Chapitre 4

Dans une petite salle discrète d’une taverne de la rue Bowery, David Devlin faisait connaissance avec ses nouveaux amis, tous des féniens. Ce quartier turbulent, où sévissait une forte criminalité, abritait une multitude de lieux de plaisirs plus ou moins licites, des combats de coqs, de chiens ou d’ours à la prostitution et aux fumeries d’opium.

Patrick McCanna, un mécanicien d’une cinquantaine d’années embauché par une compagnie de chemin de fer, était aussi un «centre», le dirigeant d’un cercle. Sous sa direction se trouvaient neuf capitaines. Donovan était l’un d’eux. Chacun des capitaines commandait neuf sergents, à leur tour à la tête de neuf soldats. Aucun des hommes occupant des responsabilités n’était élu: tous avaient été nommés par le Head Center, le chef de l’organisation aux États-Unis. Cela donnait, en théorie, pour un cercle,huit cent vingt personnes tout au plus. Dans les faits, certains cercles comptaient jusqu’à deux mille membres, d’autres pas plus de deux douzaines. L’organisation ne refusait personne, quitte à multiplier le nombre des capitaines.

Les bières brunes se succédaient sur la grande table, une quinzaine de convives les faisaient disparaître. Donovan se pencha vers le «centre», lui parla longuement à l’oreille. L’autre parut d’abord réticent aux suggestions de l’avocat, mais avec le temps sa résistance faiblit. Le capitaine fénien sortit de sa poche la carte de visite de David Devlin.

À la fin, le chef du cercle l’interpella d’un bout à l’autre de la table:

— John me dit que vous êtes un fénien aussi.

— J’ai été initié en 1861, peu de temps avant d’aller au combat. Quand je suis revenu à New York, j’ai voulu voir le «centre». Disparu sans laisser de traces, il paraît.

David donna le nom du barbier, son adresse.

— Parti vers Chicago peu après les émeutes de 1863, répondit l’autre. La police le recherchait, car il avait commis quelques petits méfaits. Les membres de son cercle ont rejoint d’autres groupes.

Il y eut un temps mort, tous les témoins restèrent attentifs. Après une nouvelle hésitation, le «centre» poursuivit:

— Vous aimeriez renouer avec l’organisation? John veut vous parrainer, si vous voulez prêter serment de nouveau.

— C’est lui qui te rossera si tu manques à ta parole, lança une voix. Si tu nous trahis, gare à toi.

Un éclat de rire souligna ces paroles. L’avertissement s’avérait cependant très sérieux: les parrains jouaient leur réputation en introduisant un candidat. Ne serait-ce que pour la restaurer, si le nouveau venu se dérobait à ses engagements, il convenait de lui faire rendre des comptes.

Patrick McCanna leva la main pour ramener le silence, désireux de conserver à la cérémonie toute sa solennité.

— Voulez-vous vous joindre à nous? demanda-t-il encore.

— Oui… oui. J’ai vu aujourd’hui qu’il convenait d’avoir des amis. Autrement, la vie peut devenir intenable.

— Vous connaissez notre objectif?

— Rendre sa liberté à l’Irlande.

Cela n’était pas un mystère. Depuis que l’Angleterre avait soumis l’Irlande, des mouvements révolutionnaires étaient apparus périodiquement, voués à l’indépendance du pays. L’objectif tenait le plus souvent du vœu pieux, sauf quand la conjoncture semblait particulièrement propice. Un soulèvement était survenu à la fin du xviiie siècle, alors que l’Angleterre en avait plein les bras à combattre la France dirigée par Napoléon Bonaparte. Il y en avait eu un autre en 1848, alors que la révolte grondait dans plusieurs contrées d’Europe, même au Royaume-Uni. La seconde moitié des années 1860 s’ouvrait sur une nouvelle poussée de fièvre révolutionnaire, qui gagnait les Irlandais établis en Amérique.

Sur un signe de tête de McCanna, quelqu’un avait sorti de sa poche une lourde clef en se dirigeant vers un placard situé dans un coin de la pièce. Il revint avec un drapeau irlandais, un grand morceau de tissu vert. Des femmes particulièrement habiles y avaient brodé une harpe dorée au milieu.

Les Irlandais présents sortaient de leurs poches des poignards, des garcettes alourdies de plomb, des coups de poing américains faits de bronze, et même deux revolvers. David Devlin fut invité à se mettre à genoux, à placer contre son cœur une extrémité du drapeau alors que Donovan tenait l’autre en lui posant sous les yeux un petit carton où se trouvait écrit le serment d’allégeance. La nouvelle recrue récita à haute voix, pendant qu’un homme approchait obligeamment une lampe à l’huile pour l’éclairer et qu’un autre pressait la lame d’un couteau contre sa gorge:

— Je, David Devlin, jure de façon solennelle, en présence du Dieu tout-puissant, que je travaillerai de mon mieux, quels que soient les risques, aussi longtemps que je vivrai, à la réalisation de l’indépendance de la république irlandaise, que j’obéirai dans le respect des lois de Dieu aux ordres de mes officiers supérieurs. Que Dieu me vienne en aide.

Les derniers mots se perdirent dans un hourra. David se trouva soulevé de terre, pressé contre la poitrine de tous les hommes présents, à grand renfort de tapes dans le dos. Il serait un simple soldat, sous les ordres d’un sergent dont il ne retint même pas le nom, mais qui réclama tout de suite le paiement du droit d’entrée, un dollar, et les dix cents que coûtait la cotisation hebdomadaire. Le jeune homme paya d’un coup tout le prochain mois et quelques tournées. L’officier se fit discret après avoir reçu son dû. À l’évidence, Donovan serait son supérieur immédiat.

La soirée se continua, bruyante, jusque vers minuit. L’abus de bière, dû à la générosité du nouveau membre, rendit rapidement toutes les jambes flageolantes. Sur le trottoir, après des accolades, les hommes se dispersèrent. David se dirigea vers Greenwich Village avec Donovan, qui habitait aussi dans cette direction. Les rues demeuraient encore animées malgré l’heure tardive. Les restaurants, les cafés, les tavernes et les théâtres vomissaient des centaines de personnes sur la chaussée.

— Tu ne m’en veux pas trop d’avoir demandé ton initiation sans t’en parler d’abord? Comme tu avais déjà été membre…

— Non, pas du tout. J’avais tenté de renouer avec mon ancien cercle dès mon retour dans cette ville. Je tenais à réintégrer l’association.

— Il va se passer bientôt des événements grandioses. Ce sera très important de pouvoir compter sur des personnes capables d’expliquer aux Américains les objectifs du mouvement. Comme tu es journaliste…

Des événements grandioses! Cette rumeur avait certainement alimenté le désir du consul Archibald de recourir à ses services.

— Un journaliste qui n’a encore rien publié dans son journal!

— Cela viendra bien, avec ton talent…

Les derniers mots avaient été prononcés dans un grand rire.

— Je vais tenter de me rendre digne de ta confiance, répondit David du même ton amusé.

— En fait, j’aimerais que tu fasses connaître un peu la situation de l’Irlande aux Américains. Ce que les Anglais nous ont fait… La Grande Famine, le vol des terres, tout cela. Il faudrait que l’opinion devienne favorable à notre cause.

— On a vu aujourd’hui que nous ne jouissons pas de beaucoup de sympathie dans ce pays.

— Les Américains ne sont pas tous aussi cons. Et puis ils détestent autant les Anglais que nous, ces temps-ci. Il faudrait qu’ils nous laissent libres de nuire aux tyrans. Pas besoin qu’ils nous appuient, juste qu’ils restent neutres. Qu’ils se contentent de compter les coups que nous allons donner.

En d’autres mots, agir sur l’opinion publique. Cet avocat surestimait dangereusement les effets de quelques articles dans le Harper’s Magazine.

— J’espère que je ne te décevrai pas. C’est peut-être à cause de la bière, mais ce soir je ne vois vraiment pas comment je pourrais arriver à ce résultat.

— Tu trouveras. Peux-tu te libérer toute la journée, samedi prochain? Je voudrais te faire connaître des gens importants de la Fraternité.

— Bien sûr. Tout ce que j’ai à faire, c’est dénicher des sujets d’articles.

Ils venaient d’arriver devant la pension où logeait Donovan. David Devlin et lui se serrèrent la main et se donnèrent une dernière accolade avant de se séparer. Le nouveau fénien pressa le pas jusque chez lui.

Prétendre être un journaliste était une chose, le devenir en était une autre. Le fait d’avoir produit des articles en français ne le rassurait qu’à demi. Les cours d’anglais suivis au collège lui paraissaient maintenant bien loin et si sa maîtrise de la langue parlée lui permettait de passer inaperçu, en irait-il de même à l’écrit? L’éditeur du Harper’s Magazine poserait le premier verdict. Mieux valait mettre toutes les chances de son côté d’ici là.

Tôt le lendemain matin, David remonta la rue Thompson jusqu’à Union Square, puis prit à droite la 4e Rue jusqu’à la place Lafayette. À sa mort, l’homme d’affaires John Jacob Astor avait légué une somme généreuse pour la création d’une bibliothèque portant son nom. L’établissement de pierres grises se dressait là, haut de trois étages, imposant. Sur la façade, de grandes fenêtres et trois portes, dont le linteau prenait la forme de demi-cercles, donnaient beaucoup d’allure à l’édifice.

En s’acquittant des frais d’abonnement, il obtenait le droit de passer des journées entières dans cet établissement majestueux aux boiseries sombres, au mobilier massif, tout de chêne. Ce serait son lieu habituel de rédaction, son bureau en quelque sorte, car les journalistes payés à la copie n’en avaient pas dans les locaux du Harper’s Magazine. Plus de cent mille volumes lui tiendraient compagnie. L’endroit souffrait toutefois d’un défaut: impossible d’emprunter des livres pour les amener à la maison.

Après quelques heures passées à bouquiner, le jeune homme rejoignit la rue Broadway, toute proche, pour essayer un autre mode de transport public new-yorkais: le tramway. Les roues cerclées de métal roulaient sur des rails, un cheval fournissait la force motrice. Plus de trente personnes à la fois pouvaient y monter. Aucun moyen de locomotion ne permettait de se déplacer aussi confortablement et à si peu de frais. Seule la promiscuité pouvait inciter certains à lui préférer le fiacre, considérablement plus coûteux.

Assis sur une étroite banquette de bois, le jeune homme parcourut tout le chemin jusqu’à la pointe de l’île de Manhattan, pour ne descendre que quand son véhicule tourna dans la rue State, après être passé devant le Bowling Green. Il continua à pied vers le Battery Park. Ce grand espace semi-circulaire donnait sur la mer. Autrefois, il y avait eu là une batterie de canons et une place forte. L’endroit avait été transformé en parc. La baie devant ses yeux, couverte de voiliers et de vapeurs, le laissa abasourdi: la circulation lui semblait aussi dense que dans la rue Broadway!

Du côté ouest du parc, au bout d’une courte jetée, se trouvait un îlot rocheux sur lequel, au début du siècle, on avait construit un ouvrage défensif de forme octogonale. Le bâtiment avait pris un nouveau nom, Garden Castle, lors de son changement de vocation. Depuis une dizaine d’années, le grand édifice servait de centre de réception des immigrants. «L’endroit vaut certainement le coup d’œil», se dit le journaliste en mal de sujets d’écriture.

La construction rappelait, de l’extérieur, une ruche un peu écrasée. Une fois passée la porte, la comparaison était parfaite. La ville recevait quotidiennement plus d’un millier d’immigrants, dont au moins la moitié, lui sembla-t-il, d’Irlande: le gaélique paraissait la langue la plus répandue. Les arrivants se trahissaient par leurs vêtements usés,sales, sans doute infestés de vermine. La traversée durait de dix à douze jours, quinze dans le cas des navires venus d’Allemagne. Toutes ces personnes avaient voyagé dans l’entrepont, se nourrissant des maigres provisions achetées avant le départ, ou pour les plus négligents, acquises à fort prix des matelots une fois les amarres larguées, couchant pour la plupart à même le sol. Le coût du passage, pour les individus arrivant du Royaume-Uni, se trouvait souvent assumé par des sociétés charitables qui, désireuses de diminuer la pauvreté chez eux, exportaient les déshérités de l’autre côté de l’Atlantique.

Épuisés, les yeux hagards, ignorant souvent la langue du pays, toujours ses usages, ces personnes représentaient des proies faciles. Des hôteliers, des propriétaires de logements se pressaient pour les amener chez eux, où ils leur feraient payer trop cher un abri insalubre. De nombreuses agences de placement venaient promettre, contre une commission, un emploi inexistant. Des proxénètes cherchaient les jeunes filles et les jeunes garçons les plus jolis, pour alimenter les innombrables bordels de la ville. La moitié de ces immigrants ne termineraient pas la journée sans avoir été volés, d’une manière ou d’une autre, au moins une fois: leur baptême de l’Amérique, en quelque sorte.

D’autres, bien guidés ou plus chanceux, se tireraient mieux d’affaire. D’abord, l’immigration s’effectuait souvent à travers des réseaux officieux. De très nombreux Irlandais trouvaient, dès qu’ils passaient la porte de Garden Castle, des frères, des sœurs, des cousins, des cousines, ou plus simplement des personnes venues du même village. Après les accolades, les baisers, les salutations larmoyantes, ces immigrants profitaient du logement et très souvent de l’emploi déniché par ces alliés. D’autres fois, des employeurs les recrutaient sur-le-champ, sans leur vouloir d’autre mal que les faire travailler de très longues heures pour un mauvais salaire. Enfin, Irlandais et Allemands avaient créé dans la cité des associations bénévoles pour venir en aide aux nouveaux venus de leur communauté. Tout cela n’épargnerait toutefois à personne les dures conditions qui les attendaient.

La plupart ne passeraient qu’un jour ou deux dans la ville, avant de continuer leur route vers l’intérieur du continent. Certains s’établiraient à New York, dont la population se composait pour moitié de personnes nées à l’étranger. David se mit en tête d’être témoin des premiers moments d’une famille dans ce nouvel environnement: ce sujet d’article en valait bien un autre. Son choix s’arrêta sur un petit groupe en haillons — le père, la mère, trois enfants — qui concluaient des effusions larmoyantes avec un homme d’une quarantaine d’années, le frère de l’immigrant, jugea-t-il. Il leur emboîta le pas vers la sortie de Castle Garden. Tous leurs biens tenaient dans deux baluchons que le chef de famille portait à bout de bras.

Quand ils eurent traversé Battery Park, ils montèrent dans un tramway, le journaliste sur leurs talons. Après avoir parcouru Broadway jusqu’à la hauteur du parc de l’Hôtel-de-Ville, la petite troupe changea de voiture afin de s’engager dans la rue Chatham, qui devenait Bowery après une grande courbe. Les immigrants, malgré la fatigue de la traversée, ouvraient des yeux écarquillés sur la foule des trottoirs, les édifices de brique ou de pierre. Dans ces quartiers, David se distinguait par son élégance et sa propreté.

La famille d’Irlandais descendit à la hauteur de la rue Houston, s’engagea dans celle-ci vers l’est, obliqua bientôt vers le sud dans Suffolk. Sur les trottoirs, les ménagères s’interpellaient en gaélique. De chaque côté de cette rue sans arbres se dressaient des bâtiments de brique hauts de cinq étages, noircis par la fumée des cheminées, celles des immeubles résidentiels bien sûr, mais aussi des usines. Plus à l’est, sur la East River, se trouvaient les chantiers navals et toutes les manufactures liées à cette activité, de la construction de machines à vapeur à celle des tonneaux, en passant par la fabrique de cordes. Il y avait aussi des usines de textiles, des ateliers de couture. Dans la plupart des logements ouvriers, les femmes et les enfants devaient effectuer des travaux d’aiguille pour quelques cents par jour. Plus au nord, d’immenses abattoirs permettaient de nourrir les centaines de milliers de New-Yorkais, répandant une horrible puanteur sur des quartiers entiers de la ville.

Les immigrants pénétrèrent dans un tenement, l’un de ces grands immeubles d’habitation étroits, profonds, dont seules les pièces du devant et de l’arrière profitaient d’une fenêtre ouvrant sur l’extérieur. De nombreux ménages passaient leur existence dans une ou deux pièces ne possédant qu’une porte pour toute ouverture, respirant un air fétide, s’éclairant avec une bougie à midi. Aussi, le premier mouvement de cette famille serait, dès que le père aurait trouvé un emploi un peu régulier, de chercher un logement dans un tenement un peu plus récent, où chaque pièce se trouvait dotée d’une fenêtre. Cela s’il échappait à toutes les maladies qui sévissaient dans ces quartiers insalubres, dont l’épidémie de choléra qui frapperait cette rue dans moins d’un an.

Cet immigrant, et la plupart de ses semblables, donnerait généreusement dix cents toutes les semaines à la Fenian Brotherhood afin de financer la révolution en Irlande.

Le vendredi 27 janvier 1865, David Devlin rencontrait pour la première fois Édith Archibald à Central Park en début d’après-midi, moment de la journée où ils se confondaient avec les dizaines de couples venus marcher dans les huit cent quarante-trois acres de verdure. Cette activité leur donnait la possibilité de discuter seul à seul dans un environnement tout à fait respectable. Plusieurs personnes parcouraient les allées à dos de cheval, le leur ou une monture de louage: des écuries se trouvaient à une extrémité du parc. Les jeunes gens convinrent que ce serait une bonne idée pour la prochaine fois; ils verraient à se vêtir en conséquence.

Si l’endroit assurait une certaine légitimité à leur rencontre, il leur fallait pour cela donner le change. Aussi David offrit-il le bras à sa compagne, qu’elle prit en rosissant, lui sembla-t-il. Vêtue de gris, un joli chapeau placé de guingois sur sa tête, une voilette de gaze baissée jusqu’au milieu du visage, elle avait fière allure. Ils formaient un couple un peu surprenant, elle visiblement plus nantie que lui. Le consul l’avait déjà souligné: les usages, dans les rapports entre hommes et femmes, se faisaient moins contraignants qu’au Royaume-Uni. L’ambition, le travail acharné et le talent pouvaient valoir autant que la naissance, aux États-Unis.

— Vous pourrez dire à votre père que l’agneau est entré dans la meute.

— L’expression ne parle-t-elle pas plutôt du loup dans la bergerie? remarqua-t-elle en riant.

— Ces hommes n’ont rien de moutons, je vous l’assure.

— Vous non plus, je crois. D’après ce que je sais de votre séjour à Richmond…

David lui jeta un regard inquiet. Cette jeune femme pourrait-elle être discrète? Un mot de trop, devant une domestique ou une amie, et il se retrouverait dans une situation délicate. Les féniens comptaient aussi des cercles féminins. Dans les cafés, les salons de thé, dans bon nombre de maisons cossues, les employés prêtaient des oreilles attentives à tous les babillages.

Elle lui posa des questions sur ses origines, puis fit porter la conversation sur le Canada. Née en Nouvelle-Écosse, elle avait déjà profité des beaux étés de la région de Rivière-du-Loup. La situation les amusa: peut-être, jeune collégien, l’avait-il aperçue, une grande fillette timide, dans les rues du village. Des familles venues de la ville louaient les plus belles maisons, surtout celles qui se trouvaient à proximité du fleuve, pendant les mois les plus chauds de l’année. Les habitants habituels des lieux devaient loger dans les autres bâtiments de la ferme, ou chez des parents.

Sachant que David avait été élevé par des Canadiens français, sa compagne enchaîna dans la langue de Victor Hugo, un auteur dont elle était une lectrice fervente. Toutes les jeunes Anglaises de bonne famille apprenaient à parler l’allemand ou le français. Fille de diplomate, pour elle c’était les deux. Son accent s’avérait assez lourd mais sa syntaxe, plutôt correcte.

— Vous connaissez George-Étienne Cartier? demanda-t-elle.

— Les collégiens ne fréquentent pas ces gens-là. Pas plus que les fils de marchands de petits villages, comme mes parents adoptifs.

— Il dirige le Parti conservateur de la section française du Canada, précisa-t-elle inutilement à son intention. Il prétend que les Canadiens français sont des Anglais comme les autres, sauf qu’ils parlent français.

— Tout le monde au Bas-Canada ne partage pas son enthousiasme pour la métropole britannique.

Sa remarque s’accompagnait d’un sourire amusé.

— Il n’y a pas chez vous un mouvement révolutionnaire pour l’indépendance politique, comme en Irlande.

Il sentit une pression de sa main sur son bras, comme si elle devenait inquiète. Ce mouvement lui plut.

— Actuellement, non. À la fin des années 1830, il y a eu des émeutes, une répression sanglante, au Bas-Canada tout comme dans le Haut-Canada. Les gens désiraient un vrai gouvernement représentatif.

— Que pensez-vous de ces féniens, et de l’indépendance de l’Irlande?

— Une question bien indiscrète. Je deviens l’espion espionné? Mais justement, à cause du métier que je fais, croyez-vous pouvoir faire confiance à mes réponses?

Ils s’étaient arrêtés en plein milieu d’une allée, tout près du petit étang Harlem, au nord de Central Park. Elle gardait ses grands yeux gris, qu’il voyait très bien sous le voile léger, fixés sur lui. Devait-il jouer le jeu du colonisé ravi d’être tombé sous le joug du colonisateur? Elle n’était pas assez sotte pour croire à pareille comédie. Surtout, la poursuite de leur collaboration exigeait une confiance réciproque.

— Venez vous asseoir, l’invita-t-il.

Elle prit place sur un banc sous les arbres, près de l’eau, prenant bien soin que les cerceaux qui lui dessinaient une silhouette arrondie remontent au niveau des reins, laissant seulement le bout des fesses sur le siège. Pourtant, sa robe d’après-midi était loin de présenter l’ampleur des tenues de bal qui plaçaient le corps d’une femme au centre d’une corolle de rubans et de dentelles.

—Je me confesserai donc. Je suis un Canadien, pas un Britannique. Je pourrai sans mal devenir un Américain, si je demeure longtemps dans ce pays. Je ne crois pas que les Irlandais qui habitent de ce côté-ci de l’Atlantique devraient prendre part aux luttes qui se déroulent au Royaume-Uni. Les habitants du Canada devraient se voir comme des Canadiens, pas des Anglais, des Irlandais ou des Français. Je ne suis pas un Français, je ne me sens pas concerné par le régime autoritaire établi par Napoléon III à Paris. Je ne suis pas Irlandais, je ne dois pas organiser mon existence en fonction des excès des Britanniques dans ce pays.

— Des excès, vraiment?

— Certainement. Mais si vous le voulez bien, passons au travail qui nous attend. Nous aurons le temps de revenir sur les turpitudes de vos compatriotes…

Sans son sourire engageant et sa franchise, elle se serait rebiffée. Tout de même, il venait de heurter sa conviction que le Royaume-Uni ne cherchait, dans toutes ses entreprises, qu’à apporter le bonheur et la civilisation aux peuples de la terre!

— Aimez-vous la lecture de romans?

— … Oui, fit-elle après une hésitation.

— Qu’avez-vous lu récemment, qui vous a assez intéressée pour avoir envie d’y revenir encore?

Un instant, la jeune femme se fit songeuse.

— Walter Scott.

— J’ai apprécié aussi. Et de lui, quel titre?

Ivanhoé.

— Les chevaliers, les armures, les belles dames, un pays opprimé par des envahisseurs. Je préfère Quentin Durward: un jeune homme qui va combattre pour un monarque étranger, afin d’assurer sa subsistance.

Elle se surprenait à trouver sa taquinerie agréable, et à se réjouir de ses goûts littéraires. Il continua:

Ivanhoé, ce sera parfait pour fournir la clef de nos échanges chiffrés. Ce soir, je vais en acheter deux copies, je vous en ferai porter une. Nous devons utiliser la même édition.

Pendant une bonne heure, alors qu’ils avaient repris leur marche dans les allées de Central Park pour se réchauffer, le jeune homme lui expliqua comment il «chiffrerait» ses messages de telle façon qu’elle serait la seule à pouvoir les lire. Une fois terminé, il lui fit répéter ses directives, afin d’être certain qu’elle avait tout compris. Rien de tout cela ne devait être pris en note, malgré la conviction de sa compagne que sa maisonnée se composait de personnes sûres.

— Cela n’existe pas, des «personnes sûres». Si je suis d’une quelconque utilité à votre gouvernement, ce sera parce que les féniens me considéreront comme sûr… Si j’étais à la tête de la Fraternité, je ferais en sorte de placer à votre consulat et à l’ambassade à Washington des individus en qui vous, votre père et l’ambassadeur mettraient toute leur confiance. Je vous le répète, ne laissez rien par écrit, brûlez tous les messages que nous allons échanger et assurez-vous de disperser les cendres.

Accrochée à son bras, elle présentait une mine si inquiète qu’il ajouta:

— Si vous ne le faites pas pour le bien du Royaume-Uni, faites-le pour moi.

— Que voulez-vous dire?

— Si on découvre mon rôle, quelqu’un de la Fraternité me réglera mon compte. J’ai prêté serment d’allégeance avec un couteau sur la gorge, comme il convient dans ces milieux-là.

— Dans ce cas, je ferai très attention.

Son ton trahissait son amusement, sa main sur son bras fit une légère pression. Ils revenaient vers l’extrémité sud du parc. Sous peu, elle pourrait prendre un fiacre pour rentrer chez elle.

— Encore une chose. Si jamais l’un de nous voulait voir l’autre pour une question ne pouvant attendre jusqu’au vendredi suivant, il faudrait un moyen plus discret qu’un messager. Je me méfie terriblement du nombre de personnes pouvant établir un lien entre vous et moi. Nous pourrions utiliser l’intermédiaire d’un journal.

— Comment cela?

— Le carnet mondain du Tribune. Par exemple, vous publiez une annonce comme celle-ci: «Madame Ambruster se trouvant à New York, elle recevra ses amis à…» Vous précisez simplement le lieu, un hôtel ou un restaurant. Je pourrai faire la même chose en indiquant «Monsieur Ambruster».

— Ambruster?

— Pourquoi pas! Cela fait terriblement américain.

Il lui répondait avec un large sourire. Elle enchaîna sur un ton léger:

— Vous me condamnez donc à lire le carnet mondain du Tribune tous les jours?

— À moins que vous ne préfériez le New York Times?

— Non, non. Le Tribune ira très bien. Vous me transformerez en républicaine!

Les derniers mots avaient été prononcés tout près d’un fiacre. David aida la jeune femme à monter et donna lui-même l’adresse du consulat britannique au cocher. Au moment de se séparer, il se pencha à l’intérieur de la voiture pour lui baiser la main, sans trop savoir s’il sacrifiait à une exigence de sa couverture — un couple assez lié pour vouloir se parler pendant des heures — ou à une inclination personnelle.