— Tu l’as croisé dans un restaurant, ce qui fait de lui la recrue rêvée de la Fraternité! Ne le confonds-tu pas avec le Messie?
John O’Mahony secouait la tête, incrédule. Donovan lui avait décrit les circonstances de sa rencontre avec David Devlin, sa prestation de serment ensuite.
— Puis tu l’invites à se joindre à nous aujourd’hui!
— Présenté ainsi, cela paraît ridicule, j’en conviens. Attendez de le voir! C’est un homme respectable, une recrue capable de montrer notre mouvement sous un bon jour. Nous ne pouvons pas faire semblant que le reste de la société américaine n’existe pas. Nous ne réussirons pas sans une certaine sympathie de la population.
Le Head Center fit un geste impatient de la main.
— Je sais tout cela. Ton prodige, il a déjà publié?
Donovan réalisait maintenant avoir fait preuve d’un enthousiasme prématuré. D’un autre côté, David paraissait bien sympathique.
— Je vous l’ai dit, cela n’est pas le cas. Il débute. C’est un avantage. S’il dépend de nous pour gagner sa vie, il écrira dans le sens où nous le voulons. Vous verrez, il est brillant, il s’exprime bien.
— D’accord, d’accord, ne te transforme pas en vendeur de chez Stewart. Pas besoin de mousser l’article à ce point. Mais tu gardes un œil sur lui. Tu m’as convaincu de l’utilité de nous montrer au grand jour pour accélérer le recrutement, tu vas t’occuper de nos publicistes.
•
Tôt le samedi matin, David Devlin se présenta à la porte d’un vaste appartement de la 32e Rue Est, dans un bel immeuble à la devanture de pierres grises. Venu lui ouvrir, Donovan lui glissa à l’oreille:
— Nous sommes ici chez John O’Mahony, le Head Center de la Fraternité à New York. Nous attendons un visiteur qui doit arriver d’Irlande aujourd’hui. J’aimerais que tu nous accompagnes. Ce serait une bonne idée que les journaux fassent écho à la présence du grand patron parmi nous.
Ils passèrent dans une pièce qui devait servir à la fois de bibliothèque et de salle de réception. Des rayonnages occupaient tout un mur, des fauteuils et deux canapés permettaient à une compagnie assez nombreuse de s’asseoir. Il n’y avait pas encore beaucoup de livres sur les étagères, aucune plante, aucun bibelot témoignant des goûts de l’occupant. L’endroit ne devait pas l’accueillir depuis longtemps.
Un homme à la stature de géant serra la main du nouveau venu, lui désigna un siège devant lui, avant de commencer:
— Monsieur Devlin, notre ami John m’a parlé de votre empressement à rejoindre notre Fraternité. Je dois donc en conclure que vous épousez notre cause.
David devait s’expliquer sous les yeux sombres, menaçants sous des sourcils broussailleux, de John O’Mahony.
— Je souhaite que l’Irlande devienne une république souveraine.
— Vous avez combattu dans l’armée de l’Union?
— Membre du Fighting 69th. J’étais à Bull Run.
Cette seule précision suffisait. Il s’agissait de la première grande boucherie de la guerre de Sécession, qui en avait connu bien d’autres depuis.
— L’organisation souhaite recruter des vétérans. Nous sommes sur le point de commencer une campagne à ce sujet. John a pensé qu’un journaliste serait particulièrement utile.
— Je désire apporter mon aide. Mais je dois préciser que mon engagement au Harper’s Magazine est si récent que je n’ai pas encore publié une seule ligne dans ses pages. Je ne suis pas certain que le directeur serait intéressé par le sujet de l’Irlande. Je vais essayer, cependant.
Mieux valait jouer la franchise quand ses affirmations pourraient être vérifiées.
— Si vous voulez écrire pour nous, je trouverai des journaux irlandais pour vous publier. Certains pourront même vous payer pour votre travail. Nous attendons un visiteur important, John vous l’a sans doute dit. Quelqu’un devra l’accompagner, pour rendre compte de ses activités. Une personne capable de départager ce qui peut être répété, ce qui peut paraître dans une publication irlandaise et ce qui convient à un périodique américain. Elle doit surtout ne jamais évoquer ce qui doit absolument être tu. Je présume que vous comprenez l’importance de la discrétion, dans une entreprise comme la nôtre.
— Bien sûr. D’ailleurs, j’ai remarqué ceci: quand j’ai prêté serment la première fois, il y avait une référence au caractère secret de la Fraternité. Pas la seconde.
— Les prêtres s’opposent aux sociétés secrètes. Comme nos membres sont le plus souvent de bons catholiques, nous avons retranché cette ligne. Mais tous les nouveaux se font expliquer l’importance du secret et les dangers courus s’ils ne le respectent pas. De graves dangers.
La mine sérieuse, il acquiesça à cet avertissement. En reprenant la parole, O’Mahony conclut:
— Nous devons y aller. Le navire doit accoster d’ici peu.
Dans un secrétaire qui occupait un coin de la pièce, le Head Center trouva une large bande de soie verte affichant les mots Fenian Brotherhood brodés avec du fil doré, destinée à être portée en bandoulière. Après avoir récupéré sa canne et son haut-de-forme près de la porte, il dévala les escaliers, ses compagnons sur les talons.
Deux fiacres attendaient en face de l’immeuble. Trois autres notables de la Fraternité — à tout le moins, leurs vêtements donnaient cette impression — prenaient déjà place dans le premier. O’Mahony se joignit à eux. Dans le second, Devlin et Donovan rejoignirent deux capitaines de l’organisation. Ils portaient eux aussi une petite harpe dorée sur le revers de leur redingote, le signe de reconnaissance des détenteurs de ce grade.
Les cochers, Irlandais eux aussi — le ruban vert à leur chapeau ne laissait aucun doute —, savaient où aller. Leurs fouets claquèrent dès que les passagers se furent assis. N’hésitant pas à élever la voix pour dégager le chemin, ils se rendirent vers les quais donnant sur la East River, entre les rues Pine et Wall. Les paquebots de la Cunard, venus de Londres ou de Liverpool, accostaient là, tout près du quartier des affaires. La navigation transatlantique ne pouvait respecter un horaire très précis: un retard de deux jours n’était pas exceptionnel. Tout au plus savait-on, grâce à un télégramme, que le bâtiment avait fait escale à Halifax selon le calendrier prévu.
La petite foule eut à battre le pavé pendant deux heures. Des dizaines de voitures, conduites par autant de cochers irlandais, encombraient les rues avoisinantes, comme un millier d’hommes portant les couleurs de l’Irlande — la majorité, une étoffe en bandoulière, les plus discrets, un ruban. David compta aussi une bonne cinquantaine de drapeaux, la plupart verts et ornés d’une harpe dorée, d’autres tricolores. Pendant la longue attente, le jour-naliste apprit que tous se trouvaient là pour célébrer l’arrivée de James Stephens, le grand patron de la Irish Republican Brotherhood, l’organisation jumelle de la Fenian Brotherhood.
— La Fenian Brotherhood doit fournir des armes et de l’argent, expliqua Donovan. Nous sommes chargés de la logistique, nos amis en Irlande représentent la force combattante. Si les deux chefs sont soi-disant égaux, Stephens choisira seul le moment de la révolution: il jouit de toute l’initiative. Mais cela va changer.
L’avocat avait entraîné son compagnon un peu à l’écart. Les derniers mots chuchotés sur le ton du secret donnaient l’impression d’une conspiration au sein d’une conspiration. David promena son regard à travers la foule. Curieuse société secrète, qui venait accueillir son grand chef dans une atmosphère de kermesse.
— Tous ces gens, tous ces drapeaux, ce n’est pas un peu trop voyant? Pour se mettre au courant des projets de la Fraternité, les Britanniques n’auront qu’à lire les journaux demain.
— C’est la grande difficulté. Comment faire connaître une société secrète? Tu as vu le prix que nous demandons: dix cents par semaine. Pour soutenir une guerre, nous devons amasser une véritable fortune. Il faut des dizaines de milliers de membres. En recrutant les individus un à un, cent ans seront nécessaires avant de réunir un effectif suffisant! Comme toutes les entreprises, nous annonçons dans la presse pour les attirer. En conséquence, la discrétion est mise de côté.
— Et pour les attirer, il faut s’en remettre à un ami journaliste! Ou plusieurs journalistes?
— Le plus grand nombre possible. Mais tu seras le meilleur du lot.
Sur ces derniers mots, son compagnon lui décocha un clin d’œil. Stephens venait pour une tournée de recrutement, mieux valait entourer son séjour d’une certaine publicité. Si David s’y prenait bien, tous les lecteurs du Harper’s Magazine comprendraient que la colère de leurs voisins d’origine irlandaise visait la Grande-Bretagne. Exactement comme un siècle plus tôt l’agitation révolutionnaire dans les treize colonies avait conduit à la naissance des États-Unis, elle mènerait cette fois à celle de la république d’Irlande! Même ennemi, même tactique. La difficulté serait de convaincre les autorités gouvernementales de ne pas leur mettre des bâtons dans les roues.
— La Fraternité compte combien de membres?
— Aujourd’hui, peut-être cent mille. Difficile à dire, nos gens sont pauvres: des féniens très attachés à la cause peuvent disparaître de nos listes, juste parce qu’ils n’ont pas dix cents toutes les semaines.
Cela voulait dire un revenu hebdomadaire de dix mille dollars. Moins les frais administratifs, sans compter la fraction que des officiers peu scrupuleux pouvaient mettre dans leur poche au passage. Mais juste la moitié de cette somme représentait un joli trésor de guerre, auquel il fallait ajouter tous les profits générés par les pique-niques et les diverses activités de loisir organisées dans tout le pays.
— Impressionnant. Combien aimeriez-vous recruter de volontaires?
— Le plus possible, pour former une force militaire que le Royaume-Uni ne pourra jamais vaincre.
L’organisation rendait de réels services en procurant un sentiment d’appartenance, de solidarité à ces immigrants. Mener les féniens au combat serait une tout autre affaire. Les deux compagnons revinrent vers leur voiture. Avec ce froid, autant retrouver les banquettes confortables et tirer sur leurs jambes les peaux de bison qui traînaient au fond du véhicule.
Une rumeur prit naissance sur le quai, s’étendit aux personnes qui battaient le pavé pour se réchauffer les pieds, avant de se rendre jusqu’aux fiacres des notables du mouvement. «Un paquebot approche», répétait-on. Avec un peu de chance, ce serait le bon navire.
Les officiers de la Fraternité quittèrent leurs voitures pour se rapprocher du quai, alors que les partisans présents agitaient leurs drapeaux et entonnaient des chants patriotiques. Leur enthousiasme inquiétait les badauds qui attendaient le retour d’amis ou de membres de leur famille. Ils formaient une ligne de spectateurs silencieux, en marge de la foule.
Une heure encore s’écoula avant que les opérations d’accostage soient achevées, une passerelle jetée par-dessus le bastingage, jusqu’au quai. À bord du navire aussi, le rassemblement bruyant provoquait une certaine angoisse. Les passagers demeuraient peureusement un peu à l’arrière, excepté un petit homme chauve, tout vêtu de tweed, le visage barré d’une moustache, qui s’engagea sur la passerelle.
Reconnaissant le camarade de la révolution ratée de 1848 avec lequel il avait partagé quelques années d’exil à Paris, O’Mahony lança le premier hourra, imité par un millier de voix d’autant plus fébriles que l’attente avait été longue.Les drapeaux semblaient pris de frénésie. Puis les chants révolutionnaires résonnèrent encore, cette fois David joignit sa voix à celle des autres.
Stephens toucha terre pour se retrouver prisonnier des grands bras de O’Mahony. Celui-ci, qui le dépassait de plus d’une tête, souleva son vieux compagnon dans son étreinte, faisant perdre un peu de sa dignité au chef révolutionnaire. Quand ses pieds touchèrent le sol de nouveau, il s’empressa de remettre de l’ordre dans ses vêtements et de redresser son chapeau, tout de travers sur le dessus de son crâne, avant de s’éloigner du quai encadré par les notables de la Fenian Brotherhood. Dix hommes se disputèrent l’honneur de porter son sac jusqu’à la voiture. La foule vint entourer les fiacres. Les autres passagers du paquebot purent enfin s’engager sur la passerelle sans craindre que ces excités ne les précipitent à l’eau!
Alors que ses compagnons prenaient place sur les banquettes de la voiture, Stephens resta debout sur le marchepied, afin que tous puissent le voir. Il leva un bras vers le ciel afin de faire taire les hourras et les chants qui n’avaient pas cessé, puis commença, en gaélique pour les premiers mots, puis en anglais:
— Mes frères, mes frères, comme je suis heureux de me trouver dans un pays libre, une république où chacun peut s’exprimer. Tous mes efforts, tous les efforts de vos frères en Irlande, n’ont qu’un seul but: permettre à notre contrée de connaître la même forme de gouvernement. D’ici la fin de cette année, avec votre aide, l’Irlande sera libre!
Stephens s’engouffra dans le fiacre, les cochers commencèrent à jouer du fouet et de la voix pour que la foule leur dégage un passage. Bientôt, toutes les voitures progressèrent vers l’appartement de O’Mahony. Pendant quelques minutes, les féniens les suivirent au pas de course, mais ne purent maintenir le rythme. Devant l’immeuble de la 32e Rue, les véhicules se rangèrent en une longue ligne, O’Mahony et Stephens entrèrent dans l’édifice. Alors que les premières voitures quittaient les lieux, Donovan poussa David en disant:
— Nous descendons.
Quelques instants plus tard, ils frappaient à la porte de l’appartement. L’homme qui vint ouvrir portait un revolver à la ceinture, un fusil de chasse à la main. Deux gardes du corps s’étaient matérialisés pendant leur absence et avaient transformé le hall d’entrée en poste de garde. D’autres se tenaient sans doute à la sortie arrière de l’appartement, et même dans les rues avoisinantes.
Autorisés à entrer dans le salon, ils y trouvèrent O’Mahony et Stephens déjà calés dans des fauteuils, un whisky devant eux. O’Mahony expliqua:
— Ces deux hommes iront à Yonkers avec vous demain. Il y a là un poste militaire où la plupart des soldats sont des Irlandais. Nous comptons sur David pour inonder la presse d’articles sur votre tournée.
Le Head Center de New York pivota sur lui-même, prit une pile de journaux sur son bureau et la mit dans les mains du journaliste.
— Je ne veux pas paraître mal élevé, mais je vous chasse, continua-t-il. Vous parcourez ces copies du Irish People. Vous y trouverez de la matière pour vos articles. À demain, ici, à midi.
David adressa un salut à la ronde et quitta la pièce sans un mot. Il n’était pas convié à discuter de stratégie.
•
Dans sa chambre ce soir-là, avant de se mettre à l’étude du Irish People, David Devlin commença à chiffrer un message pour le consul Archibald. Le système présenté à Édith se révélait assez simple. D’abord, chercher dans le roman Ivanhoé le texte qui servirait à établir la clef. Comme on était le 28 janvier, il transcrivit la vingt-huitième ligne du premier chapitre. Le 15 février, il aurait utilisé la quinzième ligne du second chapitre, et ainsi de suite. Puis sur une feuille, il copia:
Exorbitant during the reign of Stephen, and whom…
Ensuite, il fallait établir une table d’équivalence entre ces lettres et l’alphabet. Cela donnait, une fois éliminées les lettres répétées dans le bout de phrase:
e |
x |
o |
r |
b |
i |
t |
a |
n |
d |
u |
g |
h |
f |
s |
p |
z |
w |
m |
y |
c |
j |
l |
v |
q |
z |
a |
b |
c |
d |
e |
f |
g |
h |
i |
j |
k |
l |
m |
n |
o |
p |
q |
r |
s |
t |
u |
v |
w |
x |
y |
z |
Puis il écrivit sans aucun espace entre les mots, car cela aurait rendu le code trop facile à briser:
28-01-1865
DeHBMMyBpaBFMBMyeWWnJBeFVe…
En clair, le message complet donnait: «James Stephens est arrivé à ny aujourd’hui. Il doit faire une tournée des garnisons afin de recruter des hommes ayant une expérience militaire. Il a annoncé que la révolte en Irlande aurait lieu cette année. Des vétérans américains seraient déjà à pied d’œuvre à Dublin…»
L’opération de chiffrage ne présentait pas de bien grandes difficultés, mais prenait du temps pour un texte de vingt lignes à peine. Le plus ironique, c’était que les journaux, dès lundi, en apprendraient tout autant au consul. Mais vingt-quatre heures pouvaient faire une différence. Puis c’était son premier rapport, une façon de signifier qu’il se trouvait déjà au travail et faisait bon usage de l’argent que lui versait le gouvernement britannique.
Au milieu de la soirée, tandis que David cherchait une taverne où aller souper, il confia son message à un gamin. Pour être sûr que la missive arrive à destination, les quelques sous de salaire ne viendraient qu’après la livraison, quand le jeune garçon lui montrerait un accusé de réception, un bout de papier sur lequel Édith Archibald aurait griffonné «Tante Ambruster vous salue».
•
Quelques fiacres s’alignaient déjà sous les fenêtres de l’appartement de la 32e Rue. Le journaliste ne fit que monter à l’étage pour redescendre aussitôt. La petite délégation se dirigea vers la gare. Si Yonkers ne se trouvait pas bien loin au nord de New York, dans le comté de Westchester, s’y rendre par les chemins d’hiver serait trop difficile, alors que le train y allait plusieurs fois par jour. Une heure plus tard à peine, la petite délégation montait dans de nouvelles voitures afin de se déplacer vers le campement militaire situé un peu à l’extérieur de la ville. Yonkers comptait une forte proportion d’habitants d’ori-gine irlandaise — selon la légende, la première parade de la Saint-Patrick aux États-Unis se serait déroulée dans ses rues. Cela se répercutait sur la composition des troupes stationnées à cet endroit.
Des sympathisants leur donnèrent accès au site. Les officiers féniens parcoururent les rangées de tentes en annonçant la présence de «Monsieur Daly, un important visiteur d’Irlande». Cette prudence, l’usage d’un pseudonyme, devait faciliter l’entrée dans les camps militaires. D’un autre côté, les soldats qui se rassemblaient dans le grand espace servant aux manœuvres répétaient sans cesse leur hâte d’entendre le patron, certains précisant même son véritable nom. Le secret paraissait bien mal gardé!
Moins d’une demi-heure après son arrivée dans le camp, James Stephens utilisait le toit d’un fiacre en guise d’estrade pour haranguer des centaines d’Irlandais, parmi lesquels s’étaient glissés quelques Américains curieux.
Le militant évoqua toutes les misères subies par le peuple irlandais devant un public exalté, de la bataille de la Boyne en 1690 à la Grande Famine des années 1840, en pas-sant par l’union avec le Royaume-Uni en 1801! Ensuite,il reprit le même refrain que la veille, en se faisant plus précis:
— D’ici la fin de l’année, les Anglais auront payé pour leurs crimes. L’heure de la révolte approche. Mais pour cela, nous avons besoin de l’appui de nos frères aux États-Unis. Si ce n’est déjà le cas, rejoignez la Fenian Brotherhood. Certains d’entre vous, les plus braves soldats de l’Union, pourront venir en Irlande participer au combat. À votre seule vue, les Anglais de Dublin Castle, le lieu où se cachent les tyrans, vont crever de peur.
Quelques hourras dans la foule soulignèrent les derniers mots. L’idée d’en découdre avec l’ennemi héréditaire les réjouissait.
— Mon frère O’Mahony m’a expliqué que lorsque vous quittez l’armée, le gouvernement vous offrait la possibilité d’acheter votre équipement, fusil compris. Si tous les Irlandais des troupes de l’Union se joignent à nous, cela donnera une armée républicaine irlandaise forte de deux cent mille hommes! Beaucoup plus que ce que la Grande-Bretagne ne pourra jamais lever. L’Irlande sera libre et républicaine bientôt. Et tous nos fils, que la tyrannie anglaise a chassés à travers le monde, pourront y revenir!
La foule devenait hystérique. David voyait des officiers américains, sans doute inquiets des cris d’allégresse des soldats, venir écouter ce discours enflammé. Ceux qui avaient une ascendance irlandaise partageaient l’enthousiasme des hommes de troupe; les autres se réjouissaient que la Grande-Bretagne se retrouve avec un sérieux problème sur les bras.
— Combien de temps te faudra-t-il pour rédiger un article sur ce que tu viens de voir? demanda Donovan, près de l’extase révolutionnaire.
— Je peux te remettre quelque chose demain midi, si je retourne chez moi sans tarder.
— Je passerai prendre ton texte. Ce sera publié dès mardi, mercredi au plus tard. Ne perdons pas de temps. Sans compter qu’on se gèle le cul dans cette voiture! Au cours des prochaines semaines, nous allons visiter des dizaines de camps comme celui-ci.
L’avocat tapa sur le toit du fiacre pour attirer l’attention du cocher et lui demanda de retourner tout de suite à la gare.
•
Édith Archibald vivait seule avec son père. Les trois domestiques qui s’occupaient de la maison ne comptaient pas vraiment. Certains jours, cela posait un problème à la jeune femme. Comme en ce matin du 3 février, où elle aurait voulu qu’une autre personne puisse lui dire que son vêtement et sa coiffure convenaient pour la circonstance. Le consul ne paraissait pas pouvoir établir la différence entre un jupon et une robe! Aussi, plutôt que de commenter le très joli et seyant costume de cavalière gris acier — qui soulignait ses yeux d’une façon magnifique —, au lunch, il avait plutôt demandé:
— Tu as lu l’article de notre ami, ce matin, dans le Harper’s Magazine?
— Oui. Cela rappelle ce qu’il publiait en France, des textes plutôt sympathiques aux sudistes.
— Surtout très conformes à ce que propose Abraham Lincoln: la générosité pour une population qui a été entraînée par ses chefs dans un conflit illégitime.
Le premier article de David dans ce périodique ne concernait pas les Irlandais, mais le conflit fratricide. Le diplomate se consacra à son poisson poché pendant un moment, avant d’enchaîner:
— Le président entend se montrer généreux, après un carnage… qui n’est même pas terminé.
— La seule attitude possible, glissa-t-elle. Lincoln a fait la guerre pour conserver l’intégrité de l’Union. Impossible de punir maintenant la population à laquelle il tenait suffisamment pour engager le pays dans un conflit.
— Il n’y a pourtant pas unanimité au sein du Parti républicain, à ce sujet. La section radicale veut justement les punir, ces sudistes.
Tous les journaux qui passaient par le bureau de son père aboutissaient dans son boudoir. Lisant la même chose, ils se trouvaient toujours sur la même longueur d’onde politique. Le consul enchaîna:
— Le vieil Abe saura rallier tout le monde à la fin, entre une anecdote sur sa vie de poseur de rails et un discours étonnant d’intelligence sur la constitution américaine. Quel politicien! Je trouve les nôtres bien ennuyeux parfois, en comparaison. Mais pour en revenir à Devlin, son article sur les habitants de Richmond vient nous rappeler que la facture payée par les civils, comme dans toutes les guerres, demeure bien élevée.
— Que penses-tu de son message codé? J’ai mis une heure à le déchiffrer. Je me demande si la précaution en vaut la peine.
— Si tu n’en es pas certaine, retire-toi de ce jeu dangereux pour revenir à la broderie!
Le vieil homme se sentait mal à l’aise de la mêler à ses histoires d’espionnage. Pour la première fois, il profitait des services d’un professionnel du renseignement pour corroborer, ou non, ce que lui apprenaient ses informateurs. Mais personne ne jouait le rôle d’agent de liaison, tant le Royaume-Uni avait du mal à prendre au sérieux le nécessaire travail de renseignement, comme si cela ruinait l’esprit sportif des relations internationales!
— Je suis sérieux, insista-t-il encore. Sois très prudente. Ces gens-là peuvent devenir dangereux. Je me suis hâté de faire connaître à Londres les menaces de Stephens: la révolution d’ici la fin de l’année! Malheureusement, il faudra dix jours pour que mon mémoire arrive à destination.
— Tu y crois? Cela me semble tellement extraordinaire.
— Tout au plus risque-t-il de se tromper un peu sur le moment. Il y aura des révoltes en Irlande aussi longtemps que la population se sentira traitée injustement. Cette perception ne changera pas si notre pays ne se comporte pas autrement.
— Nous n’étions pas responsables de la Grande Famine! Elle résultait de la maladie de la pomme de terre.
Dans les griefs des Irlandais, celui-là revenait souvent. La jeune femme tenait à garder intacte l’image qu’elle se faisait de son pays. Son père affichait plutôt son scepticisme.
— Mais le régime économique que nous imposons à cette île a entraîné sa dépendance à cette seule production.
— Nous avons consacré des milliers de livres pour les aider.
— Très peu. Le Royaume-Uni a dépensé dix fois plus d’argent pour la guerre de Crimée deux ou trois ans plus tard, une entreprise totalement inutile. Les Irlandais se souviendront éternellement que lorsqu’ils crevaient de faim, les grands propriétaires terriens exportaient du blé. J’ai entendu moi-même le premier ministre dire que la famine avait été voulue par Dieu pour punir cette population de pratiquer une religion idolâtre!
La jeune femme se mordit la lèvre inférieure. Que son père reprenne ces arguments, ressassés sans cesse dans la presse irlandaise, la déprimait. Son romantisme s’accommodait mal du fait de se retrouver du côté des méchants. Devait-elle orner son chapeau d’un trèfle et offrir ses services à ce Stephens?
— Tu ne te sens pas mal à l’aise de faire ton travail, avec des idées pareilles? questionna-t-elle.
— J’essaie de me convaincre que dans l’ensemble, l’action de notre gouvernement, et la mienne, ne se trouvent pas si néfastes.
Il s’arrêta et repoussa son assiette — ces conversations avec sa fille valaient la meilleure diète, elles lui coupaient l’appétit.
— À ton âge, pour une femme en plus, tu crois que ce sont des sujets de discussion souhaitables?
— Tu préfères parler de mes cheveux? Qu’en penses-tu?
Quelqu’un était venu à la maison pendant la matinée pour refaire sa coiffure. Ses boucles châtaines formaient un assemblage compliqué qui lui dégageait le cou et les oreilles. Elle tourna la tête à droite, puis à gauche, pour lui montrer.
— Très beaux. N’est-ce pas un peu élaboré pour aller galoper dans le parc par un froid semblable?
— Pas du tout. Il faudrait que tu sortes un peu de la maison. Si je ne veux pas que les Américaines pensent que les femmes du Royaume-Uni sont des laiderons, je dois faire attention.
Surtout, songea sir Archibald, elle tenait à ce qu’un Canadien d’origine irlandaise sache qu’elle n’avait rien d’un laideron. Voilà un autre risque associé au rôle qu’il lui fallait assumer.
— Je dois y aller! constata-t-elle en posant les yeux sur l’horloge qui égrenait les minutes sur le manteau de la cheminée.
•
Le cocher la fit descendre tout près des écuries, à l’extrémité nord de Central Park. David Devlin vint à sa rencontre, souriant. Elle sentit son regard sur elle, appuyé. Sa première impression était la bonne: le jeune homme la trouvait jolie. En marchant vers la bâtisse basse et sombre, il tarda un peu, afin de bien voir l’envers du décor. En se vêtant pour l’équitation, elle s’évitait la nécessité d’une crinoline. Sa robe grise, même ample, qui dégageait à peine les chevilles, découpait une silhouette fine, élancée, en même temps que souple et athlétique. Quant aux cheveux relevés et au petit chapeau haut de forme incliné sur l’œil gauche, ils mettaient en valeur des traits harmonieux.
Son examen la faisait rougir, une réaction qui pouvait être attribuée au froid. Il revint à sa hauteur en disant, pour se donner une contenance:
— Je n’ai rien loué, ne sachant pas vos préférences.
Il voulait dire entre une bête fatiguée et docile, pour une jeune femme condamnée par les convenances à monter en amazone, ou une autre, plus sportive. En vérité, elle s’y connaissait plus que lui en chevaux et en équitation. Les mains réunies, penché un peu en avant afin qu’elle y pose son pied droit enfermé dans une bottine lacée, il l’aida à prendre place sur un petit étalon noir, nerveux et vif. Ce faisant, le jeune homme eut droit au joli spectacle d’une cheville fine, d’un début de jambe gainé de soie brodée et d’un jupon tout de dentelle. Fébrile, David grimpa peu après sur un hongre que la castration avait rendu un peu poussif, sellé «à l’américaine». Les selles anglaises sur lesquelles on devait se taper le cul à chaque foulée de la monture, ou rester debout dans les étriers, le laissaient perclus de courbatures.
Édith Archibald montait en amazone, les deux jambes du côté gauche du cheval. Même si cela l’empêchait de maintenir son équilibre en serrant les flancs de la bête entre ses cuisses, elle commença la promenade par un petit galop. À dix verges derrière elle, David Devlin pouvait apprécier le mouvement de haut en bas de ses fesses sur la selle, la posture très droite, la cravache inutile dans une main. S’interdisant de poursuivre des pensées de ce genre plus longtemps, il donna un coup de talons dans les côtes de son cheval pour se rapprocher, passant à gauche afin de se placer du côté de ses jambes. Comme cela, elle pourrait le voir sans se casser le cou.
La jeune femme ralentit le pas pour rester à la hauteur de son compagnon. Il en profita pour lui dire:
— J’ai dans mon sac quelques textes, des articles parus dans des périodiques irlandais, un autre dans un quotidien du Parti républicain. Et celui du Harper’s Magazine.
Les journaux réellement indépendants d’un parti politique n’existaient pas. Les publications irlandaises penchaient pour les démocrates.
— Vous avez beaucoup écrit cette semaine?
— Une demi-douzaine de textes, plutôt courts, sauf celui du Harper’s Magazine. Je suis devenu en quelque sorte le publicitaire du mouvement fénien. J’accompagne Stephens dans les camps militaires, afin de décrire l’accueil enthousiaste des Irlandais.
— L’accueil se révèle si enthousiaste que cela?
— L’annonce de la liberté imminente de l’Irlande suscite toujours une réaction positive.
La précision ennuya la jeune femme. Jamais elle ne pourrait afficher le détachement de son compagnon.
— Cela vous paraît réaliste?
— Aucune révolution annoncée à l’avance à des foules entières, puis dans des journaux, ne me paraît réaliste. Les gouvernements victimes de menaces semblables ne laissent jamais les événements suivre leur cours.
Leur promenade les avait conduits près du grand réservoir Croton, qui fournissait de l’eau aux New-Yorkais. En essayant discrètement d’ajuster sa posture pour qu’aucune partie trop fragile de son anatomie ne heurte le pommeau de la selle, David continua:
— Vous avez déjà lu le Irish People?
— Quelques numéros seulement. Mon père les reçoit de Dublin, en liasses. Ses pages sont tout aussi explicites, sur l’imminence d’un soulèvement. Je m’étonne qu’on laisse ce périodique paraître.
— Je ne suis pas d’accord avec vous. Un journal qui rend publiques les conspirations, dont la liste des abonnés fournit les noms des partisans de la révolution, dont les principaux collaborateurs sont aussi les chefs du mouve-ment séditieux, c’est très précieux. Trop pour qu’on le ferme. Imaginez toutes les économies réalisées en travail d’espionnage.
— Alors peut-être ai-je évoqué sa fermeture pour vous éviter de vous retrouver au chômage, remarqua-t-elle, un peu moqueuse. Vous avez tout à fait raison.
Pendant l’heure qui suivit, David eut l’occasion de parler de ses quelques articles. Sans jamais le nommer autrement que par son pseudonyme, il résumait les paroles de Stephens, insistait sur la formidable armée face à laquelle le Royaume- Uni se retrouverait si tous les vétérans rejoignaient la Fenian Brotherhood.
Quand ils eurent parcouru la plupart des allées de Central Park, le froid les amena à rendre leurs montures. Comme ils se réchauffaient un peu dans un salon de thé, la conversation porta sur les livres qu’ils avaient lus, les spectacles présentés dans la ville. David trouvait que ce serait une excellente idée d’inviter la jeune femme au théâtre. Mieux valait, se disait-il, donner l’impression qu’il poursuivait Édith de ses assiduités. Rien ne semblerait plus naturel, ni plus agréable.