Quatre ans, Chilpéric rongea son frein à Soissons, amer, hargneux, et crevant d’ennui. Il avait décidé de faire profil bas pour mieux endormir les soupçons, mais cette politique attentiste lui coûtait, n’étant pas dans son tempérament.
Il s’adonnait à des activités intellectuelles improbables dont personne ne l’estimait capable et qui prêtaient à rire à ceux qui en étaient informés.
Un temps, il s’était piqué de poésie et s’était mis à écrire des vers ; les beaux esprits les avaient trouvés exécrables, ridicules et avaient prétendu qu’il n’entendait rien à la scansion latine1. Il n’avait pas trouvé bon de leur expliquer qu’il se moquait de la scansion, qu’il avait voulu essayer autre chose, dans le style des vieux scaldes germaniques. On l’eût traité de barbare2.
Ensuite, il s’était intéressé à la philologie, à la linguistique, avait imaginé une grammaire, un dictionnaire francique-latin dont il avait peut-être même jeté les bases. Puis il avait abandonné le projet, faute de goût et de compétences.
Sa lubie la plus durable, la plus téméraire aussi, était de s’initier à la théologie3. Activité royale, impériale même, que les Césars, depuis la conversion de Constantin, n’avaient pas dédaignée ; à Constantinople, le Basileus, quand ce n’était pas la Basilissa, se passionnait pour ces questions ardues, prétendant en remontrer au patriarche, aux évêques et au pape.
S’occuper de théologie, alors, c’était une façon détournée de s’occuper de politique. Mais Soissons n’était pas Byzance et les prélats qu’il avait eu l’obligeance de consulter avaient brutalement prié Chilpéric de se mêler de ses affaires lorsqu’il leur avait suggéré de simplifier une bonne fois pour toutes le dogme de la Sainte Trinité, à laquelle personne, à commencer par lui, n’entendait rien, de ne plus faire, à l’avenir, allusion aux Trois Personnes mais de dire tout simplement « Dieu », ce qui mettrait définitivement ariens et catholiques d’accord ; il proposait même de légiférer à ce sujet afin de punir ceux, clercs ou fidèles, qui ne se plieraient point à cet accommodement. Il s’en était fallu d’un rien, d’un petit reste de respect pour le sang de Clovis, qu’il se fît traiter d’hérétique.
Oui, définitivement, il crevait d’ennui.
Il s’épuisait en interminables parties de chasse qui lui fournissaient un prétexte à ne pas regagner son palais, car la pensée de retrouver Audowère le déprimait ; il couchait dans des relais forestiers où, souvent, il s’arrangeait pour que Frédégonde l’attendît. Preuve de l’emprise que la fille exerçait sur lui, cela faisait bientôt dix ans qu’il la connaissait, qu’il couchait avec elle, et lui qui se fatiguait de tant de gens et tant de choses, il n’était pas encore fatigué d’elle. Tout au contraire.
Bien sûr, d’autres femmes avaient, dans l’intervalle, partagé sa couche, si nombreuses qu’il ne les comptait plus ; mais une seule continuait, nuit après nuit, jour après jour, d’occuper ses pensées.
Cela, la reine Audowère ne s’en était pas rendu compte.
Si sotte qu’elle fût, dénuée de caractère et d’initiative, elle ne pouvait, après tant d’années, ignorer les infidélités de son mari, ni que Frédégonde, passée du rang de servante à celui de première suivante, était la maîtresse en titre de Chilpéric. Elle s’efforçait cependant de lui montrer bonne figure, ce pour maintes raisons.
D’abord, elle avait peur de Chilpéric, homme coléreux, emporté, violent et brutal, tout à fait capable, à l’instar de son père, de rosser une femme lorsqu’elle l’agaçait ou le mettait trop brutalement en face de ses fautes et de ses erreurs4. Par tempérament portée aux accommodements, Audowère évitait de le contrarier et s’arrangeait de la situation. Elle partageait son mari, parce que tel était le sort commun, parce que Frédégonde se conduisait de façon convenable, qu’elle éprouvait même envers elle une sorte d’amitié et que la situation, au fond, demeurait vivable. Et puis, l’expérience prouvait qu’il ne servait à rien, en pareil cas, de se rebeller. Sa belle-sœur, la reine Ingoberge, l’avait récemment appris à ses dépens.
La femme de Caribert, à la différence d’Audowère, n’était point d’un caractère facile et, bien qu’elle n’eût fabriqué que des filles, Berthe et Clotilde, elle opposait à son mari une arrogance et une morgue à la laisser croire née dans la Chambre de porphyre5. Avec cela, d’une bigoterie qui exaspérait Caribert, et d’une jalousie féroce, redoutant des rivales partout. Au point de prendre pour suivante une vierge consacrée du nom de Marcovéfa, dans l’idée que l’habit religieux couperait court à toute tentative déplacée.
Ingoberge s’illusionnait. Même sous le voile, Caribert s’était aperçu de la beauté de cette fille et il ne possédait pas assez de principes chrétiens pour s’alarmer de la disputer à Dieu. D’autant que la vocation de Marcovéfa se révélait des plus fragiles. Cela faisait en effet plus d’un siècle que l’Église conseillait aux consacrées de se réunir en des monastères au lieu de continuer à vivre dans le monde, exposées aux médisances, aux tentations et à leur propre faiblesse. Celles qui s’y refusaient couraient des risques gratuits et démontraient le peu d’importance qu’elles attachaient à leurs engagements. En choisissant de servir la reine Ingoberge au milieu d’une cour corrompue, Marcovéfa jouait avec le feu et le savait. Elle ne résista guère aux avances royales, et Caribert offrit bientôt le spectacle inédit d’une liaison avec une religieuse. Le tollé, cependant, fut si général que le roi de Paris, par peur de l’excommunication, n’osa pas officialiser cette liaison en élevant Marcovéfa au rang de concubine. Il s’en sentit diminué, la polygamie lui paraissant prérogative de son rang.
Alors, il s’en revancha en accordant ce titre à la cadette de Marcovéfa, une laïque, prénommée en toute simplicité et toute véracité Méroflède, « la très belle ».
Ingoberge avait remâché l’affront, avant de s’imaginer tenir le moyen infaillible d’obtenir le renvoi des maîtresses de son mari.
À quelque temps de là, un jour que Caribert rentrait au palais, elle l’appela, sous prétexte de lui montrer « ce qui ne s’était encore jamais vu » ; le roi se pencha à la fenêtre et, dans la cour d’honneur, vit un cardeur au milieu de ses outils, occupé à rénover les matelas du palais. Il haussa les épaules, dit qu’il avait déjà cent fois regardé travailler un artisan. Ingoberge répliqua que l’extraordinaire n’était point la présence du cardeur, mais que celui-ci « fût devenu le beau-père d’un si grand roi6 » !
Le bonhomme, un pauvre Gallo-Romain du nom de Marcus, était en effet le père de Marcovéfa7 et de Méroflède.
La réaction de Caribert ne fut pas, hélas, celle qu’espérait sa femme : ce fut elle qu’il renvoya, non ses maîtresses.
Audowère méditait cet exemple amer, qui lui inspirait beaucoup de prudence et de résignation. Certes, elle avait donné trois fils au roi, attendait un autre enfant, preuve que Chilpéric, après bientôt dix ans de mariage et malgré la présence de Frédégonde, ne délaissait pas sa couche8 ; cela ne la mettait pas pour autant à l’abri d’une répudiation ; en ce domaine, les caprices de l’homme faisaient loi. La perspective d’une relégation dans un monastère, sort ordinaire des épouses royales qui avaient déplu, ne la tentait pas. Elle était prête à toutes les concessions afin d’y échapper.
Et cette attitude commençait à gêner considérablement Frédégonde.
En ce printemps 5659, la concubine se savait enceinte, elle aussi ; c’était la première fois. Et elle voulait que cet enfant naisse prince. Elle avait jusqu’à la fin de l’été pour se débarrasser d’Audowère et prendre sa place.
Mais comment y parvenir ? À la différence de l’insupportable Ingoberge, la reine se comportait de manière irréprochable et ne donnait aucun prétexte à un éventuel renvoi. Il fallait trouver autre chose.
Les circonstances, et la négligence d’Audowère, y pourvurent.
Au début de l’été 565, donc, la nouvelle se propagea, et jeta l’effroi dans les Gaules, que les Huns avaient franchi le Danube et que leurs hordes se répandaient à travers les provinces orientales du royaume des Francs, outre-Rhin. La terrible chevauchée d’Attila, en 451, demeurait ancrée dans les mémoires et continuait de semer l’épouvante. Sigebert, qui tenait l’Austrasie et la frontière de l’Est, leva ses armées et se prépara à marcher au-devant de l’ennemi. Sans grandes inquiétudes.
À la différence de ses peuples, lui savait que les Huns en question n’avaient rien à voir avec les féroces guerriers du Fléau de Dieu10, qu’il s’agissait d’une peuplade nomade, les Avars, d’humeur aventureuse et guerrière, prompte, depuis quelques années, à razzier ses voisins11. D’ordinaire, ces sauvages marchaient contre Constantinople, dont les richesses les fascinaient, mais l’empire d’Orient connaissait, grâce à l’empereur Justinien et à sa politique de reconquête12, un renouveau de puissance militaire et les Barbares hésitaient à s’y frotter. La Francia, divisée, semblait une proie plus facile. Les Avars dévastaient donc déjà la Thuringe et la Saxe quand Sigebert se porta au-devant d’eux.
Une campagne à l’Est, cela signifiait des semaines, peut-être des mois d’absence, des communications difficiles avec l’arrière, l’impossibilité d’être régulièrement informé de ce qui se passait en Austrasie. Chilpéric se souvenait que la dernière expédition germanique de Clotaire, en 555, avait été si longue, si compliquée, qu’elle avait permis à Chramne d’organiser une rébellion, et de prétexter, pour la justifier, la mort de leur père au combat. Le temps de vérifier, d’apprendre que le vieux se portait à merveille, et Chramne, avec un peu plus de chance, se fût taillé un royaume !
Chilpéric n’en voulait pas autant. Il se contenterait d’un léger réajustement de frontières, d’un légitime agrandissement de son dérisoire royaume de Soissons. Il voulait Reims, l’une des plus belles villes des Gaules, et le prestige attaché aux souvenirs du baptême de Clovis. L’occasion créée par une absence prolongée de Sigebert était trop belle pour la laisser passer.
L’aspect moral de la question, l’inélégance du procédé, ne l’arrêtèrent pas. Il espérait mettre son frère devant le fait accompli. Le reste importait peu.
Une fois encore, Chilpéric agissait avec précipitation, sans rien prévoir quant à la suite des événements. Il ne songeait pas à la réaction de Sigebert, ni que Caribert et Gontran, le voyant attaqué, prendraient vraisemblablement son parti. Il ne mesura pas ses propres faiblesses, ne prit aucune mesure pour protéger son royaume. Dès qu’il fut assuré du départ de Sigebert, et le sut trop loin pour revenir, il galopa jusqu’à Reims et s’empara de la cité pratiquement sans coup férir. Les Rémois ne s’attendaient pas à une attaque, et leur évêque, Ægidius, était en froid avec le pouvoir austrasien ; il ne les incita guère à demeurer fidèles à leur roi.
Chilpéric venait d’enlever la Champagne et pavoisait déjà lorsque, comme à Paris cinq ans plus tôt, les choses se gâtèrent.
La guerre contre les Avars avait rapidement si mal tourné que Sigebert, circonspect, préféra négocier leur retrait et signer avec eux une paix boiteuse13 plutôt que courir les périls et les incertitudes d’une campagne. Il avait appris les menées de Chilpéric et ce coup de poignard dans le dos l’avait convaincu, autant que quelques revers militaires, de l’urgence de regagner l’Austrasie. La rumeur prêtait au khan des Avars un trésor fabuleux14 ; mais Sigebert, pragmatique, pencha pour la sauvegarde de son royaume et renonça à cette exotique fantasmagorie.
Il revint donc bien plus tôt que Chilpéric ne s’y attendait. Celui-ci n’avait pas eu le temps de s’organiser et la contre-attaque de son frère le désempara. Sigebert, en effet, au lieu de se porter droit sur Reims pour la reprendre, fonça vers Soissons et s’en empara, privant Chilpéric de sa capitale.
Au passage, Sigebert s’était arrêté à Ponthieu, villa royale où il avait eu la surprise de découvrir l’aîné de ses neveux, Théodebert, garçon de huit ou neuf ans qu’il emmena comme otage, au cas où Chilpéric eût renâclé à restituer Reims15.
Heureusement, la reine Audowère avait quitté Soissons pour ses couches et s’était retirée avec ses autres enfants dans une villa écartée de la route empruntée par Sigebert. Sans cela, toute la famille royale tombait au pouvoir du roi d’Austrasie, ce qui eût mis un comble à la honte de Chilpéric.
Il faut attribuer à l’affolement provoqué par ces événements le chaos qui régnait autour d’Audowère en ces derniers jours de l’été.
La reine était accouchée, – sans problème, au grand dam de Frédégonde –, d’une fillette. Un garçon de plus eût peut-être consolé Chilpéric de ses déconvenues, mais la naissance d’une fille ne ferait que l’agacer. Forte de cette certitude, Audowère, à peine la petite venue au monde, s’était désintéressée d’elle, au point d’oublier de lui donner un prénom et de la faire baptiser, omission révélatrice de la superficialité de la conversion au christianisme des élites franques16.
Les leudes et les antrustions qui, en 496, avaient accepté de se convertir à la suite de Clovis, avaient obéi à un sentiment de loyalisme politique et d’attachement envers leur roi, pas à une soudaine illumination spirituelle. Ils s’étaient détournés des dieux germaniques, dévalorisés depuis qu’ils n’accordaient plus la victoire aux troupes franques, sans s’attacher véritablement au Christ. La morale chrétienne, ses interdits, ses exigences leur demeuraient étrangers et, baptisés, ils conservaient dans l’Église la liberté de mœurs, la violence et la brutalité dont ils faisaient preuve dans le paganisme. Rien de changé en réalité, comme l’actualité quotidienne le démontrait à l’envi…
Leurs filles et leurs femmes, sur lesquelles les évêques avaient tant compté pour élever dans la foi les nouvelles générations, n’avaient pas suivi l’exemple de la reine Clotilde, laquelle, d’ailleurs, malgré tous ses efforts, avait échoué à faire de ses fils des chrétiens honnêtes, à défaut de saints.
Quant aux débats religieux, ils n’avaient aucune influence sur ces gens qui les ignoraient superbement, par indifférence ou défaut d’éducation. Les grandes controverses auxquelles la reine Clotilde, jadis, avait pris part, sur la nécessité de la bénédiction nuptiale afin de valider le mariage ou sur le baptême des nouveau-nés17, avaient bien débouché sur des législations, des obligations, mais il fallait admettre, soixante-dix ans après, les limites de ce travail d’évangélisation. La société franque avait accepté les lois catholiques pour mieux les contourner.
Clotilde, qui avait bravé l’opinion et la colère de son mari païen afin d’obtenir le baptême de ses nouveau-nés, eût été horrifiée de découvrir que ses arrière-petits-enfants n’étaient pas systématiquement baptisés dans les heures suivant leur naissance.
Audowère, elle, n’y pensait même pas. Elle était, en matière religieuse, une ignare achevée, ce qui constituait, aux yeux de Chilpéric, enragé de théologie, un défaut supplémentaire à reprocher à sa femme.
Frédégonde, depuis que son amant s’était entiché de science sacrée, s’appliquait, au contraire, à flatter ce goût et manifestait le plus vif intérêt chaque fois que Chilpéric se lançait dans ses divagations favorites sur la Trinité ou les sacrements. Quoique issue d’un milieu modeste, peut-être analphabète lorsqu’elle était arrivée dans l’entourage des princes, elle s’était appliquée à s’instruire et possédait désormais une culture plus étendue que celle de la reine. Très intelligente, elle en tirait le meilleur parti. Cet atout, elle s’en rendait compte, lui serait d’une aide considérable quand l’âge commencerait à flétrir sa beauté.
Frédégonde avait écouté disserter Chilpéric ; elle avait lu, aussi, de son côté, et en savait infiniment plus long en matière de religion que la pauvre Audowère. Ces connaissances lui avaient donné une idée.
La nouvelle du retour éclair de Sigebert et de son attaque foudroyante sur Soissons avait désorganisé la petite cour qui entourait Audowère. Certains prédisaient déjà la déconfiture finale et la mort de Chilpéric, puis le démantèlement de son royaume, que ses frères seraient trop contents de se partager. Il ne ferait pas bon, à ce moment-là, avoir paru trop lié avec le roi déchu et les siens.
Les opportunistes, les lâches, les prudents s’éclipsaient les uns après les autres et Audowère se retrouva, au mois d’août, seule ou presque. Toutes ses dames d’atour et de parage l’avaient laissée, excepté Frédégonde. Presque à terme, la maîtresse royale ne pouvait plus dissimuler sa grossesse, et qu’elle portait un bâtard de Chilpéric ; mais la reine, dans son désarroi et son affolement, ne pensait pas à s’en offusquer. Au contraire, elle y voyait la garantie que sa suivante ne l’abandonnerait pas.
Frédégonde, elle, pensait au prochain retour du roi : la distance n’était pas grande de Reims au Soissonnais ; il serait, à l’évidence, d’une humeur massacrante. Selon ses habitudes, il chercherait à se passer les nerfs sur les premiers qui lui fourniraient prétexte à débonder son ire. Elle le dit à Audowère, ajouta d’un air affligé combien elle espérait que la reine ne serait pas la victime du courroux du souverain.
Inquiète, – elle connaissait son mari… –, Audowère demanda ce que celui-ci pourrait trouver à lui reprocher. Frédégonde, qui, jusque-là, n’en avait rien dit, affirma alors que Chilpéric entrerait à coup sûr dans une colère rouge quand il découvrirait que la reine n’avait point fait baptiser leur fille.
Audowère s’affola. Il y avait cent excuses à sa conduite et à son oubli : les événements, l’angoisse dans laquelle l’avait plongée le sort de son mari et de leur fils aîné, la fatigue consécutive à la naissance ; et même le désir d’attendre le retour du roi afin qu’il assistât à la cérémonie et choisît le prénom de l’enfant, laquelle, au demeurant, était en excellente santé et nullement menacée d’une mort prématurée. Elle n’en imagina aucune, par manque de finesse, ou parce qu’elle avait une peur si horrible de Chilpéric qu’elle était incapable de se justifier devant lui. Elle n’avait plus qu’une idée : baptiser la petite, tout de suite, l’essentiel étant que le roi la trouvât chrétienne quand il arriverait !
Loin de la calmer et de la raisonner, Frédégonde abonda dans son sens, et proposa d’organiser la cérémonie. Audowère en fut éperdue de reconnaissance.
La villa, qui regroupait autour de la résidence royale proprement dite ateliers, bâtiments agricoles, forges, et abritait plusieurs centaines de serfs et d’esclaves, possédait sa propre chapelle et son prêtre desservant18. D’ordinaire, le baptême d’un enfant de sang royal exigeait au moins la présence d’un évêque, mais il ne s’en trouvait pas dans les environs ; le temps pressait prétendument, et, de toute façon, il ne s’agissait que d’une fille.
Cela arrangeait Frédégonde, qui comptait sur l’ignorance probable d’un prêtre de campagne, incapable de mettre la reine en garde contre les irrégularités de la cérémonie qu’elle organisait.
Au moment de gagner la chapelle, Frédégonde s’inquiéta, comme si elle n’y avait pas pensé plus tôt dans la fièvre de l’action, du prénom de l’enfant. La reine marmonna que c’était Hidelswinthe ; puis de l’identité de la marraine. Audowère gémit qu’elle n’en avait pas, toutes les dames de sa suite s’en étant allées.
Pourtant, il en fallait une et, dans l’absolu, n’importe quelle chrétienne eût fait l’affaire. Audowère l’ignorait, ou avait trop d’orgueil pour seulement envisager de voir sa fille portée sur les fonts baptismaux par quelque serve. Elle ne pensa pas non plus, toujours par vanité, à demander à Frédégonde de lui rendre ce service.
Après un moment de profonde réflexion des mieux joué, la concubine, comme sous le coup d’une illumination subite, suggéra à Audowère d’être la marraine de sa propre fille. Qui, en effet, était plus digne que la reine sa mère de présenter à Dieu la princesse ? Soulagée d’un grand poids, Audowère accepta et la cérémonie, hâtive et bâclée car le roi venait d’informer de son arrivée imminente, se déroula sans que le prêtre, ignorant ou trop timide pour relever l’incongruité de la chose, émît le moindre doute sur la conformité de l’acte au droit canon.
Or, par définition, la mère d’un enfant ne pouvait être sa marraine, pas plus que son père ne pouvait être son parrain, pour l’excellente raison que parrains et marraines existaient, précisément, afin de tenir, le cas échéant, auprès de leur filleul, la place des parents prématurément disparus19.
Audowère n’était donc pas la marraine de sa fille ; tout au plus pouvait-elle suppléer une marraine absente sans en contracter les devoirs et les obligations. Mais cela, elle ne le savait pas, tout comme elle ignorait ce détail, pourtant scabreux, interdisant au père d’un enfant d’épouser la marraine, à la mère d’épouser le parrain. Or, tout le plan reposait précisément sur ce point de droit canon.
L’idée était-elle venue spontanément à Frédégonde ? Était-ce le résultat des puissantes cogitations théologiques de Chilpéric, qui avait tout manigancé afin d’évincer sa femme légitime avant la naissance du petit bâtard ? Avaient-ils tout organisé de concert ? Ce qui est sûr, c’est qu’au moment où Chilpéric rentra chez lui, Frédégonde se tenait plantée sur le seuil et qu’en le voyant, elle lança à la cantonade :
— Avec qui mon seigneur couchera-t-il la nuit prochaine ? Car voici qu’il ne peut plus être le mari de sa femme puisqu’elle a tenu leur fille sur les fonts baptismaux.
Sans paraître surpris de la chose, ce qui tendait à prouver que les amants avaient prémédité leur coup, le roi répliqua :
— Avec toi !
Cela revenait à officialiser leur liaison. Frédégonde, d’abord, s’en contenta.
Chilpéric avait répudié sa femme, sans lui laisser l’occasion de s’expliquer, ni d’en appeler au jugement de l’Église, qui n’eût pas manqué de réfuter les arguments canoniques un peu courts du souverain. Puisque Audowère n’avait pu légalement servir de marraine à sa fille, elle n’était pas devenue la commère de son mari, et leur union n’était en rien invalide. Aucun évêque du Soissonnais, pourtant, n’osa le dire en face au roi et tous se conduisirent comme s’il était tout de bon démarié devant Dieu et les hommes20. Officiellement, la reine avait demandé à se retirer dans un monastère où elle souhaitait prendre le voile… Les prélats firent mine de croire à ce pieux prétexte et se gardèrent de poser trop de questions21.
Au vrai, Audowère, si elle avait été en effet expédiée dans un cloître, n’avait pas la moindre intention de se consacrer à Dieu. Elle pestait, contre elle-même, sa sottise, son ignorance ; plus encore contre Frédégonde, cette gueuse qu’elle avait entourée d’affection, comblée de bienfaits, et qui lui avait joué un pareil tour dans la folle ambition d’usurper sa place.
Parce qu’il n’avait rien à faire d’une fille, parce que la reine allaitait, parce que la présence de l’enfant distrairait la recluse et lui interdirait de manigancer des projets d’évasion, Chilpéric avait insisté pour que la princesse Hidelswinthe accompagnât sa mère. Il s’épargnait du même coup d’avoir à se préoccuper plus tard de la marier et de la doter, et évitait à ses frères les éternelles revendications des descendants par les branches féminines de la dynastie. Audowère avait emmené l’enfant, pour laquelle elle éprouvait maintenant une espèce de détestation, rendant cette innocente responsable de ses propres erreurs, mais avec l’espoir de pouvoir s’en servir plus tard. En attendant, pour effacer jusqu’au souvenir de ce maudit baptême, et rappeler de quel sang royal elle sortait, elle avait substitué à Hidelswinthe le prénom de Basine, celui de la mère de Clovis.
Chilpéric, si tant est qu’il fût tenu au courant de ce maigre et dérisoire détail, se borna à hausser les épaules. Frédégonde, pour sa part, en demeura songeuse : Audowère ne renonçait pas et elle avait trois fils qui, un jour, deviendraient des hommes aptes à prendre le parti de leur mère. Ce jour n’était pas si lointain. La récente libération du prince Théodebert, que Sigebert, toujours noble et magnanime, avait renvoyé chez son père en le couvrant de cadeaux mais en lui faisant jurer au préalable de ne jamais porter les armes contre son oncle et contre l’Austrasie, en était le présage. On ne demandait point de serments aux enfants. D’ici trois ans au plus, celui-là serait un homme, et par conséquent un danger, qu’il conviendrait d’écarter au moment opportun.
Frédégonde, maintenant, pensait à son fils, à elle, et à lui dégager la voie vers la couronne.
La concubine royale, en effet, avait accouché de son premier-né, un garçon, en septembre 565 et Chilpéric avait conféré à l’enfant un prénom princier. Certes, il n’avait pas été le choisir parmi ceux des grands ancêtres de la lignée ; mais Chlodobert, « Glorieux et Brillant », contenait la racine commune à Clovis, Clotilde, Chlodosinde, Clodomir, Clodoald, Clotaire, que nul n’osait utiliser s’il n’était du sang des Mérovingiens. C’était un gage de légitimité, presque une promesse.
En fait, ce n’était rien, mais Frédégonde, emportée par ses rêves, ne le comprit pas tout de suite.
Audowère écartée, elle s’était imaginée, confiante en sa séduction, se faire rapidement épouser et prendre le titre de reine. Chilpéric ne l’avait pas détrompée mais il s’était bien gardé d’exaucer ses vœux. En quoi il se conduisait exactement comme ses frères.
Caribert, après la répudiation d’Ingoberge, n’avait pas été assez stupide pour épouser Méroflède, et même il avait pris une concubine de plus, Theudogilde, une bergère, car il avait décidément du goût pour les amours ancillaires.
Quant à Gontran, il s’était amouraché d’une Gallo-Romaine, Veneranda, qu’il avait enlevée à l’un de ses leudes. Sortie d’un milieu sans doute très comparable à celui de Frédégonde, cette jeune femme lui avait donné un fils, que le roi avait légitimé, là encore, en lui conférant le prénom de Gondebaud, propre à la dynastie burgonde. Cette reconnaissance n’avait pas empêché Gontran, peu après, de se marier, religieusement cette fois, avec une fille d’antrustion, une certaine Marcatrude. La première exigence de celle-ci avait été le renvoi de la concubine et de son fils, et Gontran, piteusement, avait cédé. Puis, quand elle s’était trouvée enceinte, la reine de Burgondie, sans état d’âme, avait fait empoisonner Veneranda et le petit Gondebaud. Ce crime ne lui avait pas porté bonheur : elle était morte en couches d’un fils qui ne lui avait point survécu ; sur ce, le veuf s’était mis en quête d’une nouvelle épouse22.
Ce drame, frappant une femme dont le destin était si parallèle au sien, en disait long sur l’extrême fragilité de la position de Frédégonde que seul le mariage pouvait affermir. Aussi ne faisait-elle qu’y penser, et en rebattait les oreilles de Chilpéric. Mère d’un prince, elle s’autorisait maintenant à parler assez haut, et même à faire des scènes au roi, révélant un caractère violent et emporté qu’il ne lui avait pas soupçonné autrefois. D’une autre, il ne l’eût pas toléré ; mais, bien qu’il peinât à l’avouer, Chilpéric avait Frédégonde dans la peau ; ce n’était pas de l’amour, ni de la tendresse, mais de la passion, charnelle, violente, incontrôlable, et qui, chose rare, ne faiblissait pas. Impossible de s’en déprendre.
Quant à l’épouser…
Il commençait pourtant à y songer sérieusement lorsqu’une nouvelle lui arriva de Metz, qui le plongea dans une colère folle, et l’obligea à renoncer à ce projet : Sigebert allait se marier et se marier avec une authentique princesse, alliance de prestige propre à ridiculiser sans retour toutes les passades, toutes les foucades, toutes les amourettes et toutes les petites unions de ses frères.
Il y avait là de quoi étouffer de dépit et Chilpéric n’y manqua pas. Il détestait Sigebert, celui de ses demi-frères dont il était le plus proche par l’âge, depuis leur enfance, et ne supportait pas qu’on le lui donnât toujours en exemple ; cette antipathie s’était aggravée en vieillissant et il avait l’impression que le roi d’Austrasie prenait par système un malin plaisir à le rabaisser pour mieux se mettre lui-même en valeur. Sigebert en avait encore donné un exemple récent, lorsqu’il avait libéré Théodebert et rétrocédé Soissons à son cadet. Les cadeaux d’amitié offerts au petit étaient splendides, dépassant de loin ce qu’il était de bon ton de donner à un enfant et Chilpéric avait eu l’impression, pas fausse, que Sigebert plaçait ses pions auprès du futur souverain, comme s’il comptait sur la mort prématurée du fils d’Arégonde. Cela ne constituait pas une menace directe, mais laissait un sentiment désagréable.
Le pire, toutefois, car le plus humiliant, avait été, en regagnant Soissons, de découvrir achevés les travaux de la basilique Notre-Dame23, et finis les superbes tombeaux du saint évêque et du roi Clotaire. Lors du partage de 561, en guise d’amende, les trois aînés avaient décrété qu’il revenait à Chilpéric, possesseur de la ville, d’élever le sanctuaire. Cinq ans plus tard, force lui était d’admettre qu’il ne s’en était pas occupé avec beaucoup de zèle. Le gros œuvre était achevé24, certes, mais pas les finitions et la décoration ; Sigebert y avait pourvu avec faste, et retiré toute la gloire de l’affaire, éclipsant ainsi les besogneux efforts de son frère au cours des années écoulées. Chilpéric l’avait fort mal pris, bien entendu, et sa hargne envers l’Austrasien en avait été décuplé. Et voilà que Sigebert lui infligeait un nouveau camouflet !
À trente ans passés, le roi d’Austrasie demeurait célibataire, chose rare à l’époque, surtout pour un souverain pressé d’assurer sa descendance25. On ne lui connaissait aucune liaison publique, aucune maîtresse, aucune concubine et, s’il était improbable qu’il fût demeuré chaste, du moins avait-il su faire preuve, en ce domaine, d’une remarquable discrétion. Cela aussi relevait d’une politique destinée à le montrer sous un jour exemplaire, et exaspérait Chilpéric, prompt à estimer que le fait d’être roi dispensait, précisément, de se plier à la morale commune.
Ce faisant, Sigebert restait disponible pour une alliance royale. Il y avait longuement songé, sans toutefois trouver de princesse sur qui porter son choix. En vérité, le marché n’abondait pas en filles de rois ces années-là.
Byzance ne mariait pas les porphyrogénètes aux Barbares, l’affaire était entendue, et, d’ailleurs, Justinien et Théodora n’avaient pas eu d’enfants26. Or, dès que l’on cessait de regarder vers le palais des Blachernes, l’Europe n’offrait que du second choix. Les dynasties ostrogothes d’Italie et vandales d’Afrique avaient disparu, anéanties lors de la reconquête byzantine de ces provinces. La prestigieuse lignée wisigothe des Amales était éteinte depuis qu’en 531, les fils de Clovis avaient, à Saragosse, égorgé de leur propre main leur beau-frère Amalaric, coupable d’avoir ignominieusement maltraité leur jeune sœur, Clotilde27. Les Mérovingiens s’étaient pareillement occupés d’éradiquer les lignées de leurs cousins burgondes et francs, avant de s’attaquer aux princes germaniques, en particulier aux Thuringiens. Ne restaient guère que les Bavarois, trop assujettis aux Francs pour qu’il fût honorable de rechercher leur alliance28, les Lombards, auxquels Clotaire avait donné sa seule fille, Chlosinde, les Saxons de Grande-Bretagne, petites gens, et païens de surcroît29. Les Bretons d’Armorique avaient l’incontestable avantage d’être catholiques, virulents même, mais, ennemis déclarés de tout empiétement des Francs sur un territoire qu’ils avaient occupé pour cause de désertification massive30 et dont ils défendaient âprement l’indépendance ; n’hésitant pas, chaque été, à lancer des raids sur les régions de Nantes31 et de Rennes, domaines de Caribert, ils redoutaient toute alliance franque comme un piège. Ils étaient de surcroît divisés, clan contre clan, tiern contre tiern32, et dénués du moindre intérêt stratégique pour Sigebert, sans frontière commune avec eux.
Celui-ci attendait donc toujours l’introuvable princesse digne, selon lui, de s’asseoir sur le trône d’Austrasie lorsque, vers le milieu des années 560, la situation de l’Espagne avait soudain évolué suffisamment pour le pousser à regarder vers la péninsule.
La mort d’Amalaric en 531, disparu sans postérité, avait mis un terme à une lignée ancienne et prestigieuse, celle d’Alaric, conquérant de Rome, l’homme qui avait fait trembler devant lui l’empire d’Occident. Les Wisigoths, soumis depuis près de deux siècles à cette famille glorieuse, n’avaient su par qui la remplacer. Avait alors commencé une guerre civile interminable, dressant les uns contre les autres les aristocrates qui se croyaient capables de relever la couronne. Ces affrontements fratricides avaient duré jusqu’en 554, au grand amusement des Ibères d’origine qui haïssaient le conquérant arien ; puis, cette année-là, un chef, Athanagild, avait réussi à s’imposer au peuple, en recourant à l’aide massive des Byzantins qui avaient profité des troubles pour reprendre tout le sud du pays. Alliance contre nature de l’empire et du barbare, que les Wisigoths passaient mal à leur nouveau roi, d’emblée considéré comme traître et félon à sa nation. Celui-ci, malgré tout, s’était imposé, parvenant à faire partiellement oublier son alliance avec les Grecs par l’instauration d’une politique anti-catholique d’une rare intolérance, moyen ordinaire pour les princes ariens de fédérer autour d’eux leurs sujets en détournant leur mécontentement sur l’ennemi héréditaire. Sa femme, la reine Goïswinthe, s’était révélée là une auxiliaire précieuse ; elle tenait les fidèles de Rome en exécration.
De cette mégère, au demeurant très belle, très douée, et fort intelligente, Athanagild avait deux filles, nées avant son élévation au trône, Galswinthe et Brunehilde. En cette fin d’année 565, ni l’une ni l’autre de ces princesses n’étaient encore mariées, bien qu’elles fussent largement d’âge à convoler.
On disait Athanagild, et surtout Goïswinthe, farouchement attachés à leurs enfants, et peu désireux de les voir s’éloigner, arguments peu convaincants33. On disait aussi que, n’ayant pas de fils, ils se réservaient de donner à leurs filles des époux choisis parmi la noblesse wisigothe auxquels elles transmettraient leurs droits à la couronne. Cette explication était plus plausible et pouvait justifier les atermoiements du couple royal difficilement affermi au pouvoir et peu pressé de devoir le partager avec des gendres aux dents longues. Quant à l’éventualité d’une alliance étrangère, sans doute ne s’était-elle pas posée, les prétendants possibles étant rares, et la situation d’Athanagild trop fragile encore pour les intéresser.
Or, en 565, après dix ans de règne, cette position paraissait désormais consolidée et les princesses espagnoles y gagnaient une légitimité nouvelle qui les rendait plus attrayantes sur le marché diplomatique. Ce précisément au moment où Athanagild, conforté, songeait à un renversement des alliances qui le débarrasserait de son allié byzantin, devenu trop exigeant, trop compromettant aussi. Sigebert ne l’ignorait pas.
Les relations entre Constantinople et les Francs étaient anciennes, officiellement cordiales, mais dissimulaient mal des ambitions grecques bien présentes : celle de reconstituer l’empire d’Occident. Certes, depuis qu’il avait écarté du commandement le grand Bélisaire, qui commençait à lui faire de l’ombre et à se poser en rival, Justinien n’avait plus connu de victoires foudroyantes ; la reconquête glorieusement entamée en Afrique, en Italie, en Espagne, marquait le pas. La pression fiscale délirante imposée par le Basileus, qui avait un féroce besoin d’argent pour faire la guerre, lui avait aliéné des populations autochtones d’abord ivres de reconnaissance envers leur libérateur. Même la papauté, fatiguée des ingérences du couple impérial dans les affaires de l’Église et dans celles de la foi, prenait ses distances et se demandait s’il ne fallait pas une bonne fois pour toutes en finir avec les prétentions constantinopolitaines, le mythe impérial, prendre acte de l’existence des royaumes barbares européens et construire l’avenir en s’appuyant sur eux34.
Mais tout cela, Justinien s’était refusé à le voir, emporté par son rêve grandiose, persuadé, un jour ou l’autre, de repousser les bornes de la puissance romaine jusqu’à leurs limites d’autrefois, dans l’île de Bretagne.
Après les Vandales d’Afrique, les Ostrogoths d’Italie et les Wisigoths d’Espagne, les Francs des Gaules étaient les prochains sur la longue liste des usurpateurs barbares à faire disparaître et les Mérovingiens en étaient parfaitement conscients. C’est pourquoi, tout en maintenant avec Constantinople les relations les plus courtoises, ils avaient grand soin de multiplier à leurs frontières les obstacles dressés entre leur royaume et la mégalomanie byzantine. Clotaire n’avait même pas hésité, dans ce but, à donner sa fille au roi lombard Alboïn, qui se cachait à peine de lorgner vers l’Italie35. Ses fils continuaient dans cette voie, estimant que les Wisigoths, ennemis traditionnels des Francs, tout détestables qu’ils fussent, avaient au moins le mérite de s’interposer entre les Grecs de Bétique36 et la frontière pyrénéenne.
En Austrasie, Sigebert n’était pas le plus directement concerné par ces problèmes, mais le prestige d’une authentique alliance royale l’intéressait au plus haut point. Ses frères pouvaient se contenter de filles de petits nobles, voire de gueuses ramassées dans les étables ou les bergeries ; lui savait le poids des grands mariages. Clovis avait épousé des princesses de Cologne et de Burgondie ; son fils aîné, Thierry, l’héritière burgonde et il s’était ouvert, du même chef, des droits à la couronne ostrogothe. Et Clotaire s’était considérablement grandi en épousant enfin, avec Radegonde de Thuringe, une authentique fille de roi.
Il voulait les imiter, n’avait tant attendu que dans cet espoir. Cela donnerait à l’Austrasie une importance nouvelle.
L’été 565, Sigebert avait donc, en toute discrétion, expédié à Tolède l’un de ses proches, Gogon, chargé de sonder les intentions d’Athanagild, de lui faire des approches indirectes, et, par précaution, de voir à quoi ressemblaient les deux princesses. Pour grand que fût son dévouement au bien de l’État, Sigebert n’avait pas envie d’épouser un laideron.
Athanagild avait prêté à l’offre austrasienne une attention très vive. Mais il avait mis à son consentement à ce mariage une condition, pour lui essentielle : le Franc aurait sa fille en échange de son alliance contre les Byzantins37.
La pression impériale dans le sud devenait en effet difficile à contenir, ce malgré la mort de Justinien qui avait laissé espérer un répit. Il se murmurait que son neveu, Justin II, était un empereur fantoche à demi fou, ce que l’avenir confirmerait ; mais la Basilissa Sophie était en revanche une femme remarquable, et elle savait s’entourer d’hommes de valeur, dont un certain Tibère38, officier ambitieux et capable. Avec eux, la reconquête se poursuivrait et Athanagild voulait l’éviter.
Comment ? En obligeant les Byzantins, qui manquaient d’hommes et d’argent, à combattre sur deux fronts. Une attaque franque sur l’Italie ferait l’affaire. Est-ce que les Mérovingiens ne pouvaient pas prétendre à quelques droits sur Rome, du fait de l’héritage de leur cousine ostrogothe Amalasonte39 ?
Sigebert n’avait aucunement l’intention d’aller guerroyer en Italie contre les impériaux, même s’il se défiait d’eux comme du feu40 ; il estimait avoir déjà assez de besogne avec les marches de l’Est, sans parler des coups fourrés de Chilpéric ; mais il se garda de le dire, certain qu’une fois la princesse livrée et épousée, sa famille ne disposerait pas sur lui de moyens de pression l’obligeant à tenir ses promesses. Il fit répondre par Gogon que la condition était acceptable. Lui en posait une en retour, qui permettrait de mesurer l’exact intérêt des Espagnols à cette union : laisser leur fille se convertir au catholicisme sitôt arrivée à Metz. On savait Athanagild, et surtout Goïswinthe, d’un arianisme quasi fanatique. S’ils étaient prêts à transiger sur la question religieuse et accepter l’idée d’une conversion, cela prouverait qu’ils avaient réellement besoin de l’alliance austrasienne. Or, là encore de façon imprévisible, ils cédèrent41. Sigebert, qui tenait beaucoup, lui aussi, à cette union, en fut soulagé : il eût éprouvé des difficultés avec les évêques, et avec la reine Radegonde, la belle-mère qui l’avait élevé et qui, de son couvent de Poitiers, demeurait sa précieuse conseillère discrète et occulte, en envisageant même l’éventualité d’un mariage mixte.
Ne restait qu’à choisir entre les deux princesses. L’usage constant était, en principe, de marier d’abord l’aînée ; mais Gogon sut, à demi-mot, l’inciter à demander la main de la cadette. Sigebert comprit que Brunehilde était belle, et que Galswinthe ne l’était pas… Par chance, il y avait à privilégier la plus jeune au détriment de sa sœur des arguments diplomatiques : le roi d’Austrasie ne prétendait point à la couronne d’Espagne dont l’aînée demeurait l’héritière42 ; ses parents resteraient libres de la marier à leur guise parmi la noblesse de leur peuple. Les souverains espagnols prirent cette décision du bon côté : Galswinthe était effectivement l’héritière, mais, douce, tendre, timide, elle était aussi leur préférée et ils répugnaient à la marier si loin. Plus assurée, plus brillante, Brunehilde saurait affronter son destin de régner sur une terre étrangère. Autre avantage à ne pas négliger : la dot d’une cadette serait moindre. L’Austrasien se contenterait d’or, – les Wisigoths en avaient encore43 –, d’esclaves, – on n’en manquait point… –, et ne réclamerait pas de terres. Ils en concédèrent pourtant à Brunehilde, par élégance44.
Il n’y avait plus qu’à annoncer cette grande nouvelle, ce qui fut fait vers le milieu du printemps 566, alors que le cortège officiel des ambassadeurs s’apprêtait à partir pour Tolède y chercher la fiancée. L’hiver avait été, cette année-là, particulièrement long et rigoureux ; il n’avait pas dégelé de novembre à fin mars et les campagnes gauloises étaient ensevelies sous une neige épaisse, de sorte que tout voyage se révélait impossible, et plus encore un franchissement des cols pyrénéens. Cela expliquait le grand retard mis à organiser une noce prévue pour le courant de l’été, le temps de ramener la princesse d’Espagne en Austrasie.
Sigebert, qui n’avait plus désormais aucune raison de se montrer discret, étalait, en dépit de la misère ambiante consécutive à cet hiver effroyable, les fastes prodigieux dont il comptait entourer son tardif mariage. Il n’était question que de vaisselle d’or, de hanaps de verre murin45, de festins dignes du Walhalla des vieux dieux germaniques ; bière, vins d’Aquitaine et du Rhin couleraient à flots. On prétendait même que le roi s’était assuré les services d’un poète italien qui chanterait en vers dignes de Virgile et de Tibulle les charmes, qu’on assurait merveilleux, de la jeune mariée46. Des invitations portées par messagers spéciaux partirent vers les quatre coins du royaume des Francs.