avec joie. Deux fois l’an, la famille séjournait à New York grâce à la complicité de Donovan qui dénichait un appartement vide où les caser, car les séjours en Irlande de vétérans de la guerre de Sécession se poursuivaient. En contrepartie, lors de toutes ses visites à Montréal, l’avocat logeait dans la maison de la rue Saint-Denis.

Aux fêtes qui marquèrent le passage de 1869 à 1870, ils se retrouvèrent tous les quatre à l’hôtel American pour un souper festif. Pour taquiner le journaliste, Donovan remarqua:

— J’ai parcouru avec attention ton article dans le Herald, sur le bal offert par la ville de Montréal pour le prince Arthur. Tu excelles dans le carnet mondain.

— Je ne savais pas que tu lisais ce genre de texte. Les sujets montréalais susceptibles d’intéresser les New-Yorkais demeurent rares, mais dans la grande république on aime entendre parler de monarchie. Surtout anglaise.

— Le fils de ta gracieuse souveraine habite toujours Montréal?

— Bien sûr. Depuis novembre il occupe la maison Rosemount, sur le mont Royal. Il accompagne son régiment, le Royal Engineers, mais pas question de loger avec les autres dans les baraquements de la garnison.

Ce prince accomplissait une bien curieuse carrière militaire, toute composée de bal et de dîner d’apparat.

— Tout ce qui manque donc à votre jolie ville, c’est Henry James O’Farrell.

En disant cela, Donovan avait jeté un coup d’œil du côté de Máire. L’adolescente, à qui l’âge donnait de plus en plus des allures de jeune femme, ne cilla pas. Elle n’avait guère accès aux journaux dans son couvent: sans doute le fait divers lui avait-il échappé. Le 18 mars 1868, à Clontarf, près de Sydney en Australie, un fénien nommé O’Farrell avait marché d’un pas ferme vers le prince Alfred, fils aîné de Victoria, pour lui décharger son revolver dans la poitrine. L’aristocrate honorait de sa présence un pique-nique: il avait été facile de l’approcher. Son Altesse guérit rapidement de sa blessure, et l’Irlandais se balança au bout d’une corde.

David réfléchit, puis se risqua à demander:

— Le petit corps d’élite dont tu m’as déjà parlé aurait-il eu dès 1868 une antenne en Australie?

— Quand nous nous sommes connus, tu me soulignais qu’une entreprise comme la nôtre qui s’annonce dans les journaux est vouée à l’échec. J’ai retenu la leçon, surtout avec les avatars de nos missions canadiennes. Les cellules doivent demeurer complètement étanches les unes des autres, afin que les membres de celle de Montréal ne sachent pas s’il y en a une à Sydney. Mais nous embêtons nos compagnes avec ces discussions d’affaires. Máire, venez me montrer si vous dansez aussi bien que l’an dernier.

En se levant, Donovan avait tendu la main à la jeune fille, qui accepta sans hésiter. Quant à Eithne, songeuse, elle accompagna son époux dans la danse très gaie de la Saint-Sylvestre. David venait de se faire dire qu’il n’en saurait pas plus. Devait-il prendre la dérobade pour un oui ou un non?

Quand la Fenian Brotherhood ne parlait pas d’une révolte imminente en Irlande, ses membres déclenchaient les hostilités en son sein. Alors que John O’Neil proposait une invasion du Canada le 8 février 1870, le sénat se rebiffa. S’ensuivit une discussion des plus vives: un secrétaire sortit son revolver pour tirer sur un sénateur, sans l’atteindre. À la fin, le président dut se résoudre à tenir un congrès afin de permettre aux militants de se prononcer, ce qui retarda toutes les opérations militaires. Mais la scission était déjà consommée. Le 11 avril 1870, le sénat organisait son propre colloque à Chicago, où les délégués condamnèrent le projet d’invasion; le 19 avril, John O’Neil réunissait le sien à New York et obtenait l’accord des personnes présentes. À compter de ce jour, la Fraternité compterait trois sections en lutte entre elles. Le président américain Ulysses Grant, élu en 1868, ne faisait rien pour calmer les féniens, mais le secrétaire d’État tenait les Britanniques informés de tous les préparatifs dont il avait connaissance.

Le 22 mai 1870, David entendit d’abord un atte-lage s’arrêter devant chez lui, puis le cocher frappa à sa porte.

— Qu’est-ce qu’il y a? demanda-t-il en ouvrant.

— Un rendez-vous urgent. Je dois vous y conduire.

— Avec qui?

— Je ne peux pas vous le dire. Venez.

David échangea un regard avec Eithne, puis sortit. Quelques minutes plus tard, après un galop dans les rues encombrées de badauds en ce dimanche, le fiacre s’arrêtait chez George-Étienne Cartier. Le ministre le reçut avec un «Vous voilà enfin!» et l’invita à passer au salon. Deux hommes se trouvaient déjà dans la pièce: le général James Lindsay et le commissaire Charles-Joseph Coursol. Ce magistrat avait libéré les sudistes coupables du raid de 1864 contre Saint Albans. Tout à fait incompétent, il remplaçait à la tête de la police Frederick William Ermatinger, décédé subitement un an plus tôt.

Heureusement, son incompétence s’appliquerait très vite à un autre office: celui de maire de Montréal.

— Prenez place, messieurs. Nous pouvons parler librement, ma famille et les domestiques ont été expédiés à ma maison de campagne. Je vous lis ce que je viens de recevoir de Gilbert McMicken. «Le 24 mai prochain, une force fénienne estimée à deux mille hommes stationnés à Saint Albans traversera la frontière dans la région de Huntingdon, le colonel O’Neil à leur tête.»

«Henry Le Caron fait du bon travail», pensa David. Le 24 mai, c’était le jour de l’anniversaire de la reine Victoria, une date symbolique. Quand la nouvelle eut pénétré tous les esprits, le politicien demanda:

—Monsieur Devlin, croyez-vous que nos concitoyens d’origine irlandaise aient envie de prendre parti pour les féniens?

— Je ne pense pas. Maintenant leur fidélité se partage entre les trois factions de la Fraternité. Ils sont trop occupés à se disputer entre eux pour faire la révolution. Cependant, il serait bon que les policiers se fassent remarquer.

— Monsieur Coursol, vous y verrez, ordonna le politicien.

Plutôt que d’acquiescer, le commissaire de police répondit:

— Il faut annuler les cérémonies de mardi prochain, envoyer toutes les forces militaires à la frontière tout de suite…

— Ce serait une piètre idée, observa le général Lindsay.

— … Pourquoi? l’interrogea Cartier après une hésitation.

— Pourquoi montrer de l’affolement, changer nos projets, nous précipiter à la première alerte? Le fils de notre souveraine est ici. Nous allons célébrer dignement l’anniversaire de Sa Majesté, la milice défilera dans les rues, restera en armes et se rendra à la gare dans le plus grand calme.

Le militaire s’arrêta, puis se tourna vers le nouveau venu pour demander:

— Monsieur Devlin, les féniens peuvent-ils vraiment rallier deux mille hommes?

— L’expérience nous a appris qu’ils regroupent environ le quart de l’effectif attendu pour une opération militaire. Plus nous nous éloignons de la guerre de Sécession, moins il y a de vétérans nostalgiques susceptibles de s’engager dans une aventure pareille.

Tous les yeux se tournèrent vers le ministre, qui prendrait la décision. Après un moment, Cartier affirma d’un ton résolu:

— Général Lindsay, vous avez raison. Inutile de changer notre programme. Vos hommes arriveront bien assez tôt à la frontière pour enlever à ces gens tout désir de tenter de nous envahir une fois encore.

Une estrade avait été dressée sur le Champ-de-Mars, où le prince Arthur, le maire de la ville, George-Étienne Cartier et d’autres notables devaient admirer quelques milliers de miliciens marchant l’arme à l’épaule. Au lieu de cela, cet aréopage regardait une averse s’abattre contre les grandes fenêtres de l’hôtel de ville. Pendant ce temps, les militaires attendaient une accalmie dans leurs baraquements. Un peu avant midi, le ministre de la Milice et de la Défense déclara forfait:

— Colonel Osborne Smith, demandez aux miliciens de se réunir sur le Champ-de-Mars à seize heures avec leur équipement. De là, ils marcheront jusqu’à la gare du Grand Tronc. Espérons pour eux que ce sera au sec.

— Je vais me joindre à eux avec mon régiment.

Le prince Arthur avait été privé d’une parade, il voulait à tout le moins profiter d’un spectacle. Même si le moindre de ses désirs ne se discutait pas, le général Lindsay commença:

— Votre Altesse, votre sécurité…

— Sera très bien assurée par le Royal Engineers. Faites préparer mon train.

Insister ne se faisait pas. Lindsay claqua les talons, partit au pas de course.

— Votre Altesse, intervint George-Étienne Cartier à voix basse, puis-je demander à David Devlin de monter à bord de votre voiture? Non seulement manie-t-il bien la plume, mais c’est un excellent agent de mon gouvernement.

Le prince Arthur détailla le journaliste des pieds à la tête, puis déclara dans un sourire:

— Pourquoi pas. Je ne risque rien, mais à tout le moins votre homme pourra publier un article dans le Canadian Illustrated News.

Depuis son arrivée à Montréal en novembre 1869, les allées et venues du prince avaient alimenté un flot ininterrompu de textes, souvent accompagnés d’illustrations réalisées à partir de photographies de William Notman: l’aristocrate sur un toboggan, en raquetteur, en carriole, à la chasse, etc. Le manque d’imagination avait même amené la publication de deux images du cheval du prince sans son royal fardeau. On en serait bientôt à publier des gravures des fauteuils où il se serait assis.

Susceptible de s’absenter pendant deux, peut-être trois jours, David demanda à un gamin de porter un message à Eithne. «Je dois accompagner le prince jusqu’à la frontière américaine, dans son train personnel en plus. Quand je reviendrai, je t’enverrai un télégramme depuis la gare de Saint-Jean.»

En fin d’après-midi, six compagnies de miliciens se dirigeaient vers la gare du Grand Tronc, sous les hourras de la foule massée sur les trottoirs pour les voir passer. Les journaux arrivés des États-Unis vers midi annonçaient que les féniens se regroupaient dans les villes frontalières. Certains faisaient état de huit mille hommes et d’un régiment d’artillerie. Machinalement, rompu aux exagérations des journalistes, David enlevait un zéro à ce chiffre et remplaçait les canons par des carabines.

Le train royal, gracieusement mis à la disposition du prince Arthur par la Compagnie du Grand Tronc, se trouvait placé juste derrière celui qui conduirait les miliciens jusqu’à la gare de Saint-Armand, la plus proche de la frontière. En plus de la locomotive, il comptait un wagon-salon, transformable en chambre à coucher, un autre pour la cuisine et la domesticité, un troisième pour la «suite» de Son Altesse, deux encore pour cent vingt hommes du Royal Engineers, puis cinq de plus pour les chevaux. Une véritable petite cour composée de fonctionnaires et d’officiers britanniques collait aux basques du grand personnage.

— Ce gars-là aime voyager léger! ironisa le journaliste.

Un majordome le conduisit au troisième wagon. En y pénétrant, il découvrit une Édith Archibald fort souriante, à qui il ne trouva rien de mieux à dire que:

— Mais que faites-vous là?

— Bonjour!

— … Bonjour, ou plutôt bonsoir, mademoiselle Archibald. Qu’est-ce qui me vaut l’honneur d’une rencontre aussi imprévue qu’agréable?

— Je représente mon père à la réception que Son Altesse devait offrir ce soir pour souligner l’anniversaire de la reine. Deux ou trois consuls et le gouverneur général Monck s’étaient déplacés. L’ambassadeur du Royaume-Uni à Washington devait venir aussi, mais les féniens l’ont retenu auprès du secrétaire d’État américain. Tout comme ils ont forcé l’annulation du souper.

L’évocation de tout ce beau monde donna le vertige à David. Comme il avait été naïf de s’enticher d’elle!

— Et vous vous êtes dit qu’assister à une petite guerre ferait un divertissement?

— Si vous voulez, en compagnie des consuls et de quelques fonctionnaires. George-Étienne Cartier a insufflé son assurance à tous. Ces gens semblent aller à une fête champêtre.

Sans trop savoir pourquoi, le journaliste se sentit un peu vexé de voir tous ces gens prendre à la légère le mouvement révolutionnaire irlandais.

— Tout de même, en tant que femme, je ne dois pas bouger du train, précisa-t-elle. Venez, je vais vous faire connaître mes compagnons de voyage.

Elle lui présenta une demi-douzaine d’hommes en civil, le même nombre en uniforme avec des galons en abondance, tous Britanniques à en juger par leurs accents. Quand le couple reprit place dans un compartiment — celui de la jeune femme: elle devait à son sexe le privilège de voyager seule, convenances obligent —, David ne put s’empêcher de remarquer:

— Je suis vraiment le parent pauvre, dans cette compagnie, un personnage de Dickens.

— Vous m’avez déjà joué le rôle du type impressionné par les riches et les puissants. Je vous ai dit ce que j’en pensais. Alors entretenez-moi de ce que vous avez lu récemment, ou allez fumer un cigare avec les autres.

Comme David n’avait jamais fumé et que cette habitude lui paraissait répugnante, mieux valait obtempérer!

— Vous connaissez Les Misérables?

— Évidemment! Pour qui me prenez-vous?

Elle avait dit cela en riant.

Au matin du 25 mai, le colonel John O’Neil rassembla un peu plus de cinq cents hommes à Franklin, pour les mener à l’assaut du Canada. Capable d’en équiper deux mille, il en attendait plus: pour une fois que l’intendance avait suivi au-delà de ses espérances, la mobilisation des volontaires le décevait. Henry Le Caron avait procuré des armes aux soldats… tout en informant le consul Archibald de chacune de ses actions. Les envahisseurs ne se rendirent pas très loin: les miliciens canadiens, dissimulés derrière une ligne de défense hâtivement érigée, se trouvaient à Eccles Hill. Quand les féniens arrivèrent à portée de leurs fusils, un feu nourri les accueillit, laissant plusieurs morts sur le terrain. Les autres prirent la fuite sans insister. O’Neil se retrouva tout fin seul à faire face à la ligne ennemie, les balles sifflant autour de lui. Il tira la bride de son cheval et partit au galop vers les États-Unis.

— Je n’ai jamais vu une guerre d’invasion aussi courte, jeta le prince Arthur.

Sur un étalon, au milieu de sa suite, il esquissait un sourire désabusé.

— Votre Altesse, je dois m’assurer qu’il n’en restera pas un seul de ce côté-ci de la frontière, déclara le colonel Osborne Smith.

— Bien sûr, allez-y.

L’officier éperonna sa monture pour rejoindre la troupe. Aucun fénien capable de tenir sur ses jambes ne demeurerait en territoire canadien. David Devlin regarda longuement la dizaine de morts étendus sur le sol, des jeunes hommes sortis de leur atelier ou de leur boutique le temps de chercher la gloire dans cette entreprise ridicule. Non seulement aucun Canadien n’avait été tué, mais très peu de balles avaient été tirées dans leur direction.

John O’Neil imaginait pouvoir inciter ses hommes à se regrouper pour reprendre la route du Canada. Pendant tout le trajet jusqu’à Saint Albans, trois bonnes heures, il s’était vainement égosillé sur les pauvres types qui, ayant jeté leurs armes au sol, fuyaient par groupes de deux ou trois. Quand il entra dans la petite ville, devant la gare, un homme vêtu de noir, le marshall Foster, un revolver à la ceinture, lui cria:

— Colonel O’Neil, descendez de ce cheval. Vous êtes en état d’arrestation pour avoir contrevenu à la Loi de neutralité.

— Mais j’ai l’appui de Grant. Voyez, en plus, des renforts arrivent.

En effet, des Irlandais fraîchement débarqués du train se massaient autour d’eux.

— Descendez de ce cheval, répéta l’homme en posant la main sur la crosse de son arme. Et vous autres, si vous n’avez pas encore commis de crimes, retournez d’où vous venez. Le général Meade sera bientôt ici avec des troupes pour vous arrêter.

Les témoins de la scène se dispersèrent sans tarder. Parmi eux, un homme élégant, portant redingote et chapeau, se dirigea vers la gare. Mais il n’attendrait pas le prochain train vers New York. Montréal lui paraissait une destination plus prometteuse. Auparavant, John Donovan aurait le temps d’envoyer un télégramme à Eithne Devlin: «Il est temps de s’en remettre à Clontarf.»

Après une hésitation, O’Neil descendit de cheval pour accompagner le marshall Foster jusqu’à la prison de la ville. Un juge le condamnerait à deux ans de détention. Dès octobre, le président Grant lui accorderait son pardon. Cela lui permettrait de tenter d’envahir le Manitoba l’année suivante, une entreprise grotesque dont la seule qualité fut de ne coûter aucune vie humaine.

Généreux de son temps, le prince Arthur se déplaça d’un groupe de miliciens à l’autre pour les féliciter de leur courageux combat. De son côté, David se tenait à distance, profitant de tous les instants pour interroger les hommes, griffonner quelques mots dans son carnet. À moins de disserter sur la noble bravoure de Son Altesse, qui n’avait pas couru d’autre risque que celui de tomber de cheval, impossible de tirer plus de dix lignes de toute cette expédition. Vers seize heures, le prince et sa suite regagnaient le train spécial. À Édith qui vint aux nouvelles, le journaliste raconta la pitoyable équipée des féniens.

— Pauvres types, commenta-t-elle enfin.

— À les fréquenter pour les espionner, je me suis pris d’affection pour plusieurs d’entre eux. Mon seul ami est un fénien. Mais je ne devrais pas dire cela…

— Pourquoi? Vous apprenez des choses parce que ces gens vous font confiance. Vous êtes certainement aimé de plusieurs d’entre eux, respecté des autres. Cela n’est pas facile, comme situation.

— Je les regarde avec commisération, souffla-t-il. Se faire tuer pour obtenir l’indépendance d’un pays qui n’est plus le leur, menés par des aventuriers dont il faut se demander s’ils jouissent de toutes leurs facultés, quelle farce. O’Neil a conduit cinq cents hommes à la conquête d’un territoire qui compte trois millions d’habitants.

Le train spécial progressait vers Montréal. Pendant l’arrêt à Saint-Jean, David eut le temps d’envoyer un télégramme à Eithne: «Je rentre avec le train royal. Je pourrai coucher dans mon lit ce soir.» L’avant-dernier segment du trajet le conduisit à Saint-Lambert. Là, l’employé du bureau du télégraphe se rendit jusqu’à la voiture de tête du train, expliqua au majordome qu’il cherchait David Devlin, le journaliste. Le gros homme désigna le wagon des invités de Son Altesse. À vingt et une heures trente, l’agent secret se désespérait de parler au colonel Russell, le commandant du Royal Engineers, un bout de papier à la main.

— Empêchez ce train de bouger, il ne doit repartir sous aucun prétexte. Puis il me faut une monture.

— Expliquez-vous, répondit le militaire.

— Pas le temps. Un cheval, vite.

Les colonels, surtout issus de la vieille noblesse britannique, n’obéissent habituellement pas aux Irlandais un peu débraillés qui n’ont pas dépassé le grade de caporal. Mais quelque chose dans le ton de son interlocuteur l’incita à se rendre jusqu’au wagon de tête, dont il ramena un prince tout étonné d’avoir été tiré de son assoupissement.

— Que se passe-t-il?

— Altesse, votre vie est menacée. Immobilisez ce train et donnez-moi un cheval.

— Colonel, faites ce qu’il vous demande.

Le prince choisit de croire que George-Étienne Cartier n’avait pas exagéré quand il l’avait prié d’accepter le journaliste dans son entourage. D’un autre côté, il ne convenait pas de se fier à lui seul. Dès que Devlin eut quitté la voiture, il ajoutait à l’intention de l’officier:

— Dites à deux hommes de le suivre!

Un bon quart d’heure fut nécessaire pour ouvrir l’un des wagons qui servait d’écurie, placer deux larges madriers de la porte au sol pour faire descendre une première monture. David sauta sur son dos, partit à bride abattue. En montant, il avait jeté un bout de papier par terre. Édith, derrière lui, le ramassa, échappa un petit «Oh!» en découvrant les trois lignes. «Ne traverse pas le pont Victoria. Ce sera Clontarf. La huitième merveille du monde va plonger. Eithne qui t’aime.»

Alors qu’un lieutenant ordonnait qu’on fasse descendre deux autres montures du wagon, Édith posa sa main sur le bras du militaire en disant:

— Trois. Il faut trois chevaux. Je vais avec vous.

— Mais, madame…

— Je suis l’agent de liaison de cet homme. Je vous accompagne.

— Nous n’avons pas de selle pour vous…

La jeune femme s’impatienta, se fit abrasive:

— Une femme peut aussi mettre ses jambes des deux côtés d’une bête, vous savez. Vous aurez juste à détourner le regard de mes jupons, s’ils vous gênent.

Comme elle se trouvait dans la suite du prince, que son ton n’admettait aucune réplique, l’officier ne discuta plus et fit descendre et seller une monture de plus.

David conservait au moins cinq minutes d’avance sur ses poursuivants et il savait très bien où aller. Le pont Victoria, identifié comme la huitième merveille du monde dans les journaux, ressemblait à une étroite et interminable boîte de fonte posée sur des piliers de maçonnerie plongeant dans le lit du fleuve. À chacune de ses extrémités, un escalier de fer, doté d’une rampe, permettait de monter sur le dessus.

Dans cette nuit d’encre, le jeune homme se trouvait comme sur une longue rue de moins de douze pieds de large, battue par un vent froid. Son melon disparut dans le vide dès les premiers pas. Sous ses pieds s’étalait une surface convexe et irrégulière, à cause des gros rivets utilisés pour fixer chacune des plaques de métal. Une faible lueur, celle d’un fanal, brillait à peu près à mi-distance, au milieu du fleuve. À trente pas de celle-ci, il demanda:

— Qu’est-ce que vous faites?

— David, c’est bien toi? Pourquoi être venu ici? Tu n’avais qu’à rester à Saint-Lambert, nous pouvons nous occuper de tout.

Eithne vint vers lui d’un pas léger, sa chevelure comme une flamme sombre agitée par le vent. David encercla ses épaules avec son bras gauche. L’autre personne continuait de s’activer au-dessus d’une forme arrondie posée sur la surface métallique.

—Qu’est-ce que vous fabriquez? demanda-t-il encore.

— Tu le vois bien, j’installe ma petite machine infernale, répondit Donovan. Deux tonnelets de poudre pour les canons. Bien sûr, les disposer sur les rails serait préférable. Mais si à Londres une charge de ce genre a suffi à faire s’écrouler des maisons, la locomotive plongera dans le fleuve.

— Comment se fera la mise à feu?

— J’ai quarante verges de mèche. Quand on entendra le train venir, je l’allumerai. Si je ne m’attarde pas, je rejoindrai l’extrémité nord du pont assez tôt pour échapper au feu d’artifice. Allez-y tout de suite, je vous rejoindrai. Nous serons aux premières loges pour le spectacle.

Donovan s’était levé, le fanal à la main, pour marcher à droite de la longue mèche, vérifiant si elle demeurait intacte. À toutes les trois verges, il avait pris la précaution de placer une pièce de bois sur elle, afin d’éviter que la brise ne la déplace. David éloigna sa femme de lui, sortit le revolver qu’il portait entre ses reins, sous sa redingote, l’arma avant de dire très fort, pour être entendu malgré le bruit du vent:

— John, je t’arrête. Ne bouge plus.

L’autre se retourna. Le fanal tenu de la main gauche l’éclairait des pieds aux épaules, mais laissait la tête dans l’obscurité. Cela permettait à Devlin d’oublier à qui il parlait.

— Qu’est-ce que tu racontes? Ne joue pas à l’idiot.

— Je t’arrête. Je ne te laisserai pas tuer ces gens.

Pendant quelques secondes, Donovan demeura immobile, muet. Quand il parla encore, ce fut d’une voix changée, chargée d’incrédulité:

— Tu veux trahir la Fraternité?

— Je t’empêcherai de tuer des innocents.

Sur la gauche de David, une plainte étouffée se fit entendre. Eithne. Elle s’éloigna un peu.

— Sale traître, hurla Donovan.

— Je n’ai jamais trahi, ni toi ni la Fraternité. Dès le jour où nous nous sommes rencontrés, je travaillais pour les Britanniques. Je cherchais un moyen d’infiltrer l’association. Tu as été mon cheval de Troie.

L’intense surprise sur les traits de l’avocat lui échappa tout à fait.

— … Mais Fitzwilliam?

— Dans un pays lointain, en bonne santé. Du moins, je le suppose. Comme il ne voulait plus agir comme informateur, j’ai arrangé cette mise en scène. Le cadavre dans Central Park était celui d’un homme décédé de façon tout à fait naturelle.

— Non!

Le cri sur sa gauche troubla l’agent. Eithne, accroupie, les bras repliés sur son propre corps, geignait. Quand David retourna la tête, l’avocat sortait quelque chose de sa poche. La lueur du fanal permit de voir une arme.

— Ne fais pas cela.

Le revolver du fénien cracha une courte flamme avec un bruit sec, David fit claquer le sien. Donovan pivota à demi sur lui-même, s’affala sur le dos. Le fanal roula sur une verge, sans se casser. En s’approchant, l’agent constata que son adversaire geignait faiblement, un petit trou un peu à gauche du sternum, un filet de sang coulant de la commissure de sa bouche. Agonisant. Un mouvement pour se pencher, ramasser le luminaire, faire un demi-tour, et Eithne était sur lui, le frappant du poing à la poitrine.

Une piqûre, une brûlure. Le fanal tomba encore, ses genoux plièrent sous son poids. David entendit alors un «Salaud!» strident. En s’écroulant vers l’arrière, il se rendit compte que le manche de la petite lame de sa femme dépassait de sa poitrine. Sur le dos, à une verge à peine de l’abîme, il la vit très grande, lointaine, puis sentit son pied chaussé de bottines pointues dans ses côtes, dans une écume de jupons.

— Salaud! J’ai tué D’Arcy McGee juste pour être ton égale…

Encore des coups, elle essayait de le faire rouler dans le vide. Puis un cri, très loin:

— Mais tirez! Tirez avant qu’il ne tombe…

Édith, à la fois éloignée et proche. Un autre coup de feu, Eithne fut comme secouée d’un hoquet, trébucha, buta du pied dans le corps de son époux, plongea par-dessus lui jusque dans l’eau noire. Puis plus rien.

À quelques reprises, il avait marmonné, réclamé de l’eau, pour se rendormir tout de suite. Un petit homme à lunettes parlait de fièvre, de sulfamides. Puis presque subitement, il émergea, reconnut sa chambre dans la maison de la rue Saint-Denis, Édith dans une grande chaise près de lui, le roman Notre-Dame de Paris à la main.

— Quelle date sommes-nous? arriva à articuler David malgré ses lèvres craquelées.

— Le 29 mai. Dimanche.

— Trois jours.

La jeune femme s’approcha du lit, se pencha vers lui.

— Elle a tué D’Arcy McGee, souffla-t-il.

— Je sais. Les policiers ont trouvé des lettres venues de New York, de John Donovan.

— Elle voulait devenir mon égale. Faire autant que moi. Donovan lui a sans doute monté la tête avec l’histoire de Fitzwilliam.

Édith posa la main sur la poitrine recouverte d’un épais bandage.

— Je sais. J’ai entendu. J’étais sur le pont avec deux soldats.

— Pauvre femme. Quel gâchis.

Il n’y avait rien à répondre à cela. La visiteuse eut la présence d’esprit de se taire. David pleurait, à la fois sur son ami et sur son épouse. Deux vies en échange des cent trente du train. De quel côté penchaient les plateaux de la balance dans cette équation? Pour lui, le prix semblait démesuré.

Le lendemain matin, David retrouvait petit à petit ses esprits, assez pour soutenir une conversation.

— Comment se fait-il que vous jouiez à l’infirmière? Vous voulez imiter Florence Nightingale?

— Ce ne serait pas une mauvaise occupation. Selon une tradition écossaise, il faut s’occuper des personnes à qui on a sauvé la vie. J’ai lu le télégramme… Ces soldats ne seraient jamais montés sur le pont si je ne l’avais pas fait la première.

Lui devoir la vie. Le jeune homme se troubla.

— N’est-ce pas plutôt une tradition chinoise?

— Je ne connais rien à la Chine.

Assise sur une chaise placée tout près de son lit, elle lui adressait un sourire un peu timide.

— Donovan a préparé cet attentat, je suppose? voulut encore savoir le blessé.

— Avec l’aide de quelques hommes et de Eithne. Dans la correspondance échangée, aucun nom, seulement des pseudonymes. Ils échapperont aux autorités. Nous avons eu de la chance: le train royal aurait pu passer à Saint-Lambert sans s’arrêter. Dans cette éventualité, l’employé du télégraphe n’aurait pas pu remettre le message, vous seriez mort avec nous.

Cette pensée le troubla un peu. Édith renchérit:

— Votre ami n’éprouvait visiblement aucun remords à vous sacrifier.

Sans doute. L’avocat acceptait que la guerre fasse des victimes. À ses yeux, l’importance de la cible justifiait sans doute le risque de tuer un camarade. À tout le moins, David voulait croire que Eithne avait eu la conviction sincère qu’il s’en tirerait. L’idée qu’elle avait pu jouer à la roulette avec sa vie lui répugnait.

— Que va-t-il se passer à présent? demanda-t-il.

— La reine Victoria vous enverra un message de remerciements, tout en demandant de ne pas ébruiter cette affaire. Elle ne voudra pas donner des idées à d’autres illuminés en rendant publique cette histoire. Une médaille suivra sans doute. George-Étienne Cartier fait dire de ne vous inquiéter de rien.

— Cartier! Il n’est même pas foutu de payer une pension à la veuve de Ermatinger, un homme qui s’est décarcassé à la tâche pour lui. Cette promesse de politicien ne me rassure pas.

— Dans ce cas, autant faire confiance aux traditions écossaises.

David esquissa un sourire, redevint tout de suite inquiet:

— Máire! Elle a déjà perdu ses parents…

— Je suis allée la voir. Ne craignez rien, on s’occupe d’elle aussi bien que possible dans les circonstances.

Mieux valait fermer les yeux, dormir encore, faire confiance à la vie… ou à l’Écosse.