Changer d’allure, comme les comédiens! New York deviendrait la scène de David, pour une pièce sans durée déterminée. Pour passer inaperçu, il lui fallait d’abord de nouveaux vêtements.
Les grands magasins, tout comme de nombreux hôtels et théâtres, se trouvaient sur Broadway, surtout du côté ouest de l’avenue. Le jeune homme remonta la rue à pied sur une longue distance, ne sachant trop où aller tellement le choix abondait. Le long du Mille des Dames s’alignaient d’immenses commerces, comme celui de Stewart, qui occupait tout un pâté de maisons à la hauteur de la 10e Rue. Même si rien ne se trouvait là pour lui, il ne put résister à l’envie d’y entrer. Des centaines d’élégantes, dans leurs vastes crinolines, se déplaçaient entre les étals comme des navires toutes voiles dehors. Ce vêtement comptait huit cerceaux d’acier fin et souple, le plus bas à quelques deux pouces du sol, le plus haut juste sous les fesses. Dans cet accoutrement, les plus petites devenaient plus larges que grandes…
Parmi ces temples de la consommation féminine,quelques-uns recevaient la clientèle masculine. Les vitrines s’ornaient de panneaux dressant la liste et les prix des marchandises. Parfois, un commerce tendait un fil de fer sur toute la largeur de la rue, pour y pendre de larges toiles couvertes de publicités peintes.
Dans un établissement au nom prometteur de Taylor, David combla tous ses besoins: une demi-douzaine de chemises, trois pantalons de serge, deux gilets, deux vestes, quelques cravates, un col amidonné. Il ajouta des chaussettes en quantité suffisante pour que personne ne s’inquiète de son odeur, à une époque où se laver une fois la semaine tenait de l’exploit, et deux fois l’an paraissait tout à fait raisonnable. Un paletot de laine — l’hiver, la neige restait au sol deux ou trois jours — et un joli melon, un couvre-chef qui deviendrait terriblement à la mode vingt ans plus tard, complétèrent le tout.
Si ses achats pouvaient lui être livrés directement à son hôtel, David revêtit sur-le-champ un gilet, une veste, le paletot et le chapeau. Ses vêtements sudistes, placés dans un sac, iraient au premier mendiant venu. Ce nouvel accoutrement lui permit de se fondre aux milliers d’employés ou de jeunes professionnels cherchant à se tailler une place dans la classe moyenne en pleine croissance de New York.
En traversant la rue pour aller dans une librairie, il se fraya un chemin dans le flot de voitures tirées par des chevaux, zigzaguant entre les îlots de crottin que les employés de la Voirie n’arrivaient pas à ramasser assez vite. En été, quand le mercure dépassait les quatre-vingts degrés et l’humidité les quatre-vingts pour cent, l’odeur devenait épouvantable.
Pour revenir vers le sud, une fois terminé l’achat de quelques livres, le jeune homme adressa des signes au conducteur d’un omnibus jaune portant le mot «Broadway» en grandes lettres noires sur ses côtés. Pour cinq sous, il monta à l’arrière. Ces véhicules pouvaient asseoir jusqu’à douze personnes sur deux banquettes placées l’une en face de l’autre, dans le sens de la longueur. David salua ses compagnons de route, quatre femmes et deux enfants, d’un signe de tête. Un peu plus tard, il descendait tout près de l’hôtel Dundee.
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Lorsque David Devlin quitta son hôtel pour la dernière fois, c’en était fait de la brève existence d’Étienne De Lahaye, comme si la terre s’était ouverte pour l’avaler. Il laissait derrière lui une centaine d’articles de journaux étalés sur les quinze derniers mois.
Après avoir consulté les petites annonces et visité quelques maisons, le nouvel espion du Royaume-Uni loua une chambre confortable. Madame veuve Charles Perkins habitait une grande bâtisse de pierres brunes dans Greenwich Village, rue Thompson, entre les 3e et 4e Rues. Des deux côtés de la porte, des colonnes grecques donnaient un charme classique à la façade. Comme la maison se trouvait au milieu d’une rangée de demeures tout à fait identiques, cette unité semblait du meilleur effet. Bien pavée, la rue s’ornait d’un alignement d’arbres matures le long de chacun des trottoirs: un milieu respectable, parfait pour un journaliste ambitieux.
Jamais la propriétaire des lieux n’évoquait ses locataires autrement qu’en parlant d’invités, aucun argent ne devait transiter par ses blanches mains, une domestique s’occupait de ce détail trivial. Cela ne l’avait pas empêchée de demander un paiement immédiat pour les trois mois à venir!
La chambre, au deuxième étage, donnait sur un jardin situé à l’arrière de l’édifice. Il s’y trouvait un lit moelleux, une petite table de travail, une chaise et surtout un grand fauteuil placé près de la fenêtre. Une nouvelle technologie cachée dans un petit cabinet au fond du couloir le convainquit de louer cette pièce: un water-closet. Après qu’on avait actionné vigoureusement le bras de la pompe pour remplir le réservoir, une traction sur une chaîne suffisait à évacuer vers une fosse, à l’arrière de la maison, le résultat de son bowel movement. Il ne s’agissait pas encore du modèle au conduit en col-de-cygne où l’eau agissait comme un clapet pour empêcher les odeurs nauséabondes de venir de la tuyauterie. Ce serait inventé dix ans plus tard.
Après avoir actionné la chasse d’eau, pour voir, David décida de verser les trois mois de loyer demandés.
Un mot porté par un gamin, payé deux cents pour sa peine, permit au consul Archibald de connaître les coordonnées de son nouvel agent secret. David fut récompensé rapidement de cette délicatesse: il reçut peu après un télégramme le priant de se présenter au directeur du Harper’s Magazine le jour suivant.
Ce périodique républicain paraissait toutes les semaines. Le jeune Irlandais en sortit avec le titre pompeux de correspondant, qu’il fit mettre sur des cartes de visite commandées chez un petit imprimeur. Cette nomination n’engageait personne: David aurait la liberté de soumettre des articles, que l’éditeur accepterait selon son bon vouloir. Le statut de journaliste, avec un bout de carton pour le prouver, l’autoriserait toutefois à mettre son nez partout sans soulever trop de soupçons.
Le souci de se procurer un logis et un emploi retarda un peu le véritable défi qui se posait à lui: comment infiltrer une organisation réputée secrète? Le plus simple était de retrouver le cercle dont il avait fait partie environ quatre ans plus tôt. Son chef tenait un salon de barbier dans Soho. Le prétexte d’un rasage permettrait de voir s’il reconnaissait l’homme et, surtout, s’il pouvait se faire reconnaître de lui. Il en fut quitte pour une vaine promenade: non seulement l’Irlandais avait disparu sans que ses voisins ne sachent où, mais l’Allemand qui avait repris le local vendait de la saucisse.
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Les Irlandais logeaient en grand nombre à proximité du port, surtout du côté est où ils représentaient une nette majorité de la population de certains districts. Les navires à décharger et des manufactures fournissaient des emplois à des hommes peu qualifiés, prêts à se rompre les os pour quelques cents de l’heure. Des maisons d’affaires employaient de nombreux commis. Ces travailleurs logeaient dans les environs, des commerçants leur procuraient les biens nécessaires à leur survie.
En prenant tous ses repas dans des restaurants ou des tavernes de ces quartiers, David pensait finir par créer des liens d’amitié. Il choisissait des établissements destinés aux employés ou aux professionnels au tout début de leur carrière: des personnes de son âge et d’un statut social semblable au sien. Chercher à prendre contact avec des débardeurs ou des ouvriers aurait d’emblée paru suspect. S’il devait s’y résoudre, ce serait habillé de haillons et avec de la corne sur ses mains trop fines. Dans un restaurant, rien de plus facile que de demander à des voisins de table, avant de passer sa commande:
— La viande que l’on mange ici n’est pas venue à pied depuis l’Ohio, j’espère?
Cela suffisait habituellement à lancer une conversation sur la qualité de la nourriture, les derniers événements militaires — le Nord procédait à une destruction systématique de l’économie du Sud —, ou les excès du très coloré Parti démocrate de New York. Les choses en venaient rapidement aux poignées de main et à une présentation formelle. David perdait tout intérêt pour les gens au patronyme anglais, écossais ou allemand, mais adoptait la loquacité d’un vendeur quand son vis-à-vis en donnait un originaire de la verte Érin! Le troisième jour fut le bon: il remarqua, au premier échange sur le décor du restaurant, une petite harpe dorée sous le revers de la redingote de son voisin de table, John Donovan.
— Vous me faites me languir du pays!
En prononçant ces mots en gaélique, il indiquait l’objet du bout du doigt.
— Je ne connais pas vraiment la langue. À Boston, on risquait d’être rossé par les Américains si on l’utilisait.
— Mes parents n’en parlaient pas d’autre. Mais ils sont morts alors que j’étais enfant. J’ai été élevé par des Canadiens français dans un trou au nord de l’État de New York. Les hommes du Fighting 69th m’ont rafraîchi la mémoire.
— Ce régiment est essentiellement composé d’Irlandais, je pense.
— Certains avaient été recrutés sur le quai, à la descente du bateau qui les amenait de Cork ou de Dublin. Souvent ils ne connaissaient pas un mot d’anglais. Je leur servais de traducteur, à l’armée.
Dans un pays comme les États-Unis, tous les jours des milliers de personnes devaient utiliser les services d’un truchement. La contrée prenait l’allure d’une Babel.
— Les recruteurs faisaient la même chose à Boston! ajouta l’inconnu. Certains de ces nouveaux soldats ne savaient même pas qu’une guerre déchirait le pays. À peine débarqués, ils se retrouvaient avec un uniforme sur le dos. En attendant de voir leur premier champ de bataille, ils croyaient avoir de la chance: obtenir un emploi et trois repas par jour en posant tout juste le pied sur le sol d’Amérique.
— Ils ont même recruté en Irlande, je pense, promettant la gloire militaire jusqu’à la victoire, le pays de l’abondance ensuite.
En évoquant ces souvenirs, David réalisa que ce serait là un excellent premier sujet d’article: la présence irlandaise dans les troupes de l’Union. Il ne révélerait rien que l’on ne savait déjà, mais profiterait de cette occasion pour contacter ses compatriotes et se faire bien voir d’eux.
— Vous avez été dans l’armée du Nord? demanda-t-il à son voisin.
— Le contingent du Massachusetts. J’ai interrompu mes études de droit pour la grande aventure en 1862. Une blessure juste assez grave pour entraîner mon renvoi m’a permis de les reprendre l’année suivante.
— Vous venez de Boston?
— Oui. Je suis venu dans cette ville immorale afin de devenir riche.
L’autre lui adressa un clin d’œil. Tout le monde venait à New York avec cet objectif en tête, un espoir le plus souvent déçu.
— Je poursuis la même maîtresse.
David chercha dans une poche intérieure de sa redingote, en sortit une carte de visite qu’il tendit à son voisin. L’autre fit de même. Donovan se prit d’intérêt, dans les minutes suivantes, pour la langue de ses ancêtres, montrant du doigt les couverts, la nourriture, écoutant son compagnon les nommer en gaélique, répétant studieusement les mots nouveaux.
Cette lubie innocente ne plaisait pourtant pas à quatre convives assis à une table non loin de la leur.
— Speak white! Vous êtes en Amérique ici!
Un rouquin qui depuis un moment jetait un regard mauvais sur eux avait craché ces mots. Ses trois compagnons partirent d’un grand rire. Donovan blêmit, fit mine de se lever. David plaça sa main sur son avant-bras, murmurant:
— Ces quatre hommes possèdent peut-être des amis dans la place.
L’autre échappa un soupir, se laissa choir sur sa chaise. La remarque de leur voisin faisait naître des échanges amusés chez des hommes assis à d’autres tables.
— Vous avez raison, convint-il après une hésitation.
— Nous avons terminé, autant sortir tout de suite.
Le temps de jeter sur la table de quoi payer leur repas, ils s’esquivèrent, pas assez vite pour s’épargner d’entendre encore:
— Regardez les deux mauviettes prendre la fuite. J’espère qu’ils vont retourner dans leur pays de merde sans demander leur reste.
L’insulte du rouquin provoqua l’hilarité générale. Sur le trottoir, les deux hommes s’adossèrent contre un mur, le temps de reprendre leurs esprits. Ce genre de scène se répétait dans les villes américaines, tous deux ne la vivaient pas pour la première fois. Le mouvement nativiste s’était développé au gré de l’arrivée massive des Irlandais après la Grande Famine. Ses membres proposaient de redon-ner les États-Unis aux «vrais» Américains, ceux qui étaient nés au pays. Pour cela, rien de mieux que de renvoyer tous ces étrangers, qui menaçaient la prospérité et les valeurs morales protestantes de l’Amérique, d’où ils venaient.
Les Irlandais éaient l’objet d’une haine particulière pour deux raisons. D’abord, leur nombre: certaines années, Boston et New York à elles deux en recevaient largement plus de cent mille! Puis ils pratiquaient la religion catholique. Ces papistes qui véhiculaient les superstitions et les vices de l’Église de Rome.
Le ressentiment des deux hommes ne diminuait pas. Donovan, surtout, paraissait sur le point d’exploser.
— Si je savais où ils habitent ou bien où ils travaillent, j’irais leur apprendre la politesse.
— Ils demeurent toujours quatre et nous, deux. Même avec l’avantage de la surprise, ce ne serait pas une mince affaire!
— Nous ne sommes pas deux, mais des dizaines de milliers!
L’avocat tâtait nerveusement la petite harpe au revers de sa redingote, les yeux fixés sur la porte du restaurant qu’ils venaient de quitter de façon si honteuse. Il poursuivit, sur le ton de la conspiration:
— Tu connais la Fraternité des féniens?
— J’en ai été membre pendant un mois ou deux. Mais nous n’étions pas des milliers. Deux douzaines peut-être. Ensuite, je suis allé à la guerre.
— Cela a changé. Aujourd’hui, nous sommes très nombreux, dans toutes les villes des États-Unis. Attention, les voilà!
Donovan tira son compagnon par le bras, pour le plaquer près de lui, dans l’entrée d’un commerce voisin. Les quatre individus avec qui ils avaient eu maille à partir sortaient du restaurant, hilares, se remémorant encore une fois la petite scène, les deux papistes fuyant la queue entre les jambes.