Début février 1865, il convenait de préparer le troisième congrès annuel de la Fenian Brotherhood. Quatre cents délégués, représentant ensemble presque autant de cercles, viendraient raviver leur flamme révolutionnaire en buvant les paroles de James Stephens. Auparavant, une vingtaine de «centres» et quelques membres influents de la Fraternité se réunirent autour d’une grande table, dans la salle à manger de l’appartement de la 32e Rue.
Au moment de s’asseoir, il y avait eu un malaise: Stephens et O’Mahony s’étaient spontanément dirigés vers la chaise placée au bout de la table, celle du président. Après s’être regardés fixement sans dire un mot, chacun convaincu de son bon droit au siège d’honneur, les deux Head Centers en seraient venus à un échange inamical si Donovan n’avait pas pris sur lui de proposer:
— En hommage à notre distingué visiteur, pourquoi ne pas lui confier la présidence de notre réunion?
L’avocat tira la chaise pour Stephens, l’avança pour permettre au petit homme de s’asseoir. Sa précision était utile: le Dublinois ne présidait pas à titre de chef suprême de tout le mouvement. Les Américains préféraient toutefois mon-trer leur déférence pour un invité de marque. D’ailleurs, O’Mahony prit la parole le premier afin d’informer les membres présents des résultats de la dernière campagne de recrutement. Plusieurs dizaines de milliers de dollars s’entassaient dans les coffres de banquiers sympathiques à la cause.
— Il conviendrait de les placer à un taux avantageux, dans les chemins de fer par exemple, conclut le Head Center de New York.
— Nous ne dirigeons pas une société de placements!
La voix venait de l’autre extrémité de la table. William Randall Roberts, un simple soldat, devait à la générosité de sa contribution financière le privilège de siéger avec les officiers de la Fraternité.
— Quelle est la date prévue pour le soulèvement en Irlande? continua-t-il.
La question était destinée à James Stephens. Celui-ci commença:
— Cette information doit demeurer secrète…
— Les dollars viennent de membres séduits par votre promesse d’une révolution prochaine. Pendant combien de temps verseront-ils leur cotisation, s’il ne se passe rien? Trois mois? Six mois?
— Nous ne sommes pas prêts. Agir tout de suite équivaudrait à un suicide.
— Que vous manque-t-il encore? À quoi les milliers de dollars envoyés à Dublin mensuellement ont-ils servi?
Le marchand écorchait toutes les règles de la bienséance. Le chef suprême se trouvait mis sur la sellette.
— Il faut soutenir notre journal, payer les officiers de nos cercles. Il n’est pas facile pour eux d’occuper un emploi et de recruter des membres en même temps…
Stephens parlait d’un ton cassant, outré de devoir justifier ses décisions.
— Est-ce à dire que nous ne sommes pas plus proches d’un soulèvement qu’il y a cinq ans? insista Roberts. Que vos discours au sujet de l’insurrection imminente ne servent qu’à augmenter le volume des cotisations? Vous devriez vous faire embaucher comme crieur par le cirque Barnum, pour convaincre les gens d’aller voir la femme à barbe et l’homme le plus petit du monde, après avoir vendu une révolution qui ne vient jamais!
Autour de la table, tous contemplaient leurs mains, mal à l’aise, peu désireux de croiser leur regard avec ceux de leurs compagnons. Le marchand traitait Stephens d’imposteur. Plutôt que de lui ordonner de se taire, les chefs américains partageaient plutôt son point de vue. Le Dublinois avait enfiévré les féniens de la Nouvelle-Angleterre avec des promesses, il ne pouvait tout de même pas reprendre la mer les poches pleines, sans rendre de comptes.
— Notre collègue Roberts a raison, risqua O’Mahony. Nous devons nous engager dans l’action, sinon nos membres pourraient perdre confiance.
— Il nous manque des hommes rompus au combat, des armes…, opposa encore Stephens.
— Dans quelques semaines, les rues de New York vont déborder d’officiers compétents, observa Roberts. La guerre se termine. Les arsenaux regorgent d’armes et de munitions devenues inutiles. Je propose que nous n’envoyions plus d’argent outre-mer. Nous engagerons plutôt des vétérans sûrs et les ferons passer en Irlande, afin de planifier et de diriger le soulèvement. Nous achèterons aussi des fusils et les acheminerons vers le vieux pays discrètement.
La Fenian Brotherhood n’avait rien d’une sociétédémocratique. Bien au contraire, le pouvoir du Head Center tenait de la dictature: autrement, impossible de mobi-liser toutes les forces disponibles et les précipiter dans une action immédiate. Pourtant, Roberts venait de présen-ter une proposition et Patrick McCanna, le «centre» du cercle auquel appartenait Donovan, grommela pour l’appuyer:
— Bonne idée!
Autour de la table, un murmure d’assentiment se fit entendre. O’Mahony n’avait d’autre choix que de suivre le mouvement, sinon il devrait céder sa place:
— Le plan d’action proposé par notre ami Roberts s’avère intéressant. Nous verrons si des vétérans de l’armée de l’Union voudront servir notre cause. Nous sommes en mesure d’offrir une solde à quelques dizaines d’entre eux.
— Quant à l’achat de munitions et d’armes, glissa Donovan, sortant de son rôle de secrétaire de la réunion, je suppose que Roberts pourra vérifier si certains manufacturiers accepteraient de nous céder une partie de leur production.
James Stephens n’intervenait plus. Lui qui arpentait l’Irlande en tous sens saurait quand la population se montrerait mûre pour une révolution. En attendant, l’argent de l’Amérique devait servir à recruter, former et entretenir les cadres du mouvement. Sur place, lui seul pourrait donner le signal du déclenchement des hostilités.
De son côté, William Randall Roberts savourait cet instant. Propriétaire d’un grand commerce de détail à New York, le Crystal Palace — une allusion au style architectural de la bâtisse, de fonte et de verre, situé en banlieue de Londres —, il assumait une part croissante du financement de la Fraternité. Le mouvement fénien n’allait nulle part: cela changerait bientôt.
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Au retour du congrès de Cincinnati, où Stephens avait continué de promettre une révolution imminente, la tension était palpable dans les locaux de la Fraternité, dans la 32e Rue. David avait parlé à Donovan de son désir de rédiger une série d’articles sur les diverses communautés irlandaises des États-Unis. Il reçut une approbation distraite et la promesse que la documentation amassée par l’organisation se trouverait à sa disposition.
Depuis son premier passage en ces lieux, seulement quelques semaines plus tôt, les rayonnages s’étaient enrichis de très nombreux livres et de journaux reliés en volumes. Le long des murs, des classeurs accumulaient une importante correspondance. Un jour sur deux, le jeune homme prenait place à une petite table pour rédiger ses textes. Les heures passées au quartier général de la Fraternité lui permettaient de voir une curieuse procession d’individus désireux de rencontrer John O’Mahony: des officiers nordistes, des membres éminents du Parti démocrate, des manufacturiers d’armes et de munitions.
Mine de rien, il notait leurs noms au passage. Parfois, l’espion tournait la poignée de la porte du bureau du Head Center en l’absence de celui-ci. Quand elle cédait sous sa main, il parcourait tous les papiers qui ne se trouvaient pas sous clef. Cela lui permettait de préciser ses soupçons: des militaires féniens mettraient les voiles vers Dublin dans le courant de l’été; des armes et des munitions suivraient le même chemin un peu plus tard.
Ces petites incursions dans le saint des saints constituaient toutefois un réel danger. Si O’Mahony revenait juste un peu plus tôt de son lunch dans une taverne voisine, sa vie ne tiendrait plus qu’à un fil. Ses observations formaient la base de ses mémoires à son employeur. Les informations les plus cruciales faisaient l’objet d’un message chiffré. Les autres transitaient par les mains d’Édith Archibald. Cette vie d’agent secret offrait peu de loisirs, tous ses efforts étaient consacrés à se construire une carrière de journaliste et à collecter des renseignements à l’intention du diplomate.
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En mars 1865, à la fin de la session parlementaire des États confédérés, le président Jefferson Davis quitta Richmond pour ne plus jamais y revenir. Le 9 avril, le général sudiste Robert Lee se rendit au général nordiste Ulysses Grant, au palais de justice de la petite ville d’Appomatox. Cette brève rencontre marquait la défaite du Sud. Même si les combats n’avaient pas encore pris fin — les généraux Taylor et Smith se rendraient seulement en mai; le navire Shenandoah continuerait de capturer des bâtiments nordistes jusqu’en août, avant d’apprendre en pleine mer la fin du conflit —, chacun, à New York, célébra la paix retrouvée début avril.
David Devlin avait participé aux célébrations, puis s’était remis au travail le mercredi 12, résolu à terminer un texte sur la légitimité de la révolution irlandaise contre le Royaume-Uni. Tôt le samedi matin, en mettant le pied sur le trottoir en face de chez lui, il entendit un gamin crier, debout au milieu de la rue:
— Édition spéciale: le président assassiné! Une balle dans la tête!
Après un moment de stupeur, il se précipita, comme tous les passants, afin d’acheter un exemplaire du Tribune au jeune vendeur. Une petite armée de garçons comme celui-là jouait un rôle essentiel pour les entreprises de presse, écoulant dans les rues les copies lues par les habitants des villes. Dans les campagnes, il fallait se fier aux services postaux: les publications arrivaient avec quelques jours de retard.
Le journal ne donnait pas beaucoup de détails. Le président se trouvait dans sa loge du théâtre Ford, avec sa femme et un couple d’amis, pour entendre une pièce intitulée Our American Cousin. John Wilkes Booth était entré et lui avait tiré une balle dans la nuque avec un minuscule pistolet, un derringer. Puis l’assassin avait sauté de la loge sur la scène, se brisant une cheville lors de cette manœuvre, devant une foule ébahie. Malgré sa blessure, il put s’enfuir par les coulisses, regagner son cheval dans une ruelle et prendre la fuite.
Booth! Le message que David avait envoyé à Pinkerton lui avait pourtant semblé on ne peut plus explicite. D’autres que lui avaient négligé leur devoir.
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Au fil des mois, Édith et David avaient pu explorer toutes les allées de Central Park, s’étonner de voir des troupeaux de porcs fouissant dans les buissons et faire le tour des salons de thé des environs. Aussi, la semaine précédente, ils s’étaient entendus sur un accroc à leurs habitudes. Plutôt que de se voir dans le parc le vendredi, ils se retrouveraient au Battery Park le samedi, afin de se livrer à une petite excursion.
David se tint sur le trottoir de la rue Broadway, juste en face du parc de l’Hôtel-de-Ville, jusqu’à ce qu’un fiacre s’arrête devant lui. La jeune femme, resplendissante dans sa robe légère tendue sur une crinoline de proportions plutôt modestes, portait un joli petit chapeau fleuri incliné sur l’œil gauche. Parce que leurs relations reposaient sur un prétexte, ils conservaient un air plutôt emprunté à toutes leurs rencontres. Le jeune homme prit la main gantée pour la baiser.
— Vous avez tout arrangé, David?
— Bien sûr, Édith. Nous nous embarquerons sur l’Élisée… Quel nom pompeux pour un navire, tout de même.
Ils avaient convenu depuis quelques semaines de laisser les «madame» et «monsieur» pour utiliser leurs prénoms, une habitude trop nouvelle pour que le plaisir de les prononcer se soit déjà estompé. Descendant de la voiture, David offrit sa main à la jeune femme, la tint bien plus longtemps que nécessaire une fois ses pieds posés sur le sol. Puis ce fut bras dessus, bras dessous qu’ils traversèrent le parc ensemble.
Le vapeur se trouvait amarré à deux ou trois cents verges de Garden Castle. Tous les beaux messieurs et les belles dames, dans leurs somptueux atours d’été, en ce 15 avril resplendissant, vivaient à des années-lumière des immigrants que la misère jetait sur ce rivage. David se sentait écartelé entre ces deux univers, n’appartenant ni à l’un ni à l’autre. En ce sens, il incarnait bien les classes moyennes nouvelles, soucieuses de s’éloigner du prolétariat, calquant leur mode de vie sur celui des bourgeois, tout en demeurant en fait dans l’ombre de ces derniers.
L’Élisée avait une longueur de trois cents pieds et soixante de large. Des cabines se trouvaient sur les ponts inférieurs. Le premier accueillait deux grands salons, le même nombre de salles à manger. Le couple se retrouvait en première classe, à l’avant. Si David regagnait lentement le terrain quant à sa solde — au gré d’augmentations demandées et reçues —, les convenances exigeaient qu’il assume tous les frais de leurs sorties. Au fond, le consul économisait sur les loisirs de sa fille. Heureusement, ses écrits lui procuraient maintenant un revenu décent.
Assis à une table près du bastingage, un thé glacé devant eux, ils virent toute la manœuvre de départ et jouirent d’une vue imprenable sur New York quand le navire s’éloigna de la rive. Le jeune homme ne put s’empêcher de songer à la vision d’horreur qui s’était présentée sous ses yeux presque deux ans plus tôt. Les émeutiers avaient obtenu ce qu’ils cherchaient: la population noire, en proportion du total, se trouvait réduite à la moitié de ce qu’elle était avant la guerre de Sécession.
Le vapeur s’engagea vers le sud, puis vers l’est, longeant la côte de Brooklyn. Cette ville comptait maintenant plusieurs dizaines de milliers d’habitants. Ses quartiers les plus chics, sur des hauteurs, permettaient de profiter de la campagne tout en ayant une vue magnifique sur Manhattan. Mettant le cap au sud-est, le navire parcourut ensuite toute la largeur de la baie Gravesend, au creux de laquelle s’étendaient des marécages, dépassa Norton Point, où un phare indiquait aux transatlantiques la direction vers la baie de New York. Puis le bâtiment longea l’île Coney, à peu près déserte, couverte de sable. Toute sa rive sud donnait sur l’Atlantique. Les regards du couple se perdaient dans l’immensité liquide. L’air marin était encore suffisamment frais pour que la jeune femme ramène son châle sur ses épaules.
Pendant tout le trajet, comme chez tous les Américains ce jour-là, leur conversation porta sur un sujet plus sombre que le point de vue dont ils profitaient.
— Vous croyez que cet assassinat aura des conséquences néfastes sur la suite des choses?
Dans le fiacre, ils avaient commenté les longues bandes de tissu noir qui ornaient les façades des édifices publics et de nombreux commerces, des plus importants aux plus modestes. La ville revêtait les ornements du deuil.
— Pas sur le cours du conflit, bien sûr. Il se termine, opina son compagnon. Sur la paix, j’en ai peur.
— Il voulait traiter le Sud avec mansuétude.
— Sinon, pourquoi avoir mené la guerre? Il ne s’agit pas de gagner des colonies, mais de ramener des États dans l’Union. Je crains bien que sa mort n’entraîne au pouvoir les républicains radicaux, résolus à faire payer aux sudistes l’affront de la sécession.
Le vapeur alla s’amarrer à la plage Brighton, où une longue jetée de bois s’avançait dans la mer. Édith se remémora à haute voix ses voyages dans la ville de Brighton, au sud de Londres, alors qu’elle était plus jeune. Elle ouvrait une fenêtre sur le mode de vie des nantis du Royaume-Uni: les maisons louées sur la côte pour la belle saison, les domestiques envoyés en avant-garde afin de tout préparer, les visites reçues et rendues entre gens respectables.
Ils lunchèrent à bord du navire, une entrée d’huîtres, puis des homards accompagnés d’un petit vin blanc italien, avant d’aller se promener en se tenant par le bras sur l’interminable plage. Le jeune homme portait galamment l’ombrelle de sa compagne afin que le soleil ne vienne pas gâcher son teint de pêche. Seules les paysannes laissaient un hâle colorer leur peau. Alors qu’ils s’étaient arrêtés sous une pergola rustique, après un long commentaire sur les beautés du lieu, Édith demanda:
— Lors de notre première rencontre, vous avez évoqué les excès des Britanniques en Irlande. Ces excès se sont produits dans le passé, pas de nos jours.
— Votre mémoire demeure fidèle. Ce n’était pas très délicat de ma part de vous dire une chose pareille, risqua-t-il avec l’espoir de l’amener sur un terrain plus inoffensif.
— Je vous posais des questions, vous me répondiez. Mais à ce sujet, vous vous êtes dérobé. Considérez-vous vraiment les Britanniques comme coupables d’actions criminelles?
Le jeune homme n’y échapperait pas, cette fois. Après un soupir, il commença:
— Le simple fait que les Britanniques restent là, alors qu’une majorité des Irlandais me paraît désirer leur départ, me semble un excès. Comme s’ils demeuraient au Canada après que les Canadiens ont décidé de faire cavalier seul.
— Mais le droit du vainqueur? L’Irlande appartient au Royaume-Uni depuis longtemps.
— Je peux m’armer, prendre possession de votre maison, soumettre tous ses habitants à ma volonté, prétendre me l’approprier sur la base de ma conquête. Tout de même, cela s’appelle du vol.
Elle se troubla, ouvrit la bouche pour dire quelque chose, hésita puis reprit:
— Le droit privé n’est pas celui des États. La guerre existe, même si cela est regrettable. Vous-même habitez un territoire enlevé aux Indiens. Puis vous avez pris part au conflit du côté du Nord, pour imposer la volonté de l’Union sur le Sud.
— Je vais donc préciser mon point de vue. Si le désir populaire me semble un fondement légitime du pouvoir d’un État, je crois aussi qu’une fois celui-ci constitué, la population lui doit sa fidélité. On ne peut pas le démembrer sous prétexte qu’une mesure adoptée par la majorité vous déplaît. Sinon, ce serait la preuve qu’un État fondé sur la démocratie ne peut survivre, puisqu’il pourrait s’effriter à l’infini, au gré des intérêts particuliers d’une région, d’une municipalité, ou même d’un groupe de personnes. Imaginez les Mormons faisant sécession juste pour prendre plusieurs épouses! Le gouvernement a le droit de maintenir l’intégrité du territoire national.
— Avec des convictions pareilles, vous auriez pu écrire les discours d’Abraham Lincoln.
— Ma pensée politique s’abreuve aux siens, qu’il écrivait très bien lui-même d’ailleurs.
Sa compagne ne se contentait pas de lire les pages féminines des journaux. Elle devait les dévorer en entier, se dit le jeune homme.
— Mon engagement dans les armées du Nord, continua-t-il, fut d’autant plus facile que le motif du Sud pour faire sécession me paraît tout à fait illégitime. Le maintien de l’esclavage représente la plus mauvaise raison pour se séparer. L’inverse, c’est-à-dire faire sécession pour échapper à un régime inique, me semble beaucoup plus acceptable.
— Et pour vous, la domination du Royaume-Uni demeure inique même si, sous l’union de 1801, des députés irlandais siègent à la Chambre des communes ****.
— Où ils ne forment qu’une petite minorité, sans compter que les catholiques ne participent au suffrage que depuis 1829. Et comme le droit de vote n’est donné qu’aux propriétaires, mes coreligionnaires n’en jouissent habituellement pas. Ils comptent pour les cinq sixièmes de la population de l’Irlande, mais possèdent moins d’un dixième des terres.
— Les Britanniques pensent que les Irlandais ne peuvent se gouverner eux-mêmes.
Elle avait omis de s’inclure dans le lot.
— Depuis la fin du siècle dernier, au Canada, il y a une Chambre d’assemblée. Le Royaume-Uni nous a accordé ce privilège un peu avant de le retirer aux Irlandais. Depuis 1847, cette institution est souveraine pour toutes les questions touchant la politique intérieure. Anglais, Écossais, Canadiens français et même Irlandais ne s’en tirent pas si mal pour faire fonctionner le pays. Croyez-vous que les Irlandais ne pourraient le faire chez eux?
Elle resta longtemps silencieuse, tellement qu’il reprit la parole en se levant:
— Nous y allons?
Mieux valait revenir vers le navire, afin de ne pas rater l’heure du retour.
— Si vous demeurez sympathique au désir d’indépendance de l’Irlande, pourquoi vous être engagé pour mon père? Rêvez-vous de me gagner à la cause révolutionnaire?
— D’abord, je ne crois pas que les Irlandais établis en Amérique devraient se mêler de cela. Ils n’y trouveront que des difficultés d’intégration dans le pays qui les accueille. Surtout, je pense que les mouvements révolutionnaires ne se révèlent pas toujours bénéfiques. Les victimes sont nombreuses et les gains, incertains. Les voies légales me paraissent les plus efficaces.
— Vous appréciez les efforts de Daniel O’Connell?
— Je les apprécierais beaucoup si j’étais Irlandais. Comme j’applaudis les actions des La Fontaine, Morin et même Cartier, au Canada. En apparence, les progrès semblent plus lents. Ils se montrent surtout plus économes en vies humaines, et les résultats n’en sont que plus durables.
Elle percevait mieux le gouffre politique qui les séparait. Quant à lui, ce gouffre-là ne lui paraissait pas si insurmontable. Un autre lui semblait de proportions abyssales. Quand ils se quittèrent, en début de soirée, trop timide pour l’embrasser sur les lèvres, il garda un long moment ses doigts dans les siens, avant de les baiser avec une ferveur de dévot!
•
L’homme ne vivait pas seulement de l’écriture d’articles et de rencontres au motif incertain — de toute la journée de la veille, David n’avait pas dit un mot de son travail d’espion à Édith. Il lui fallait aussi des loisirs plus virils. De la pâmoison sur les atours et les mains gantées de dentelles d’une belle, le jeune homme passa aux muscles luisants de sueurs de boxeurs.
Avec Donovan, il s’était présenté à la porte d’un grand édifice de pierre et de brique, où le 7e Régiment d’infanterie entreposait ses armes, tenait ses exercices et avait ses bureaux, au coin de la 3e Avenue et de la 6e Rue. L’avocat lui expliquait que le sous-sol fournissait un espace dégagé, suffisant pour marcher au pas et même s’entraîner au tir à la cible.
— Quantité de féniens ont appris ici de quel côté du fusil il vaut mieux se trouver. Certains ne connaissaient pas la différence entre la crosse et le canon!
— Ils étaient membres de ce régiment?
— Dans certains cas, oui. Mais les officiers se montrent sympathiques à notre cause. Quelques-uns d’entre eux nous ouvrent la porte certains soirs et montrent à nos hommes comment se servir d’une arme.
Au fil des dernières semaines, David avait remarqué que le jeune avocat se chargeait avec compétence des rapports entre la Fraternité et les dirigeants du Parti démocrate de l’État de New York. Les élections fédérales se tiendraient en 1868. D’ici là, en monnayant le vote massif des Irlandais, les féniens arriveraient à conserver des relations excellentes avec l’administration publique de l’État et de la ville.
Ce dimanche, dans le vaste sous-sol de l’armurerie du 7e Régiment, trois ou quatre cents hommes, Américains, Irlandais et Allemands, se pressaient autour d’une arène construite à quatre pieds du sol. Les deux protagonistes qui venaient d’y monter devaient faire attention de ne pas heurter une solive avec leurs poings, tellement le plafond était bas. David Devlin et John Donovan avaient payé un dollar pour se trouver dans les premiers rangs, entassés comme des sardines entre les plus nantis et les personnes derrière eux. Les amateurs à l’avant pouvaient s’accouder sur la plate-forme de bois de l’arène et profiter à la fois d’une vue imprenable sur le spectacle et du privilège d’être éclaboussés de sang.
Depuis le son de la cloche, deux hommes, un Irlandais et un Allemand, s’affrontaient dans un échange cruel. Ils combattaient poings nus, aussi faisaient-ils attention de ne pas baisser leur garde, de tenir leurs distances. Si cette attitude prudente durait un peu trop longtemps, les cris de la foule finissaient toujours par convaincre l’un des protagonistes de se lancer à l’assaut, pour se faire cueillir par un coup dévastateur. Un homme ordinaire aurait pu être tué d’un seul impact. Mais ces deux-là les encaissaient avec une endurance extraordinaire. Après dix minutes de ce jeu, ils saignaient tous les deux de la bouche, du nez et des arcades sourcilières.
— Ça ne me plaît pas vraiment, hurla David à son compagnon afin d’être entendu malgré le bruit ambiant.
— C’est de l’art, fit l’autre sur le même ton, quoique ces deux-là ne connaissent pas très bien la technique.
Voir de l’art chez ces gros types qui se tapaient dessus! David fut soulagé quand l’Allemand, après avoir essayé un assaut en titubant, fut frappé en plein front. Ses genoux plièrent sous son poids, il tenta en vain de se relever. Après un compte de dix, l’arbitre le déclara perdant.
La petite foule s’éloigna du ring, alors que celui-ci se remplissait des amis des deux pugilistes. De nombreuses personnes ouvraient leur portefeuille, des liasses de billets verts passaient de main à main: outre l’excitation de voir deux adversaires s’assommer réciproquement, les paris attiraient les spectateurs. Cela avait déclenché la convoitise de gamins. Entrés là pour un cent ou deux, placés derrière des adultes, ils n’avaient rien vu de l’affrontement. C’étaient les montres attachées aux gilets des messieurs et l’argent qui gonflait leurs poches qui les avaient surtout attirés ici.
L’un de ces garçons, âgé d’une douzaine d’années, heurta brutalement David alors qu’il courait à travers la grande salle. Il se dégagea en lançant un «s’cusez» ironique, partit, ou plutôt voulut partir dans la direction opposée, car Donovan l’avait saisi par les épaules en disant:
— Rends-lui sa montre tout de suite, ou je te donne ta première leçon de boxe.
— Lâche-moi, tu me fais mal, cria le gamin.
Autour d’eux, des hommes se retournaient, incertains, hésitant entre rosser l’adulte qui s’en prenait à un enfant ou lyncher ce dernier. Le petit voyou essayait de se dégager, mais les doigts noueux de l’avocat s’accrochaient sur ses épaules.
— Rends cette montre! répéta-t-il d’une voix forte, désireux d’établir son bon droit dans cette affaire.
David comprit enfin, chercha dans son gousset sa montre d’argent, ne trouva qu’un bout de la chaîne attachée à sa boutonnière. Machinalement, les témoins vérifiaient leurs possessions, certains lancèrent des jurons étouffés.
— Tu te décides, ou je vais devoir te dépouiller de tes vêtements?
Donovan tira un peu sur la chemise du garçon, faisant voler quelques boutons. L’autre sortit une impressionnante collection de gros mots, tant en anglais qu’en gaélique, tout en jetant par terre le contenu de ses poches. Deux portefeuilles et trois montres roulèrent sur le plancher de madriers.
— Voilà qui est plus raisonnable. Retourne à Five Points tout de suite. Et si un jour tu as besoin d’un bon avocat, ce qui arrivera sûrement vu ton départ dans la vie, cherche John Donovan. Je suis le meilleur.
Sur ces mots, il poussa le gamin en avant, enchaîna avec un coup de pied qui toucha sa cible. En boitant un peu et en jurant de plus belle, le garnement fila vers la sortie sans demander son reste.
— Quel chenapan, maugréa David. Il a réussi à casser la chaîne de ma montre sans que je m’en rende compte.
Au moins, en la jetant par terre, il n’avait pas abîmé le mécanisme. D’autres messieurs récupéraient leur bien sur le plancher, remerciant Donovan qui en profitait pour leur donner l’une de ses cartes.
— Si quelqu’un te rentre dedans à New York, neuf fois sur dix ce n’est pas un accident. Et si une gamine te tâte l’entrejambe, son autre main te vide les poches en même temps.
Ils avançaient vers la sortie à leur tour. L’avocat continuait:
— Alors, je ne pourrai pas compter sur toi pour m’accompagner aux combats de boxe.
— Pas vraiment. Mais je constate que la chose te passionne. Tu montes parfois dans l’arène?
— Je le faisais à l’époque de mes études. Mais les juges affichent des préjugés tenaces à l’égard des plaideurs qui se présentent au tribunal le visage amoché. Je ne m’y risque plus, je perdrais toutes mes causes.
Son visage exprimait un réel regret.
— Excepté la boxe, quel sport t’intéresse? Les chevaux?
Les deux hommes mangeaient souvent ensemble. Donovan paraissait désireux de partager ses loisirs avec son nouvel ami.
— Je suis allé aux courses une fois ou deux, mais comme mon loyer coûte cher et que mes revenus demeurent modestes, je ne parie pas. Quant à monter, cela m’est arrivé quelques fois à Central Park. Je sors de là avec les couilles en compote.
— Ah! Un homme d’esprit, fait pour tenir une plume. Je connais quelqu’un qui voudrait publier en un petit volume tes articles sur les Irlandais. Cela pourrait te rapporter quelques centaines de dollars. Donc, aucun sport ne te plaît?
— J’ai vu des gens jouer au baseball. J’aime bien cet affrontement ritualisé entre deux pelotons, sur un losange.
— Pfiou! Ça ne marchera jamais, ce truc-là. Trop compliqué, et il ne se passe rien. Puis ça ressemble trop au criquet. Dans deux ans, on n’en parlera plus.
Une fois dehors, ils restèrent campés sur le trottoir, deux hommes esseulés un dimanche après-midi. Autour d’eux, des couples déambulaient, en se tenant par le bras. David demanda, pour rompre le silence:
— Je t’ai entendu tout à l’heure. Tu cherches vrai-ment tes clients du côté de Five Points, un quartier de criminels?
—Je fais du droit criminel. J’aimerais m’occuper de droit des sociétés, l’argent se trouve là. Mais les riches ne font pas affaire avec des catholiques. Tu as vu, dans le New York Times, les emplois offerts? Même quand ils cherchent un domestique, les gens de la 5e Avenue précisent dans leur annonce «protestant seulement». Cela pour quelqu’un qui videra leur pot de chambre. Alors imagine, avant qu’ils laissent quelqu’un comme nous fouiller dans leurs contrats et leurs testaments, nous aurons mille ans!
David acquiesça. Ces annonces lui étaient familières. Non seulement les employeurs donnaient cette précision, mais les personnes qui s’affichaient dans la colonne des «services offerts» mettaient le protestantisme dans la liste de leurs compétences.
— Parlant de Five Points, cela te plairait de venir y faire un tour? demanda encore Donovan.
— J’y suis passé déjà. Des masures, des rues non pavées, des gens qui crèvent de faim sur les trottoirs et une armée de voyous! Depuis que je sais qu’il s’y trouve un gang appelé les Lapins morts, cela ne me dit plus rien.
Si David acceptait d’aller dans des endroits pareils pour son travail, il essayait de s’en tenir à des endroits plus distingués pour ses loisirs.
— Je crois que ce gang d’Irlandais n’existe plus, ricana son compagnon. Il y a aussi des maisons closes pleines de dames de petite vertu, avec qui passer un moment agréable.
— Je préfère rentrer et travailler un peu.
— Tu m’inquiètes. Tu refuses toujours de m’accompagner. Tu ne me diras pas que tu as fait vœu de chasteté?
— Non, répondit David en riant, prenant cette boutade à la blague. Mais comme tu le sais, j’ai été formé dans un collège catholique. Cela laisse des traces…
Terminant leur conversation, ils se quittèrent pour aller chacun de son côté.
**** À l’aube du xixe siècle, l’assemblée irlandaise fut dissoute et des députés de ce pays invités à siéger à Londres.