IV

La Faide

Frédégonde se réjouissait un peu trop vite…

L’assassinat de la reine de Neustrie, l’immédiat remariage du veuf peu affligé firent scandale d’un bout à l’autre de la Francia. Le crime politique avait beau être pratique courante, pas seulement chez les Mérovingiens, celui-là frappa les esprits. Qu’une princesse étrangère en fût victime aggravait le malaise, car l’affaire cessait d’être familiale et portait atteinte à la réputation de la dynastie franque et du royaume tout entier. D’ordinaire, les princes s’entre-tuaient volontiers mais dans l’intimité, et, lorsque Clovis ou ses fils avaient jugé utile de supprimer des parents étrangers qui gênaient leurs projets expansionnistes ou qui leur avaient manqué, ils tenaient toujours un prétexte imparable à leurs actes, d’une inattaquable moralité, obtenant même, à l’occasion, la bénédiction de l’Église dont ils se posaient en bras armé, exerçant en son nom la justice du Très-Haut. Les rares fois où la justice ne paraissait pas de leur côté, l’entreprise avait bizarrement tourné à la catastrophe1.

En cet automne 569, Chilpéric n’avançait aucun prétexte avouable à cette mort. On ne lui trouvait que de sordides motifs : adultère, lucre, luxure… Nul, officiellement, ne prononça le nom de Frédégonde, sans existence véritable avant ces épousailles ; mais personne, dans les milieux informés, n’ignorait la part qu’elle avait prise aux événements. Les juristes romains ne disaient-ils pas : « Cherchez la femme ! » ?

Chilpéric n’avait pas besoin qu’elle le poussât à tuer ; mais Frédégonde surgit dans la lumière à ses côtés sous les traits d’un mauvais génie. On lui conféra une aura maléfique ; séductrice, elle incarna la créature démoniaque. Jamais plus elle ne se débarrasserait de cette image et de cette réputation. Les Austrasiens allaient se charger de l’y enfermer.

Comme Chilpéric l’avait prévu, la cour de Tolède, empêtrée dans ses propres problèmes successoraux, n’attacha pas grande importance au trépas de la princesse Galswinthe. Les mots « meurtre » ou « assassinat » ne furent même pas prononcés par les diplomates francs et wisigoths, dans un commun désir d’éviter les complications2. Le nouveau roi Léovigild, qui, époux de la mère de la défunte, pouvait exercer la Faide au nom de Goïswinthe, n’était pas en position de déclencher un conflit armé avec les Francs. Il préféra feindre une sage ignorance quant aux causes de la mort de sa belle-fille. Tant de jeunes femmes disparaissaient à la fleur de l’âge, victimes d’accidents, de maladies, des dangers de la maternité !

La reine Goïswinthe, qui ne songeait alors qu’à ses propres intérêts et à sauvegarder sa position par ce remariage, se garda d’élever des protestations. Elle avait beaucoup aimé sa fille mais, puisque rien ne la lui rendrait, à quoi bon s’exposer à irriter Léovigild ?

Galswinthe fût restée invengée, telle une miséreuse sans famille, si sa sœur ne s’était chargée d’obtenir justice.

Brunehilde était très attachée à son aînée. Malgré les relations tendues entre l’Austrasie et la Neustrie, elle avait poussé au mariage de Galswinthe et de Chilpéric, dans l’idée qu’elles parviendraient toutes deux à provoquer le rapprochement de leurs maris, et parce que la perspective de savoir sa sœur non plus dans la lointaine Espagne mais à quelques dizaines de miles de Metz la réconfortait dans son exil. Elle s’était réjouie des noces rouennaises et voilà que Galswinthe était morte et qu’elle avait sa part de responsabilité dans le drame. Comment se le pardonner ? Comment, surtout, le pardonner à Chilpéric3 ?

Là encore, en dépit des rumeurs, la reine d’Austrasie ne s’abaissa pas à accuser Frédégonde ; elle ne la connaissait pas, ne voulait pas la connaître. Le règlement de comptes nécessaire se ferait entre princes. Affaire d’honneur. Le coupable, c’était le roi de Neustrie, personne d’autre.

Il fallait qu’il en fût ainsi puisque Sigebert, agissant au nom de Brunehilde entendait profiter de l’occasion pour récupérer tout ou partie des territoires du Sud-Ouest abandonnés à Chilpéric deux ans plus tôt. Pour y parvenir, il devait convaincre l’opinion franque, c’est-à-dire l’aristocratie, que le Neustrien était non seulement un lâche assassin de femme mais aussi un incapable dont la politique irresponsable et les passions exacerbées mettaient en danger l’avenir du royaume tout entier. Venance Fortunat, le poète qui avait chanté l’alliance du « Rhin et du Tage », autrement dit le mariage de Sigebert et de Brunehilde, fut chargé d’écrire une élégie à la mémoire de Galswinthe dans laquelle il dirait le sort injuste de la princesse, l’effroyable douleur des siens, les terribles conséquences de cette mort pour les Gaules. À ce détail près qu’il demeura incapable de vanter les attraits inexistants de la défunte, et se borna à célébrer sa conversion au catholicisme et sa piété, Fortunat, à Poitiers, se tira d’affaire avec talent, et à l’entière satisfaction de ses commanditaires austrasiens. Il insista sur l’alliance entre Francs et Wisigoths que signifiaient les mariages espagnols, sur l’affront fait à cette grande nation, fondée à réclamer vengeance et réparation par les armes. Allait-on perdre l’Aquitaine parce que Chilpéric n’avait pas su tenir sa parole ? Ne valait-il pas mieux régler la querelle au sein de la Francia, en accordant à la sœur de la reine Galswinthe le dédommagement dû et, par la même occasion, se débarrasser de Chilpéric, dangereux pour son pays et sa dynastie ?

Fortunat, qui résidait à Poitiers et n’ignorait pas les revendications de la Neustrie sur cette ville, entoura ces considérations et ces accusations de formules élégamment alambiquées, qui permettaient de comprendre tout et le contraire de tout, et dédouanaient l’auteur, au cas où Chilpéric parviendrait à récupérer le Poitou. Mesure de prudence compréhensible : le poète avait appris l’attaque foudroyante des Lombards sur Aquilée, le verrou de l’Italie, et que ces sauvages déferlaient sur la péninsule, brûlant, pillant, massacrant tout sur leur passage4. Duplavilis, sa ville natale près de Trévise, avait été l’une des premières atteintes, et il n’en restait, disait-on, pierre sur pierre. Fortunat avait compris qu’il ne reverrait jamais les siens et que son exil gaulois risquait de durer. Mieux valait se ménager les puissants de l’endroit.

Son texte ne comportait aucune attaque frontale contre Chilpéric, mais la cour d’Austrasie se chargea de les émettre, en termes nettement moins fleuris. Sigebert accusa son demi-frère d’avoir assassiné Galswinthe, et, en tant que beau-frère de la victime et représentant légal de sa plus proche parente, il réclama justice. Le roi de Neustrie devait, selon lui, être détrôné, son royaume partagé entre Austrasie et Burgondie, les terres composant le Morgengabe de la reine Galswinthe remises à Brunehilde à titre de compensation avant de revenir au fils dont elle avait accouché le jour de Pâques 570. Cette heureuse naissance d’un prince, baptisé Childebert, allusion à peine voilée aux revendications austrasiennes sur Paris5, facilitait les tractations en garantissant que l’Aquitaine demeurerait franque.

Restait à présenter ces plaintes et exigences au tribunal compétent. Le droit germanique ne possédait pas de cours de justice fixes ; les procès se réglaient devant des tribunaux réunis pour l’occasion, composés du souverain et de la noblesse. Sigebert étant le plaignant, Chilpéric l’accusé, Gontran se trouva en position d’arbitre, rôle qui ne lui déplaisait point.

Le roi de Burgondie n’avait pas le tempérament agressif et batailleur de ses frères, et, par principe, préférait les solutions négociées aux affrontements sur le champ de bataille. Ce caractère relativement pacifique6 ne lui interdisait pas d’entretenir une excellente armée, sous le commandement d’un général de valeur, le patrice Ennius7 Mummolus, qui avait eu l’occasion, l’été précédent, de démontrer ses capacités en anéantissant un parti de Lombards qui s’apprêtait à ravager la vallée du Rhône et la Provence. Or, depuis leur campagne d’Italie, les Lombards passaient pour quasi invincibles8.

Gontran n’était donc nullement en position de faiblesse, et ses deux frères le savaient. Cependant, quoiqu’il eût reçu la plainte de Sigebert avec une sympathie manifeste, le roi de Burgondie hésitait à lui donner raison, parce que son propre intérêt était de maintenir la balance égale entre ses cadets. En déposant Chilpéric, projet difficile à exécuter car celui-ci ne manquait ni de guerriers ni du nerf de la guerre, Gontran se fût retrouvé confronté à une Austrasie trop puissante avec laquelle l’affrontement fût tôt ou tard devenu inévitable, et il ne le voulait pas. Mieux valait ménager la Neustrie et le Burgonde s’y employa.

Il dissuada fermement Sigebert de recourir à une solution armée, comme il en avait l’intention. En cas de conflit, la Burgondie observerait une stricte neutralité. Sigebert, sans l’appui de son aîné, prenait des risques inconsidérés et avait plus à perdre qu’à gagner dans l’entreprise.

En revanche, Gontran accepta de réunir et présider un plaid qui jugerait l’affaire et rendrait une juste sentence. Il laissa entendre à Sigebert qu’une déposition de Chilpéric restait envisageable9, même si, en son for intérieur, il s’opposait à cette possibilité, mais promit par derrière à Chilpéric de clore le dossier en échange d’une compensation honnête versée à Brunehilde. Le Burgonde inaugurait ainsi une politique de balancier dont il allait se faire une spécialité et qui lui réussirait assez bien.

Dans les semaines et les mois qui avaient suivi l’assassinat de Galswinthe et son remariage, Chilpéric, tout au soulagement d’avoir réglé, à sa façon expéditive et définitive, une affaire qui le contrariait au plan politique comme au plan personnel, ne s’était pas tracassé des conséquences éventuelles. Les Wisigoths ne broncheraient pas et les gesticulations de Sigebert, ses menaces militaires, ne l’impressionnaient pas, car la Neustrie avait les moyens d’y faire face. Au contraire, il pensait l’occasion propice à récupérer les cités austrasiennes qu’il guignait.

Conseillé par Frédégonde, qui se révélait douée d’une intelligence aiguë, Chilpéric avait opposé silence, mépris et fins de non-recevoir aux provocations de ses frères. La saison avançait et personne ne partirait en guerre à la veille de l’hiver ; cela laissait six mois pour aviser.

Sage attitude puisque, au printemps 570, les esprits apaisés déjà, Gontran, dans la coulisse, trouva un compromis acceptable par les deux parties. Le plaid qu’il réunit à Andlau, territoire austrasien, composé de nobles de Burgondie et d’Austrasie, et devant lequel Chilpéric accepta de comparaître, trancha pour une compensation territoriale. Contre remise à Brunehilde, qui ensuite les remettrait à son fils, des villes et terres composant le Morgengabe de Galswinthe, l’Austrasie effaça la dette de sang due par le roi de Neustrie.

Chilpéric consentit. Dans son esprit, cet engagement n’avait pas plus de valeur que ceux qu’il avait souscrits dans le passé et n’avait cessé de violer. Il livrerait Bordeaux, Limoges, Cahors, le Béarn, la Bigorre, mais il espérait les reprendre dès que l’occasion s’offrirait, et récupérer au passage Tours, Poitiers, Périgueux, Agen. Il devenait très fort à ces jeux de patience et de mensonges.

Sigebert n’était guère plus sincère quand, rendu le jugement du plaid d’Andlau, il l’entérina en ces termes qui donnaient en principe définitivement quitus à Chilpéric :

« Mon frère, je te donne à l’avenir paix et sécurité à propos de la mort de Galswinthe, sœur de Brunehilde. Tu n’as plus à craindre de moi ni plaintes ni poursuites et si, à Dieu ne plaît, il arrivait que, de ma part, de celle de mes héritiers ou de toute autre personne en leur nom, tu fusses inquiété ou de nouveau cité devant le tribunal pour l’homicide en question ou pour la composition que j’ai reçue de toi, cette composition te serait restituée au double10. »

Les rois se séparèrent avec de grandes protestations d’amitié auxquelles ils étaient libres de croire ou pas.

Les modalités du pacte d’Andlau tinrent trois ans. En pareilles circonstances, ce n’était pas si mal.

De toute cette comédie habilement orchestrée, Frédégonde était demeurée absente, à l’instar de Brunehilde qui relevait de couches. L’usage écartait les femmes des plaids comme de la guerre. Prudente, la reine de Neustrie resta dans l’ombre.

Attachait-elle la moindre importance à ces tractations et à leur résultat ? Gauloise, Frédégonde méprisait le système juridique germanique, ce droit non écrit dont les siens n’avaient jamais profité11. Elle n’admettait pas ces calculs, ces arguties, ces dédommagements en or ou en terre : tant pour une vache et tant pour la vertu d’une fille violée ; tant pour un enfant à la mamelle et le quintuple pour un adolescent presque en âge de porter les armes ; quasiment rien pour ce vieillard qui n’avait plus de valeur, ne travaillant plus, et tant pour une reine susceptible d’enfanter des fils. À condition qu’ils fussent Francs, car un Gallo-Romain n’était pas dédommagé.

Son système de valeurs personnel était autre, plus proche certainement du vieux chant de guerre celte qui réclamait « père pour mère et mère pour fille, cœur pour œil et tête pour bras, mort pour blessure et étalon pour cavale, chef de guerre pour soldat et homme pour enfant, et sang pour larmes ! » que du Code de Justinien, récemment paru, synthèse et quintessence du droit romain. Frédégonde ne se satisferait jamais de dédommagements matériels en échange des vies de ceux qu’elle aimait, – elle le prouverait…– et elle ne comprenait pas que Brunehilde s’en satisfît. Aussi éprouvait-elle la plus grande méfiance quant aux suites de l’arrangement d’Andlau.

Mais elle n’avait pas, ce printemps-là, à s’en mêler. Elle devait assurer sa position auprès de Chilpéric, s’imposer. Les naissances de ses deux enfants, qui, pendant cinq ans, ne furent suivies d’aucune autre12, ne constituaient pas une garantie suffisante et elle le savait.

D’autant mieux que Chilpéric commençait à manifester aux fils de son premier lit une attention dont sa troisième épouse avait toute raison de se défier.

Théodebert, Mérovée et Clovis étaient désormais majeurs13 et reconnus aptes à porter les armes. Comme tous les princes de leur race, c’étaient trois garçons arrogants et brutaux, fiers de leurs origines, qui arboraient ostensiblement la longue chevelure blonde, apanage de leurs origines royales. Chilpéric ne leur manifestait aucune tendresse, attitude aux antipodes de ses mœurs et de son caractère, mais il misait sur eux ; ils constituaient autant d’atouts dans le jeu serré qu’il s’apprêtait à engager contre son frère d’Austrasie et, pour cela, il les ménageait, si ostensiblement que Frédégonde s’en alarma.

Signe de l’influence croissante des trois adolescents sur l’esprit de leur père, Chilpéric, vers 572, autorisa Audowère, sa première épouse, à regagner Rouen où il l’installa comme il convenait à la mère des héritiers du trône. L’ancienne reine, fanée, vieillie, aigrie, n’était pas une rivale ; elle ne risquait pas de reconquérir le cœur et les sens d’un homme qui ne l’avait jamais aimée. Cependant, Frédégonde comprit d’emblée que son ancienne maîtresse représentait un danger plus redoutable encore. Que Chilpéric disparût, et les fils du premier lit, excités par leur mère qui avait eu des années pour remâcher sa haine et la trahison de sa suivante, s’empresseraient de supprimer l’usurpatrice et sa progéniture. Ce péril-là, réel, concret, paraissait à Frédégonde autrement plus redoutable que la Faide austrasienne.

D’ailleurs, les princes ne se cachaient nullement, même devant leur père, de détester Frédégonde qu’ils surnommaient à haute voix « la Sorcière », aimable qualificatif emprunté aux griefs maternels, Audowère ne trouvant pas d’autres explications que la diablerie à l’infidélité de son mari. L’évêque Prétextat, parrain du prince Mérovée, et qui tenait beaucoup à faire oublier comment il avait par deux fois remarié le roi comme s’il n’était pas déjà uni devant Dieu et les hommes, ajoutait son grain de sel à tout le mal qui se disait de Frédégonde. Il la détestait, la tenant, en quoi il n’avait pas entièrement tort, pour une parfaite païenne couverte d’un faible vernis de christianisme. En donnait pour preuve qu’elle n’avait même pas fait baptiser ses enfants, un comble pour qui se souvenait du stratagème utilisé afin de perdre Audowère…

Des rumeurs, des bruits, venus on ne sait trop d’où mais qui circulaient très au-delà des frontières neustriennes, accusaient la reine d’adultères répétés, lui prêtaient de nombreux amants, y compris parmi le haut clergé. Les bonnes âmes qui avaient intérêt à y croire, les répercutaient à l’envi, avec une malice croissante.

Frédégonde n’était ni sourde ni aveugle. Tout ou partie de ces racontars lui revenaient, la plongeant dans une rage qu’elle dissimulait de son mieux. Elle ne trompait pas plus Chilpéric qu’elle n’invoquait le diable. Encore eût-elle moins hésité à en appeler au Malin qu’à trahir son mari. Ce n’était pas tant affaire de sentiments, quoiqu’elle aimât désormais véhémentement cet homme, que de raison : sans Chilpéric, elle retombait dans la fange d’où il l’avait tirée ; pis encore, elle risquait sa peau.

Heureusement pour elle, le roi, toujours épris, ne prêtait pas l’oreille à ces absurdités ; Frédégonde ne le quittait guère, et lui donnait les preuves d’une passion intacte. Quant au reste, Chilpéric se montrait intimement flatté que la beauté triomphale de sa femme, sur laquelle le temps paraissait n’avoir pas de prise, – encore une preuve de ses dons de sorcière, marmonnait Audowère que la jalousie et l’abandon avaient prématurément flétrie –, cette beauté hors du commun exerçât son emprise sur tous les hommes ou presque qui la côtoyaient. Pas un mâle ne lui eût résisté si elle l’avait voulu. Or, Frédégonde ne le voulait pas. Et Chilpéric, oubliant qu’il était roi, en était flatté et grandi.

Cette passion intacte qu’il éprouvait envers elle restait l’unique barrage entre Frédégonde et la rancune des trois princes. Chaque jour qui passait et rapprochait les fils d’Audowère de la maturité les rendait, hélas, plus indispensables aux projets de leur père. Chilpéric rongeait son frein dans l’attente de l’époque où il effacerait l’humiliation d’Andlau, à laquelle il regrettait d’avoir consenti, et modifierait en sa faveur le partage de 568. Il avait besoin de ses fils.

Chilpéric ne manquait pas de courage physique mais il n’était pas un grand guerrier. Ses seules expériences militaires, pour autant qu’on pût sans rire les appeler ainsi, se bornaient à ses raids malencontreux sur Paris et sur Reims. Il avait en ces occasions fait preuve d’un bel esprit d’initiative, d’une incontestable audace, voire d’un certain talent stratégique, mais s’était révélé incapable de gérer ses succès, faute d’avoir prévu aléas éventuels et réactions de l’adversaire. Il attribuait ces erreurs à la jeunesse, et au manque de recul. Au centre des événements, il n’avait pas de vue d’ensemble. Il s’imaginait obtenir de meilleurs résultats en déléguant le commandement militaire à ses fils, et en supervisant les opérations depuis Rouen, ce qui lui permettrait de réagir avec efficacité à une contre-attaque austrasienne.

Le plan de Chilpéric était assez intelligent, en effet, puisqu’il reposait sur une tactique de diversion ; il viserait Tours et Poitiers, postes avancés de l’Austrasie, dont ces villes étaient géographiquement coupées, absurdité qu’il n’avait cessé de dénoncer. Le temps que Sigebert soit averti de l’attaque neustrienne sur la Touraine et le Poitou, qu’il lève ses troupes, qu’il négocie avec Gontran un passage par la Burgondie, ou qu’il s’en ouvre un à travers la Neustrie, et la campagne serait finie, l’Austrasien mis devant le fait accompli. Joueur, comme à son habitude, Chilpéric pariait que son demi-frère s’inclinerait et ne tenterait pas de lui disputer les cités par les armes.

Frédégonde se gardait de se mêler de ces questions territoriales ; absurdités qui amusaient les hommes et à propos desquelles il ne fallait surtout pas les contrarier. Pour sa part, Tours et Poitiers ne l’intéressaient pas et elle n’était pas certaine qu’il fût opportun de rallumer le conflit avec l’Austrasie. D’un autre côté, joueuse, elle aussi, mais d’une intelligence supérieure, elle sentait le parti qu’elle pouvait, à titre personnel, retirer des manœuvres malencontreuses de son époux, et des fils du premier lit.

Elle connaissait les jeunes princes depuis leur naissance, les tenait pour d’assez pauvres personnages, car ils ressemblaient à leur mère. C’était particulièrement vrai de l’aîné, Théodebert, âgé de dix-huit ans, à qui Chilpéric entendait confier, l’été suivant, le commandement de la fameuse opération sur la Loire et le Clain. Frédégonde jugeait le garçon très sot, dépourvu de jugement, incapable de réactions appropriées dans une situation inattendue. Comment se tirerait-il de cette campagne militaire ?

Mal, la reine l’espérait de tout cœur. Au mieux, il se ferait tuer, ce qui la débarrasserait d’un de ses insupportables beaux-fils ; au pire, il reviendrait mais sa réputation suffisamment entamée pour amener Chilpéric à l’écarter.

Quant à un succès éventuel, Frédégonde n’y croyait guère, et elle avait raison, quel que fût le prince chargé de l’entreprise.

En effet, ce ne fut pas Théodebert, mais Clovis, le benjamin, qui, au printemps 573, prit le commandement de l’armée. Changement de plan malheureux, dû aux états d’âme de l’aîné : Théodebert, en 565, otage de Sigebert, s’était engagé par serment à ne jamais porter les armes contre son oncle d’Austrasie et il répugnait à se parjurer. Chilpéric ne faisait pas grand cas de pareils scrupules dont lui-même ne s’était jamais encombré, mais il ne fit pas changer le garçon d’avis, ce qui le contraignit à remettre le commandement à son plus jeune fils. Pourquoi Clovis, âgé de quinze ans, plutôt que Mérovée ? Parce que ce dernier, grand amateur de livres et d’auteurs latins14, présentait un profil d’intellectuel dont son père, en dépit de son goût pour la poésie et la théologie, se méfiait.

Des trois fils d’Audowère, Clovis était le plus hargneux, le plus agressif, le plus insolent et le plus sûr de lui, défauts que son père prenait pour des qualités. Quant à son jeune âge, il n’y vit pas un handicap. Son bisaïeul et homonyme, le grand Clovis, n’était pas plus vieux lorsque les leudes l’avaient hissé sur le pavois et qu’il avait remporté ses premières victoires contre le patrice romain Syagrius. Cela lui parut de bon augure. D’ailleurs, l’armée comptait des officiers expérimentés capables de pallier l’inexpérience du prince.

Faraud au départ de Rouen, le jeune Clovis le fut bientôt beaucoup moins, car l’expédition ne se déroula pas dans la réalité comme dans les plans paternels. Son objectif principal, via Tours et Poitiers, était Bordeaux, cité neustrienne depuis 568, qui aurait dû, au terme des accords d’Andlau, être remise à Brunehilde à titre de compensation. Transfert qui n’avait pas fait que des heureux en Aquitaine et n’était pas encore effectif.

À Bordeaux comme à Tours ou Poitiers, existaient en effet des factions partisanes de l’un ou l’autre roi qui rendaient la gestion difficile15. Sigebert s’était ainsi récemment aliéné nombre de sympathies en Touraine en nommant, l’archevêché vacant, l’un de ses hommes de confiance, Grégoire, à ce siège prestigieux entre tous. Or, la tradition voulait que le successeur de saint Martin fût tourangeau et Grégoire, héritier d’une grande lignée gallo-romaine16, était arverne.

Chilpéric, informé de ces mécontentements, comptait dessus pour faciliter sa prise de pouvoir dans des cités qui ne lui étaient pas hostiles17. Il eût toutefois fallu posséder une expérience des hommes et de la politique très poussée pour les utiliser efficacement, et Clovis, à quinze ans, en était entièrement dépourvu.

Petite brute qui se croyait partout en pays conquis, insoucieux des souffrances de populations qui lui demeuraient indifférentes et qu’il regardait, oubliant les engagements du baptême de Reims, comme des serfs soumis par la force des armes à la puissance franque, le prince, à peine la Loire passée, entreprit de dévaster les régions dans lesquelles avançaient ses troupes. L’armée vivait sur le pays, et ne se gênait pas. En quelques jours, la Touraine et le Poitou flambèrent. La cavalerie franque chevauchait dans les blés mûrissants, laissait ses chevaux brouter les premiers foins, pillait les fermes, violentait les femmes, et massacrait en riant les gueux qui tentaient, à coups de faux et de fourches, de défendre leurs familles et leurs biens.

Ces violences possédaient malgré tout une valeur psychologique, laissant deviner le sort cruel qui attendait une éventuelle résistance. Tourangeaux et Poitevins l’avaient si bien compris qu’ils livrèrent Tours et Poitiers sans coup férir et Clovis se prit pour un grand stratège. Satisfaction prématurée.

Une fois encore, Chilpéric avait sous-estimé les facultés de réaction de Sigebert et ne s’était pas précautionné contre la riposte austrasienne. Averti plus vite qu’il ne s’y attendait du raid de Clovis sur le Sud-Ouest, Sigebert ne commit pas l’erreur, qu’espérait son demi-frère, de lever lui-même des troupes et d’intervenir depuis Metz, entreprise longue et hasardeuse. Il préféra en appeler à Gontran, installé dans son rôle d’arbitre familial, et lui demanda d’intervenir dans le conflit.

Chilpéric avait peut-être envisagé que le Burgonde vînt jouer les trouble-fête, mais il pensait que la menace lombarde, très pesante, interdirait à Gontran d’éloigner ses troupes des frontières italiennes. Un grain de sable, une fois de plus, enraya ses projets. Il n’y eut pas d’attaque lombarde sur le Midi de la Gaule cet été 573, parce que les Byzantins, incapables de le défaire sur le champ de bataille, se débarrassèrent du roi Alboïn par le poison18. L’assassinat du Lombard déstabilisa ses hordes dont les chefs, trop occupés à se partager le pouvoir, renoncèrent à leurs actions militaires ordinaires.

Cela laissa les mains libres à Gontran, qui expédia Mummolus sur la Loire avec consignes de libérer les cités austrasiennes et de donner une leçon au jeune Clovis. Rien de plus : le roi de Burgondie cherchait à maintenir le statu quo entre ses frères, pas à se brouiller à mort avec l’un ou l’autre.

Face au brillant patrice, Clovis et ses hommes ne tinrent pas et se replièrent en désordre sur Bordeaux19, qui leur ouvrit ses portes, preuve que le rattachement à l’Austrasie n’avait pas fait l’unanimité parmi les notables20. Mummolus, dans l’intervalle, venait de passer au fil de l’épée tout ce qui, à Poitiers, ne manifestait pas une joie excessive de sa victoire21. Décidément, les populations gallo-romaines faisaient les frais du conflit, quel qu’en fût le gagnant.

Cette maladresse du général burgonde eût joué en faveur de Clovis, mais Sigebert ne lui laissa pas le temps d’en profiter. Conscient des enjeux locaux et des factions, il avait su se gagner des soutiens actifs parmi les notables. L’un d’eux, Sigulf22, constatant que les Bordelais accueillaient avec sympathie le jeune prince, décida de recourir à un stratagème afin de se débarrasser de lui. Un jour que le garçon s’était aventuré hors les murs de la ville, il fut surpris par les hommes de Sigulf qui, soufflant dans des cors, le traquèrent comme cerf aux abois, chasse à laquelle Clovis parvint à échapper, certes, mais ridiculisé, ce qui était le but de la manœuvre. Terrifié, isolé, perdu, l’adolescent erra plusieurs jours à travers l’Aquitaine, remonta péniblement vers le nord, atteignit la Loire qu’il franchit à grand-peine avant d’échouer à Angers. Sauf, mais déconsidéré…

Frédégonde avait suivi de loin le parcours lamentable de son beau-fils. Elle n’en éprouvait aucune peine ni aucune pitié ; celui-là, qui lui montrait d’ordinaire un visage odieux, ne lui nuirait plus de quelque temps. C’était déjà cela.

Quant à la déconvenue de Chilpéric, elle ne l’affecta guère. Au demeurant, elle fut de très courte durée.

Gontran, à l’évidence, regrettait déjà d’être intervenu en faveur de Sigebert. Pas plus qu’en 470 il n’avait intérêt à mettre son frère de Neustrie dans une situation trop défavorable et, pour l’irriter un peu plus, les relations se tendaient avec la cour d’Austrasie à cause d’une querelle ecclésiastique dans le diocèse de Chartres sur fond de revendications territoriales. Le partage de 568 avait donné Chartres à Gontran et Châteaudun à Sigebert, qui n’avait rien eu de plus pressé que d’ériger cette petite ville en évêché à la grande colère du clergé. Gontran ne s’était pas mépris sur ce geste : c’était un moyen de soustraire la région de Châteaudun à la juridiction et à l’autorité de l’évêque de Chartres, sujet burgonde, donc aux siennes ; il n’avait pas aimé ce calcul qui montrait Sigebert sous un autre visage, le vrai peut-être. Cet incident servit de détonateur et permit à Gontran, qui cherchait l’occasion, de dénoncer ses accords militaires et diplomatiques avec l’Austrasien. Répondant à une provocation par une autre provocation, il convoqua pour le 11 septembre23 suivant un concile chargé de régler le différend, uniquement composé de prélats burgondes, et qui se réunirait à Paris, en dépit de l’accord de 568 plaçant cette capitale hors les prétentions des trois rois.

C’était la crise ouverte entre Metz et Chalon, ce que Chilpéric comprit aussitôt ; il décida d’en profiter. Ce que Clovis venait de manquer par la faute de Gontran, le Neustrien crut Théodebert capable de le réussir en jouant sur l’effet de surprise.

Frédégonde se garda d’intervenir : elle pariait encore moins sur les chances de l’aîné que sur celles du cadet.

Dans un premier temps, tout alla à ravir car Sigebert ne s’attendait pas à un retour en force des Neustriens, à peine étrillés par l’intermédiaire burgonde, en plein concile parisien censé discuter des modalités d’un règlement amiable entre les trois rois. Comme d’habitude, Chilpéric ne respectait pas les règles, ce qui mit l’Austrasien en fureur. Savoir que les armées ennemies se trouvaient sous le commandement de son neveu Théodebert, parjure éhonté, n’arrangeait rien. Chilpéric avait vaincu les réticences morales, très relatives, de son aîné en lui démontrant qu’une parole arrachée à un si jeune enfant n’avait de valeur ni en droit civil ni en droit canon. Le garçon n’avait demandé qu’à y croire, car il voulait démontrer qu’il pouvait faire mieux que son cadet dont l’élévation surprise au rang de général en chef l’avait plus vexé qu’il ne l’admettait. Il ne mesura pas la gravité de son acte et que manquer de parole pouvait, selon l’usage germanique, se punir de mort. Son oncle, lui, se promit de châtier le traître comme il le méritait.

D’ordinaire modéré, Sigebert était dans une colère rouge que nul n’apaisa, surtout pas Brunehilde. C’était le prix de la mort de sa sœur qu’on lui disputait, et c’était l’assassin qui en avait l’audace ; cela ne l’inclinait pas à modérer son mari…

Donc Théodebert passa la Loire, reprit Tours, Poitiers, fonça vers Limoges et Cahors sans rencontrer de résistance. Les Austrasiens n’avaient pas de garnisons assez importantes pour l’arrêter, et les Burgondes avaient opté pour la neutralité. Le seul officier de Sigebert sur place, le duc24 Gondovald, essaya de défendre Poitiers, mais avec ses troupes insuffisantes, il courut au massacre pour l’honneur. Pas besoin d’être un chef de génie pour conquérir des villes qui se donnaient.

La bonne volonté des populations locales, qui tenait à la terreur suscitée par cette énième invasion, n’améliora en rien leur sort. Clovis avait ravagé les foins et les moissons ; son frère s’occupa des vendanges. Ce fut une scandaleuse picorée à travers les vignobles ; pas un ne fut épargné de Vouvray à Chinon. Entre deux clos, l’armée neustrienne brûlait les bourgades, églises comprises. Quelques monastères d’hommes, d’autres de femmes, plus alléchants, firent aussi les frais de la campagne. Théodebert pendit des moines et viola des religieuses exactement comme le faisaient les Lombards en Italie, mais ceux-là avaient au moins l’excuse d’être des hérétiques25.

Ces nouvelles26 laissèrent Chilpéric enthousiaste, Gontran indifférent, et Sigebert momentanément impuissant. L’hiver arrivait, qui interdisait une contre-attaque, et le roi burgonde venait de lui faire savoir qu’il refuserait le passage à ses troupes. Il se peut que les pertes essuyées au cours des campagnes de l’été 573 eussent été plus lourdes que ne l’avouait la propagande austrasienne et que Sigebert ne disposât plus de renforts lui permettant de réagir à une coalition entre ses deux frères. Les espions qu’il entretenait chez eux rapportaient une activité diplomatique suivie depuis quelques semaines entre Rouen et Chalon et il n’en augurait rien de bon.

Inquiet, en proie à une rage qu’il ne voulait pas apaiser, Sigebert envisageait une vengeance sanglante, dut-il ravager lui-même la Gaule tout entière. Il en avait les moyens, mais besoin de quelques mois pour les réunir.

Théodebert hiverna à Limoges, d’où ses troupes rayonnaient à travers le Sud-Ouest, poussant des pointes jusqu’à la frontière espagnole, mettant Limousin et Quercy en coupe réglée. Volonté d’amasser un gros butin, quitte à ruiner durablement la région ; au cas où il serait impossible de la tenir longtemps, la Neustrie aurait la consolation de n’avoir rien laissé au rival27.

Pendant ce temps, Sigebert préparait sa revanche. Le roi d’Austrasie manquait de troupes franques, mais il disposait d’un contingent inépuisable de supplétifs germaniques, issus de ces tribus d’outre-Rhin barbares que les fils de Clovis avaient vaincues et contraintes à leur payer tribut en espèces et en service militaire. L’Austrasie, côté gaulois, ne représentait qu’un étroit territoire ; mais, sur l’autre rive, elle s’étendait à perte de vue vers l’Est, c’était sa force et sa richesse. Les Mérovingiens considéraient Thuringiens, Suèves, Saxons, Alamans, Souabes et Bavarois comme une défense avancée du royaume franc. En cas de menace venue des grandes plaines d’Europe centrale ou des Balkans, ces sauvages seraient en première ligne, le temps pour les Francs de s’organiser et de faire face. Du moins en théorie… La réalité se révélait plus complexe et la loyauté de ces peuples, soumis par la violence et même par le massacre, cas des Thuringiens en 531, restait sujette à caution. Certains se révélaient vénaux, mercenaires, tels les Saxons28 qui, en 568, s’étaient alliés aux Lombards pour dévaster l’Italie. Ils constituaient un ramassis de gens dangereux, ennemis héréditaires des Gaules qu’ils n’avaient cessé de dévaster. Jamais frottés à la civilisation latine, s’en flattant comme d’une preuve d’indépendance, de force et de virilité, ils incarnaient la quintessence de la barbarie et en tiraient gloire. Quoique leur évangélisation programmée eût servi de prétexte aux diverses interventions franques en Germanie depuis un siècle, ils étaient pour l’essentiel restés païens comme devant et le seraient encore très longtemps29.

Autant de raisons pour ne pas lâcher ces sauvages sur la Francia ; mais Sigebert, tout à sa colère, n’y songea même pas30. Il voulait sa revanche, toute sa revanche, c’est-à-dire en finir définitivement avec Chilpéric et les siens. Il ne se montrerait pas regardant sur les moyens de l’obtenir.

Une bonne nouvelle, du moins de son point de vue, le conforta dans ses plans. Les Lombards, la crise successorale qui avait suivi l’assassinat d’Alboïn surmontée, repartaient à l’attaque. Au printemps 574, ils envahirent l’Helvétie, dévastèrent le Valais, détruisirent l’abbaye Saint-Maurice d’Agaune, site le plus sacré de la monarchie burgonde31, et menaçaient les cols alpins menant en Gaule. Gontran n’avait pas le choix : il dut renvoyer Mummolus arrêter l’envahisseur. Du même coup, il s’interdisait d’apporter son aide à Chilpéric avec lequel, renversant ses alliances précédentes, il venait de passer un traité d’intervention mutuelle.

C’était ce qu’attendait Sigebert. Certain que Gontran ne pouvait ni secourir Chilpéric ni se défendre, il exigea libre passage à travers la Burgondie. S’il refusait, les Austrasiens s’ouvriraient le chemin par la force. S’il acceptait, son frère respecterait ses terres.

Gontran céda, plein d’amertume. Il n’était pas en position de résister, et, un peu plus sensible que ses cadets aux misères populaires, ne supportait pas l’idée de voir déferler sur la riche et féconde Burgondie les hordes sanguinaires que l’Austrasien avait osé lever contre son propre peuple. L’interminable défilé des Germains, vêtus à l’ancienne mode de peaux de bête jetées sur leurs torses nus couturés de cicatrices, le crâne rasé à l’exception d’une longue mèche relevée en queue-de-cheval sur le sommet du crâne, brandissant des armes épouvantables qui ressemblaient à des harpons ou des crochets de boucher, l’emplit d’effroi et de dégoût. Il se félicita d’avoir échappé au pire, chercha une solution pour l’épargner à la Neustrie. Il s’agissait moins de bonté d’âme que de nécessité stratégique et politique : Sigebert, par sa démonstration de force, venait de lui donner une idée de ce dont il était capable. Son ambition égalait celle de Chilpéric ; il voulait réunifier le royaume à son profit. Le jour où la Neustrie succomberait, Gontran serait le prochain à faire les frais des rêves d’hégémonie de son frère. Il préférait l’empêcher tant que cela demeurait en son pouvoir.

À force d’entregent, s’appuyant sur les évêques, force qu’il ménageait et dont il avait appris à se servir, usant de l’entremise discrète mais puissante de la reine Radegonde, il parvint à amener ses cadets à la table de négociations avant l’affrontement décisif. Chilpéric accepta les pourparlers. Il s’engagea, non sans arrière-pensées, à rétrocéder à l’Austrasie les cités du Sud-Ouest qui composaient le Morgengabe de Galswinthe. Théodebert les tenait toujours ; il faudrait que son oncle allât les lui arracher par la force, ce qui n’était pas pour tout de suite car la saison était bien avancée.

Sigebert ne fut pas dupe mais il prenait la pleine mesure de l’impopularité et du scandale engendrés par son recours aux Barbares ; même la reine Radegonde lui avait reproché de s’être abaissé à pareils procédés… Il accepta de suspendre les hostilités, tout en se réservant sans le dire le droit de les reprendre si son frère ne tenait pas ses engagements ou tardait trop à le faire.

Comme pour lui rappeler qu’il jouait avec le feu, avertissement dont il ne tint pas compte, Sigebert se trouva, fin août, confronté à la mutinerie de ses supplétifs germaniques. Ces sauvages n’avaient accepté de le suivre si loin vers l’Ouest que contre la perspective de piller et rançonner les Gaules. Et voilà que le roi leur annonçait qu’il n’y aurait ni pillage ni rançon. Après avoir respecté à regret les gras pâturages et les lourds vignobles de Burgondie, passé au large de cités remparées qu’ils devinaient incroyablement prospères encore, en dépit de tous les sévices subis depuis que Rome, vers 250, s’était trouvée incapable de défendre ses provinces, ils attendaient d’être en Neustrie pour s’en donner à cœur joie. Alors qu’ils touchaient au but, Sigebert leur annonça qu’il avait signé la paix – en fait, il parla de trêve, ce qui était plus sincère et plus prometteur pour cette bande de prédateurs… – et qu’ils allaient rentrer chez eux sans dédommagements. Ils éclatèrent en imprécations, puis décidèrent de se payer sur ce qu’ils avaient sous la main. La Brie, l’Île-de-France, la Beauce furent mises à sac, villages brûlés, granges incendiées, où l’on venait tout juste de rentrer les moissons, laissant les populations dans le désarroi. Un grand nombre de paysans, avec femmes et enfants, furent faits prisonniers et vendus en esclavage32.

Ces gens n’étaient pas neustriens mais sujets de Gontran et de Sigebert lui-même dont l’inconséquente stratégie se retournait contre lui. Les évêques, qui se trouvaient à Paris autour de Germain, assistèrent en témoins atterrés à ce déferlement de violence, sans cacher leur désappointement car le roi d’Austrasie, longtemps, avait eu leur faveur. Quelques-uns, misogynes, accusèrent Brunehilde d’exercer sur son époux une influence délétère et, sans la nommer, ils mirent Sigebert en garde contre certaine mauvaise conseillère… Il eût volontiers haussé les épaules, indifférent à ces critiques autant qu’à la désolation semée sur son passage ; mais il redouta de perdre le soutien de l’Église qui se rapprochait ostensiblement de Gontran. Il se porta sur le front des troupes, réussit à calmer les mutins et, pour l’exemple, fit lapider les plus excités, histoire de rappeler aux supplétifs qui était le maître. Cette prompte justice expédiée, il assura en riant aux autres qu’ils ne perdaient rien pour attendre : le printemps n’était pas si loin ! Les hordes se retirèrent vers l’Est, laissant un souvenir d’horreur et de cauchemar, doublé de la crainte justifiée de les voir revenir dès la belle saison33.

Gontran se reprochait d’avoir appuyé la politique austrasienne, poussé Sigebert à s’enhardir jusqu’à l’intolérable. Toujours fidèle à sa politique de balancier qui maintenait la Burgondie en position d’arbitre entre Neustrie et Austrasie de forces égales, il opéra un revirement supplémentaire et se rapprocha de Chilpéric auquel il promit son soutien. Gontran espérait encore que Sigebert, ayant obtenu ce qu’il réclamait, saurait s’en contenter et qu’il ne serait pas obligé d’intervenir. Il se trompait.

Sur le papier, certes, les villes du Sud-Ouest devenaient austrasiennes, ce qu’elles étaient censées être depuis 570 ; dans la réalité, elles étaient toujours sous le contrôle de Chilpéric, ou, plutôt de son fils, Théodebert, établi à Limoges et qui s’y était fort mal comporté tout l’hiver 574-575. Sigebert doutait de pouvoir les obtenir sans recourir à la force et il rassembla de nouveau ses contingents barbares, oubliant le scandale suscité par leur emploi l’année précédente34.

Il expédia aussi deux de ses ducs, Gontran Boson et Godegisèle, vers Tours et Châteaudun, avec ordre d’y mobiliser tous les hommes disponibles et de se porter sur Limoges afin d’en déloger Théodebert. Il ajouta une autre consigne, plus personnelle : supprimer le jeune prince s’il tombait en leur pouvoir35. Sigebert ne passait point sur ce qu’il regardait comme une violation honteuse et déshonorante de la parole donnée ; qu’il l’avait extorquée, cette parole, à un enfant de huit ans, prisonnier, en son pouvoir et incapable d’en mesurer la portée, ne lui importait pas, et pas davantage le fait que Théodebert se bornait à obéir, quoique avec trop de zèle, aux ordres de son père. Un jour prochain, Sigebert espérait se venger de Chilpéric ; en attendant, son fils ferait l’affaire.

Quelles que fussent les inquiétudes de Gontran et de Chilpéric concernant les intentions austrasiennes, ils les avaient encore sous-estimées ; sans quoi, ils eussent renforcé le contingent dont disposait Théodebert. Ils ne le firent pas, persuadés de ne courir aucun péril immédiat dans le Sud-Ouest. Tout ce qui importait pour eux en ce printemps 575 était un retour des Barbares par l’est et la nécessité de les arrêter avant leurs frontières. Cela seul justifiait leur entente.

Ce que les rois redoutaient se produisit ; Sigebert, se conduisant vis-à-vis du royaume franc comme un envahisseur, repartit en guerre aux premiers beaux jours à la tête de ses troupes germaniques, précédées d’une réputation qui faisait trembler les plus braves. Suivant le plan établi avec Gontran, Chilpéric passa la frontière austrasienne et se porta vers Reims, dans le but d’arrêter l’invasion. L’annexion de la Champagne, qu’il comptait opérer, s’en trouvait heureusement légitimée. Cela ne l’empêcha pas de laisser ses troupes tout dévaster sur leur passage, selon leurs mauvaises habitudes, ce qui lui donna le mauvais rôle.

Les vignobles champenois36 et Reims, ville sainte du baptême de Clovis, lieu emblématique de la dynastie, représentaient les joyaux de l’Austrasie et, en bonne logique, Sigebert devait accourir les défendre ; il n’en fut rien. Chilpéric mit quelques jours à s’en étonner. À ce moment-là, Sigebert, qui avait sacrifié la Champagne à des objectifs plus prometteurs, se trouvait déjà sur les bords de Seine ; il avait le choix désormais : se porter sur Rouen, la capitale neustrienne qu’il envisageait, pour l’exemple, de livrer à ses troupes ; ou foncer en direction de Paris et s’emparer de la ville. Il inclinait vers la mise à sac de Rouen, qui avait les faveurs du guerrier, mais son entourage s’indigna suffisamment pour l’amener à renoncer à ce projet37. Alors, il marcha sur Paris.

D’un point de vue moral, ce choix n’était pas meilleur puisque Paris, au terme du partage de 568, n’appartenait à aucun des trois rois et qu’ils s’étaient engagés, sous peine de sanctions lourdes, à ne jamais y entrer, sauf consentement mutuel. Ce n’était pas le cas cet été-là, mais Sigebert s’exonéra en considérant que l’alliance de Chilpéric et de Gontran le dégageait de ses promesses. Au vrai, s’emparer de cette capitale où reposaient ses grands-parents était un vieux rêve ; le choix du prénom de Childebert pour son fils unique38 en témoignait.

Chilpéric apprit en même temps la marche forcée des Austrasiens vers Paris, la mort de Théodebert et l’entrée de l’armée de Gontran Boson en Neustrie. Triple désastre qu’il n’avait, comme à l’accoutumée, pas même envisagé.

Gontran et Chilpéric avaient exclu toute offensive austrasienne en Aquitaine parce que Sigebert, qui aimait tant se poser en donneur de leçons, n’était pas censé attaquer ; les précautions prises à l’est relevaient d’une vieille méfiance envers les Germains plus que d’une crainte fondée. Par ailleurs, au cas, selon eux improbable, où Sigebert aurait le premier rallumé les hostilités, ils ne le pensaient pas en situation d’attaquer dans le Sud-Ouest : impossibilité de faire transiter des troupes par la Burgondie, faiblesse des contingents austrasiens sur place, découragement des Tourangeaux fatigués de servir de tête de pont et d’en faire seuls tous les frais s’additionnaient pour rendre une telle opération difficile.

Sigebert les avait laissé s’illusionner et il était passé à l’attaque là où personne ne l’attendait. Non sans peine, certes, car il avait fallu à Godegisèle et à Gontran Boson user d’arguments très persuasifs avant d’amener les Tourangeaux à leur apporter un appui stratégique et militaire ; mais ils avaient réussi à former une armée assez forte pour se porter contre Limoges où Théodebert se trouva piégé.

Le gros des troupes que son père lui avait confiées l’été précédent avait regagné le nord de la Loire depuis longtemps, Chilpéric les jugeant plus nécessaires aux frontières de l’est qu’en Limousin. Ce qu’il en restait et qui avait hiverné sur place avait pris du bon temps au détriment des populations locales, fait beaucoup de butin et perdu en s’enrichissant l’essentiel d’un esprit martial peu développé. L’arrivée des Austrasiens sema la panique dans le contingent neustrien qui ne pensa plus qu’à se tirer du guêpier sans y laisser ni la vie ni ses parts de prises. État d’esprit qui n’augurait rien de bon pour Théodebert.

Le jeune homme fit preuve, en ces fâcheuses circonstances, d’une bravoure digne de sa race ; il ne voulait pas regagner la Neustrie comme l’avait fait son cadet l’année précédente, vivant mais couvert d’un ridicule irréparable. Quitte à périr, il périrait en prince. Il décida de s’ouvrir le passage le glaive au poing. Solution héroïque et désespérée, en certains cas payante, à condition d’avoir à ses côtés une troupe digne de ce nom. Ce n’était hélas pas le cas. Les Neustriens parvinrent à s’échapper de Limoges ; mais la plupart abandonnèrent aussitôt leur chef, préférant tirer chacun pour soi ; ceux qui restaient se firent rejoindre à quelques miles d’Angoulême et livrèrent bataille dans des conditions défavorables. Oubliant les nobles usages du passé, l’impérieux devoir incombant aux leudes et antrustions de se faire tuer plutôt qu’abandonner leur chef de guerre, ils s’égaillèrent telle volée de moineaux et Théodebert, encerclé, se retrouva seul face à l’ennemi.

Que se passa-t-il alors ? La version austrasienne prétendit que, dans l’ardeur du combat, nul n’avait identifié le prince, argument peu crédible, car les Mérovingiens tenaient à honneur, souvent périlleux, d’arborer les signes distinctifs de leur naissance et de leur rang. Seul un descendant de Mérovée avait droit de chevaucher un étalon blanc et de laisser flotter sa longue chevelure, ce qui le désignait aux coups de l’adversaire autant qu’aux regards de ses soldats. La cour de Metz, et Grégoire, son chroniqueur attitré, soutiendraient toujours que Théodebert avait été tué par malchance, non parce que les ordres étaient de l’abattre.

En fait, le jeune homme, isolé, acculé, désarmé, mais très reconnaissable, fut froidement exécuté parce que tels étaient les ordres de Sigebert concernant « le parjure ». Après quoi, les assassins s’acharnèrent sur son cadavre, qu’ils dépouillèrent et laissèrent nu sur le champ de bataille, l’abandonnant aux bêtes, attitude sévèrement blâmée, car refuser une sépulture à un ennemi représentait une vengeance posthume héritée des temps païens contre laquelle l’Église s’insurgeait39. Un bon Samaritain, pris de pitié, épargna à la dépouille mortelle du jeune prince ce sort indigne et, l’ayant recueillie, lavée, convenablement vêtue, il la fit enterrer en terre bénie à Angoulême.

Chilpéric n’eut pas loisir d’épiloguer sur la fin tragique de son aîné. Il venait d’apprendre l’arrivée de Sigebert sous les murs de Paris, le franchissement de la Loire près d’Angers par les troupes de Boson, et que Gontran négociait avec l’Austrasie…

Chilpéric s’affola. Il s’était, dans le passé, tiré de situations délicates mais celle-ci prenait mauvaise tournure. Pris en tenailles, lâché par le Burgonde, il se vit mort, car le sort de Théodebert annonçait celui qui attendait son père. Se souvint, effaré, que, l’hiver précédent, une comète avait traversé le ciel et que les savants l’avaient interprétée comme l’annonce de la mort d’un roi ; une autre, ou la même, avait été en effet repérée au-dessus des Gaules l’année du décès de Clotaire en 561. Sur le moment, Chilpéric avait ri de ces superstitions ; maintenant, elles l’effrayaient40.

Il décida de se replier vers le nord et de gagner Tournai, le berceau de sa race, vieille ville solidement fortifiée où il pourrait résister un certain temps à l’assaut austrasien. La saison avançait ; peut-être Sigebert renoncerait-il à le poursuivre ; peut-être Gontran trouverait-il prétexte à intervenir et le tirer de là.

Frédégonde l’avait précédé à Tournai. Enceinte,– troisième grossesse jugée tardive, donc à risques par les médecins de la cour, d’une femme de trente-cinq ans –, la reine était fatiguée. Elle avait prêté peu d’attention à ce conflit qui ne l’intéressait pas, ne s’en était pas mêlée dans la certitude que Chilpéric n’accepterait pas de conseils. L’accélération néfaste des événements, qui l’avait contrainte à quitter Rouen en grande hâte malgré son état, l’obligea à sortir de cette indifférence.

La maternité exacerbait chez Frédégonde l’instinct de survie et lui dictait des solutions extrêmes, farouches, devant lesquelles elle eût reculé en temps ordinaire. En voyant arriver son mari, hors de ses moyens et porteur de nouvelles plus mauvaises les unes que les autres, elle comprit qu’elle devrait faire face. Comment, elle n’en savait trop rien. Elle repoussa au lendemain de son accouchement, imminent, le soin de décider. Il fallait espérer que Sigebert leur laisserait jusque-là…

Les observateurs avaient pu croire longtemps que l’unique motivation de l’Austrasien était l’accomplissement de la Faide déclenchée contre Chilpéric après l’assassinat de Galswinthe. L’évêque Germain de Paris lui-même s’y était laissé prendre, puisque, au mois d’août 575, il écrivit directement à la reine Brunehilde, qu’il pensait en partie responsable de la vindicte de son époux et lui demanda de renoncer à une vengeance qui n’avait plus de raison d’être. Il la supplia d’intervenir auprès du roi afin d’épargner la Neustrie. D’empêcher le retour des supplétifs qui avaient commis l’année précédente de si grands ravages41. Et même, au nom de Dieu et pour l’amour du Christ, de respecter les vies de Chilpéric et des siens, car la vengeance appartenait au Ciel et qu’il ne convenait pas à un souverain chrétien de se souiller du crime de Caïn.

Brunehilde ne répondit pas ; ce n’était plus nécessaire puisque l’armée austrasienne, dévoilant ses vrais objectifs, campait sous les murs de Paris. Elle pourrait toujours expliquer de vive voix au prélat les intentions de son époux.

Sigebert n’avait pas renoncé à en finir avec son frère et avec la Neustrie, mais, dans l’immédiat, s’approprier Paris, à portée de sa main, lui semblait primordial. Erreur qui lui fit perdre un temps précieux et décida du dénouement.

Courant septembre 575, Frédégonde mit au monde à Tournai son troisième enfant. C’était un garçon, ce dont elle n’eût pas manqué de se réjouir en d’autres circonstances. Hélas, tout se présentait mal.

La naissance avait été longue, pénible et difficile, conséquences d’une grossesse perturbée. À la différence de Chlodobert et de Rigonthe, poupards éclatants de santé, le petit, peut-être prématuré, était chétif et fragile, au point que les médecins, inquiets, conseillèrent instamment de ne point tarder à lui administrer le baptême. Frédégonde ne s’y opposa pas. Il lui arrivait, dans le danger, de se souvenir de Dieu et elle était alors tentée de passer avec Lui des accords douteux, dans l’espoir d’obtenir Ses secours. Elle en avait besoin.

Ses parents donnèrent à l’enfant le prénom biblique de Samson, tranchant de façon surprenante avec les usages dynastiques et leurs racines germaniques pleines de bruits et de fureur. Ce choix pouvait s’interpréter de diverses façons. En donnant à ce garçonnet malingre qui n’avait qu’un souffle de vie le nom d’un héros d’une force colossale, le couple royal cherchait-il à contrarier le sort ? Fallait-il y voir une allusion aux cheveux que le guerrier juif ne devait jamais couper, renvoyant à la longue chevelure des princes mérovingiens, façon de revendiquer la filiation de l’enfant ? Un hommage à l’évêque gallois de Dol, Samson, mort en 565 qui s’était appliqué sa vie durant à resserrer les liens entre les émigrants bretons d’Armorique et les Francs, et avait entretenu les meilleurs rapports avec l’évêque Germain de Paris et le roi Childebert ? Par la suite, Frédégonde s’appuierait sur les Bretons face aux menaces de sa belle-famille. En ce cas, elle s’impliqua pour la première fois ouvertement dans les affaires de l’État et dans la diplomatie neustrienne, ce qui tendait à démontrer que Chilpéric, dans le péril, se révélait décontenancé et sans réaction.

Ces calculs l’occupaient davantage que l’enfançon. Tout juste baptisé, confirmant les craintes des médecins, le petit Samson fut atteint d’une gastro-entérite si violente qu’on le crut perdu. Une autre mère fût restée, éperdue, au chevet du nouveau-né : pas Frédégonde.

Elle avait accepté l’inévitable, la mort du nourrisson, accident tellement fréquent qu’elle ne pouvait s’en émouvoir. Tant de femmes mettaient des enfants au monde pour les perdre aussitôt… Elle donna ordre qu’on éloignât le petit malade42 qui fut conduit dans une villa isolée. Samson était contagieux et Frédégonde, affaiblie, ne voulait pour rien au monde tomber malade, ni contaminer les deux aînés. Si l’enfant devait vivre, il vivrait, avec ou sans sa mère, impuissante à l’aider. S’il devait mourir, elle préférait éviter de s’y attacher.

Éloigner le petit prince, c’était aussi le faire sortir d’une ville bientôt assiégée, où la nourriture ne tarderait pas à manquer et où, de toute façon, il n’avait pas une chance de survie.

La reine avait besoin de ses forces, de ses facultés, pour les tirer tous de la situation où Chilpéric les avait jetés. Il fallait faire vite car les nouvelles étaient de plus en plus alarmantes.

Paris venait d’accueillir Sigebert, après d’âpres négociations entre le roi d’Austrasie et l’évêque Germain. Le vieux prélat avait exigé garantie que la cité serait épargnée, ses entours également, sans quoi, il fermait les portes. Sigebert, désireux d’éviter un siège long et coûteux, avait cédé. Ainsi que le lui avait dit abruptement Germain, quel intérêt avait-il à ruiner une région et une ville qu’il voulait annexer ?

Gontran, informé de cette appropriation contraire à tous les accords signés jadis, n’avait pas bronché, comme s’il avait trop peur de Sigebert pour oser le contrarier. Il n’était pas le seul…

Leudes et antrustions neustriens, qui jugeaient la partie perdue pour leur roi, et ses chances de survie désormais quasi nulles, abandonnaient par dizaines le camp de Chilpéric et venaient déposer leurs plats hommages aux pieds de l’Austrasien, lui offrant les villes et les régions qu’ils contrôlaient.

C’était une fuite éperdue, lamentable, honteuse, à soulever de dégoût mais dont Frédégonde ne s’étonnait pas. Elle avait trop manipulé les hommes pour ne pas connaître leurs défauts, leurs vices, leurs lâchetés, et elle ne tenait pas les Francs en grande estime. Au milieu de cette débâcle, seuls les Rouennais firent montre de courage et refusèrent les offres de Sigebert ; ils n’avaient pas oublié ses menaces du printemps et qu’il avait manifesté l’intention de livrer leur ville à une exécution militaire. Quelle confiance lui accorder après cela ?

Mais Rouen paraissait si loin de Tournai en ce mois de septembre, les espoirs de solution négociée si menus. Quant à un revirement de la fortune des armes, nul ne pouvait plus y croire.

Même l’évêque Germain de Paris, qui conjura encore une fois le roi et la reine d’Austrasie de renoncer à leurs projets, ne pas poursuivre plus avant une vengeance impie, n’arriva pas à se faire entendre. Il avait converti Childebert, tenu tête à Clotaire, fulminé contre Caribert l’excommunication encourue par ses péchés, et tous ces mauvais chrétiens avaient fini par courber leur front orgueilleux devant lui ; paradoxalement, il fallait que ce fût Sigebert, tant attaché à son image de fils dévoué de l’Église, qui se montrât sourd aux objurgations du vieux prélat. Germain haussa le ton, rappela qu’à la génération précédente, le roi Clodomir avait méprisé les avertissements salutaires de l’évêque d’Orléans et ce qu’il lui en avait coûté. Sigebert secoua la tête en ricanant. Germain le quitta en lançant ces mots bientôt jugés prophétiques :

— Prends garde, ô roi ! Si tu renonces à tuer ton frère, pars sans crainte : tu reviendras vivant et victorieux. Mais si tu t’en vas animé d’un autre dessein, tu mourras, car ainsi parle le Seigneur par les lèvres de Salomon : « Celui qui creuse une fosse pour y précipiter son frère, celui-là y tombera lui-même43… »

Sigebert n’y vit que divagations de vieillard ; il n’ignorait pas la réputation de sainteté de l’évêque parisien mais s’était persuadé de son bon droit, donc de l’appui céleste. On ne le ferait pas changer d’avis. Il voulait annexer la Neustrie, en attendant de récupérer la Burgondie, projet envisageable en l’absence de postérité de Gontran ; ce n’étaient pas les vaticinations d’un prélat égrotant qui l’arrêteraient. Il serait roi de tout le royaume franc, à l’instar de Clovis et Clotaire, devrait-il, avant d’y parvenir, égorger de sa propre main son demi-frère et sa progéniture.

L’annonce que l’armée austrasienne, toujours composée de ses effroyables supplétifs germaniques, avait quitté Paris et marchait vers le nord atteignit rapidement Tournai. Sans provoquer aucune réaction salutaire chez le roi de Neustrie. Chilpéric avait cédé à un abattement découragé, incapable de réfléchir, de prendre une décision, d’agir. La mort de Théodebert, son aîné, l’avait plus affecté qu’il ne voulait l’avouer. Lui qui avait toujours misé sur la chance se découvrait sans appuis, sans soutiens, trahi, abandonné. Il n’avait plus d’armée, plus d’entregent diplomatique, aucun endroit où se réfugier. Il s’abandonnait au vertige de la défaite, du trépas, avec un fatalisme qui ne tarda pas à exaspérer Frédégonde.

À la différence de son mari, que l’imprévu décontenançait, elle donnait le meilleur d’elle-même dans les situations de crise. Chilpéric faisait bon marché de sa peau, et des leurs ; elle n’entendait pas l’imiter.

En ce dernier acte du conflit à mort entre l’Austrasien et le Neustrien, elle cessa de se cacher derrière un homme que les événements dépassaient ; les décisions qui s’imposaient, elle les prit. Seule. Il n’est même pas assuré qu’elle consulta son mari avant de mettre en œuvre le plan qu’elle avait conçu. Sans se poser de questions, sans considération morale autre que celle, prégnante, urgente, de survivre et protéger ses petits. La peur et l’amour maternel la rendirent redoutable et jamais elle ne s’avisa d’en éprouver le moindre remords. Elle était femme, femelle même, prête à tout pour protéger les siens. Malheur à celui qui ne le comprendrait pas à temps !