Chapitre 8

— Tu iras en Irlande?

Donovan posait sur lui des yeux élargis d’envie. David lui avait confié s’être fait jeter par une dame de la bonne société, afin de donner une explication à son humeur maussade. Sans fournir aucun nom — cela ne se faisait pas entre personnes de bonne éducation —, le jeune homme avait laissé entendre qu’il s’agissait de la fille d’un entrepreneur de presse.

— Toutes pareilles. Un Irlandais catholique, c’est de la merde à leurs yeux.

— Tu as bien raison, je m’en tiendrai aux filles du pays, la prochaine fois.

Voilà ce qui motivait Archibald, même s’il n’avait pas donné de précision. Aux yeux du consul, toutes les qualités intellectuelles, physiques et morales ne pouvaient faire oublier ses trois défauts, trop lourds dans la balance: catholique, Irlandais et pauvre. Lequel le diplomate honnissait-il le plus?

Inutile d’essayer de lui remonter le moral en évoquant le prochain voyage en Irlande. Donovan aurait bien le temps plus tard de lui dire tous les lieux, toutes les personnes à voir, pour tout raconter ensuite. Il choisit plutôt de lui conseiller de se changer les idées. Le meilleur moyen de guérir d’une blessure au cœur était de regarder les femmes d’un autre point de vue. L’horizontale changerait la perspective.

— Viens avec moi. Je connais une petite maison où les filles sont fraîches. Pas de danger de te retrouver avec la queue mangée par la maladie.

Jusque-là, David avait repoussé les invitations de ce genre. Cela tenait en partie au fait que les visites au bordel lui semblaient plutôt déprimantes, même s’il y avait eu recours pendant sa vie militaire et lors de son séjour à Richmond. Surtout, romantique jusqu’à la moelle, rêver d’Édith lui avait paru plus gratifiant que les amours mercenaires.

Cette fois, son côté vertueux ne prévalut pas. Sans grand enthousiasme, il suivit son ami dans une petite maison discrète de Soho. Deux dollars, une fortune par rapport aux quelques sous que coûtaient les prostituées de la rue prises dehors dans un coin sombre, lui procurèrent une nuit entière avec une femme dont l’accent très prononcé indiquait une arrivée récente au pays. L’exploitation qu’elle expérimentait maintenant valait-elle vraiment mieux que celle qui sévissait à Cork? Donovan affirmait que les filles de ce bordel étaient «fraîches», une façon pudique de laisser entendre «terriblement jeunes».

Le lendemain, vendredi 14 juillet, Édith Archibald était arrivée resplendissante à Central Park, heureuse à l’idée d’un voyage au Royaume-Uni. Si les semaines, sinon les mois à passer avec sa mère avaient pu ruiner son humeur, la seule perspective de la traversée avec le jeune homme suffisait à raviver son sourire.

Puis elle se retrouva devant un individu maussade comme les pierres! Ne sachant comment réagir, elle se réfugia dans le silence. Le couple marcha quelques minutes dans les allées de Central Park, le temps de constater qu’ils n’avaient rien à partager, puis son compagnon la reconduisit à un fiacre, donna comme d’habitude l’adresse du consulat au cocher. Quand la voiture commença à avancer, ils échangèrent un regard chargé d’incompréhension mutuelle et se quittèrent sans se saluer.

Après s’être revus le 21 juillet, avec tous les deux assez d’emprise sur eux-mêmes pour afficher une meilleure contenance, Édith et David convinrent que les événements ne justifiaient pas un nouveau rendez-vous les deux vendredis suivants.

— Tu me laisses parler, mais écoute bien la conversation. Si on a besoin d’un témoin un jour, je compterai sur toi.

David Devlin et John Donovan débarquaient d’un fiacre au coin des rues Lewis et 9e, dans le quartier des chantiers navals et des entrepôts. Après avoir signifié au cocher de les attendre, ils se dirigèrent vers une grande bâtisse dont la façade donnait directement sur la East River. Près de l’entrée se tenait un colonel. L’officier leur serra la main sans dire un mot. Lorsque la porte se referma sur eux, il alluma un fanal qui les enveloppa d’un halo de lumière jaunâtre, tremblante.

— Suivez-moi.

Derrière leur guide, les deux hommes regardaient autour d’eux, curieux. Une multitude de caisses s’entassaient, jusqu’à dix verges de haut, sur au moins cent verges. Leurs pas résonnaient dans cet espace aux dimensions de cathédrale. Personne ne montait la garde, là où devaient se trouver des centaines de milliers de dollars de matériel de l’armée nordiste. La fin des combats entraînait un relâchement de l’attention.

Près du fleuve, sur lequel donnait une grande porte, le colonel prit un pied-de-biche et se mit en frais d’ouvrir une caisse de quinze pouces de hauteur et de largeur, longue d’au moins une verge et demie. À l’intérieur, David compta huit fusils rangés l’un près de l’autre. Deux autres rangées se trouvaient sous la première.

— Vingt-quatre carabines réglementaires à âme rayée, chargées par la culasse, un total de quatre cent vingt caisses comme celle-là.

— Très bien, approuva Donovan.

Il prit l’un des fusils, l’examina de tous les côtés avant de le remettre à sa place. Pendant ce temps, le colonel ouvrit une seconde caisse plus petite, dévoila une rangée de revolvers Colt, placés dans un ordre parfait.

— Le modèle réglementaire de la cavalerie, distribué à tous les officiers.

Encore une fois, l’avocat prit l’une des armes, se couvrant les mains de graisse dans l’opération.

— Il nous en faudrait environ cinq cents.

— C’est ce que j’ai compté.

— Et pour les munitions?

— De quoi fournir dix mille hommes pour une petite guerre.

Cette guerre, David savait qu’elle se déroulerait en Irlande.

— Parfait, conclut l’avocat. Nous utiliserons un navire pour prendre livraison de tout cela d’ici un mois.

— Avec les documents que je vais vous donner, aucun des employés de l’entrepôt ne vous posera de questions.

Donovan sortit de sa poche un petit paquet épais d’un doigt et demanda avant de s’en défaire:

— Vous m’assurez que tout est légal, que le gouvernement de l’Union désire bien se départir de ces armes?

— Les papiers ont été signés dans vos bureaux. Je vous l’ai déjà dit, tout est en ordre.

— Alors, voici un dixième de la somme convenue. Le reste vous sera versé quand nous prendrons possession de ce petit arsenal.

— ... Mais ce n’est pas ce que j’avais compris!

— C’est pourtant l’usage dans toutes les transactions commerciales. Cette avance vous prouve mon sérieux, vous la garderez si jamais je me dérobe.

L’autre grimaça, puis choisit de formuler à haute voix son inquiétude.

— Comment puis-je être certain que vous aurez l’argent au moment de la livraison?

— Comment puis-je être certain que vous serez en mesure d’embarquer ces armes sur mon cargo, le jour venu?

Donovan tendit sa petite liasse de billets, l’autre s’en empara en donnant ses documents. L’avocat les déplia, avançant la lanterne pour vérifier. C’étaient ceux qu’il avait vu O’Mahony signer dans les locaux de la 32e Rue. L’officier compta l’argent, pour s’assurer du montant.

Ces vérifications faites, les deux hommes se serrèrent la main. Le colonel prit le fanal pour les reconduire à la porte. Dans le fiacre, David demanda:

— Le gouvernement de l’Union se débarrasse vraiment de toutes ces armes?

— Il y a des fournitures de guerre à vendre. Je crois cependant que ce colonel entend mettre dans sa poche tout le profit de sa transaction. Cela ne me concerne pas, dans la mesure où, si un jour quelqu’un pose la question, je peux prouver que j’ai agi en toute bonne foi dans cette affaire.

Le cocher les reconduisait vers Greenwich Village.

— Quand tu seras en Irlande, tu recevras un télégramme indiquant que nous avons pris possession de cet arsenal.Je me fie à toi pour faire savoir à James Stephens que notre cargo se dirigera vers une petite baie discrète. Il sait déjà laquelle.

— Bien sûr. Quoique je ne puisse dire que ce sera un plaisir.

Les manières hautaines du révolutionnaire avaient pesé sur l’humeur de ses hôtes américains pendant toute la durée de son séjour. Donovan n’en avait pas encore fini de ses demandes:

— Autre chose: en te rendant à Québec, pourrais-tu arrêter à Toronto? Il y a là une organisation irlandaise très importante, semble-t-il, avec des objectifs identiques aux nôtres. J’aimerais en savoir un peu plus.

— Bien sûr. Je me ferai agent secret pour toi!

Comme tout Américain, Donovan ne connaissait pas la géographie du Canada. S’arrêter à Toronto sur le chemin entre New York et Québec, c’était comme lui demander de descendre à Chicago en allant de la métropole des États-Unis à Boston! Quand ils se quittèrent, assez tard ce soir-là après un dîner bien arrosé, ils échangèrent une longue accolade.

Archibald accepta que son agent fasse un crochet à Toronto afin «de humer l’atmosphère fénienne de la ville». Voilà maintenant qu’il le confondait avec un chien de chasse! Arrivés séparément à la gare à la mi-août, les deux jeunes gens montèrent dans des compartiments contigus, en première classe, sur un train en partance pour Montréal. Édith avait surchargé ses bagages de romans et elle partait avec la ferme intention de s’isoler aussi souvent que possible. Tout au plus prendraient-ils leurs repas ensemble. Quelle ironie! David devait lui servir de chaperon afin d’éviter que des individus indésirables — cela signifiait des hommes de sa classe sociale, en fait — ne viennent importuner la jeune femme. Dans ces circonstances, il l’appelait «Madame», elle «Monsieur»: le temps n’était plus à l’usage des prénoms.

David s’enfermait de son côté avec une pile de journaux canadiens, en particulier ceux où Thomas D’Arcy McGee avait publié, très souvent sous la forme de lettres ouvertes. Si les périodiques provenaient du consul Archibald, la liasse avait sans doute été assemblée par les soins de George-Étienne Cartier, désireux de bien le familiariser avec la politique canadienne.

À Montréal, David déposa Édith Archibald à l’hôtel Rascoe, s’inquiétant de la façon dont elle tuerait le temps pendant les deux jours où il séjournerait à Toronto.

— Oh! Ne vous en faites pas pour moi, lui apprit-elle un peu froidement, si elle ne se trouve pas déjà devant la porte, une voiture du gouverneur du Canada doit venir me chercher.

Non seulement David ne s’en fit plus, mais se promit de ne plus formuler d’inquiétude de ce genre à l’avenir. Il reviendrait juste à temps à Montréal pour monter avec elle dans le train qui les conduirait à Québec.

David descendit d’un fiacre devant la Erin Tavern, au sud de la ville, tout près du port de Toronto. Le quartier accueillait une importante population irlandaise. Aussi présentait-il des masures où pouvaient loger de très nombreuses familles. Souvent un logement d’une pièce en abritait deux, soit environ douze personnes. Une église catholique, quelques commerces et des maisons un peu plus cossues pour les membres de la communauté qui commençaient à monter dans l’échelle sociale formaient un petit village.

Au second étage de la taverne, des rideaux aux fenêtres indiquaient la présence de chambres. De grands dortoirs se trouvaient au premier. Là, pour quelques sous, un travailleur pouvait louer un lit pour une nuit. La forêt de mâts, visible au-dessus des toits voisins, indiquait la clientèle probable: des marins, des débardeurs, des ouvriers.

À l’intérieur, David perçut l’odeur de bière et d’urine, combinaison caractéristique de ce genre d’établissement. Le plancher fait de gros madriers de pin était recouvert d’une mince couche de sciure de bois, pour faciliter le nettoyage des lieux. Un homme sur deux mâchait une chique de tabac et lançait régulièrement un long jet de salive brunâtre dans la direction approximative du crachoir, pour le rater une fois sur deux. Puis il fallait compter avec les autres dégâts possibles.

La grande salle encombrée de tables, de chaises et de bancs pouvait accueillir des centaines de personnes dans une étroite promiscuité. De nombreuses portes, au fond, laissaient deviner la présence de pièces plus petites, destinées à recevoir des groupes restreints. À cette heure de la journée, moins de trente hommes, des buveurs esseulés, se trouvaient sur les lieux.

Derrière un long comptoir recouvert d’une feuille de zinc, un grand moustachu, un chapeau melon vert de travers sur la tête, classait en deux piles ce qui semblait être des factures.

— Monsieur Michael Murphy se trouve-t-il ici?

David avait posé la question en gaélique, pour afficher son identité et exclure quiconque n’était pas fils d’Érin de l’échange.

— Je peux savoir qui s’inquiète de sa présence, ou de son absence?

— David Devlin, de New York. Je lui apporte les salutations d’un ami commun.

— Je suis Michael Murphy, affirma le tavernier sur un ton déjà plus amène. Quel ami aurions-nous en commun?

Tout de même, il continuait d’afficher son scepticisme.

— John Donovan.

L’autre laissa ses factures et s’approcha en demandant:

— Quelque chose à boire?

— Une bière. En plus de me prier de vous saluer, John désire obtenir des informations sur votre association.

Quand son interlocuteur revint avec une pinte mousseuse, son visage trahissait toujours sa méfiance. Il tira un tabouret pour s’asseoir juste en face de son visiteur et commença:

— Pourquoi diable une société de Toronto peut-elle intéresser des personnes de New York?

— Parce que nous avons de notre côté une association, la Fenian Brotherhood, qui se fixe des objectifs précis en ce qui concerne l’Irlande. Ils sont peut-être identiques aux vôtres. Dans ce cas, mieux vaudrait en discuter un peu, au moins pour ne pas nous nuire, si nous ne voulons pas collaborer.

— Vous connaissez l’ordre d’Orange?

David donna son assentiment d’un signe de la tête. Ce fameux ordre protestant exprimait sans vergogne sa haine de tous les catholiques.

— Non seulement ces salauds célèbrent le massacre de la Boyne tous les 12 juillet en venant nous narguer jusque dans nos rues, mais quand nous fêtons la Saint-Patrick, ils nous attaquent à coups de briques et de gourdins, rappela le tavernier. En 1858, il y a eu un mort et je ne sais pas combien de membres cassés. Écœurés de ces violences, cette année-là, nous avons créé la Société bienveillante des hiberniens du Canada, afin de procurer aux Irlandais de l’aide en cas de chômage, des soins aux malades, des funérailles décentes.

— Cela a dû faire plaisir aux morts de 1858, aux blessés aussi.

David avait glissé la remarque en souriant. Il ajouta après un court silence:

— J’avais cru comprendre que cette société pouvait aussi offrir son soutien avant que vos hommes se fassent massacrer par les orangistes.

L’autre lui retourna son sourire et compléta:

— Bien sûr, nous préparons nos membres à se défendre. Si les orangistes se présentent avec des manches de hache, nous leur opposons des manches de pioche. S’ils amènent des couteaux, nous sortons nos pistolets.

— Cela me paraît plus conforme à votre réputation.

Les journaux de Toronto, en particulier le Globe, s’étaient répandus en inquiétudes quelques semaines plus tôt, quand la constitution et les règlements de la société avaient été rendus publics. Des articles faisaient référence à des activités secrètes, y compris l’entraînement militaire de ses membres.

— Vos opérations courantes et vos besoins de défense contre les orangistes ne préoccupent pas les féniens. La question de l’indépendance de l’Irlande vous intéresse-t-elle?

— Comme tous les vrais Irlandais!

L’autre avait élevé la voix, comme s’il s’inquiétait de voir son patriotisme mis en doute.

— Au point que les hiberniens apporteront leur aide à la Fenian Brotherhood?

Murphy hésita avant de demander, un peu agressif:

— Qu’est-ce qui me prouve que vous êtes bien ce que vous dites?

— Vous connaissez John Donovan? Ou John O’Mahony?

— Des échanges de lettres…

— Donc, vous avez leur adresse. Pourquoi ne pas leur poser la question par télégramme? Si vous le faites maintenant, dans quelques heures vous recevrez la confirmation de mon identité: David Devlin. Je suis en route vers Dublin.

Son interlocuteur se montrait incertain quant à l’attitude à adopter. Il se décida enfin:

— Vous reviendrez demain?

— Je ferai mieux que cela: vous louez des chambres, ici? Je vais en prendre une pour les deux prochaines nuits. Comme je risque de ne pas m’occuper longtemps à visiter votre petite ville, je pourrais passer par les bureaux du Irish Canadian, le bulletin de liaison des hiberniens. Comme cela, j’en saurai un peu plus sur votre organisation.

Murphy se retourna, le temps de prendre une clef pendue à un tableau derrière lui.

— Au second, loin du bruit de cette salle. L’escalier du fond vous y conduira. Quant au journal, il se trouve tout près, rue King. Voici ma carte: si vous la présentez, ils vous recevront bien. Si j’obtiens les assurances dont j’ai besoin, on se reverra demain après-midi; sinon, je vous ferai jeter dans le lac Ontario.

— Je n’ai plus qu’à souhaiter que Donovan ou O’Mahony ne m’ont pas oublié, sinon j’en serai quitte pour un bon bain.

David prit son sac de voyage et se dirigea vers l’escalier, sa bière à la main. Son interlocuteur se priva de lui dire que les chopes ne devaient pas quitter la pièce.

Dans les bureaux du Irish Canadian, David se retrouva en présence de trois typographes aux mains tachées d’encre noire qui s’agitaient devant une petite presse, dans un coin d’une pièce exiguë. Deux autres employés, à peine mieux vêtus que leurs camarades, représentaient toute l’équipe de rédaction. Il se présenta à celui qui travaillait à la table située le plus près de la porte et lui remit la carte de Murphy sur laquelle celui-ci avait simplement griffonné un «OK» hésitant.

— Voyez le directeur, fit l’homme en lui désignant son collègue de la table voisine.

David exprima le désir de consulter les anciens numéros du Irish Canadian. Son interlocuteur marmonna:

— Celui d’aujourd’hui, je comprendrais. Les vieux numéros ne présentent aucune utilité. Mais si cela vous chante! Je vous demanderai juste de ne pas nous déranger. Nous avons un journal à terminer avant dix-huit heures, pour que nos employés puissent l’imprimer d’ici demain matin. Regardez dans l’armoire, au fond.

Quelques minutes plus tard, le jeune homme s’installait dans un cagibi de moins de deux verges carrées, où logeaient tout juste une table branlante et une chaise, en plus de rames de papier. L’endroit offrait assez de clarté pour parcourir les dix-huit mois d’existence du petit journal. Avec son équipe réduite, les articles originaux ne représentaient pas plus d’une demi-page de chacun des numéros, qui en comptait quatre. En fait, il s’agissait d’une très grande feuille de papier pliée en deux. La dernière page contenait les publicités des commerçants du coin, des avocats aux zingueurs, en passant par tous les marchands imaginables. Tout le reste, plus de la moitié de la surface imprimée, se trouvait «emprunté» à d’autres journaux. Des articles venaient de publications canadiennes, mais aussi de périodiques des États-Unis ou du Royaume-Uni.

Les textes écrits par la petite équipe de rédaction du Irish Canadian affichaient un ton plutôt modéré. Bien sûr, ils défendaient les droits de la population d’origine irlandaise avec véhémence: loyale au gouvernement et soumise aux lois du Canada, elle voulait être respectée! Il y avait eu une longue dispute, à coups d’articles exaltés, avec le Globe, le journal libéral publié par George Brown. Celui-ci condamnait les projets mystérieux de la Société des hiberniens, de même que ses préparatifs militaires. Pour faire bonne mesure, il critiquait aussi l’ordre d’Orange, pour les mêmes raisons. Pour l’anticatholique Brown, tout comme pour l’évêque catholique de Toronto, les sociétés secrètes ne devaient pas interférer dans la vie politique et sociale.

Les journalistes du Irish Canadian opposaient à ces arguments la défaillance des services de police à assurer la sécurité des biens et des vies de la population irlandaise. Les précautions militaires des hiberniens ne visaient que l’autodéfense. Dans une ville plus sûre, elles cesseraient. Les artisans de ce petit journal voulaient rêver de l’indépendance de la verte Érin, tout en travaillant à une meilleure intégration des Irlandais à la société canadienne. Les hiberniens logeaient-ils tous à la même enseigne?

Une soirée dans une taverne n’offrait pas de bonnes perspectives d’amusement. Trois ou quatre cents hommes rompus de fatigue à cause d’un travail éreintant, désireux de se soûler le plus rapidement possible pour oublier leur misère, se trouvaient là. Une cinquantaine de prostituées allaient d’une table à l’autre pour se faire payer à boire et, dans le meilleur des cas, être prises en levrette dans l’embrasure d’une porte, une ruelle sombre ou une cour crasseuse, cela pour quelques sous.

David Devlin s’obligea à rester dans un coin toute la soirée, repoussant les filles les plus entreprenantes, répondant de façon laconique à ses voisins de table curieux de savoir ce qu’un bourgeois comme lui cherchait dans un endroit pareil. Les serveurs, visiblement choisis pour leurs bras noueux et leurs visages patibulaires plutôt que pour leur habileté à faire le service, intervenaient pour calmer la curiosité des marchandes de plaisir et des buveurs trop sociables. Comme un ambassadeur dans un pays étranger, le jeune homme avait droit à certains égards.

Le lendemain, il traîna au lit afin de récupérer un peu de sa nuit blanche. Le bruit venu de la grande salle ne s’était vraiment atténué que vers deux heures du matin. Ensuite, un murmure monta des dortoirs, composé d’éructations, de flatulences, des pas de personnes qui se découvraient une envie soudaine de se vider les intestins, la vessie ou l’estomac, et forcées de sortir pour cela. Certains avaient culbuté dans les escaliers pendant le trajet. D’autres, à l’odeur qui régnait encore quand il descendit à midi, semblaient ne pas avoir eu le temps d’atteindre la back house, la «bécosse» disait-on à Rivière-du-Loup, située dans l’arrière-cour.

Le jeune homme préféra chercher un endroit plus respectable pour manger. Après, un bain public lui permit de se décrasser, de se faire raser de près et couper les cheveux. À moins d’habiter une maison ou un appartement dans un quartier cossu, ou un hôtel autrement plus coûteux que la taverne de Murphy, il fallait trouver un établissement spécialisé pour ses ablutions. Ces précautions d’hygiène suffiraient-elles à le protéger des morpions susceptibles de loger dans sa chambre? Le mieux aurait été de nettoyer aussi ses vêtements: ce serait chose faite avant de reprendre le train.

Vers seize heures, David revint tout propret à la taverne. Michael Murphy l’attendait, plus souriant que la veille. Trois autres personnes se tenaient aussi près du bar, des Irlandais à en juger par leurs patronymes.

— Venez avec nous dans un endroit plus discret.

Le tavernier ouvrit la marche vers l’un des petits salons privés situés en retrait, au fond de la salle. David revivait en pensée son entrée dans la Fenian Brotherhood. Compte tenu des drapeaux et des bannières pendues aux murs de la pièce, elle servait sans doute uniquement aux nationalistes irlandais. Tous se retrouvèrent à un bout d’une grande table, l’agent secret d’un côté, les Torontois de l’autre.

— Je suppose que vous êtes maintenant convaincu que je ne suis pas un espion britannique.

—Donovan m’a répondu ce matin que si je vous embêtais, il viendrait me boxer le nez!

Pareille menace ne semblait pas le troubler outre mesure.

— Que voulez-vous savoir, exactement?

— Les membres de la Société des hiberniens sont-ils disposés à venir en aide de façon concrète au mouvement révolutionnaire irlandais?

— Pour la plupart d’entre eux, non. Ils s’affichent comme de bons Canadiens, heureux de crever de froid l’hiver, de travailler comme des bêtes pour faire vivre leur famille. Les plus riches d’entre eux peuvent voter tous les quatre ans et envoyer leurs enfants dans une école catholique. Toutes ces conneries!

Presque tous les habitants de tous les pays du monde n’aspiraient ni à plus ni à moins. Un autre Irlandais jugea utile d’ajouter, pour atténuer la condamnation de son compagnon:

— Ils veulent tous que les Britanniques quittent Dublin, mais leur vie se construit ici.

— Bien sûr, ils souhaitent la révolution, grommela Murphy, mais ils n’agissent pas pour que cela arrive. Les souhaits ne tueront jamais un Anglais.

— Monsieur Murphy, vous ne partagez pas les objectifs d’une association que vous avez mise sur pied? demanda David. Quelle curieuse situation!

Le tavernier secoua la tête de dépit, reprit après un long silence:

— Ce n’est pas cela. Il y a des dizaines de milliers d’hiberniens dans toutes les villes du Canada. La Société prouve son utilité, exactement pour ce que je vous ai dit: l’entraide, les soins médicaux, des funérailles dignes pour tous les membres, cela pour une cotisation très raisonnable. Il nous arrive même d’organiser des grèves quand les patrons exagèrent.

— Mais cela ne vous paraît pas suffisant?

— L’Irlande se trouve toujours sous la botte anglaise. Je suis né à Cork. Mes parents sont venus ici pour fuir les tyrans. Ces salauds nous ont volé notre pays, il faudrait s’arranger pour qu’ils nous le rendent.

Un peu agacé par le ton du tavernier, l’un des autres hiberniens précisa:

— Nous espérons les convaincre d’aller plus loin.

Le jeune homme ne voyait pas l’utilité de s’éterniser pour entendre les discussions entre ses interlocuteurs.

— Personne ne souhaiterait devenir membre de la Fenian Brotherhood parmi eux?

— Mais nous en sommes tous les quatre! tonna Murphy.

— Je ne vous ai pas aperçu au congrès de Cincinnati, opposa David. Et je ne me trouverais pas ici si vos cotisations arrivaient au bureau de O’Mahony. Trois dollars par an, pour chacun des membres.

Les autres se consultèrent du regard. Murphy, un peu penaud, confessa bientôt:

— Nos relations avec l’association américaine sont… ténues. Nous avons demandé la constitution de la Fenian Brotherhood, d’autres informations aussi. Mais comme nous avons besoin de toutes nos ressources pour mettre nos cercles en place, peu d’argent a été envoyé à New York.

Plus exactement, pas un cent n’avait quitté le Canada. Ces hommes se présentaient comme des féniens sans payer leur dû.

— Combien trouve-t-on de ces pseudo-féniens, à part vous quatre?

— Trois cents à Toronto, plusieurs dizaines à Hamilton, Ste Catherines et Kingston, affirma l’un de ses vis-à-vis.

— Il y en a trois cents à Montréal, deux cents à Québec, ajouta un autre.

— Je dirais un millier dans tout le Canada-Uni, précisa Murphy, quelques centaines aussi du côté du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse.

— Si vous épousez vraiment les objectifs de la Fenian Brotherhood, fit David d’une voix de censeur, vous devez régulariser votre situation. Si vous préférez continuer à maintenir une société d’entraide, mieux vaudrait que vous cessiez d’utiliser le titre de fénien. Vous l’usurpez. Autant vous en tenir à celui d’hibernien.

Après quelques paroles encore, le journaliste regagna sa chambre. Sachant tout ce qu’il voulait, autant quitter les lieux tout de suite et se trouver un hôtel plus propice au repos que cette taverne.