Édith, qu’il retrouva le lendemain, lui réserva un accueil froid mais poli, conforme au climat qui s’était installé entre eux. Avec les nombreux arrêts en chemin, au moins quatre heures furent nécessaires pour atteindre la gare de Lévis. De là, un traversier les conduisit à Québec, où ils attendraient deux jours leur embarquement pour Liverpool. David n’entendait pas se livrer à d’autres enquêtes en terre canadienne. Cela ne voulait pas dire que des informations ne se présenteraient pas à lui!
En effet, à leur arrivée à l’hôtel Saint-Louis, dans la Haute-Ville, le journaliste fut à même de constater une certaine fébrilité dans la salle à manger. Le nom du responsable de cette agitation circulait sur toutes les lèvres: le général Ulysses Grant. Celui qui avait reçu la reddition du général Lee à Appomatox honorait de sa présence la vieille capitale, qui ne l’était plus depuis quelques années, le gouvernement ayant transféré ses pénates à Ottawa.
Procédant à leur enregistrement — Édith Archibald attendait qu’il s’en occupe, assise dans un grand fauteuil près d’une fenêtre —, le jeune homme comprit que le distingué visiteur rencontrerait des journalistes dans quelques minutes. Il laissa un garçon monter ses bagages à sa chambre — trois autres prenaient déjà soin de l’abondance de malles de sa compagne —, pour se joindre aux représentants de la presse. Quand il se présenta comme un reporter du Herald de New York au capitaine de l’armée de l’Union, qui entendait contrôler l’accès à la salle à manger, ce fut pour se voir gratifié d’un regard étonné et de la permission d’entrer.
Le général Grant se trouvait derrière une table, à une extrémité de la pièce. Une quinzaine de journalistes se tenaient devant lui, assis en demi-cercle à une distance respectueuse. David resta un peu en retrait.
— Que pensez-vous de notre belle ville de Québec? demanda un jeune homme nerveux, dans un anglais à l’accent plutôt lourd.
Son vis-à-vis le regarda, surpris de se voir contraint de s’exprimer en touriste, prit une gorgée dans le verre placé à portée de main, le temps de réfléchir à une réponse peu susceptible de heurter les indigènes.
— Très pittoresque. Quel point de vue sur le fleuve, depuis la terrasse du gouverneur!
Voilà qui comblerait d’aise les habitants du gros village de cinquante mille âmes, toujours si désireux de se faire dire par les étrangers toutes les beautés de leur ville et de ses environs. Heureusement, un journaliste venu de Toronto empêcha la conversation de dériver sur le charme de l’île d’Orléans ou la magnificence de la chute Montmorency — «Vous savez, plus haute que celle du Niagara!» — précisaient tous les Québécois à qui on ne demandait d’ailleurs pas l’information.
— Vous avez rencontré son excellence le gouverneur général?
— J’ai eu ce plaisir, en effet.
Le représentant de Sa Majesté ne faisait pas que personnifier la gracieuse reine Victoria, il s’occupait des relations internationales du Royaume-Uni dans cette partie du monde. Sa conversation avec le général avait sans doute nécessité une longue correspondance, soigneusement chiffrée, avec le Foreign Office britannique.
— Vous avez discuté des rapports du Canada avec votre pays? demanda un autre.
— Excepté l’échange de civilités, Son Excellence n’avait bien sûr pas d’autres raisons d’accepter de me recevoir.
Le général unioniste eut un sourire en coin. Affalé sur sa chaise, un verre de whisky toujours à portée de la main, il faisait un bien curieux diplomate avec son uniforme défraîchi, comme si on le surprenait sur le terrain, en pleine campagne militaire. Toutes les personnes présentes comprenaient combien il serait facile pour lui de se remettre à son travail habituel dans cette partie du monde.
Le journaliste torontois posa la question qui brûlait toutes les lèvres:
— Les États-Unis vont-ils attaquer le Canada?
Cela exigeait une réponse prudente, le militaire avala une nouvelle gorgée avant de risquer:
— Mon pays n’a aucune intention de se lancer dans une guerre inutile. D’un autre côté, nous chérissons un principe: l’Amérique appartient aux Américains. Nous trouvons intolérable que la France ait placé l’un de ses pantins sur un trône impérial factice au Mexique et y ait envoyé des troupes. Si le Royaume-Uni appuyait la France dans cette aventure ridicule, nous considérerions cela comme un acte hostile. Dans ce cas, la situation pourrait dégénérer jusqu’à la guerre.
— Autrement, le Canada n’a rien à craindre? demanda un autre.
— Mon pays n’a aucun désir de conquête.
— Mais nous lisons dans vos journaux des articles enflammés à propos des pertes subies aux mains de corsaires sudistes. Ceux-ci réclament vengeance.
— Les journalistes s’enflamment, fit le général, amusé. Les gouvernements font les guerres, tout comme ils peuvent chercher un règlement négocié à des questions litigieuses. Nous pensons que le Royaume-Uni et la France, en appuyant ces actions pirates, ont prolongé un conflit meurtrier. J’espère tout simplement que la voie de la négociation permettra de trouver un compromis acceptable sur ce sujet.
Finalement, le général ne faisait pas un si mauvais diplomate. Surtout, sa seule présence dans les colonies britanniques, revêtu de son uniforme, valait mieux que tous les avertissements. Dans l’opération, il se donnait la stature politique qui le conduirait à la présidence des États-Unis en 1868.
Comme les échanges portèrent ensuite sur les faits d’arme de Grant, David quitta la salle sans trop de bruit.
•
Le 20 août 1865, le Circassian, un navire de la Cunard, larguait les amarres et prenait la route de Liverpool. Édith Archibald et David Devlin occupaient de minuscules cabines voisines: le jeune homme continuait de jouer son rôle de chaperon sans grand enthousiasme. Heureusement, le capitaine se découvrirait un intérêt pour la jolie femme, au point de la vouloir à sa table pour la plupart des repas. Bien sûr, cela ne signifiait pas des agapes en tête-à-tête, car une demi-douzaine de passagers, parmi les plus respectables, avaient droit à cet honneur.
Aussi le journaliste pouvait-il s’attacher au côté plus délicat de sa mission: faire connaissance avec Thomas D’Arcy McGee. L’homme était de petite taille, un peu rond, avec un collier de barbe sous le menton. Son chapeau haut de forme démesuré et son gilet de couleur verte lui donnaient l’allure d’un farfadet de légende. Le premier contact se déroula le plus naturellement du monde: tous deux se tenaient appuyés au bastingage, David désireux de voir défiler sous ses yeux les toits de Rivière-du-Loup, son compagnon voulant prendre l’air.
— Un très beau pays, murmura-t-il en gaélique.
— Très beau. Tout de même plus dur que l’Irlande, opina le ministre de l’Agriculture.
— Je ne m’en souviens pas vraiment. Mes parents ont fui vers l’Amérique pendant la Grande Famine. J’étais très jeune à l’époque.
— Vous habitez le Canada?
— Non, New York.
Le politicien se tourna vers lui pour le toiser, puis reprit position devant le bastingage avant de confier:
— Je suis venu sur ce continent en 1842. Un navire faisant le commerce du bois m’a débarqué à Québec. Comme ces bâtiments effectuent le voyage à vide quand ils reviennent au Canada, ils entassent les passagers dans les cales. Moi, je me suis tout de suite dirigé vers le Rhode Island. Une de mes tantes habitait Providence. Puis j’ai été embauché par un journal de Boston. Peu après, je me suis retrouvé à Dublin pour travailler au Freeman’s Journal.
— Où vous avez participé à la révolte de 1848!
L’autre fixa sur David un regard étonné.
— Non, je ne suis pas devin. Dans mon métier, il est assez normal de connaître le journaliste et écrivain D’Arcy McGee, révéla le jeune homme en riant.
— Quel est ce métier?
— Journaliste. Le Herald m’a demandé de visiter l’exposition qui se tient à Dublin. J’en profiterai pour écrire quelques articles sur le pays. Le sujet passionne beaucoup les émigrés aux États-Unis, qui n’ont jamais l’occasion d’y retourner. Je deviendrai leurs yeux.
Ce prétexte en valait un autre.
— Je comprends que l’Irlande intéresse nos compatriotes. À la lecture des journaux, j’ai appris que même ce vieux Stephens se permet d’effectuer des tournées de recrutement pour son grand projet révolutionnaire!
Il y eut un long silence. David ne voulait pas paraître trop insistant, mieux valait attendre que l’autre reprenne le fil de la conversation.
— Une bien petite participation, dans un contexte surexcité.
Le politicien était revenu sur le sujet de son implication dans la révolte de 1848. Il continua:
— Je préférais la voie constitutionnelle de O’Connell. Mais avec les émeutes en France, même les plus raisonnables se sont mis à rêver qu’un soulèvement suffirait à renvoyer les Britanniques chez eux.
— Les Français ont plus d’expérience que nous dans les mouvements révolutionnaires.
L’autre s’accrocha à son sujet, comme s’il tenait à informer son compagnon de voyage de ses engagements passés.
— Je n’ai rien accompli en 1848. Je me trouvais en Écosse. Je devais y recruter un bataillon de sympathisants. Quand j’ai enfin pu réunir une petite bande de volontaires, le soulèvement avait été maté. Je suis retourné ensuite en Irlande pour quelques semaines, avant de revenir aux États-Unis.
— Tout de même, la suite des choses n’a pas été si mauvaise: ministre de l’Agriculture et de l’Immigration!
D’Arcy McGee lui adressa un regard moqueur avant de déclarer:
— Vous me semblez terriblement bien informé.
— Pour vos fonctions actuelles, cela a été très facile. Les listes de passagers sont reprises dans les journaux. Dans votre cas, on a même commenté la pertinence de payer un voyage en Irlande à un ancien révolutionnaire, à même les deniers publics, pour lui permettre de visiter la même exposition que moi.
Le commentaire s’accompagnait d’un sourire ironique.
— Si vous avez lu quelque chose du genre, il s’agissait d’un journal libéral.
— Le Globe.
— Une foutue feuille anticatholique.
— J’avais cru remarquer, en effet.
Tous deux se regardaient en souriant. Les dix jours suivants procureraient des occasions de parler encore, devenir des amis inséparables et décider de parcourir ensemble les campagnes de la verte Érin. David demeurait persuadé d’y arriver. Cependant, il devrait garder ses distances avec la fille du consul du Royaume-Uni à New York. Autrement, cela enlèverait toute crédibilité au personnage qu’il était à se construire. Cela non plus ne serait pas difficile.
•
C’était sans compter sur le désir tout féminin d’Édith Archibald de s’expliquer, «pour ne pas en rester là». Elle avait glissé un billet sous la porte de sa cabine pour exprimer le souhait d’une rencontre discrète. Ils se retrouvèrent à la poupe du navire un peu avant minuit. Le clair de lune colorait d’argent le sillage laissé derrière le bâtiment.
Après les heures mouvementées de la sortie du golfe Saint-Laurent, David avait résolu de limiter à l’avenir ses déplacements au transport terrestre. Le calme de la mer, ce soir-là, le réconciliait à peu près avec la navigation. En d’autres circonstances, il aurait trouvé la situation dia-blement romantique! Comme sa compagne avait pris l’initiative du rendez-vous, il la laissa commencer la conversation. Elle eut de longues minutes d’hésitation avant de s’y aventurer:
— Pendant tous ces rendez-vous depuis l’hiver, je croyais qu’il se développait quelque chose entre nous. De l’affection…
Un nouveau silence s’imposa, puis:
— À tout le moins, j’éprouvais… j’éprouve encore une très grande affection pour vous!
Le mot était lâché, aussi explicitement que son éducation l’y autorisait. Elle lui confia, cette fois très vite et désireuse de ne pas s’arrêter en chemin:
— Je croyais que c’était réciproque. Depuis plus d’un mois, vous vous comportez comme si ma vue vous répugnait.
Il s’agissait bien de cela, mais pas pour les raisons que la jeune femme imaginait.
— J’éprouvais les mêmes sentiments que vous. Je me suis laissé emporter par la complicité qu’exigeait la situation. Je m’en excuse.
Dans la lumière blafarde, elle prenait une allure fantomatique. Le jeune homme croyait vivre une scène d’un roman gothique! Impossible de s’arrêter maintenant.
— Il ne peut rien se passer entre nous. Votre condition, la mienne…
— Quand, après plusieurs mois, vous avez découvert que nous n’étions pas du même milieu, j’ai cessé d’exister à vos yeux? Plutôt que d’en parler avec moi, vous vous êtes tu.
— Je suis désolé. Mes notions de bienséance se révèlent inadéquates, je le comprends bien.
Voilà qu’il jouait maintenant de l’attitude servile. Il préféra enchaîner tout de suite, plus sincère:
— Je sers de détective à votre père. Au mieux, si cela se continuait, j’aurais à offrir à une femme la solde d’un petit officier. Mais cela ne durera pas: le propre des révolutions est d’échouer, ou de réussir. Que deviendrai-je alors? Journaliste? Détective chez Pinkerton? Rien pour satisfaire les attentes d’une femme comme vous.
— Que savez-vous de mes attentes?
— Un époux, une grande maison, des domestiques. À vingt et un ans, je parie que vous n’avez jamais fait votre lit vous-même. Vous ne pourriez pas vous contenter de moins!
Le coup porta. Elle se mordit la lèvre inférieure, recula d’un pas. D’un ton beaucoup plus doux, il poursuivit:
— Jamais vous ne pourriez faire fonctionner un ménage avec une solde de cent dollars par mois, pas même avec deux cents.
Elle mettait plus que ce montant sur ses robes et autres colifichets!
— Tout de même, vous auriez pu me poser la question.
— Et recevoir une rebuffade blessante, malgré toute votre gentillesse.
— Je suis une fille unique. Je recevrai de mes parents de quoi vivre sans difficulté, toute ma vie. Moi et mon mari.
— Il y a des hommes qui ne désirent pas être entretenus.
David tenait absolument à l’en convaincre, pour conserver un peu de dignité à ses yeux.
— Joli scrupule. La grande majorité des garçons que je rencontre hériteront de leur famille. Ceux qui se sont faits seuls me semblent vraiment rarissimes et ne sont pas même perçus comme des partis désirables. Alors, je ne vois pas où serait le drame, si mon mari tenait sa situation de mon père, plutôt que du sien.
Elle venait de prononcer une véritable demande en mariage, avec la promesse d’une généreuse dot. Mais elle n’avait pas de prise réelle sur cette partie de la proposition. David devait se faire explicite.
— Ne comprenez-vous pas que votre père m’a bien expliqué que je ne devais rien espérer en ce sens? Il ne vous réexpédie pas vers votre mère, mais vers un bassin de jeunes gens respectables, c’est-à-dire anglais, protestants et riches, susceptibles de vous épouser. Et comble du cynisme, il m’a demandé de faire la livraison.
Elle demeura interdite un moment, murmura enfin:
— Écossais… Ma famille vient d’Édimbourg. Il préférerait un époux écossais.
Sa voix témoignait du plus grand dépit. Jusque-là elle avait trouvé sa mère insupportable; elle vouerait désormais une haine tenace à son père. La jeune femme se remémorait la séquence des événements: la rencontre au Delmonico’s où, malgré son désir, elle n’avait pas été invitée. Ensuite, David Devlin n’avait plus su quelle contenance adopter. Tout s’expliquait.
— Vous ne croyez pas possible de passer outre à cette directive?
Désemparée, elle hésita avant de poursuivre:
— Vous avez dit tout à l’heure éprouver de l’affection pour moi. J’aimerais au moins en avoir la certitude.
Elle s’approcha de lui, son regard dans le sien, jusqu’à ce que sa poitrine soit à un doigt de la sienne. La lune lui blanchissait les cheveux et donnait à ses yeux gris une teinte irréelle.
— Je vous assure que…
— Taisez-vous!
Elle levait la tête. Il posa ses lèvres sur les siennes. La fraîcheur de la nuit rendait le contact plutôt froid. Vint un mouvement imperceptible. David s’anima, jusqu’à pénétrer sa bouche de sa langue, dans un parfait simulacre de coït. Quand elle se recula, essoufflée, Édith savait que la réserve de l’homme ne tenait ni à l’absence de sentiments ni à celle de désir. Malgré les épaisseurs de la robe, des jupons et de la crinoline, elle en eut la certitude. Tout simplement, il était à la fois orgueilleux et lâche. Elle préférait croire que le premier défaut l’emportait sur le second.
La situation ne paraissait pas sans espoir. Les plus romantiques, dans la société anglaise, enlevaient l’objet de leur désir, avec sa collaboration empressée, pour l’épouser secrètement. Il se trouvait toujours un ministre du culte assez audacieux pour braver toutes les convenances! Ensuite, après une colère de tous les diables, les parents de la belle finissaient par s’accommoder du gendre et lui venir en aide, afin de garder intacte leur respectabilité.
Trop pusillanime, David n’en arriverait pas à cette extrémité.
Un instant plus tard, une Édith Archibald totalement écœurée de la vie et de sa famille retraitait vers sa cabine en essuyant avec sa main gantée la salive de sa bouche et les larmes de ses joues. David, penché dangereusement au-dessus du bastingage, se lamentait au dieu des amours déçues.
•
Liverpool se révéla une ville crasseuse, dont tous les édifices noircis par les fumées des machines à vapeur et des âtres gourmands de charbon présentaient une mine triste sous la pluie. La traversée s’était effectuée dans les temps prévus, grâce à une mer calme la plupart du temps. David regardait Édith Archibald s’engager sur la passerelle conduisant à terre avec un parapluie dans une main, un petit sac de voyage dans l’autre. Sur le quai, une grande femme revêche l’attendait, aussi chaleureuse qu’une porte de prison. Leurs regards s’étaient croisés un instant lors de l’accostage. Comme il n’était pas seul, elle ne lui fit pas un signe.
— Une bien jolie fille, glissa D’Arcy McGee debout à ses côtés. Belle et froide comme le sont les Anglaises.
— Écossaise!
David se fit violence, adressa un demi-sourire à son compagnon.
— Elle s’appelle Archibald, sa famille vient d’Écosse.
Mieux valait ne pas dire qu’il ne la croyait pas si froide que cela!
— Ah! La jeunesse! Tu connais le nom des jolies filles et moi, celui des vieilles dames percluses de rhumatismes. Suis-moi. Ce serait bien le diable si je ne trouvais pas un bateau capable de nous déposer à Dublin d’ici demain. Je ne tiens pas à passer une nuit sur le territoire de notre ennemie héréditaire.
Gagner l’amitié de cet Irlandais rieur et excentrique n’avait pas été difficile. Déjà, l’autre se proposait de lui faire connaître le comté de Louth, où il était né en 1825.
•
Si le véritable port marchand de Dublin se trouvait au nord-est de la ville, le petit paquebot sur lequel David et D’Arcy McGee avaient pris passage vint accoster au quai Rogerson sur la rivière Liffey. De là, dans une voiture découverte, ils cherchèrent leur hôtel. Le jeune homme ouvrait des yeux émus sur tout ce qui l’entourait, son compagnon nommait les édifices, soulignait au passage les endroits où un événement important de l’histoire irlandaise s’était déroulé. L’agent secret avait réservé une chambre dans une pension de la rue York, alors que D’Arcy McGee logeait dans un hôtel de la rue Dame, une bâtisse fort élégante située à deux pas du siège du gouvernement, Dublin Castle. Comme les deux établissements se trouvaient à une distance relativement faible l’un de l’autre, David se laissa convaincre de prendre un verre de whisky au bar de l’hôtel. Il en serait quitte pour effectuer le reste du chemin à pied une heure plus tard.
Après une nuit passée sur la terre ferme — le mouvement continuel d’un navire sur les flots hantait son souvenir —, David sortit très tôt afin de parcourir les rues avoisinantes. Ce quartier cossu abritait le palais épiscopal et la cathédrale Saint-Patrick. Surtout, à distance de marche se trouvaient plusieurs espaces verts, bordés de maisons privées somptueuses et d’édifices publics. Les College Park, Merrion Square et Fitzwilliam Square le cédaient en grandeur et en majesté au Saint Stephens Green, au centre duquel s’élevait une statue équestre du roi George II. Les rues entourant ce parc rectangulaire se nommaient éloquemment North, South, West et East…
Après avoir profité de l’ombre des arbres du Green, David traversa la rue South pour atteindre le site de l’Exposition internationale des arts et manufactures de Dublin. Ouverte au mois de mai, elle prendrait fin le 10 novembre 1865. Après s’être rendu aux bureaux administratifs de l’exposition et avoir obtenu l’autorisation de circuler partout, le journaliste entra dans le jardin Cobourg, où se trouvait un palais de cristal. La construction de fonte et de verre plutôt basse couvrait une très grande superficie.
Une exposition universelle, au xixe siècle, servait essentiellement à mettre en valeur la production artistique ou manufacturière de pays ou de villes et à afficher la suprématie culturelle et économique d’une nation. Sous la première rubrique, David découvrit des peintures, des sculptures, mais aussi des exercices réalisés par des élèves de diverses contrées: textes présentant les plus belles calligraphies, dessins, travaux d’aiguille, etc. Il passa un moment à admirer des poèmes d’écoliers canadiens écrits avec le plus grand soin.
Quant aux manufactures, les différents objets entonnaient un hymne muet au capitalisme triomphant. Les plus impressionnants étaient certes les machines à vapeur peintes de couleurs criardes, les machines-outils aussi, souvent sous forme de modèles réduits, parfois grandeur nature. Les minéraux, végétaux ou produits animaux voisinaient avec les objets manufacturés. Les marchands du monde trouvaient au même endroit tout ce qui pouvait se vendre et s’acheter sur terre.
L’ambition politique d’une manifestation de ce genre se lisait clairement. C’était un hymne au capitalisme bien sûr, un hymne à l’Empire britannique aussi. David passa devant les fourrures, les poissons — empaillés —, les bois, les minéraux du Canada, les cuirs, les lainages, les bois et même les opales de l’Australie, sans compter quelques pépites d’or. Dans d’autres sections s’alignaient aussi le thé et la soie de Chine, les travaux artistiques, les diamants et les perles de l’Inde, le cacao, le café et l’ivoire de l’Afrique, le coton d’Égypte — qui remplacerait celui des États confédérés sur les marchés anglais —, l’acier, le charbon et les machines du Royaume-Uni. En fin d’après-midi, le journaliste sortit de là convaincu qu’il ne manquait rien aux habitants de l’immense territoire soumis au règne de la reine Victoria. Tous les Irlandais qui se livraient à la même visite comprendraient, du moins les autorités politiques l’espéraient, que ce serait folie de se séparer du Royaume-Uni.
Le journaliste satisfait — David pourrait noircir quantité de pages avec ce qu’il venait de voir, au gré de passages répétés sur les lieux de l’exposition —, l’agent secret devrait aussi trouver son compte à ce voyage.
•
D’Arcy McGee aimait la compagnie. Son réel talent de conteur et sa connaissance des chansons folkloriques attiraient les clients des tables voisines au restaurant ou au bar. David savait que pendant ses années de jeune révolutionnaire, il avait consacré ses efforts à faire connaître les artistes irlandais. Pour lui, ces créateurs alimentaient l’identité et la fierté d’une nation. Cet homme pouvait citer leurs œuvres de mémoire pendant des heures! Rien ne le réjouissait plus qu’une oreille attentive, l’agent lui en tendait deux.
Le dimanche 3 septembre, David fut témoin d’un acte de foi canadien. D’Arcy McGee l’avait convié à une conférence prononcée dans une grande salle attenante au palais de cristal du jardin Cobourg. Le thème portait sur l’émigration au Canada: dans une île où la population trouvait si difficilement à gagner sa vie, cela suffisait à attirer une bonne foule. Assis dans les premières rangées, David jouissait d’une vue parfaite du petit homme.
Après avoir été présenté avec tout son titre — le très honorable ministre de l’Agriculture, de l’Immigration et de la Statistique du Canada-Uni —, il commença par dresser un portrait très général des colonies britanniques d’Amérique du Nord, alternant entre l’anglais et le gaélique. Il dérida l’assistance avec une demi-douzaine d’anecdotes. En décrivant les territoires à l’ouest du Haut-Canada, possédés par la Compagnie de la Baie d’Hudson, le politicien s’enflamma:
— Imaginez un espace dix fois grand comme la Grande-Bretagne, quarante fois comme l’Irlande, qui passera sous le gouvernement de la fédération canadienne! Tous les Irlandais pourraient y recevoir cent soixante acres chacun et tous leurs enfants autant pendant quatre générations et il resterait encore de la place pour tous les déshérités de l’Europe!
Ces mots, dans un pays où la plupart des paysans cultivaient, pour la subsistance de leur famille, un quart d’acre, donnaient le vertige. Il y eut un murmure dans la salle.
— Si vous devez quitter l’Irlande, n’allez pas dans les chantiers ou les manufactures des États-Unis. Vous ne trouverez que mépris là-bas. Les Irlandais sont insultés dans les rues, condamnés aux pires emplois. Venez au Canada, dans ces terres nouvelles. Vous ne serez pas des étrangers, mais les premiers occupants, les pionniers. À titre de fondateurs vous pourrez dire: «Ceci est mon pays, je l’ai construit de mes mains. Je possède le sol: personne ne pourra me l’enlever.»
David voyait les représentants des autorités britanniques changer nerveusement de position sur leur chaise. Si les Irlandais cherchaient par centaines de milliers à se construire un pays ailleurs, c’était parce qu’ils avaient perdu le leur à cause d’une conquête et d’une colonisation étrangères.
— Au Canada, les Français, les Anglais, les Écossais et les Irlandais vont disparaître. Il n’y aura plus que des Canadiens. Cela prendra du temps, mais finalement ils formeront une seule nation, une communauté. Aux États-Unis, soumis aux attaques des nativistes, vous seriez condamnés à rester des étrangers. Pas au Canada!
David prenait des notes. La peinture du Canada se révélait trop belle — Irlandais de naissance et Canadien français d’adoption, il aurait apporté bien des nuances —, celle des États-Unis, trop sombre. Le rôle des immigrants dans la victoire nordiste réduisait l’animosité des Américains pour les étrangers, l’intégration se révélait plus facile. Mais le politicien se muait en un propagandiste enthousiaste du Canada en devenir.
— Bien sûr, en tant que Canadien, il faut abandonner quelques rêves anciens. Vous le savez, à une époque où j’étais jeune, irresponsable et, les plus âgés vous le diront, trop attiré par le whisky, je me suis laissé séduire par la folie révolutionnaire. Il existe encore de ces fous, les mêmes qu’en 1848. Je ne vous expliquerai pas comment régler les problèmes de l’Irlande… quoique les voies légales me paraissent les meilleures. Cependant, la Fenian Brotherhood, aux États-Unis comme au Canada, est une lèpre, un cancer qui ronge la communauté irlandaise. De pauvres gens donnent de l’argent pour une révolution dans une contrée lointaine. Cet argent devrait leur procurer des institutions dans leur nouveau pays, instruire leurs enfants. Actuellement, il sert à maintenir une poignée d’excités qui vivent en parasites.
Dans la salle, un mouvement de chaises se fit entendre, puis les bruits de pas de personnes qui quittaient les lieux.
— Heureusement, il y a bien peu de féniens au Canada, quelques centaines de naïfs, tout au plus. Tout de même, ils excitent la suspicion de nos ennemis et empêchent nos gens de devenir de bons citoyens, respectables et respectés…
Le petit politicien en gilet vert parla de l’importance, pour les Irlandais, de choisir le Canada et de participer, à titre de pionnier, à la construction d’un grand pays, qui se révélerait un jour le joyau de l’Empire britannique. Mine de rien, D’Arcy McGee venait de déclarer la guerre à toutes les organisations révolutionnaires irlandaises, surtout à la Fenian Brotherhood. À deux pas de Dublin Castle, dans une ville où la Fraternité devait compter beaucoup d’appuis, cela provoquerait des remous.
Quand David rejoignit le politicien en soirée, celui-ci affichait sa bonne humeur coutumière.
— Alors, allons-nous toujours à Limerick demain? demanda-t-il en l’apercevant.
— Bien sûr. J’ai des billets de train.
— Parfait. Tu verras, c’est un bien beau coin. Pendant que je terroriserai les foules avec mes déclarations incendiaires, tu visiteras le très romantique château médiéval de la ville.
Il entendait remettre cela. À une demi-douzaine de reprises encore, D’Arcy McGee dénoncerait la Fenian Brotherhood comme un cancer qui rongeait les communautés irlandaises d’Amérique. Le même diagnostic s’appliquait aussi à la Irish Republican Brotherhood en Irlande!