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Le baraquement A-08
Je grimpai sur ma monture et pris sans tarder le chemin du baraquement des arpenteurs. Laggan offrait des activités qui satisfont les noctambules. Je n’aimais pas traîner seul dans les bois ni dans les ruelles du camp de base — surtout depuis ma rencontre avec les infâmes Douglas et Simons[1]. D’autant plus que, cette nuit-là, je portais sur moi de nouveaux trésors.
Les ouvriers avaient l’habitude de passer du temps autour des feux de camp, de rire et de discuter fort ou de jouer aux cartes jusqu’aux petites heures. Ils étaient nombreux — plus de douze mille — et certains cherchaient la bagarre ou complotaient pour tenter d’acquérir de l’alcool, pourtant prohibé. Je préférais me balader à cheval avec Ti-Khuan ou gagner mon dortoir dès la nuit tombée pour me reposer et vaquer à mes occupations : nourrir Wednesday, le brosser et soigner ses sabots, me laver dans le baquet d’eau chauffée par le soleil, cirer mes bottes, nettoyer mes vêtements, lire et relire les vieux journaux que me donnait Albert, écrire quelques lignes pour pratiquer mon alphabet, aiguiser mon canif, rêver de Charlotte…
Charlotte… Elle nous accompagnait parfois au cours de nos promenades à cheval. Elle montait en amazone sur Wednesday, derrière moi, et passait ses bras gracieux autour de ma taille. J’attendais avec hâte que des boucles de ses longs cheveux roux et soyeux s’échappent au vent pour venir glisser sur ma joue. Mon cœur battait à tout rompre. J’avais l’impression que Wednesday et moi transportions une fée à travers les montagnes et que nous allions parcourir le monde en sa compagnie durant l’éternité. Les promenades n’étaient jamais longues, hélas ! car Eliott Kinder était très sévère. À mon grand désespoir, Charlotte devait être rentrée chez son oncle à seize heures tous les dimanches.
J’étais en train de penser à elle et à cette mystérieuse histoire de tabatière — capable de dynamiter notre relation comme la nitroglycérine, une montagne ! — lorsque je vis les arpenteurs du baraquement A-08. Profitant de la douceur de la soirée, ils s’étaient installés à l’extérieur de la cabane, autour d’un feu de camp, pour se préparer un repas. Je reconnus parmi eux Albert O’Brien.
— Tu as mangé, MacAllan ? me lança-t-on.
— Oui, merci.
Plusieurs arpenteurs avaient connu mon
père et me traitaient avec gentillesse. En dehors de l’heure des repas — le matin comme le soir, il s’en trouvait toujours un pour m’offrir un plat de haricots, du pain, du fromage, du jambon, du café ou des biscuits à la mélasse —, ils ne s’occupaient pas de moi, oubliant sans doute que je n’avais que onze ans…
J’attachai Wednesday à son anneau et allai aussitôt chercher son seau rempli de grains. Puis, je mis ma besace en bandoulière et entrai dans la cabane de bois rond.
Ma couche se trouvait au fond du dortoir. Chacune était identifiée par une planche portant les initiales de son occupant. Mon père m’avait fait la surprise d’écrire mon nom au complet sur un morceau de cuir à l’aide d’une pointe chauffée dans le feu. Je n’avais pas ôté cet objet qui ornait mon lit et qui me rappelait chaque soir son affection et son amour…
C’est en arrivant à proximité que j’aperçus le fouillis.
La surprise me paralysa.
On avait soulevé mon drap et retourné mes deux couvertures. On avait ôté un de mes lassos du crochet qui me servait de porte-manteau. On avait bougé l’armoire dans laquelle je rangeais mes effets personnels, mes trésors et ma boîte en fer, mes habits et mes affaires de toilette — et les vieux vêtements de mon père. L’armoire était bien fermée, mais des marques sur sa serrure montraient qu’on avait tenté de l’ouvrir. Mon oreiller en plumes de canard avait été malmené et gisait sur le plancher. Stupéfait, je m’avançai pour le ramasser en jetant un œil sous mon lit. Mon matelas était fendu à plusieurs endroits, comme si on y avait donné des coups de couteau.
J’examinai l’intérieur du dortoir. Le dé-
sordre était habituel. Si je n’étais pas le plus ordonné des travailleurs, j’étais plus soigneux que bien des arpenteurs, qui laissaient leurs effets personnels pêle-mêle sur leur lit durant la journée. Aucun d’entre eux n’avait dû remarquer qu’on avait fouillé mon coin !
— Crottin de citrouille, murmurai-je, sous
le choc.
Mes pensées s’embrouillaient. Il n’était plus question que je passe la nuit dans cette cabane ! On racontait qu’un poseur de rails avait été assassiné durant son sommeil sans que personne ne s’en aperçoive. Ses collègues l’avaient découvert au petit jour, éventré dans ses draps rougis… Et si l’individu qui avait osé mettre mes affaires sens dessus dessous me réservait un sort semblable ? Et s’il revenait cette nuit achever sa besogne ? Et s’il s’agissait de Chuck Wood, dit La Marmotte, un bandit semant la terreur dans l’Ouest canadien et dont on avait placardé le visage sur le mur des baraques et le tronc des gros arbres ?
Des habitants de Laggan avaient accusé La Marmotte d’avoir volé la tabatière en or… Se pouvait-il qu’il m’ait vu la tenir ou qu’il ait appris que je la possédais ? Était-il venu explorer le dortoir pour récupérer son butin ? Était-ce le hasard qui voulait qu’on s’en soit pris à mes objets personnels le jour même où j’avais hérité de ce machin en or ?
Un frisson me parcourut l’échine. Je repensais à la photographie de La Marmotte sur l’affiche promettant mille dollars de récompense à la personne qui permettrait de l’arrêter. Je revoyais son visage et ses yeux rapprochés, sa moustache triangulaire, et ses cheveux courts et denses comme les poils d’un blaireau. Il devait son surnom à ses talents pour se cacher et déjouer ses poursuivants, et on le suspectait des crimes les plus atroces. Cet ignoble individu était peut-être venu traîner ses sales bottes sur le plancher du baraquement A-08…
Je devais partir d’ici et parler à Ti-Khuan au plus vite !
Je remis un semblant d’ordre dans mes affaires et vérifiai le contenu de mon armoire. Tout était à sa place. Je sortis du dortoir, ma besace en bandoulière.
— Tu t’en vas, MacAllan ? s’étonna un arpenteur en me voyant détacher Wednesday.
— Euh… oui.
Les hommes me regardèrent, intrigués. J’hésitai un instant, ne sachant si je devais les mettre au courant. Il y en avait, parmi eux, que je ne connaissais pas. Après tout, que pouvais-je leur raconter ? On ne m’avait rien volé… Je préférais déguerpir de là et réfléchir à la suite des événements avec Ti-Khuan.
— J’ai oublié une chose chez mon ami Ti-Khuan, prétendis-je. Je coucherai au campement des Chinois.
— O.K.
— Vous n’avez rien cherché dans mes affaires, par hasard ? demandai-je au groupe d’hommes.
Ils échangèrent des regards surpris, puis hochèrent la tête.
— Et vous n’avez vu personne tourner autour de mon lit ?
Ils hochèrent de nouveau la tête, avant de reprendre leur discussion.
Je grimpai à la hâte sur Wednesday et, après quelques pas sur le chemin de terre, lançai ma monture au galop en direction du campement chinois.
— Hi ha !
Mon premier galop…
Depuis que Wednesday partageait ma vie, je n’avais jamais osé le faire courir ainsi, me sentant à la fois trop inexpérimenté et trop intimidé…
Je sentis mon cheval se déployer sous moi. Aussi souple qu’un roseau sauvage, aussi puissant qu’une locomotive, Wednesday fendit l’air en soulevant la poussière, qui se mêla aux étoiles.
[1]* Lire Terreur sur la ligne d’acier (tome 1).