V

Le jeu des trois reines

Indifférent aux supplications et aux avertissements de l’évêque Germain, écho des reproches et des conseils que la reine Radegonde, dont le prélat était l’ami, n’eût pas manqué d’adresser à son fils d’élection, se fût-elle trouvée là, Sigebert quitta Paris vers la mi-septembre 575.

L’orgueil d’un triomphe qu’il sentait proche l’habitait, et l’aveuglait. Il n’avait pas cru aux dons de voyant de l’évêque ; il ne pensait pas davantage aux leçons de l’histoire familiale que celui-ci avait jugé utile de lui rappeler. Confrontés à un système de partage dynastique inepte et dangereux dont ils percevaient l’absurde malignité, les Mérovingiens – mais tous les princes germaniques, par nécessité, en faisaient autant – vivaient dans l’ambition de réunifier le royaume. Cruelle obligation politique, malédiction liée à leur naissance, à l’exercice du pouvoir : il fallait que les faibles disparaissent, que le plus fort s’impose. La vie d’un frère, d’un neveu, ou de tout autre proche, ne pesait pas lourd comparée aux enjeux. La saga familiale était écrite avec le sang des innocents, des malchanceux, des hésitants, des tendres qui n’avaient pas eu l’audace ou la détermination pour frapper les premiers. Il en allait ainsi depuis le début, et il en irait ainsi tant que les descendants de Mérovée domineraient les Gaules.

En ce début d’automne, la vieille et solide détestation que se portaient Sigebert et Chilpéric facilitait grandement les visées fratricides : moins de scrupules et de regrets en perspective… Le vainqueur ne pleurerait pas sur la tombe de l’autre, à la différence de l’oncle Gondebaud de Burgondie, qui avait tant gémi aux obsèques des frères qu’il venait d’assassiner et qui n’avait pas trouvé le cœur d’aller au bout de l’entreprise en supprimant aussi ses nièces tout enfants. Faiblesse dont il avait eu loisir de se repentir1.

Sigebert n’éprouverait ni honte ni tristesse en plongeant son arme dans le cœur de Chilpéric.

La pensée que Chilpéric n’en éprouverait pas davantage en le tuant ne l’effleura pas. Pour lui, l’affaire était entendue, la guerre déjà gagnée et le roi de Neustrie un condamné en sursis dans l’attente du bourreau. Cette présomption allait le perdre mais aucun signe supplémentaire ne fut accordé au roi d’Austrasie qui l’eût amené à opérer un retour sur lui-même, à rebrousser chemin ou à négocier. Germain de Paris avait parlé au nom de Dieu ; il fallait lui prêter l’oreille quand il en était temps.

L’armée austrasienne chemina jusqu’à Vitry-en-Artois sans rencontrer d’obstacle ni de résistance. Au contraire, toutes les localités, toutes les régions traversées se rallièrent à Sigebert et manifestèrent sur son passage une joie exagérée. Les autorités le saluaient comme l’héritier du roi Childebert à qui ces terres appartenaient autrefois. Ces acclamations légitimaient son coup de force, lui conféraient un caractère irrévocable ; il jubilait.

À Vitry, vaste villa du domaine royal proche d’Arras où Clotaire autrefois aimait à séjourner, des délégations accourues des quatre coins du pays s’étaient rassemblées pour ovationner son fils et criaient d’autant plus fort qu’il fallait effacer l’écho d’acclamations semblables adressées, voilà peu encore, à Chilpéric. Une foule dense, compacte, mélangée, déambulait dans les cours et jusque dans les appartements privés. Sigebert, trop confiant, ne jugea pas nécessaire d’établir la moindre surveillance ni de renforcer sa sécurité. Que risquait-il ? Ce qui restait des forces neustriennes, – pas grand-chose selon ses renseignements… – se trouvait claquemuré dans Tournai auprès de Chilpéric qui endurait déjà, dans son angoisse, toutes les affres de l’agonie. De qui, de quoi Sigebert, empli de contentement, se fût-il gardé ?

Restait quand même à s’emparer de Tournai, bien remparée, opération qui risquait d’être longue et même d’occuper l’automne et l’hiver, mais Sigebert, trop sûr de lui, ne s’en préoccupait pas. Anticipant sur une victoire qu’il pensait tenir, il décida de se faire proclamer roi de Neustrie ; la présence de tant de leudes et d’antrustions, d’ordinaire difficiles à rassembler, à Vitry, représentait une aubaine à ne pas laisser passer. Sigebert annonça qu’il serait hissé sur le pavois conformément aux vieux usages, quand le roi n’était qu’un chef de guerre. Il s’agissait de resserrer les liens de l’armée avec le nouveau souverain, d’obtenir des serments et des engagements de loyauté avant d’attaquer Tournai, de séparer sans retour Chilpéric de ses hommes. D’autres, avertis, accourraient dans les prochains jours, et il fut décidé de les attendre

L’Austrasien commit là une seconde erreur. Il perdit du temps, celui qui permit à Frédégonde de peaufiner les derniers détails de son plan et de l’exécuter.

Animée d’une farouche volonté de survivre et de sauver les siens, la reine de Neustrie avait admis que leur unique chance était de supprimer Sigebert. Encore fallait-il en trouver l’occasion. Elle envisageait d’attendre l’arrivée de l’armée austrasienne devant Tournai, attente qui usait les nerfs des futurs assiégés et privait Chilpéric de tout bon sens, mais ne s’illusionnait pas sur les failles du projet. Un général en campagne se gardait ; il avait des sentinelles placées devant sa tente chargées de le protéger ; personne ne pénétrait en sa présence sans avoir été fouillé et, quand même un assassin parviendrait auprès de lui, encore fallait-il souhaiter qu’il réussît son coup avant d’être maîtrisé par des gardes du corps. Beaucoup d’aléas et de risques d’échec dans une situation qui n’en tolérait pas.

Alors qu’en frappant à Vitry, loin de la zone des combats, au milieu de la liesse d’un avènement, d’une affluence telle qu’elle n’autorisait guère de contrôles, les Neustriens mettaient toutes les chances de leur côté.

Trouver des hommes prêts à frapper, et probablement voués d’avance à une mort qui risquait d’être atroce2, n’était pas le plus compliqué. Outre le loyalisme, intact, d’un certain nombre de fidèles de Chilpéric, car il en comptait encore quelques-uns prêts à mourir pour lui, ainsi que l’exigeaient les meilleures traditions franques, Frédégonde disposait de bonnes volontés à peu près inépuisables. Cette fascination qu’elle exerçait sur les hommes les poussait, pour lui complaire, à toutes les folies, lors même qu’ils savaient n’avoir rien à espérer d’elle, sauf un regard, un sourire, un geste bienveillant. Beaucoup tueraient et mourraient pour elle, parce qu’ils l’aimaient d’un amour impossible, dément, et qu’ils se sacrifieraient à elle comme à une idole adorée. Elle n’avait jamais eu besoin de s’en servir. Le moment était venu.

Le plan de la reine prévoyait le recours à deux assassins, qui frapperaient simultanément, afin de laisser un minimum de chances à leur victime. Frédégonde recourut-elle, ainsi que l’affirmerait Grégoire de Tours3, à deux esclaves ? Ceux-là n’avaient rien à perdre et tout à gagner, à commencer, s’ils survivaient, par leur liberté. Souvent prisonniers de guerre, ils connaissaient le maniement des armes. Mais comment se fier à des hommes capables, aussi, de profiter de l’opportunité pour fuir, ou pour aller dénoncer ses menées à Sigebert, qui saurait les en récompenser ? Elle ne pouvait se permettre aucune erreur.

La facilité avec laquelle les tueurs, parvenus à Vitry, se faufilèrent parmi l’entourage du roi d’Austrasie laisse supposer qu’ils étaient des Francs, et de bonne naissance, capables de se confondre avec les leudes venus pour la cérémonie sans attirer l’attention4. Avant leur départ de Tournai, Frédégonde en personne leur avait remis des scramasaxes, poignards typiquement francs qui réclamaient une certaine habitude dans leur maniement. Avait-elle eu la précaution d’empoisonner les lames, de sorte que même une blessure superficielle suffirait à tuer5 ? On l’en accusa. Ce n’eût été, d’ailleurs, que prudence et la reine était, sans conteste, prête à tout. Inutile, par contre, d’« ensorceler » les armes, comme le prétendirent les Austrasiens, acharnés à lui tisser une réputation de magicienne, de païenne, d’hérétique bonne pour le bûcher des sorcières6. Pragmatique, Frédégonde croyait aux pouvoirs d’une solide lame de fer plantée entre deux côtes, aux poisons, cette hantise des Grands ; beaucoup moins aux incantations cabalistiques, consciente que de telles pratiques épouvanteraient Chilpéric, piètre chrétien mais superstitieux en proportion. Elle ne prendrait pas plus ce risque-là que celui de tromper son mari.

Elle regarda partir les deux hommes, prise entre espoir et panique. Elle ne leur avait rien promis ; ils lui avaient obéi sans questions, sans discussion, aveuglément dévoués. Par loyalisme envers Chilpéric, toujours prostré, incapable d’initiative, ou pour lui plaire, à elle ? Au vrai, elle s’en moquait. L’essentiel était qu’ils réussissent.

Les événements allèrent très vite.

À Vitry, la fête battait son plein. Sigebert avait fait mettre à rôtir bœufs, veaux, cochons, volailles ; la bière, le vin, l’hydromel trouvés dans les caves de la villa coulaient à flots. Tout cela appartenait à Chilpéric, qui régalait ; il était entendu qu’il ne viendrait pas se plaindre du tort causé. Cette certitude rendait le festin plus délectable. Dans cette ambiance de foire et de liesse, l’esprit militaire s’était relâché. On ne contrôlait rien ni personne.

Les tueurs se glissèrent dans la foule et nul ne leur prêta attention. Le roi d’Austrasie allait être, d’un instant à l’autre, hissé sur le pavois, promené sur les épaules de ses guerriers, acclamé, félicité. Reconnu souverain des territoires qu’il enlevait à son frère.

Les hommes de Frédégonde regardaient. Ils virent Sigebert monter sur le gigantesque bouclier, tête nue, cheveux au vent, hilare, content de lui, sûr de la victoire et du succès. Ils le virent faire le tour de la cour d’honneur sous les vivats.

Ils virent surtout que le roi d’Austrasie ne portait pas de cuirasse ; pas même une cotte de mailles ou une broigne de cuir susceptible d’atténuer ou détourner un coup. Oubli, volontaire ou pas, preuve de confiance exagérée qui allait leur faciliter considérablement la tâche.

Sigebert savourait l’instant, triomphant, insolent. Inconscient de vivre ses dernières minutes.

Ses leudes le reposèrent au sol. On se pressait autour de lui, en groupes trop serrés, trop denses. Il était si simple de l’approcher…

Les deux hommes s’avancèrent, tout près du roi, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche. La cohue était telle qu’on ne les remarqua pas. Quand ils furent à sa hauteur, ils frappèrent, en même temps, du même geste prompt, décidé7. Sigebert hurla, et tomba ; le sang jaillissait déjà de ses lèvres. Il émit encore quelques plaintes inarticulées, et mourut.

Personne n’avait remarqué les assassins, qui, lâchant leurs armes plantées dans la poitrine de leur victime, s’écartèrent d’un air naturel, innocent, et se perdirent dans la foule. On ne les identifia jamais.

Avaient-ils fui Vitry leur forfait accompli, pressés de se mettre à l’abri ou d’aller rendre compte ? Peut-être pas. Ce qui advint ensuite ressemblait assez, nonobstant la faculté ordinaire des gens à changer d’opinions et de fidélités au gré des circonstances, à un plan concerté pour qu’il fût permis d’y voir encore, aussi sûrement que dans le meurtre, la signature de Frédégonde.

La reine connaissait bien les hommes, savait qu’il s’en fallait parfois d’un imprévu misérable pour les faire basculer d’un côté plutôt que d’un autre. L’assassinat de son beau-frère créerait la surprise, la panique, désorienterait les Austrasiens ; mais il suffisait d’un leude qui garderait la tête froide et reprendrait le contrôle de la situation, prétendant agir au nom du jeune roi Childebert, pour que ce crime ne serve à rien. Le but, par-delà le meurtre de Sigebert, était d’annihiler la machine de guerre austrasienne, de la détourner de Tournai, d’empêcher qu’elle s’y précipite en criant vengeance. Les troupes démoralisées, dispersées, ne reviendraient pas à l’attaque. Ni cette année ni la suivante, ni celles d’après. Combien de temps faudrait-il au petit Childebert, âgé de cinq ans, s’il parvenait à survivre à son père, pour s’imposer ? Longtemps… La Neustrie serait sauvée, et ses souverains.

Encore fallait-il aider à créer cette panique, semer la démoralisation dans les rangs, et interdire aux officiers austrasiens de les endiguer. Frédégonde était trop prévoyante pour n’avoir pas donné aussi ses consignes à ses hommes pour ce qui suivrait l’assassinat de Sigebert. Ils les mirent en œuvre.

Il y avait à Vitry beaucoup de nobles neustriens tout récemment ralliés à Sigebert et que sa mort brutale plongea dans une stupeur consternée. Eux aussi en devinaient les conséquences et que Chilpéric, donné perdant un quart d’heure plus tôt, reprenait l’avantage. Combien leur coûterait d’avoir rejoint le camp austrasien ? De quels châtiments paieraient-ils leur félonie ?

Les hommes de Frédégonde jouèrent en maîtres de cet affolement qui préparait à tous les revirements ; la suggestion vint d’eux, de se réconcilier avec le roi de Neustrie en lui apportant les têtes de ses adversaires. Quelques grands dignitaires d’Austrasie étaient présents, sidérés et accablés de ce qui venait d’arriver ; les Neustriens se jetèrent sur eux, les désarmèrent, et les tuèrent sans autre forme de procès8. Manquaient les deux ducs Gontran Boson et Gondovald, restés avec le gros de l’armée qui se dirigeait vers Tournai ; mais cela ne prêtait pas à conséquence car ces hommes disciplinés n’attaqueraient pas sans ordre et le siège de la cité ne les préoccuperait plus dès qu’ils seraient informés de l’assassinat de leur roi. Chilpéric, qu’un messager était parti prévenir de ce revirement providentiel, ne tarderait pas à accourir.

Frédégonde, unique responsable de ce coup de théâtre qui les sauvait tous, en céda les bénéfices politiques à son mari. La fourberie, la cruauté, l’audace, le meurtre et même le fratricide, s’agissant d’un souverain, sans être approuvés ni louangés, n’entraînaient ni jugement moral ni condamnation, étant corollaires inévitables de la fonction régalienne. Sigebert, en n’écoutant pas l’évêque Germain, s’était exposé au jugement de Dieu dont son frère, – en l’occurrence sa belle-sœur, mais les chroniqueurs méprisaient trop Frédégonde pour la créditer de ce geste viril et décisif… – n’avait été que le bras armé. Justice immanente contre laquelle il n’y avait pas à s’élever9.

Chilpéric, au demeurant, sut se conduire avec une certaine élégance et beaucoup de modération.

La mort de Sigebert le sauvait et préservait son royaume : coup de chance dont il était coutumier mais, cette fois, il savait en être redevable à sa femme. Celle-ci, déjà, s’était effacée dans la coulisse, ainsi qu’il convient à une bonne épouse, lui cédant les lauriers de cette victoire inattendue. Il lui en sut gré. La reine, par son esprit de décision, sa froide détermination, sa promptitude, sa capacité à se faire obéir, avait pourtant acquis son estime, et gagné une influence qu’il lui avait déniée. Il s’en souviendrait à l’avenir, prenant conseil auprès d’elle, s’en remettant à son jugement, lui laissant le soin de trancher en des cas compliqués. Frédégonde auparavant partageait son lit ; désormais, elle partagerait son pouvoir. La politique et la diplomatie neustrienne y gagnèrent incontestablement.

Pour l’heure, il convenait d’aviser sans tarder à la suite des événements, avant que les Austrasiens se ressaisissent.

Chilpéric se porta en hâte à Vitry, y recueillit les suffrages et le ralliement unanime des leudes qui se trouvaient encore là ; ils l’acclamèrent comme s’ils n’avaient pas, le matin même, hissé sur le pavois et reconnu pour leur unique souverain l’homme dont la dépouille gisait dans un coin de la cour d’honneur, personne ne sachant quoi faire du cadavre.

Dix-huit jours plus tôt, les Austrasiens avaient tué le prince Théodebert dans un combat inégal et lui avaient refusé des obsèques décentes. Pour cela, on eût admis, presque excusé, que son père se vengeât en privant le roi d’Austrasie de sépulture. Chilpéric ne s’abaissa point à cette revanche misérable. Au contraire, et comme s’il n’avait rien de plus urgent à faire, il fit relever et laver le corps de Sigebert, veilla à ce qu’il fût revêtu d’habits dignes de son rang, et le fit enterrer dignement.

Ces pieuses dispositions prises, le roi de Neustrie avisa de la conduite à tenir. Selon les éclaireurs envoyés espionner l’armée austrasienne, le duc Gondovald, sitôt prévenu de l’assassinat de Sigebert, abandonnant l’attaque prévue contre Tournai, avait donné l’ordre de faire demi-tour et il retournait à marche forcée vers Paris, où étaient demeurés la reine Brunehilde, ses deux filles, et surtout le petit Childebert, de fait roi d’Austrasie, s’il parvenait à échapper aux appétits de ses oncles.

Gondovald n’accordait probablement pas grandes chances de survie au bambin ; mais il avait besoin de lui pour maintenir la fiction juridique d’une Austrasie indépendante qu’il espérait gouverner durant la minorité royale et pour se garder de l’ire de Chilpéric, dont, trois semaines avant, il avait tué le fils aîné, acte impardonnable qu’il risquait de payer de sa tête.

La menace de l’invasion et du pillage de la Neustrie écartée, Chilpéric s’accorda le temps de la réflexion. Peut-être en éprouva-t-il quelques regrets mais, pour une fois lucide, il comprit l’impossibilité de poursuivre les Austrasiens. Inutile de songer à leur couper la route ou à livrer bataille : il n’avait plus d’armée et les autres, même aux abois, demeuraient redoutables. Mieux valait les laisser filer, quitte à laisser disparaître le petit Childebert avec eux. D’ailleurs, Chilpéric, moins sanguinaire que son défunt père, lequel n’avait éprouvé aucun scrupule à trancher la gorge de ses neveux, reculait devant l’assassinat d’un enfant de cinq ans. À quoi bon se charger l’âme d’un pareil crime alors qu’une épidémie, un accident, suffirait vraisemblablement à libérer le trône d’Austrasie de ce petit bonhomme incapable de soutenir le poids de la couronne ?

Chilpéric, prudent et réfléchi, attitude aux antipodes de son comportement habituel que lui dicta Frédégonde, se borna à regagner Soissons avec femme et enfants et il attendit.

Quoi ? L’annonce du retrait austrasien de Paris et de ses environs. Il voulait être sûr de n’avoir pas à livrer combat avant de faire mouvement vers la Seine. C’était accorder à Gondovald loisir d’évacuer la famille royale vers Metz. Or, le duc, calcul politique cynique destiné à écarter la reine Brunehilde ou véritable affolement, ne s’en soucia point.

Surgi en coup de vent à Paris, il se précipita au palais de Julien, s’y empara du petit roi, qu’il mit sur l’arçon de sa selle, et quitta aussitôt la ville, y abandonnant la veuve de Sigebert et leurs deux fillettes, Ingonde et Chlodoswinthe. Les princesses, trop jeunes, ne possédaient aucune valeur dynastique, et leur mère, en droit de prétendre à la régence de son fils, constituait une source de tracasseries que Gondovald préférait éviter. Ce que Chilpéric ferait d’elles ne le préoccupait pas10.

Lorsque le roi d’Austrasie, plusieurs semaines après, se présenta à son tour devant Paris, où il semble s’être intelligemment gardé d’entrer pour n’être pas accusé d’avoir enfreint, lui aussi, les clauses du partage de 568, il eut la surprise, saumâtre, d’y découvrir sa belle-sœur et ses nièces. Il ne sut quoi en faire. La réaction de Gondovald, qui n’avait pas souhaité s’en encombrer, prouvait le peu de cas que l’on faisait d’elles en Austrasie ; de telles otages n’avaient aucune valeur. Personne n’ouvrirait de négociations pour les reprendre, sauf à attendre que Childebert fût d’âge à se soucier de sa mère et ses sœurs…

Le plus simple, et le plus sûr, eût été de les renvoyer à Metz, geste magnanime qui eût grandi Chilpéric ; il n’en fut pas capable ou n’y pensa pas, espérant malgré tout tirer un profit quelconque de sa prise.

Brunehilde, sous le choc de la mort de son mari, de l’enlèvement de son fils, de l’abandon de Gondovald, resta sans réaction tandis que son beau-frère disposait de son sort et de celui de ses filles. Précaution voulue pour compliquer un hypothétique coup de main destiné à libérer la reine et les princesses, constat de l’indifférence maternelle de Brunehilde plutôt que cruauté perverse, Chilpéric confia Ingonde et Chlodoswinthe au comte de Meaux, l’un de ses antrustions les plus sûrs ; sa femme se chargerait des deux enfants. Puis il emmena leur mère et les quelques chariots de bagages, des effets personnels, avait-elle dit, qui lui restaient. Gondovald avait aussi réussi à s’emparer du trésor de guerre de Chilpéric et la reine d’Austrasie se retrouvait relativement privée de ressources.

La hautaine Wisigothe ne protesta pas et le roi eût dû en éprouver une certaine méfiance. Ce ne fut pas le cas. Il l’avait jugée abattue, vieillie, enlaidie, brisée ; Brunehilde s’enferma dans ce personnage de veuve désespérée qui désarma son geôlier. En réalité, à vingt-sept ans, ses forces, sa jeunesse, sa beauté demeuraient intactes et elle ne tarderait pas à le prouver.

Par commodité, Chilpéric ramena sa captive à Rouen, sa capitale recouvrée, où il la confia à l’évêque Prétextat, ce qui revenait à la placer sous la protection directe de l’Église. Choix moralement irréprochable mais dont les conséquences seraient catastrophiques.

Quoiqu’il affectât un absolu dévouement envers son roi, dont il venait de donner une preuve éclatante en empêchant le ralliement des Rouennais à Sigebert, Prétextat le tenait en pauvre estime. Surtout, il détestait Frédégonde en proportion de l’amitié qui le liait à la reine Audowère et à ses fils.

Depuis la mort de Théodebert, Audowère reportait toute son affection sur Mérovée et Clovis. Malgré sa désastreuse campagne d’Aquitaine, le benjamin conservait sa morgue ordinaire et ne perdait aucune occasion de dire du mal de son père et de celle qu’il continuait à appeler « la sorcière ». La sottise qu’on avait pu d’abord attribuer à l’extrême jeunesse se révélait trait inhérent de son caractère : il était bien le fils de sa mère.

Mérovée, en revanche, était d’une autre espèce. À dix-sept ans, ce joli garçon, non moins conscient de sa race que ses frères, brave et bon cavalier, avait l’étoffe d’un roi ; mais il passait tant de temps dans ses livres que ses proches, un peu goguenards devant un intellectuel, ne s’en apercevaient pas. N’ayant pas eux-mêmes trouvé bon de pratiquer Plutarque, lecture favorite du prince Mérovée11, ils ne soupçonnaient pas quelle école de virilité et d’action politique dissimulaient les Vies parallèles, ni que cet adolescent méditatif et calme en tirait des exemples qu’il prétendait un jour pratiquer lui-même.

Prétextat, son parrain, prit, au cours de l’hiver 575-576, l’habitude de convier la reine Brunehilde à l’accompagner chez celle qu’il qualifiait toujours ostensiblement de « reine » Audowère, bien qu’il eût accordé, et par deux fois, sa bénédiction au remariage de Chilpéric. Comme la reine d’Austrasie ne tenait pas à fréquenter Frédégonde, et que Frédégonde, de son côté, se gardait de l’approcher12, les visites fréquentes de Brunehilde à l’épouse répudiée lui rendirent un peu de son statut royal.

Mérovée, qui passait l’essentiel de son temps près de sa mère, le nez dans ses volumes, assistait à ces rencontres. Très vite, délaissant Plutarque, il se prit à regarder la reine d’Austrasie, la trouva belle, en tomba amoureux, d’un amour fou que l’on n’éprouve qu’à cet âge. Elle avait dix ans de plus que lui, trois enfants, elle était la veuve de son oncle, ce qui, en droit canonique, constituait un intangible interdit, mais rien de tout cela ne calma les ardeurs du jeune homme.

Cette passion que le garçon devenait incapable de dissimuler n’échappa point à Brunehilde, pas davantage à Audowère ; chacune, pour des raisons différentes, décida de la favoriser.

Audowère, rusée et matoise à défaut d’être intelligente, imagina son fils sur le trône d’Austrasie, ce qui était oublier un peu vite l’existence du petit Childebert. Quand il régnerait à Metz, Mérovée saurait, elle n’en doutait pas, venger sa mère des avanies qu’elle avait subies par la faute de Chilpéric et de Frédégonde.

Brunehilde, quant à elle, vit dans l’amour romanesque de cet adolescent naïf la clef qui la délivrerait de sa prison rouennaise et lui permettrait de regagner l’Austrasie avant que Gondovald s’y fût emparé des leviers du pouvoir. Dans son esprit, il n’était évidemment pas question de faire de Mérovée un roi. Elle avait un fils, et elle s’en souvenait.

Aucune des deux femmes n’eut une pensée pour le jeune homme qu’elles utilisaient à des fins personnelles, indifférentes aux risques qu’elles lui feraient courir. Car, dans tous les cas, Mérovée se dresserait contre son père, acte de rébellion passible de mort. Il en était conscient mais, dans sa folle passion pour Brunehilde, il se sentait prêt à défier les pires supplices et la fin la plus atroce.

Prétextat, mis dans la confidence, y trouva, lui aussi, son avantage puisque, malgré l’interdit canonique, et l’effroyable colère qui s’emparerait du roi de Neustrie s’il venait à être averti, il passa outre aux lois catholiques, comme il l’avait jadis fait lors des remariages de Chilpéric, et en janvier ou février 576, il bénit l’union clandestine du prince Mérovée et de la reine Brunehilde. L’absence du couple royal, qui avait regagné Soissons13, facilita la réussite du projet.

Jusque-là, toute l’histoire se bornait au coup de folie passionnelle d’un trop jeune homme tombé sous la coupe d’une séductrice plus âgée et expérimentée. Stupidité pardonnable, et réparable : aux yeux de l’Église, cette union interdite, contractée dans la clandestinité et sans dispenses, n’avait aucune valeur ; Mérovée et Brunehilde n’étaient pas mariés. La rouée le savait qui, par la suite, n’attacha aucune importance, aucune valeur légale à cet engagement. Il suffirait à Chilpéric de le faire casser et il n’en serait plus question.

L’affaire prit une autre tournure, infiniment plus grave, quand, usant de tous les arguments, fort convaincants, dont elle disposait pour amener son jeune « époux » à ses fins, Brunehilde l’entraîna dans un véritable complot contre son père et la Neustrie.

La reine d’Austrasie avait eu loisir, tout l’hiver, d’estimer la faible valeur que lui attribuaient ses sujets, aucun n’ayant esquissé le moindre geste ou tenté la moindre démarche pour obtenir sa libération et celle de ses filles. Elle s’en souviendrait. Mais, en attendant, puisque les Grands, à Metz, avaient besoin d’être motivés, elle allait leur offrir une raison de l’aider : elle leur livrerait Soissons.

Cette ville frontière entre Neustrie et Austrasie, première conquête du jeune Clovis, nécropole royale, restait, à chaque partage, un enjeu de pouvoir et de prestige entre princes mérovingiens. Brunehilde savait que Sigebert avait réussi à la prendre et à la tenir plus d’une année, avant leur mariage, et qu’il avait manifesté des regrets de l’avoir restituée à Chilpéric. Cela en faisait un appât tentant pour les ducs austrasiens. Elle élabora, semble-t-il14, un plan complexe dans lequel le pauvre Mérovée, dépassé et follement amoureux, fut entraîné sans en prendre la mesure. Profitant du prochain séjour de Chilpéric à Rouen, le prince assassinerait son père15 ; au même moment, les Austrasiens attaqueraient Soissons, diversion qui assurerait la réussite de ce coup d’État. Y croyait-elle ? Impossible de le savoir. Au demeurant, le coup, si coup il y avait, rata.

L’attaque sur Soissons, programmée depuis Rouen16 avec la complicité active de Prétextat17, eut bien lieu, menace assez directe, assez réelle, pour forcer Frédégonde, qui y séjournait avec ses enfants, à fuir précipitamment la ville, accident souvent renouvelé mais auquel elle ne s’habituait pas. Le prince Clovis, en charge de la défense, avait montré une seconde fois ses limites : il n’avait pensé qu’à mettre sa précieuse personne à l’abri et ne s’était pas préoccupé de repousser les attaquants18.

Chilpéric, prévenu à temps, revint en force, bouscula les Austrasiens, et reprit Soissons. La diversion avait échoué, mais elle mit la puce à l’oreille du roi. À moins que Frédégonde se fût chargée de démêler pour lui les fils d’un écheveau passablement embrouillé.

Ses soupçons contre Audowère et ses fils, contre Prétextat, qu’elle ne respectait point, n’arrivant pas à le trouver respectable, n’avaient jamais désarmé. Elle les connaissait pour ses ennemis acharnés, avait intérêt à les perdre mais était bien trop prudente pour les accuser sans de solides motifs, et des indices matériels suffisants.

Elle fit part de ses soupçons à Chilpéric, parla d’accointances entre ses beaux-fils et les Austrasiens. Se garda d’insister…

Le roi ne prêta pas grand crédit à ses paroles19 mais le doute était semé, qui ne fit que croître quand il s’aperçut de la véracité de certaines accusations.

Chilpéric voulait faire payer aux Austrasiens, qu’il avait prématurément jugés hors d’état de nuire, la surprise de Soissons. Il répliqua en reprenant l’offensive outre-Loire pour récupérer les villes du Sud-Ouest, y compris le Morgengabe de Galswinthe rétrocédé à sa sœur. Puisqu’il tenait Brunehilde en son pouvoir, il espérait négocier avec elle sa liberté en échange de l’abandon de Bordeaux, de Cahors et du reste. Mais, avant de voir si loin, il convenait de reprendre Tours et Poitiers.

Théodebert n’était plus là. Clovis, égal à lui-même, se révélait désespérément incompétent, sinon pire ; le roi de Neustrie n’avait plus que Mérovée à sa disposition pour lui confier le commandement de l’expédition. Cela ne le réjouissait pas, mais il tenait à la présence d’un de ses fils à la tête de l’armée. Il donna ordre au jeune homme de marcher sur Tours et de s’y saisir du commandant de la place, le duc austrasien Gontran Boson, responsable, avec le duc Gondovald, de l’assassinat de Théodebert l’été précédent.

Mérovée, jeune marié, quitta Rouen à regret, mais n’osa pas contrarier son père, dans l’ignorance de cette union impossible. La situation du prince se révélait scabreuse : ces cités appartenaient à l’Austrasie, donc à Brunehilde, qui se considérait, quoique prisonnière, comme la régente légitime du pays. Le temps d’atteindre la Loire, le jeune homme crut trouver une solution de compromis qui ménagerait l’honneur et les intérêts de chacun. Tours, lasse d’être au cœur des affrontements familiaux répétés et d’en faire systématiquement les frais, était déjà sous contrôle neustrien, n’ayant pas opposé de résistance au duc Roccolène ; l’évêque Grégoire, même partisan de l’Austrasie, savait éviter les risques inconsidérés. Cette prudence ne le rendait pas plus fiable aux yeux de Chilpéric, qui nomma administrateur de la ville le comte Leudaste chargé de tenir l’évêque à l’œil.

Mérovée pensait donner satisfaction à son père en tenant la ville, mais, pour ménager les intérêts de son épouse, il ne mit aucun zèle à s’emparer du duc Boson. Celui-ci avait eu le temps de se réfugier dans la basilique Saint-Martin20, lieu le plus inviolable des Gaules et Roccolène n’était point parvenu à l’en déloger, en dépit d’épouvantables menaces proférées à l’encontre du sanctuaire, de la ville et de l’évêque.

Quelques princes n’avaient pas hésité, dans le passé, à aller débusquer jusque sur la tombe du prélat thaumaturge des fugitifs venus chercher refuge près de lui. Il était même arrivé que, dans l’action, on mît « accidentellement » le feu à la basilique. Ces incidents coûtaient très cher, car il fallait après réparer les dégâts. Et puis, Martin passait pour avoir la rancune tenace et les profanateurs avaient, en général, mal fini.

Mérovée préféra s’abstenir. On entrait dans la Semaine sainte 576 et le garçon possédait assez de principes religieux pour respecter les jours les plus sacrés du calendrier catholique. Il décida de passer Pâques, qui tombait cette année-là le 5 avril, à Tours, en dépit des consignes de son père ordonnant, si Tours était prise et tenue, de continuer aussitôt sur Poitiers et de s’en emparer.

D’un point de vue militaire, la faute était considérable, car ce délai accordé aux Austrasiens leur donnait le temps de se préparer à l’attaque neustrienne. Il y avait, cette fois, de la trahison dans l’air. Plus grave encore, au lendemain des fêtes pascales, Mérovée, qui s’ennuyait de sa femme, au lieu de poursuivre vers le Poitou, décida de rentrer à Rouen.

Incompréhensible inconséquence, ou stupidité insondable, à moins de supposer le prince prêt à l’affrontement direct avec son père ou décidé à le supprimer. Peut-être un attentat contre Chilpéric était-il prévu en l’absence de Mérovée21, ce qui l’eût innocenté, et son retour nécessaire à sa prise de pouvoir immédiat en tant que fils aîné22. Cela expliquait pourquoi le prince ne voulait pas s’éloigner de la frontière neustrienne, pour être à même de couper court aux revendications du fils de Frédégonde, d’avance promis à la mort, et à celles de Clovis, son jeune frère. Jeu dangereux.

Très dangereux puisque, à peine à Rouen et dans les bras de l’enchanteresse Brunehilde, Mérovée apprit la prochaine arrivée de son père. Chilpéric était vivant, en excellente santé, et d’une humeur de dogue maintenant qu’il était informé des foucades de son fils. Nourrissait-il des soupçons plus graves ? Il y avait eu d’étranges défections ces derniers temps parmi son entourage austrasien et Frédégonde, vigilante, n’avait pas manqué de les lui faire remarquer. Depuis qu’elle avait fait assassiner Sigebert, juste retour des choses, elle se prenait à craindre, elle aussi, le couteau d’un tueur. La suspicion montait à la cour de Neustrie et la reine l’entretenait, y voyant une garantie de survie.

Pour rendre plus dramatique la position du prince, Chilpéric avait été finalement averti du mariage clandestin de Mérovée, ce qui corroborait les soupçons et les avertissements de Frédégonde. Il écumait. Mais, s’il avait la preuve du mariage, sans valeur et qui ne l’inquiétait pas vraiment, il n’en avait pas de la traîtrise présumée de son fils.

Frédégonde dictait la conduite de son époux, d’ordinaire plus précipité, plus maladroit ; la reine voulait que Chilpéric fût convaincu, évidences à l’appui, des mauvaises intentions de son fils. Alors seulement, l’élimination, physique, du jeune homme serait envisageable et justifiable. Chez les Mérovingiens, l’amour paternel cessait où commençait le souci de sa propre conservation et Frédégonde en joua savamment.

Mérovée n’avait pas la conscience tranquille puisque, sitôt averti de son arrivée à Rouen, il alla se cacher, avec Brunehilde, dans une petite chapelle provisoire bâtie en planches sur les remparts de la ville et placée sous la protection de saint Martin ; rien à voir avec la basilique tourangelle mais la puissance du prélat s’étendait jusque sur cet abri misérable. Cette attitude valait un aveu.

Il eût été de fâcheuse politique, alors que la Neustrie venait d’annexer Tours, de violer le droit d’asile du grand saint Martin et Chilpéric s’en garda ; il respecta le sanctuaire martinien, assura le couple de son pardon et de sa compréhension. Mérovée eut la faiblesse d’y croire et il se rendit.

Aucune autre échappatoire, il est vrai, ne s’offrait à lui car cette chapelle ne pouvait abriter longtemps ses hôtes. Chilpéric, montrant toujours un calme et une retenue inattendus, accueillit avec bienveillance son fils et sa belle-sœur, qu’il ne se voyait pas appeler sa bru, leur donna le baiser de paix, partagea un repas avec eux, signes d’affection et de réconciliation impossibles en principe à briser, affirma qu’il comprenait et respectait leur amour et ne chercherait pas à les désunir. Puis, à la fin du repas, il pria fermement Mérovée de revenir avec lui à Soissons. Brunehilde demeurerait pour l’instant à Rouen23.

Frédégonde lui avait soufflé le meilleur moyen de se débarrasser d’elle tout en nuisant aux intérêts austrasiens.

À Metz, les ducs qui, le matin de Noël 575, avaient fait acclamer roi, en dépit de son trop jeune âge, le petit Childebert II, redevenaient dangereux, comme l’avait démontré leur coup de main sur Soissons. Leur renvoyer la mère qui prétendrait, et c’était son droit, exercer la régence jusqu’à la majorité de son fils, ne manquerait pas de créer de sérieuses tensions au sein du pouvoir austrasien, des heurts, des querelles, des ruptures. La chance aidant, la crise irait jusqu’à la guerre civile… Pendant que la reine et les Grands se disputeraient la réalité du pouvoir, la Neustrie serait tranquille.

Quant aux réactions de Brunehilde, Frédégonde les imaginait sans peine. Elle ne croyait pas du tout que cette femme d’expérience se fût embéguinée d’un gamin comme Mérovée, ni qu’elle fût prête à lui sacrifier sa liberté, la régence d’Austrasie et le bonheur de retrouver son fils dont elle était séparée depuis sept ou huit mois et qui, sans mère pour veiller sur lui, était en danger. Frédégonde, qui, dans la même situation, eût fait n’importe quoi pour revenir auprès de ses enfants, misait sur l’amour maternel, en quoi elle ne se trompait pas. Entre son mari d’occasion et Childebert, la reine d’Austrasie n’hésita pas : elle abandonna Mérovée sans un regard ni une pensée.

Chilpéric lui proposait, sans contrepartie, générosité inouïe, de regagner Metz immédiatement avec Ingonde et Chlodoswinde que l’on était allé chercher à Meaux ; elle partit sur-le-champ, si pressée par la crainte d’un revirement des Neustriens qu’elle n’emporta pas ses bagages et ses biens personnels, confiés à la garde de Prétextat. Elle les ferait récupérer plus tard24.

Quant à Mérovée, Chilpéric attendit d’être à Soissons pour décider de son sort. Avait-il espéré des explications, des justifications, des excuses et des supplications ? Le prince ne les lui fournit pas. Fou de frustration et de chagrin d’être séparé de sa femme, il arborait un air buté et insolent qui acheva d’exaspérer son père et de détruire le peu de confiance qu’il gardait encore en ce fils décevant. Il fallait sévir mais Chilpéric n’était pas Clotaire, capable de vouer la chair de sa chair à la torture et à la mort par le feu, châtiment exorbitant dont le vieux roi avait emporté le tenaillant remords dans la tombe. Il voulut croire, ou feignit de croire, à de la bêtise et de l’incompétence, se borna, dans un premier temps, à priver le garçon de ce commandement militaire qu’il avait été incapable d’exercer et qu’il confia à Clovis, malgré sa couardise et son incapacité notoires. Attendit encore un revirement qui ne vint pas.

Frédégonde, que l’affection n’aveuglait pas, ne relâchait pas sa surveillance sur Mérovée. Le prince n’était point repentant, ni honteux. La nouvelle que Clovis, ce bon à rien, avait réussi à s’emparer de Poitiers, ne l’avait pas empli de confusion, réaction normale d’un homme d’honneur privé du succès qui lui appartenait. Il traînait dans Soissons avec une bande de jeunes nobles de son âge, ses amis d’enfance et ses commensaux, qui se prenaient pour les futurs dirigeants de la Neustrie, ne s’en cachaient pas, et disaient pis que pendre de « la sorcière » quand ce n’était pas du roi lui-même.

Cela renforça ses soupçons concernant une menace d’attentat dans lequel eût trempé Mérovée. Eût-elle tenu une preuve tangible, solide, Frédégonde se fût fait fort d’obtenir la tête du jeune imbécile et elle s’en fût félicitée comme d’une victoire supplémentaire qui rapprochait ses propres enfants du trône. N’en ayant pas, elle continua jour après jour à distiller ses doutes et ses craintes, fondés, dans l’oreille de Chilpéric. Elle n’aurait pas la tête de Mérovée mais, à défaut, elle se contenterait de sa chevelure.

N’était-ce pas à cette abondante crinière que l’on reconnaissait les princes de la dynastie ? La reine Clotilde, cette vieille folle dénaturée, n’avait-elle pas répondu à ses fils qui lui demandaient quel sort, du trépas ou du monastère, réserver à ses petits-enfants adorés, les princes d’Orléans : « Je les aime mieux morts que tondus ! »

Frédégonde se débarrasserait aussi sûrement de Mérovée en convaincant Chilpéric de le vouer à Dieu qu’en le faisant décapiter. Et, si jamais, puisque des cheveux coupés finissent par repousser, le prince revenait revendiquer ses droits, il serait temps d’aviser.

Elle se montra convaincante puisque, vers le mois de juillet 576, Chilpéric, excédé de la conduite de son fils, dont la rage s’était exacerbée en apprenant le retour de Brunehilde à Metz, le fit saisir, tondre et ordonner de force avant de le condamner à finir ses jours au monastère d’Aninsola25 près du Mans26. Le roi connaissait assez de théologie pour savoir que cette ordination n’avait guère plus de validité, en droit canon, que le prétendu mariage de Mérovée et de la reine d’Austrasie ; mais il comptait sur les hauts murs de l’abbaye mancelle, et sur la vigilance de l’abbé, son obligé, pour tenir le prince à l’ombre jusqu’à la fin de ses jours.

Gontran de Burgondie ne s’y était pas pris autrement en expédiant leur belle-sœur de la main gauche, la belle Theudogilde, « veuve » de Caribert, dans un couvent arlésien. Elle y languissait maintenant depuis huit ans.

Qu’on ne s’échappait pas facilement d’un monastère prison, Mérovée le savait, ses amis aussi. Ils avaient tiré ensemble trop de plans sur la comète, bâti trop de rêves d’avenir où, le prince devenu roi, ils se partageaient charges palatiales, commandements militaires et grasses prébendes, pour renoncer facilement à ces beaux mirages. L’un d’eux, Gaïlen, étroitement lié au jeune prince27, mû par l’affection, la loyauté et la fidélité plus que par la vénalité, décida de le faire évader avant que l’escorte qui l’emmenait atteignît Aninsola du Maine.

Le coup de main, audacieux et bien mené, délivra Mérovée que ses amis affublèrent d’un grand manteau gaulois à capuche, ample vêtement imperméabilisé qui avait l’avantage de dissimuler les traits. Par chance, l’été, horrible, froid, gris, pluvieux, le justifiait. Ainsi personne ne s’étonnerait de la présence, parmi des cavaliers en armes, d’un clerc à la tête rasée de frais.

Mérovée, libre, avait l’intention de gagner l’Austrasie et d’y retrouver celle qu’il s’obstinait à considérer comme sa légitime épouse ; pourtant, au lieu de piquer vers l’est, la petite troupe se dirigea droit au sud, vers Tours. Changement d’itinéraire inattendu, imprévu, décidé sur la survenue, trop opportune pour être honnête, d’un messager du duc d’Austrasie, Gontran Boson. Mérovée crut à une intervention de Brunehilde. Il se trompait.

Si une femme se trouvait derrière ce courrier, c’était plus sûrement Frédégonde que Brunehilde.

Il y avait maintenant six mois et quelques que Gontran Boson se cachait dans la basilique Saint-Martin de Tours, et cet homme d’action n’y tenait plus d’ennui et d’inquiétude. Comment supporter de rester enfermé là tandis qu’à Metz les autres aristocrates austrasiens se partageaient le pouvoir ? Il était prêt à tout pour se tirer de ce guêpier mais ne voyait pas de solution. Chilpéric, qui ne pardonnait pas le meurtre de Théodebert, cet aîné que, depuis sa mort tragique, il parait de toutes les vertus, ne négocierait pas avec son assassin.

Chilpéric ne négocierait pas, mais Frédégonde, en ce qui la concernait, n’y voyait pas d’obstacles. Au fond, en supprimant Théodebert, Gontran Boson lui avait rendu un estimable service et elle était disposée à l’en récompenser en lui apportant l’aide dont il avait besoin. Elle l’aiderait à quitter Tours à condition qu’il lui apporte son aide dans l’élimination de Mérovée28.

La petite bande des amis du prince n’avait pas montré grande discrétion dans ses préparatifs, ou un courrier adressé à Brunehilde29 avait été intercepté avant la frontière austrasienne, de sorte que Frédégonde s’attendait à une tentative d’évasion de son beau-fils ; et même elle la souhaitait, car cette sottise écarterait tout risque d’un retour d’affection paternelle et de clémence. Elle s’était donc bien gardée d’en avertir Chilpéric, préférant agir en parallèle de la politique de son époux, choix auquel elle recourait et recourrait à l’avenir de plus en plus souvent. Le roi avait ses hommes ; la reine, les siens, prêts à tout pour lui plaire : ils l’avaient déjà prouvé. Ces réseaux ne prenaient d’ordres que d’elle, agissaient dans son intérêt, et ne reculaient devant rien dès lors qu’elle le commandait. Elle s’était appuyée sur eux pour abattre Sigebert ; elle s’appuya encore sur eux afin d’en finir avec la progéniture d’Audowère30.

Par eux31, elle avait contacté Boson, l’avait fait entrer dans ses plans : si ses amis parvenaient à faire évader Mérovée, il fallait empêcher le jeune homme de gagner l’Austrasie, où il eût été en sécurité et hors de portée. C’est là que le duc intervenait, en suggérant au prince de le rejoindre à Tours, et de se mettre sous la protection du bon saint Martin. Il lui ferait miroiter une reprise de la ville par l’Austrasie, une délivrance assurée, une revanche garantie. Derrière ce miroir aux alouettes, se cachait un piège et Boson, en échange de son pardon et de sa liberté, livrerait son protégé à la Neustrie…

Frédégonde, qui connaissait un peu Mérovée, et beaucoup la psychologie masculine, pensait qu’il marcherait. Non pour quelque bonne raison stratégique qui lui montrerait l’Austrasie difficile à atteindre, les troupes de son père à sa poursuite, les routes rendues presque impraticables à cause des pluies diluviennes qui s’abattaient sur l’Europe en cette saison pourrie32, et grands les risques d’être repris, mais par pure vanité.

Mérovée venait d’être non pas tonsuré mais tondu. Privé de son abondante chevelure, marque de sa naissance et de ses origines royales, le garçon se sentait quasiment nu. Comment, déshonoré, ridiculisé, exclu de la dynastie, réduit au statut honteux de clerc, se montrer en public et se targuer de ses droits ? Comment, surtout, amoureux comme il l’était de Brunehilde, se montrer devant elle ou ses gens sous cet aspect dégradant, humiliant ? Mérovée avait besoin de six mois au moins avant que sa tignasse repousse et retrouve une longueur princière. Tant qu’il arborerait un crâne chauve ou le poil court du tout-venant, mieux valait se cacher. Vraisemblablement, le petit groupe ne saurait où aller ; l’asile tourangeau leur semblerait providentiel.

C’est ce qui arriva. Mérovée, qui, tout à la joie de sa libération, n’avait pas songé à la suite, sauta sur l’offre de Gontran Boson et se précipita à Tours, où son arrivée causa peu de satisfaction à l’évêque Grégoire.

Partisan de l’Austrasie, le prélat s’entendait fort mal avec le roi neustrien qu’il tenait pour bigame, assassin, fratricide et usurpateur, mais, très prudent de nature, voire parfois un peu couard, il préférait éviter l’affrontement. Il hébergeait Gontran Boson au nom du sacro-saint droit d’asile et par solidarité de dignitaires austrasiens mais recevoir le prince Mérovée relevait d’un autre cas de figure : celui d’un fils en rébellion ouverte contre son père, attitude que Grégoire n’appréciait pas33. Contraint de l’accueillir parce que le prince avait profité de la messe et de l’affluence de fidèles et de pèlerins pour s’introduire dans le sanctuaire, Grégoire lui fit grise mine, et lui refusa les sacrements, claire manière d’exprimer sa désapprobation34.

Brève velléité de révolte de la part de l’évêque ; Grégoire céda dès que le prince, aussi irascible que le reste de sa famille et qui estimait avoir droit en tout temps et toutes circonstances à la communion, menaça d’égorger sur-le-champ des malheureux choisis parmi l’assistance jusqu’à ce qu’on l’admît à la sainte table… L’évêque Ragnomod35 de Paris, élu depuis peu successeur de l’excellent Germain, mort l’hiver précédent36, présent lors de l’esclandre, conseilla à Grégoire d’y consentir et celui-ci obtempéra sans se faire prier37.

Néanmoins, précautionneux et lâche, il expédia aussitôt à Soissons l’un de ses neveux38, Nizier, flanqué de son diacre39, afin d’informer Chilpéric de l’évasion de Mérovée et de son installation dans la basilique, événements dont Grégoire tenait à ne point passer pour l’instigateur. Dans sa panique et son besoin de se justifier, il pressa les deux hommes puisqu’ils arrivèrent à la cour de Neustrie avant l’officier40 chargé d’escorter le prince et qui n’était pas encore revenu rendre compte ; Chilpéric ignorait l’évasion de son fils. La nouvelle le plongea dans la stupeur puis dans la fureur.

Elle n’étonna nullement, en revanche, Frédégonde qui assistait, satisfaite, à la réussite de ses calculs. Elle avait, contre ses habitudes, tenu à se trouver auprès de son mari lors de cette audience41 et, sans laisser aux envoyés tourangeaux la possibilité d’être trop loquaces, elle leur coupa rapidement la parole en s’écriant :

— Mon Seigneur, ces hommes sont des espions venus s’enquérir de vos faits et gestes avant de rapporter à Mérovée les projets de son roi !

Façon habile de jouer sur les angoisses de son mari et de noircir davantage le jeune homme qui incarnerait maintenant l’ennemi mortel d’un père trop enclin à la méfiance. Puisque espions il y avait, le plus simple était de les retenir ; on s’y employa42.

Mérovée, contraint d’attendre la repousse de sa crinière, entamait, de son côté, une rétention qui se prolongerait jusqu’au printemps suivant. Pour tromper l’ennui de cette captivité volontaire, il s’adonnait à la bibliomancie43, trouvant tour à tour dans les livres saints l’annonce d’un avenir royal et triomphant ou celle de la mort ignominieuse promise à tout fils capable de se dresser contre l’autorité paternelle. Perdu entre ces prédictions contradictoires, le jeune homme courait se prosterner sur la tombe de saint Martin, qu’il accablait de vœux et de promesses s’il lui venait en aide. Grégoire, médusé et désapprobateur, fronçait le sourcil mais ne protestait pas : il trouvait trop d’amusement à la conversation du prince et aux innombrables potins de la cour de Neustrie qu’il lui rapportait avec délectation. Entendre dire du mal de Chilpéric et de Frédégonde, la bête noire du prince, l’engranger avant de pouvoir en nourrir la chronique dont il avait entrepris la rédaction, valait bien de passer sur quelques superstitions divinatoires grotesques, quitte à se scandaliser ensuite, pour la galerie44.

Frédégonde, qui connaissait à son beau-fils ce passe-temps imbécile saurait, le moment venu, l’utiliser afin de mieux le perdre, mais ce temps n’était pas venu, car les cheveux repoussaient à peine sur le crâne tondu de Mérovée. Il fallait attendre.

Les catastrophes qui s’abattaient sur les Gaules donnaient aux rois d’autres sujets de préoccupations.

La pluie tombait depuis six mois et plus sans discontinuer. L’essentiel des récoltes de l’été précédent avait été perdu. Les précipitations de l’automne avaient rendu les semailles difficiles et le grain, noyé dans la terre détrempée, n’avait pas levé. Le printemps naissant de 577 dégoulinait encore ; fleuves et rivières, gonflés comme jamais, débordaient et noyaient campagnes et villes perdues sous une grisaille sinistre. Beaucoup de gens périrent dans ces crues, davantage quand l’eau se retira, car les charognes gonflées en train de se décomposer provoquèrent des épidémies qui tuèrent des populations épuisées guettées par la disette.

Tout allait mal. Sans émouvoir Chilpéric. Définitivement étranger aux souffrances d’un peuple qui n’était pas le sien et qu’il s’obstinait à considérer comme une race inférieure, vaincue et soumise, qu’il était loisible de pressurer, il ne se souciait que de lever des fonds afin de solder ses troupes en vue de prochaines incursions sur les domaines de Gontran et de Childebert ; le roi avait besoin d’argent et ne regardait pas aux moyens pour le faire rentrer. Il frappa la Touraine et le Poitou de taxes nouvelles, innombrables, exorbitantes, si scandaleuses que l’évêque de Poitiers, Marovée, pourtant sympathisant neustrien, osa les contester et réclamer que l’on voulût bien recalculer l’assiette, arguant qu’au cours de ces terribles dernières années, nombre de contribuables étaient morts, et que leurs familles tombées dans la misère se trouvaient incapables de satisfaire le fisc. Chilpéric accepta, parce que le soutien de Marovée, contrepoint à l’influence de la reine Radegonde, soutien de l’Austrasie et, du fond de son monastère, puissante conscience morale du royaume, lui restait nécessaire.

Cette charité tardive et momentanée ne changea presque rien au sort des pauvres honteusement pressurés. Réglés les frais inhérents à la guerre et à l’administration, il resta, cette année-là, une telle recette fiscale que Chilpéric employa ce surplus à faire fondre un plat d’or incrusté de pierreries d’un poids de cinquante livres, pièce de vaisselle monstrueuse qui, lors des banquets, écraserait de son luxe atterrant tout ce qui s’était vu aux tables de ses proches, voire à celle du Basileus, à Constantinople. Frédégonde en rêvait depuis qu’elle avait vu celui de Brunehilde et Sigebert, large comme un bouclier de géant. Mais celui des Austrasiens était d’argent, non d’or, et ne pesait que trente-sept livres.

Plus sensible aux misères d’une foule dont elle était issue, Frédégonde éprouva-t-elle un vague remords, une honte éphémère en admirant l’objet ? Par moments, elle se prenait à redouter que le Ciel, auquel il lui arrivait de croire, se mît en colère et lui fît payer au centuple ce faste tapageur45. Malaise passager. La vue de l’incroyable plat d’apparat qui eût payé la rançon d’un empereur d’Orient la charmait trop pour l’amener à quelque retour sur soi. Elle avait tant voulu être reine, s’était donné tant de mal pour y parvenir… Pourquoi se priver des avantages de sa position ?

Encore convenait-il de l’assurer. Et d’en finir avec les fils d’Audowère. Au printemps 577, Frédégonde apprit que Mérovée, les cheveux désormais assez longs pour se montrer en public sans s’attirer les lazzis de la foule, revendiquait ses droits. Espérait-il détrôner son père, ou, plus vraisemblablement, rejoindre sa « femme » à Metz ? Peu importait, l’essentiel étant de le conduire à sa perte.

Le jeune homme avait besoin d’argent. Réduit à la cléricature, promis au vœu de pauvreté, il n’avait pas un sou quand ses amis l’avaient libéré. Les fonds en leur possession, réduits, étaient mangés de longue date et la troupe du prince survivait des libéralités plus ou moins forcées de l’évêque Grégoire, qui s’agaçait de cette situation gênante, aggravée par la captivité persistante, punition trop manifeste de l’hospitalité accordée à un fils rebelle, de son neveu Nizier. Le prélat tourangeau ne souhaitait rien tant que le départ de Mérovée. Et, puisque le prince avait besoin de liquidités, il ne s’insurgea guère quand il découvrit les moyens mis à s’en procurer : le pillage systématique des propriétés du comte Leudaste, chargé par Chilpéric de l’administration du comté de Tours. Grégoire, de notoriété publique, détestait ce haut dignitaire neustrien chargé de le surveiller et qu’il tenait pour l’homme de la reine Frédégonde.

Leudaste l’était assez, en effet, pour tolérer un temps les exactions contre ses biens. Il avait ses ordres qui étaient de laisser Mérovée s’enhardir jusqu’à se croire libre de chevaucher sans contrainte à travers la région ; Gontran Boson avait aussi les siens puisque, le prince, méfiant, tardant à se risquer hors l’enceinte sacrée de la basilique, il lui fit miroiter les plaisirs d’une chasse à l’épervier. Le plan était d’attirer le jeune homme loin de ses amis et de s’emparer de lui, mort ou vif.

De tout cela, Frédégonde se garda d’informer son époux. Chilpéric en était encore à user auprès de l’évêque Grégoire de promesses et menaces alternées afin d’obtenir qu’il lui livrât Boson. Plus les mois passaient, plus le souvenir de Théodebert, le seul de ses fils qui ne l’eût jamais déçu, se parait de grandeur et de noblesse dans la mémoire paternelle et plus le roi désirait ardemment la tête de ses meurtriers.

Malgré tous les engagements de la reine, Boson trouvait sa propre situation dangereuse : il n’eût pas été le premier arraché de force d’un lieu d’asile, fût-il aussi sacré que la basilique Saint-Martin. Livrer Mérovée pour sauver sa peau devenait urgent. Malchance due à un défaut de coordination, le jour où le duc d’Austrasie réussit à entraîner le prince à la chasse, les hommes de Leudaste, fatigués d’être apostés en vain depuis des semaines, ne les rencontrèrent pas et Mérovée regagna Tours sain et sauf.

Il fallait quand même en finir. Sur les instructions de Frédégonde, instruite des penchants superstitieux de son beau-fils et de son goût pour les mancies, Boson recourut aux services d’une pythonisse dont il prétendait qu’elle lui avait, jadis, annoncé l’année, le mois, le jour et l’heure de la mort du roi Caribert46. Charge à cette femme de pousser Mérovée à l’erreur en lui prophétisant un avenir royal et proche. La fille obéit et envoya à Boson le message suivant : « Il arrivera que le roi Chilpéric mourra cette année et Mérovée entrera en possession de tout le royaume à l’exclusion de ses frères. »

C’était trop beau pour être vrai ; le prince refusa d’y prêter foi, car cette annonce était contraire à celles qu’il tirait de la bibliomancie dont les prédictions se révélaient désastreuses. Comme pour les confirmer, à quelques jours de là, sa bande, qui continuait d’écumer les environs de Tours, tomba sur les hommes de Leudaste, et se fit décimer.

Mérovée s’affola ; il avait conclu de ses interprétations bibliques qu’il ne passerait point Pâques s’il demeurait à Tours, et décida de risquer le tout pour le tout sans attendre l’hypothétique trépas de son père. Quoique, à Rouen, l’évêque Prétextat, resté en liaison avec son filleul par l’intermédiaire de Grégoire, continuât à lui prédire un avenir radieux et gardât contact avec l’Austrasie, sous prétexte de restituer à la reine Brunehilde les biens laissés sous sa garde, le prince doutait que ces vains complots aboutissent à un résultat concret ; il imaginait mal l’évêque recourant à l’assassinat. Or le couteau ou le poison représentaient les seules chances de se débarrasser de Chilpéric, athlète robuste capable de vivre aussi vieux que son père, l’increvable Clotaire.

Aux alentours de la Semaine sainte 577, période de l’année qui drainait les foules de pèlerins vers la basilique et en rendait la surveillance compliquée, Mérovée parvint à en sortir, entraînant avec lui Boson, désireux de saisir l’occasion, ainsi que Gaïlen et ses fidèles47. Leur but, maintenant que Mérovée, sa crinière repoussée, se présenterait sans rougir devant Brunehilde, redevenait Metz. L’unique voie empruntable passait par la Burgondie et les possessions de l’oncle Gontran.

Malgré les précautions prises pour demeurer en termes à peu près cordiaux avec l’Austrasie et la Neustrie, le roi Gontran se sentait, ces derniers mois, fragilisé. Les décès rapprochés de ses deux jeunes fils, les princes Clodomir et Clotaire48, emportés par l’une des épidémies qui ravageaient la Francia, outre la sincère douleur paternelle qu’ils lui avaient causée, fragilisaient sa position49. Hormis une fille, Clotilde, au seuil de l’adolescence, il n’avait plus d’héritier. Quoique rien ne s’y opposât et que les Mérovingiens eussent eux-mêmes fait valoir sans vergogne les droits qui leur venaient des femmes, sur Cologne par la première épouse de Clovis, sur la Burgondie par la reine Clotilde, Gontran savait qu’il n’imposerait pas sa fille, fût-ce par mari interposé. La princesse le savait si bien qu’elle veillerait à faire établir légalement sa situation, renonçant à ses droits à l’héritage en échange d’une position assurée, de domaines et de rentes la mettant à l’abri des tracas ; elle ferait préciser que personne, jamais, ne la contraindrait à se cloîtrer. L’exemple de ses cousines, les filles de Caribert, l’avait instruite.

Gontran était encore en âge d’engendrer d’autres fils mais, convaincu que les morts successives de tous ses garçons étaient le prix à payer pour ses fautes et ses péchés, il n’espérait plus rien de la paternité. D’ailleurs, quand même un enfant viendrait encore à lui naître, quand même il survivrait, il redoutait de ne pas avoir le temps de l’élever et l’imposer comme son successeur.

Le royaume d’un roi vieillissant et sans héritier était une proie offerte à toutes les convoitises et Gontran redoutait sans l’avouer que Chilpéric, en possession d’une belle postérité, n’attendît pas pour s’en emparer. L’assassinat de Sigebert rappelait le peu de cas qu’il faisait des liens du sang.

L’année précédente, en vertu des pactes conclus avec l’Austrasie, il avait envoyé le patrice Mummolus défendre Limoges, qu’attaquait le duc Didier de Neustrie. Le prix à payer pour contrer cette agression avait été considérable et le retrait de Didier laissait à Gontran le goût d’une victoire à la Pyrrhus : trop de pertes côté burgonde et trop difficiles à combler50. Il resterait impuissant devant un retour en force des Neustriens. Aucun secours à attendre de l’Austrasie en cas de nécessité. Sauf à faire miroiter à Childebert une succession qu’il se sentirait obligé de défendre. L’idée germa lentement dans l’esprit de Gontran, accablé de tristesse ; mais elle s’imposa à cet homme qui ne manquait ni d’intelligence ni de sens politique. Aboutir à un traité prendrait cependant des mois et il fallait éviter, jusque-là, d’inquiéter Chilpéric ; et surtout s’ingénier à ne pas lui fournir prétexte à attaquer.

C’est dans ce contexte tendu que Mérovée et ses amis atteignirent la frontière austrasienne et se firent arrêter par le duc Herpon qui tenait Auxerre. Diplomatiquement, impossible d’imaginer pire bévue !

Dès la nouvelle de l’interpellation du prince, Chilpéric, et cela ne manqua pas, réclamerait qu’on lui remît le fils rebelle, et, dans l’attente de cette extradition, se répandrait en menaces contre la Burgondie. Mais, si Gontran lui livrait Mérovée, la reine d’Austrasie, « épouse » du prince, risquait d’y voir une offense personnelle… Le zèle inconsidéré d’Herpon plaçait Gontran dans un cas ingérable, ce qu’il détestait. Il s’en tira en laissant s’évader son encombrant neveu, puis en démettant Herpon, accusé d’avoir interpellé Mérovée quand il convenait de le laisser passer, et de l’avoir mal surveillé quand il convenait de le garder. Ainsi sauvegarda-t-il l’alliance austrasienne, concrétisée quelques mois après à Pierrepont quand Gontran adopta Childebert et le fit reconnaître prince héritier de Burgondie.

Cette adoption, réversible en cas de naissance d’un fils, et même en cas de renversement des alliances, protégerait la Burgondie qui ne serait plus isolée face à la Neustrie et ses appétits de conquête.

Frédégonde suivit de loin cette affaire, admirant l’habileté de Gontran pour lequel elle se prenait à éprouver une certaine estime. Elle eût préféré se faire livrer Mérovée, avait, dans ce but, excité la colère de Chilpéric, mais ne s’inquiéta pas de cette fuite : Mérovée, sans ressources, était aux abois ; il n’irait pas loin car elle croyait deviner comment Brunehilde l’accueillerait. La reine d’Austrasie était mère avant tout et, prise aux rêves d’avenir mirifiques qu’elle imaginait pour son fils, elle ne verrait en son faux époux qu’un gêneur à éliminer au plus vite. Frédégonde ne se trompait pas.

Quand Mérovée, défaillant d’amour et palpitant d’espoir, finit par atteindre Metz, sa « femme » refusa purement et simplement de le recevoir et lui ferma les portes de la ville. Brunehilde, comme Frédégonde le prévoyait, avait ses raisons : la nécessité d’affermir sa position de régente, que les Grands d’Austrasie, mécontents de son retour impromptu, tentaient de lui disputer ; l’incapacité à faire face, pour l’heure, à une attaque neustrienne au cas où Chilpéric viendrait réclamer son fils les armes à la main ; l’existence, pénible à admettre mais réelle, d’un puissant parti neustrien en Austrasie, dont l’évêque de Reims, Ægidius, était l’animateur ; et, surtout, la crainte, compréhensible, en recevant Mérovée, de favoriser un rival et une menace pour le petit Childebert. Brunehilde était trop avertie des mœurs dynastiques pour ne pas redouter que son cher « mari » en vînt à envisager de supprimer un enfant qui s’interposait entre le trône austrasien et lui. Elle était infiniment trop mère pour en courir le risque.

Ahuri, Mérovée se vit prier de quitter les lieux sans tarder et, déconfit, se replia vers la Champagne où le duc Loup, en mauvais termes avec Brunehilde, lui accorda un soutien limité. Sauf à espérer ou organiser la disparition de Chilpéric, les chances d’avenir du prince se révélaient limitées. Frédégonde, satisfaite de le savoir désormais proche de la frontière neustrienne, songea à la meilleure façon de l’attirer définitivement dans ses rets.

La reine de Neustrie, à trente-huit ans, se trouvait une fois encore enceinte et, comme toujours en ces moments-là, un décuplement d’instinct maternel lui dictait la conduite à tenir afin de préserver ses enfants, sans s’arrêter, par scrupules déplacés, aux délicatesses de la morale commune. Mérovée devait mourir. Elle s’y employa.

Cette entreprise l’occupa assez pour rendre tolérable la mort du prince Samson, emporté à la fin de l’été par l’épidémie de typhoïde qui ravageait le pays. Le malheureux petit, né dans les angoisses du siège de Tournai, avait, en dépit de sa fragilité, survécu deux ans et ce délai, révélateur des soins dont il avait été entouré, s’élevait en faux contre ceux qui accusaient Frédégonde d’être une mère dénaturée. Elle avait toujours su que cet enfant-là ne vivrait pas, s’était cuirassée contre un deuil qu’elle pressentait inéluctable ; il l’atteignit pourtant. Et renforça son envie de frapper le fils d’Audowère. Pourquoi eût-elle été la seule mère endeuillée ?

Le 11 septembre 577, elle obtint une victoire d’importance en réussissant à faire déposer Prétextat.

Les motifs à sanctions ne manquaient pas, et Frédégonde, « à l’instigation de laquelle tout cela se faisait51 », les présenta à son mari de la manière la plus désastreuse pour l’évêque, soutien trop prononcé de la reine Audowère.

Chilpéric n’était point passé sur l’affaire du mariage de Mérovée et de Brunehilde. Peu sentimental, il se refusait à y voir, en quoi il avait raison, une histoire d’amour, un coup de foudre qui avait égaré son fils, une erreur attendrissante et pardonnable. Les implications politiques de cette union absurde, et leur résultat : la nécessité urgente de réexpédier au plus vite Brunehilde en Austrasie, l’emplissaient de fureur. Pour Chilpéric, pareille sottise n’était pas excusable. Surtout de la part d’un évêque d’âge rassis, étranger aux passions amoureuses, et qui, en consentant à bénir ce mariage, avait manqué à ses devoirs envers son roi comme aux obligations de l’Église, l’article 4 des canons du concile de Paris, clôturé en 573, ayant interdit d’unir neveu et tante, oncle et nièce, ne le fussent-ils que par alliance.

Il n’y avait rien à opposer à cela mais, redoutant que Prétextat, soutenu par ses frères dans l’épiscopat, s’en tirât à grand renfort d’arguments théologiques, Chilpéric ajouta à ces accusations d’ordre religieux des griefs relevant de la haute trahison : Brunehilde, veuve de Sigebert, était l’ennemie déclarée de la Neustrie et de son souverain ; en favorisant son mariage avec Mérovée, l’évêque avait fait d’un fils l’adversaire de son père ; par ailleurs, il apporta la preuve52 que l’argent de la reine d’Austrasie, confié à l’évêque de Rouen, avait servi à acheter diverses personnes dans l’entourage royal afin de l’assassiner. Prétextat était donc le complice, voire la cheville ouvrière, d’un complot visant à favoriser les menées parricides et usurpatrices d’un fils dénaturé. Cela méritait la mort.

Quelques témoignages accablants, que Prétextat n’osa pas récuser, firent état de sommes importantes et de cadeaux somptueux distribués avec largesse et munificence à des Grands de Neustrie, à Rouen et Soissons ; il l’admit mais prétendit que ces cadeaux représentaient la contrepartie au don de chevaux de grand prix offerts par ces personnages53. Poussé dans ses retranchements, il reconnut aussi avoir fait don à des nobles de soieries précieuses et de broderies d’or prélevées dans les coffres de Brunehilde, parce qu’il n’avait pas alors sous la main d’objets de valeur et s’était cru autorisé à puiser dans des trésors appartenant, par mariage, à son bien-aimé fils devant Dieu, le prince Mérovée. Explication spécieuse qui mit les prélats réunis à Paris fort mal à l’aise. Au mieux, Prétextat s’était montré indélicat et rendu coupable de vol ; au pis, il avait réellement utilisé les trésors de la reine d’Austrasie à fomenter une révolte contre Chilpéric, encourant la déchéance de son siège épiscopal, et des peines plus lourdes, qui allaient de l’exil au châtiment suprême en passant par la prison.

Voix officieuse de l’Austrasie au concile, Grégoire de Tours eut le courage54, ou l’outrecuidance, de prendre la défense de Prétextat, mais en accablant Chilpéric dont il compara la conduite à celle du roi Clodomir, son grand-oncle, qui, pour avoir dédaigné les conseils des évêques, avait trouvé une fin sinistre et prématurée. Il eût été plus juste de rappeler Sigebert, tombé dans des circonstances analogues faute d’avoir suivi les conseils charitables de Germain. De mauvais esprits interprétèrent cette intervention comme une menace voilée. Deux prélats, qui étaient sans doute Ragnomod de Paris et Bertrand de Bordeaux55, crurent utile de rapporter ces propos à Chilpéric. Cela confirmait l’existence d’un réseau austrasien au sein de la Neustrie, réunissant des clercs et des laïcs dans une collusion d’opposants. Prétextat en était l’une des têtes, Grégoire une autre et le roi ne le lui envoya pas dire quand il le fit comparaître :

— Le corbeau n’arrache pas l’œil du corbeau…

L’évêque de Tours mesura le danger, nia véhémentement tout ce qu’on pouvait lui reprocher, et le reste. Et ne défendit plus si fort son confrère. Grégoire, durant cette désagréable entrevue, avait compris combien Chilpéric hésitait à sévir contre le prélat rouennais, de crainte de se mettre à dos l’épiscopat. Le roi était trop fin pour ne pas saisir, de temps en temps, les mérites de la clémence. Saurait-il les faire admettre à Frédégonde, plus vindicative, méfiante et peu portée à pratiquer le pardon des offenses sachant n’en bénéficier jamais de la part de ses ennemis ? Il respectait son sens politique, son intelligence des situations, reconnaissait se trouver bien de l’écouter ; mais cette intuition féminine, que la grossesse exacerbait, la conduisait à des conclusions violentes qui lui semblaient parfois outrancières.

Mais lui en faire la remarque ! Sa femme, d’un caractère irascible qu’elle ne cachait plus guère, et, dans son état, facile à contrarier, se mettrait dans l’une de ces colères rouges dont le roi, à l’instar de tant d’hommes, avait une crainte affreuse56. Il décida d’user d’un stratagème qui ménagerait et Prétextat et Frédégonde, en accordant la vie à l’un, à l’autre la satisfaction d’être débarrassée d’un ennemi, au préalable assez humilié pour le discréditer.

Chilpéric fit prévenir Prétextat qu’il se montrerait magnanime et clément, à la condition expresse qu’il reconnût publiquement ses fautes ; Grégoire, il est vrai moins coupable et moins en péril, s’en était bien gardé ! L’évêque de Rouen se savait en grand danger. L’essentiel des accusations portées contre lui était fondé, prouvé, démontré et il risquait sa tête. Lors d’une nouvelle audience, il préféra tout avouer, au-delà de ce qu’attendaient Chilpéric et Frédégonde, confessant avoir conspiré pour élever Mérovée au trône, prodigué l’or d’Austrasie afin de lui acheter des soutiens, et machiné l’assassinat du roi.

Aveux si graves, si lourds de conséquences57, que Chilpéric en resta décontenancé. Il avait promis d’être clément quand il pensait Prétextat autrement moins coupable… Qu’allait-il faire de l’évêque maintenant ? Il s’était engagé à l’épargner ; mais le laisser libre, c’était s’exposer à le voir gagner Metz et poursuivre, de là-bas, ses menées criminelles. Le refus des évêques de fulminer l’excommunication contre leur confrère, cette peine d’ordre spirituel ne sanctionnant pas des fautes politiques, lui fit mesurer les limites de leur bonne volonté : ils ne condamneraient pas Prétextat, en dépit de tous les articles de droit canon frappant les évêques homicides, adultères et criminels58. Embarrassé, le roi se contenta de le faire arrêter et incarcérer en attendant de statuer sur son cas59.

L’évêque n’avait décidément pas la conscience tranquille puisqu’il tenta, une nuit, de s’évader ; il avait malheureusement passé l’âge des escalades et des échelles de corde. Les gardiens le ramassèrent dans le fossé, les jambes brisées. Devant cette preuve supplémentaire de culpabilité, le concile se résigna à le déposer de son siège épiscopal, où il fut remplacé par l’évêque Mélaine, en qui certains virent le candidat de Frédégonde.

Lâché par ses frères, blessé, menacé de rester infirme, déconsidéré, Prétextat ne représentait plus un danger ; mais Chilpéric, sur le conseil de sa femme, que d’aucuns trouvèrent acharnée dans sa vengeance, jugea qu’excès de précautions ne nuit pas et fit déporter l’ancien évêque sur « une petite île au large de Coutances » dont il ne risquait pas de s’évader60.

Pour en être tout à fait sûre, Frédégonde décida d’en finir avec Mérovée. Si Prétextat s’était donné tant de mal pour élever au trône son filleul, la disparition du jeune homme mettrait un terme à ses machinations. Elle s’accorda jusqu’à son accouchement pour prendre les dispositions nécessaires. La maternité la rendait plus ingénieuse.

Cette délivrance eut lieu au printemps 578, où la reine mit au monde son quatrième enfant, un fils, ce dont le couple royal se réjouit ostensiblement, car cette fécondité et cette abondance de mâles auguraient bien de l’avenir face à une Burgondie sans héritier et une Austrasie réduite à un roi de huit ans. La naissance d’un prince supplémentaire à la cour de Neustrie rendait un peu dérisoires les accords de Pierrepont entre deux royaumes fragilisés et presque en sursis. Ce fils reçut le prénom de Dagobert, inusité dans la dynastie ; cela signifiait « Jour brillant », allusion à la joie éprouvée et au destin triomphal que lui souhaitaient ses parents.

Jusque-là, Chilpéric, redoutant la mortalité infantile et ses ravages, avait hésité à la pensée d’éliminer Mérovée, adulte, en âge de perpétuer la lignée ; mais Chlodobert, l’aîné de Frédégonde, atteindrait à l’automne son douzième anniversaire, époque de la majorité, et Dagobert éclatait de santé. À l’approche de la quarantaine, sa femme, dans la plénitude de sa force et de sa beauté, ne doutait pas de lui donner d’autres enfants. Qu’avait-il encore besoin de la médiocre progéniture d’Audowère quand Frédégonde lui engendrait une lignée de rois ? Rassuré quant à la continuité de sa race, Chilpéric envisagea de supprimer l’aîné suspecté de visées usurpatrices et parricides.

Comme il convenait de ne pas alarmer le jeune homme, caché en Champagne et devenu méfiant depuis que, dans le courant de l’hiver, un parti neustrien avait violé la frontière austrasienne avec l’intention évidente de l’enlever, raid qui s’était soldé par un échec car les renseignements en possession de cette troupe étaient erronés et Mérovée introuvable, Chilpéric prit grand soin, sous prétexte de célébrer la naissance de Dagobert, d’organiser à Paris, Rouen, Soissons, des fêtes somptueuses et tapageuses qui donneraient la fausse impression d’occuper toutes ses pensées. Son fils le connaissait amateur de fastes et soucieux de paraître. Cela le rassurerait ; il ne l’imaginerait pas occupé à lui tendre des pièges.

Le roi parut tout le printemps fort soucieux de spectacles et d’amusements qu’il voulut, dans une mise en scène inattendue, dignes de l’antique. À défaut de ressusciter les combats de gladiateurs, interdits par l’Église depuis 438, et ceux de fauves qui soulevaient trop de passions coupables, il organisa, après avoir fait restaurer en hâte les cirques et arènes de Paris et Soissons, des courses de chars et de chevaux. Chilpéric se souvenait que Sigebert, qu’il continuait à jalouser par-delà la mort et qu’il éprouvait toujours le besoin maladif de copier, en avait eu l’idée autrefois, et que, ce faisant, le roi d’Austrasie avait voulu suivre le modèle impérial byzantin et revendiquer l’héritage des Césars61.

Il ne semble pas, car on ne renouvela plus l’expérience, que la tentative d’intéresser le peuple aux exploits des auriges eût connu grand succès ; la Neustrie, jadis fortement romanisée, s’était détachée de tels divertissements62. Chilpéric en fut déçu car il avait beaucoup investi dans ce projet, mais il eut la satisfaction d’avoir complètement donné le change à son fils.

Toujours caché près de Reims sous la protection relative du duc Loup, lui-même à demi brouillé avec la reine Brunehilde, et un peu trop exposé à l’attention malveillante de l’évêque Ægidius, soutien de la Neustrie, ami proche de Frédégonde, et informateur bénévole de la cour de Soissons, Mérovée ne savait plus que faire. Il redoutait, dans l’espoir d’une hypothétique disparition de son père, de s’éloigner de la frontière. S’il n’était pas à proximité quand l’événement se produirait, Clovis, son jeune frère, ou Chlodobert, le fils de l’exécrée Frédégonde, s’emparerait de la couronne, et lui, le proscrit, l’exilé, le banni, n’aurait plus que ses yeux pour pleurer.

D’un autre côté, demeurer près de la frontière n’allait pas sans danger. Surtout, cette situation ne pouvait s’éterniser ; il fallait trouver une solution : partir, aller chercher peut-être, comme d’autres l’avaient fait, l’appui de Byzance, prompte à accueillir des prétendants malchanceux à des trônes barbares dominant d’anciennes provinces romaines que l’empire ne désespérait pas encore de reconquérir ; ou faire preuve de détermination et d’audace, forcer la chance et s’emparer, les armes à la main, du royaume de Neustrie. La première solution signifiait renoncer à Brunehilde, dont Mérovée, malgré sa déconvenue, était toujours amoureux ; la seconde, maintenant que Prétextat et ses complices avaient été démasqués, relevait du rêve impossible.

Mérovée en était là de ses cogitations moroses quand il reçut une lettre de la ville de Thérouanne63 dont les autorités assuraient vouloir se rallier à lui et le proclamer roi. Thérouanne, jusqu’en 510, date à laquelle Clovis l’avait annexé en même temps que Cambrai, avait constitué un royaume indépendant de la Francia et l’aristocratie locale, magistralement grugée à l’époque par le roi salien, en conservait le souvenir et le regret64.

Mérovée s’en persuada à la lecture de cette lettre qui lui rendait espoir. Sans plus de réflexion, il y répondit favorablement et fit seller ses chevaux. Une couronne l’attendait !