VI

La femme de César

Mérovée passa la frontière grisé par ce succès inattendu. Il se voyait roi. De Thérouanne, certes, ce qui ne représentait pas grand-chose, mais ce n’était qu’un début. Lorsque l’on saurait qu’il avait été acclamé par les leudes de cette ville, d’autres ne manqueraient pas de se rallier à lui, et, d’ici peu, à la tête d’une véritable armée, il se porterait sur Soissons et détrônerait son père.

Gontran Boson le lui avait assuré, après lui avoir rappelé les prédictions de sa pythonisse : Chilpéric n’avait pas une année à vivre, son fils règnerait sur la Neustrie. Toutefois, et ce refus eût alarmé tête moins folle ou moins désespérée que Mérovée, le duc austrasien avait trouvé prétexte à ne pas le suivre dans cette expédition présentée comme un triomphe facile et assuré.

La plupart de ses fidèles, à commencer par le précieux Gaïlen, l’accompagnaient, persuadés de recevoir bientôt le prix de leurs efforts et de leur loyauté. Un ou deux dignitaires austrasiens s’étaient joints à l’expédition.

La petite troupe atteignit Thérouanne sans rencontrer d’obstacles. Peu avant les remparts de la ville, des hommes en armes, nombreux et équipés, se présentèrent, qu’ils prirent pour une délégation venue à la rencontre du nouveau souverain. Quand Mérovée et ses amis comprirent l’énormité de leur méprise, il était trop tard. Il ne s’agissait point d’une escorte honorifique mais de la garnison de Thérouanne, indéfectiblement fidèle à Chilpéric et qui, obéissant aux ordres du roi, se saisit de la personne du prince afin de le conduire dans les meilleurs délais auprès de son père pour être jugé1.

Jamais Thérouanne ne s’était ralliée au prince mais la ruse, suggérée par Frédégonde, avait fonctionné. Jusque-là, il n’était fait état que de rumeurs de complots, de complicités et de félonies possibles, de collusions éventuelles, et des aveux bienvenus de Prétextat, que l’Austrasie avait mis en doute en les prétendant extorqués. La culpabilité de Mérovée était probable, mais rien de concret ne venait l’étayer. Et voilà qu’en franchissant la frontière de Neustrie, en se portant en armes sur une cité du royaume de son père avec l’intention de s’en emparer et s’y faire proclamer roi, le jeune homme avait franchi le pas qui faisait incontestablement de lui un usurpateur. Qu’il y ait eu provocation à agir, faux destiné à le pousser à la faute, ne revêtirait aucune importance devant un plaid à la dévotion de Chilpéric. Mérovée avait certainement entendu dire que, lors du procès de Prétextat, les leudes présents, indignés de la conduite de l’évêque, avaient voulu le lapider sur place, et l’eussent fait si le roi ne l’avait interdit. Or, le prélat était autrement moins coupable que le prince.

Épouvanté, le malheureux garçon commençait à prendre la pleine mesure de sa stupidité, et du sort horrible qui l’attendait. Le souvenir de l’oncle Chramne, torturé à mort pour crime de rébellion, le plongea dans une terreur compréhensible qui croissait tandis qu’ils approchaient de Soissons.

À la nuit tombée, redoutant peut-être une intervention comparable à celle qui, deux ans plus tôt, avait permis l’évasion du prince que l’on emmenait au monastère, l’escorte, malgré ses consignes de promptitude, décida de faire halte dans une propriété isolée et d’attendre l’aube pour poursuivre sa route. On enferma Mérovée et ses compagnons dans une petite maison. Le tragique dénouement de l’histoire allait donner lieu à des interprétations une fois de plus contradictoires.

La version officielle, que Grégoire de Tours se sentit obligé de relater2, preuve qu’elle lui semblait vraisemblable, conclut au suicide de Mérovée, prêt à tout pour échapper aux supplices auxquels il se croyait promis. La version officieuse, que Grégoire n’omit point, laissant entendre qu’elle avait sa préférence, affirma qu’il s’agissait d’un assassinat et que Frédégonde en était la commanditaire.

La reine y avait-elle, en cet instant, le moindre intérêt ? L’arrestation de Mérovée, pris en flagrant délit, scellait son destin. La dernière grâce qu’il pouvait espérer de son père était de lui épargner les effroyables tortures réservées aux usurpateurs et aux parricides, et de lui accorder une fin rapide. Il y avait peu à craindre un retour de tendresse paternelle et une clémence aboutissant à un pardon spectaculaire : le geste, pour relever de la morale chrétienne, n’appartenait pas aux mœurs de l’époque et il n’eût pas été de bonne politique, car il eût laissé supposer qu’il ne coûtait rien de s’en prendre à la personne royale3. D’ailleurs, au cas, improbable, où Chilpéric eût reculé devant l’infanticide, sa femme était là pour le rappeler à une saine conception de la justice et du pouvoir. Dans ces conditions, qu’avait-elle à craindre d’une comparution, suivie de l’exécution du fautif ? À quoi bon se débarrasser de lui et se priver de la publicité donnée au châtiment ?

En revanche, le choix de la mort volontaire, de la part de Mérovée, était explicable. Le pauvre garçon connaissait le calvaire qui l’attendait : mutilations du nez et des lèvres, amputations des membres suivies d’une cautérisation brutale qui, en arrêtant l’hémorragie massive, vouait à une mort lente dans des souffrances infernales. Les suppliciés agonisaient des jours, parfois des semaines, la loi interdisant de les achever4. Chercher le moyen d’échapper à cela se comprenait.

Bien sûr, l’Église interdisait le suicide, « le crime de Judas », « le seul péché sans pardon étant sans repentir », et portait un jugement sévère à l’encontre de ceux qui s’ôtaient volontairement la vie, usurpant le privilège du Créateur5. Bien sûr, la christianisation de la société avait conduit à effacer, la perte des études classiques et l’oubli des auteurs païens aidant, la notion de « suicide vertueux » tant admiré des Anciens6.

Mérovée, outre les circonstances dramatiques qu’il était en train de vivre et la peur effroyable qu’il éprouvait, lesquelles constituaient déjà des motifs sérieux d’attenter à ses jours, présentait un profil atypique.

Chrétien, baptisé, il apparaissait, tout filleul d’évêque qu’il fût, passablement ignorant des exigences de sa religion, ou il les dédaignait souverainement, s’estimant, par sa naissance, placé au-dessus des obligations communes. Son goût irrépressible pour la mancie, sa superstition, la cruauté dont il avait occasionnellement fait preuve envers les faibles, son union interdite par le droit canon, ses projets parricides donnaient idée de la légèreté de ses convictions religieuses. Certains de ses parents avaient commis des actes plus graves, mais en avaient ensuite montré un repentir spectaculaire ; rien de comparable chez Mérovée doté d’une conscience chrétienne sérieusement diminuée.

Le prince possédait une culture livresque ; il avait lu les auteurs anciens, qui n’étaient pas frappés, en Francia, de l’ostracisme qui les avait chassés des bibliothèques romaines7. Il s’était nourri de Plutarque, et ces nobles exemples lui fournirent la solution à son problème. Il ne pouvait échapper à la mort, mais au moins pouvait-il la choisir et, ainsi, priver ses ennemis de leur vengeance, tout en s’épargnant des souffrances atroces. Suivant avec application les modèles antiques, il appela le fidèle Gaïlen, et, après lui avoir rappelé la vieille amitié qui les liait, lui demanda l’ultime service de le transpercer de son glaive8.

C’était beau comme l’antique. À un détail près, crucial : différant en cela de leurs modèles romains, les jeunes gens étaient tombés vivants aux mains de leurs adversaires et le premier soin de ceux-ci avait été, évidemment, de les désarmer. Brutus et son ami Straton avaient encore leurs glaives et la liberté de s’en servir ; Mérovée et Gaïlen n’en possédaient plus.

Par chance, lors de leur arrestation, on ne les avait que sommairement fouillés et, à défaut d’épée, Gaïlen sortit un couteau9. Ce fut avec ce pitoyable ustensile qu’il réussit on ne sait trop comment à poignarder son ami en plein cœur. Il eût certainement mieux valu pour lui retourner ensuite l’arme contre lui, mais, scrupule de conscience ou manque de temps, il ne le fit pas.

Tant pis : il paierait pour Mérovée. Ne venait-il pas d’avoir la double audace de tuer un prince mérovingien, et de soustraire un coupable à la justice royale ?

En livrant l’écuyer à toutes les tortures que la loi prévoyait en pareil cas, Chilpéric laissa habilement planer un doute sur le sort qu’il destinait à son fils. Gaïlen lui avait rendu service : il lui avait épargné le désagrément, et l’opprobre inévitable, attachés à l’infanticide.

À des époques pas si lointaines, on avait vu des leudes zélés rapporter à leur maître la tête tranchée d’un ennemi ; ceux de Chilpéric se gardèrent d’une telle initiative et se bornèrent à enterrer sommairement Mérovée là où il s’était donné la mort10.

Frédégonde se satisfit de ce dénouement. Les circonstances exactes du décès du prince ne la préoccupaient point, pas davantage les rumeurs, venues comme d’habitude des cercles proches du pouvoir austrasien, l’accusant d’avoir ourdi la perte de Mérovée et de ses amis, puis de l’avoir fait assassiner. Le jeune imbécile avait lui-même creusé la fosse dans laquelle il s’était précipité ; la reine n’avait fait que mettre en garde son époux contre la folle ambition d’un hypocrite pressé de s’emparer de la couronne. Elle n’éprouvait aucun remords : si elle n’avait pas frappé la première, que fût-il advenu d’elle et de ses enfants ? Le fils d’Audowère, s’il avait réussi, ne les eût pas épargnés. Pas de pitié pour le perdant : telle était la règle du jeu. Pour cette raison, Frédégonde ne pourrait jamais se permettre de perdre.

Sur la lancée, elle réussit à persuader Chilpéric de la complicité d’Audowère dans les complots de son fils. Là non plus, il ne s’agissait pas de nuire gratuitement mais de se défendre. Elle connaissait la haine féroce que lui vouait l’épouse évincée, sa jalousie jamais apaisée, son envie irrépressible de vengeance. C’était elle, Frédégonde en était certaine, qui avait favorisé le rapprochement de Brunehilde et de Mérovée, soutenu leur ridicule histoire d’amour, amené l’ambitieux Prétextat, qui s’imaginait en conseiller privé du nouveau roi son filleul, à bénir ce mariage interdit.

Elle n’avait jamais compris Chilpéric qui avait autorisé son ancienne épouse à regagner Rouen et retrouver une position officielle sous prétexte qu’elle était la mère de trois princes arrivés à l’âge d’homme. Elle l’avait averti que c’était une erreur dont il se mordrait les doigts. Lui, sot et vaniteux comme les hommes savent l’être, avait conclu à la persistance d’une rivalité amoureuse entre ses femmes ; il en avait été flatté et avait maintenu sa décision, sans se soucier de l’opinion de Frédégonde. Qu’il s’en prît à lui-même des résultats de sa clémence !

Chilpéric fut forcé d’en convenir. Le renvoi d’Audowère au monastère manceau qu’elle n’eût, selon Frédégonde, jamais dû quitter, prit toutes les apparences d’une sanction frappant une coupable. La princesse Basine accompagna sa mère dans son bannissement, sous la pression de la reine de Neustrie, décidée à éradiquer la postérité de sa rivale.

Chilpéric eût peut-être préféré garder sa fille près de lui. Non par affection, car il ne s’était jamais soucié de cette enfant dont il s’était débarrassé dès sa naissance, mais parce qu’elle arrivait à l’âge nubile et constituait un pion à avancer sur l’échiquier diplomatique. Il n’y avait pas tant de princesses à marier en Europe et les Mérovingiennes, issues d’un sang illustre et d’une dynastie puissante, étaient recherchées. L’Espagne venait d’en donner la preuve, qui avait plongé Chilpéric dans une colère rouge, en réclamant en 579 la main de la princesse Ingonde, l’aînée de Sigebert et Brunehilde, pour l’héritier du trône wisigoth, le prince Hermenégilde.

Qu’il y eût cent motifs au choix d’Ingonde comme future reine d’Espagne, à commencer par les origines wisigothes de sa mère, et que la reine Goïswinthe eût, bien entendu, favorisé cette union de sa petite-fille avec le fils de son second mari, ne consola pas Chilpéric. Il eût bien vu Basine dans ce rôle, oubliant que, depuis l’assassinat de Galswinthe, il jouissait à Tolède d’une fâcheuse réputation.

Frédégonde, quant à elle, préférait savoir l’adolescente enfermée dans un cloître. Si cela ne tenait qu’à elle, Basine n’en sortirait jamais, et, puisque Chilpéric rêvait d’asseoir sa progéniture sur le trône d’Espagne, ne lui restait-il pas Rigonthe, sa fille à elle ? D’ici quatre à cinq ans, la princesse serait d’âge à convoler et Léovigild avait un autre fils.

Mais ce qui se mettait en place en ce tournant 578-579, stratégie dirigée depuis Metz dont le mariage de la princesse Ingonde était la manifestation la plus visible, relevait d’une volonté de déstabilisation de la dynastie neustrienne.

Les morts de Théodebert et de Mérovée ne laissaient qu’un fils, Clovis, du premier mariage de Chilpéric. Un fils, c’était peu quand les épidémies, les accidents, et tant d’autres causes de trépas moins naturelles fauchaient au quotidien des milliers d’existences, sans épargner les princes. Brunehilde espérait que Frédégonde, le cas échéant, n’hésiterait pas à se débarrasser du jeune homme.

Certes, Clovis disparu, Chilpéric aurait encore deux fils, tout aussi légitimes que les aînés selon les usages germaniques, pour lui succéder, mais c’est là que la reine d’Austrasie et ses agents d’influence intervenaient. Il suffisait de prétendre que Chlodobert et Dagobert n’étaient pas les enfants de Chilpéric mais des bâtards qu’une fille de rien avait eu l’audace de lui imposer. Chacun savait de quelle fange le roi de Neustrie avait tiré cette femme qui n’était pas même de race franque. Issue du plus bas peuple, étrangère à la grandeur germanique, elle n’avait pas le respect de la pureté du sang mérovingien qu’elle souillait par ses débauches trop célèbres ! Ses fils n’étaient pas des princes !

Argument redoutable dans une société franque qui n’attachait aucune importance aux origines maternelles, et décrétait prince tout enfant né des amours du souverain, fût-ce avec une gardeuse d’oies ou de cochons… Il était impossible d’écarter Chlodobert et Dagobert de la succession neustrienne sous prétexte qu’ils étaient nés hors mariage, ou d’une union inégale. Pour se débarrasser d’eux, il fallait, sinon démontrer, du moins faire courir le bruit qu’ils n’étaient pas les fils de Chilpéric. Quand les leudes et les antrustions seraient convaincus des infidélités de Frédégonde, ils en concluraient que ses enfants n’étaient pas ceux du roi.

Personne ne s’y fût risqué s’agissant d’une femme de sang germain, mais la reine était gauloise ; aucun parent puissant, aucun clan, ne viendrait la soutenir et défendre son honneur, qui était aussi le leur11. Après la Burgondie, qui lui était d’avance promise, Childebert II, dernier Mérovingien, raflerait la Neustrie sans coup férir. Il y avait du génie dans ce plan, sans doute inspiré à Brunehilde par les mésaventures d’un autre de ses beaux-frères, Gondovald.

À la mort de son petit-neveu, Thibaud d’Austrasie, en 554, le roi Clotaire, encore vert et gaillard malgré la soixantaine, ne s’était pas contenté de récupérer une couronne austrasienne tombée en déshérence, il avait aussi épousé la jeune veuve, Vuldetrade, de quelque quarante ans sa cadette. Peu de temps après, la reine se trouvait enceinte, et forcément des œuvres de Clotaire car le malheureux Thibaud, mort à dix-sept ans paralytique, n’avait jamais pu consommer son union. Cette grossesse coïncida avec une levée de boucliers des évêques francs, conduits par Germain de Paris, de longue date indignés de la conduite du vieux roi et qui avaient décidé, enfin, de sévir contre ses pratiques polygames, et son habitude, jugée incestueuse par l’Église, d’épouser de force les veuves de ses frères et neveux.

Sommé de se séparer de Vuldetrade, Clotaire avait obtempéré et remarié précipitamment sa petite-nièce à un leude, charge à lui de reconnaître l’enfant quand il viendrait au monde. Malchance supplémentaire, c’était un garçon, qui fut prénommé Gondovald12. En grandissant, l’enfant se prit à ressembler si fort à son père naturel que ses origines, soulignées par l’obstination de sa mère à lui faire porter les cheveux longs conformément aux droits de sa naissance, éclatèrent aux yeux de tous ceux qui connaissaient Clotaire. Au grand dam du mari, dont la complaisance fut jugée honteuse, et qui finit par prendre le petit en haine.

Vuldetrade tenta alors d’obliger le vieux roi à reconnaître son fils ; mais Clotaire, en ces mois qui suivaient l’horrible mort de Chramne, avait assez d’ennuis avec l’Église pour ne pas les envenimer en rappelant aux évêques un autre péché grave. Gondovald avait fait les frais du repentir politique de son père. Quand elle avait compris qu’elle n’obtiendrait rien, Vuldetrade, décidée à rétablir son fils dans ses droits, avait changé de tactique. Elle s’était adressée au frère de Clotaire, Childebert Ier, qui régnait à Paris. Childebert, c’était le désespoir de sa vie et le châtiment de ses crimes de jeunesse, n’avait pas de fils et enrageait à la pensée que sa part du royaume irait à Clotaire qu’il considérait comme son mauvais génie depuis qu’il l’avait amené à assassiner leurs neveux afin de s’emparer du royaume d’Orléans.

Quand Vuldetrade lui amena le petit, âgé de quatre ou cinq ans et qui était le portrait juré de Clotaire, Childebert, au fait de l’affaire, ne douta pas une seconde qu’il s’agissait bien de son neveu et envisagea, très sérieusement, de l’adopter et d’en faire son unique héritier.

Cette nouvelle avait, bien entendu, plongé Clotaire, qui voyait lui échapper le royaume de son frère, dans la stupeur, l’indignation et la fureur ; il avait hurlé aux quatre vents que Gondovald n’était pas de lui, qu’il s’agissait d’une escroquerie et fait tant et si bien que l’adoption avait échoué. Gondovald était rentré dans l’ombre tout en continuant à nourrir l’ambition d’obtenir sa part de la Francia. Dans ce but, arrivé à l’âge adulte, il s’était embarqué pour Constantinople afin d’y réclamer la médiation et le soutien du Basileus et les avait obtenus, car l’empire appréciait d’avoir à sa dévotion un prétendant éventuel qui l’aiderait, le moment venu, à reprendre pied dans les provinces perdues. Cette stratégie avait admirablement fonctionné en Afrique et ébranlé la dynastie vandale juste avant que Bélisaire reprenne Carthage.

Justement, à l’occasion des difficultés et des troubles survenus lors de l’assassinat de Sigebert, lequel était en mauvais termes avec Byzance en raison du peu d’entrain mis par l’Austrasie à mener une contre-attaque en Italie contre les Lombards, soutien qui eût soulagé les exarques byzantins13, Constantinople avait jugé le moment venu de précipiter Gondovald sur le théâtre gaulois, dans l’espoir qu’il achèverait d’y semer discorde et zizanie, terrain propice à une intervention.

Au vrai, Gondovald avait dû rembarquer en hâte, tandis que Gontran et Chilpéric, pour une fois d’accord, hurlaient de concert à l’usurpateur et reprenaient le thème de la bâtardise, allant jusqu’à prétendre leur demi-frère fils d’un maçon qui avait travaillé sur un chantier de Soissons pour le compte du vieux roi.

Bien renseignée, Brunehilde ne mettait nullement en doute la légitimité de ce prince mal-aimé14, mais elle avait admiré en experte la magistrale façon dont ses beaux-frères avaient manœuvré et discrédité le trouble-fête.

User de la même méthode avec les enfants de Frédégonde lui paraissait de bonne guerre. Restait à orchestrer cette campagne de diffamation et à convaincre ceux qui faisaient l’opinion, à savoir l’épiscopat, les leudes et les hauts dignitaires des cours de Neustrie et de Burgondie. Or, ce n’était pas si facile.

Parce qu’elle était une fille de rien, sans naissance, sans appuis ni soutien, Frédégonde avait toujours su que son avenir reposait entièrement sur Chilpéric. Sans cet homme, elle cessait d’exister, elle retournait au néant, elle mourait. Cette évidence suffisait à convaincre une femme aussi intelligente qu’elle de le ménager et de ne commettre aucune erreur susceptible de lui faire perdre son amour. L’infidélité eût été, de sa part, une sottise monumentale et d’ailleurs elle n’y avait jamais songé : au fond, elle aimait son mari.

L’ambition qui la dévorait, la soif de richesse, de pouvoir et de reconnaissance qui l’animait, étaient réelles, mais elles ne devaient pas occulter l’attirance, la complicité mutuelle, physique, morale et intellectuelle, qui existaient entre ces deux-là. C’était, incontestablement, une forme d’amour, passionné, et inhabituellement solide. Sans cela, Chilpéric, de tempérament peu fidèle, fût allé de longue date voir ailleurs et Frédégonde eût rejoint la liste des femmes qu’il avait eues, et même épousées parfois, avant de s’en lasser et s’en débarrasser. Ils s’aimaient. D’une manière étrange, sanguinaire à l’occasion, mais sincère. Tels quels, ils incarnaient assez bien « le bonheur dans le crime », impardonnable insulte à la morale commune…

Le plus difficile à convaincre des adultères répétés de sa femme, ce serait lui. Et gare à qui se risquerait à porter contre la reine des accusations dont le roi connaissait, au plus intime de son être, la ridicule insanité.

Cet imprudent, ce fut Grégoire de Tours, qui s’estimait protégé par son rang d’évêque et la grandeur de saint Martin. Cette certitude d’être intouchable l’avait déjà conduit à prendre la défense de Prétextat, donc des intérêts austrasiens, lors du concile de Paris réuni afin de juger l’évêque de Rouen. À l’époque, son intervention avait failli lui coûter cher, mais ce souvenir ne l’empêcha pas de récidiver.

Fin 579 ou début 580, Grégoire commença à se répandre auprès de ses intimes et de ses connaissances en racontant, sous le sceau du secret, qu’il savait, de source sûre et autorisée – il faisait allusion à feu le prince Mérovée dont les confidences sur les mœurs de son père et de sa marâtre l’avaient si vivement intéressé… –, que la reine Frédégonde était une dévergondée, que tous les proches du couple royal étaient au courant de ses infidélités et des cocuages répétés du roi Chilpéric, qu’aucun des enfants qu’elle lui avait fait reconnaître n’était de ses œuvres.

Grégoire, alors, baissait le ton, prenait cet air de componction douloureuse et affligée qu’il arborait quand il devait exposer les péchés d’un ecclésiastique, et chuchotait un nom, celui de l’amant supposé de la reine : l’évêque Bertrand de Bordeaux.

Pourquoi Bertrand ? Parce que celui-ci, lors du concile de Paris, était allé, en compagnie de Ragnomod, prélat d’une vertu insoupçonnable, rapporter à Chilpéric les tentatives de Grégoire, personnalité notoire du parti austrasien, pour disculper Prétextat, autre agent de l’Austrasie. Grégoire n’avait pas oublié, il n’avait pas pardonné non plus. Au point de ne pas mesurer l’absurdité de ses propos.

Bertrand de Bordeaux appartenait, on ne sait par quelle branche féminine, à la dynastie mérovingienne. Il était prince, pouvait émettre des prétentions à la couronne. Ses cousins régnants l’avaient-ils fait d’Église parce que c’était un moyen non sanglant de l’écarter de la succession ? Avait-il embrassé l’état ecclésiastique par vocation ? Cela remontait à si loin que ce n’avait plus grande importance ; Bertrand, en effet, était un vieillard et son âge avancé suffisait à rendre absurde l’idée qu’il fût l’amant de la reine.

Pour mieux rendre l’hypothèse aberrante, à l’époque de la conception du troisième enfant de Frédégonde, Samson, l’évêque de Bordeaux se trouvait enfermé dans sa cité épiscopale disputée entre Neustrie et Austrasie. Fallait-il en conclure que le petit Samson, mort en bas âge, avait été – quelle malchance ! – le seul fils que Frédégonde ait conçu avec Chilpéric ? ! Cela ne tenait pas debout, mais Grégoire ne s’y arrêta pas. Il agissait en service commandé, pour le bien de l’Austrasie et de Childebert, son roi légitime, et ce motif l’absolvait des mensonges, calomnies et diffamations qu’il proférait.

La rumeur enflait depuis un certain temps quand elle revint aux oreilles du comte de Tours, Leudaste. Il s’indigna.

Leudaste, placé à ce poste par Chilpéric après qu’il se fut emparé de Tours, dans le but affiché d’y tenir à l’œil un évêque soutien du parti austrasien, faisait, depuis sa nomination, l’objet des attaques, sarcasmes et malveillances de Grégoire ; le prélat n’avait même pas hésité à présenter ce haut fonctionnaire comme une créature de Frédégonde et à sous-entendre que la reine l’avait honoré de ses faveurs. Un de plus !

Leudaste était à coup sûr un ambitieux et un arriviste15, très désireux d’obtenir mieux que cette préfecture tourangelle trop éloignée de la cour à son goût ; il avait compris que Frédégonde, en nombre de domaines, imposait ses idées et ses choix à son mari et il s’échinait à se faire apprécier d’elle. Y parvenait-il ? C’était une autre question. Certes, la reine avait eu recours à lui pour attirer Mérovée à Tours puis le pousser à commettre l’erreur qui le perdrait ; mais Leudaste, en cette circonstance, ne s’était pas montré d’une grande efficacité ; il avait même fait manquer le guet-apens organisé avec la complicité de Gontran Boson. Or, Frédégonde avait horreur des incompétents. Le crédit de Leudaste avait souffert.

Crut-il habile, pour se racheter, d’aller dénoncer Grégoire à Soissons ? Il tenait l’évêque pour responsable des déprédations commises par les sbires de Mérovée sur ses propriétés et la possibilité de se venger était alléchante. Éprouvait-il en effet envers Frédégonde les sentiments qu’elle provoquait fréquemment chez les hommes, sans pour autant les payer de retour, et fut-il tout de bon scandalisé de l’entendre diffamer ? Il envoya à Soissons un rapport circonstancié sur l’attitude et les propos de l’évêque de Tours.

Quand il en prit connaissance, Chilpéric fut partagé entre la colère, l’inquiétude et une très vive contrariété. Ses ennemis le décrivaient à l’envi sous les traits d’une brute épaisse, d’une rare vulgarité, dépourvu de finesse et de culture, mais ces affirmations relevaient de la caricature. Le roi de Neustrie était nettement plus cultivé que la plupart de ses contemporains, quoiqu’il n’eût pas toujours bien assimilé ce qu’il avait appris ou en prît à son aise avec les interprétations et les règles communes, s’estimant par sa naissance au-dessus de ces contingences. Et il n’était ni sot ni lourd. Aussi les implications du rapport de Leudaste lui sautèrent-elles aux yeux. Il les résuma d’une phrase laconique lourde de menaces :

— Incriminer ma femme, c’est me déshonorer.

C’était aussi, par-delà le ridicule de ce rôle de cocu qu’on cherchait à lui faire endosser, jeter un doute insupportable sur la légitimité de ses plus jeunes enfants16. Chilpéric possédait un sens politique assez aigu pour deviner, derrière Grégoire, la malveillance réfléchie de ses parents d’Austrasie et de Burgondie, et leurs espoirs de récupérer la Neustrie s’il venait à disparaître. Il était impératif de mettre un terme immédiat à cette campagne de calomnies et d’en confondre les auteurs de façon si éclatante qu’ils n’y reviendraient plus, ni personne après eux. L’ennui étant que l’insupportable Grégoire, déjà compromis jusqu’au cou dans divers complots austrasiens, suspecté de continuer à servir d’informateur à la cour de Metz, d’une loyauté si douteuse que Chilpéric s’attendait toujours à apprendre qu’il avait livré la ville à Childebert II, était aussi, était d’abord le puissant archevêque de Tours, le métropolitain de la Lyonnaise Seconde, le gardien de la ville la plus sainte des Gaules et du tombeau de saint Martin, patron du pays et protecteur de la dynastie. À ce titre, intouchable, ou peu s’en fallait, sauf à prendre le risque de se mettre toute l’Église à dos, sans parler de saint Martin, perspective autrement plus inquiétante…

Pour ajouter à l’inconfort de la situation, le printemps 580, aussi trempé que les précédents, ce qui provoqua de nouvelles inondations catastrophiques et la perte des récoltes, fut marqué par une série de soulèvements populaires dans les villes de la Neustrie du Sud, en particulier Limoges où l’émeute tourna à l’insurrection avec massacre des fonctionnaires royaux, à commencer par les percepteurs honnis.

Mesures de représailles et nécessités budgétaires, Chilpéric avait, depuis qu’il avait récupéré les cités du Sud de la Loire, augmenté les impôts jusqu’à l’intolérable, alors que la guerre, ses déprédations, des conditions climatiques exécrables et des moissons insuffisantes rendaient le quotidien invivable, détail dont le roi ne s’était nullement préoccupé, étranger qu’il était aux misères des autochtones. Sans états d’âme, il donna l’ordre à ses troupes de massacrer les contestataires ; elles ne s’en privèrent pas.

La pauvreté, la disette, l’exaspération expliquaient en partie cette explosion de colère ; mais Chilpéric ne put se retenir de faire le lien entre ces soulèvements d’anciennes possessions austrasiennes et les calomnies portées contre sa femme et leurs enfants. Il devinait derrière ces événements un plan concerté, une volonté de nuire ; Frédégonde partageait son opinion et accusait Brunehilde.

Soupçons fondés mais, comme si le Ciel s’en mêlait à son tour, l’été commençant, soudain très chaud et lourd, amena une série de désastres sans exemple dans l’histoire des Gaules. Orléans, l’une des plus belles villes du royaume, et l’un des hauts lieux de la monarchie car Clovis y avait vu le jour, flamba en une nuit ; l’accident avait beau être relativement fréquent dans des cités où le bois et le torchis tenaient plus de place que la pierre, où les ruelles étroites favorisaient la propagation du feu, où la rareté des fontaines publiques17 rendait difficile l’extinction des foyers, le sinistre prit des proportions inédites.

À quelques semaines de là, Bourges, autre cité prestigieuse qui se targuait de sa beauté18 séculaire, brûla à son tour après que la foudre fut tombée sur plusieurs quartiers au cours d’un orage comme on n’en avait vu de mémoire d’homme. Suivirent des averses de grêle effroyables qui couchèrent les blés qu’on allait moissonner.

Sur ce, Bordeaux fut frappé par un tremblement de terre de forte magnitude, qui renversa ce qui demeurait de prestigieux vestiges romains19, fit de nombreux morts et d’innombrables sans-logis. La secousse avait été ressentie jusqu’aux Pyrénées ; plusieurs villages de Guyenne furent également détruits. Une partie de la population, affolée, émigra vers d’autres cieux20.

À cette nouvelle, Grégoire de Tours, friand de ce genre d’informations21 et amateur de catastrophes naturelles interprétées comme autant de signes de la colère divine, jubila : une ville dont l’évêque commettait l’adultère avec une reine pire que Jézabel et Athalie devait fatalement partager le sort de Sodome. C’était le sceau de Dieu apposé sur ses dires !

Il jubila beaucoup moins quand il reçut une convocation à se rendre, fin août, à la villa royale de Berny afin d’y répondre devant un concile et devant le roi de propos qu’il aurait tenus qui portaient gravement atteinte à la réputation de la reine et à l’honneur de son époux. L’exemple de Prétextat, déposé à l’issue du concile de Paris, emprisonné puis déporté sur une île de la Manche, donnait à réfléchir et Grégoire se prit à mesurer l’étendue de son imprudence22.

Chilpéric, en effet, avait fait procéder à une enquête serrée à Tours et dans les environs, et les renseignements qui lui revenaient se révélaient peu favorables à la personnalité et à l’action de Grégoire. Cet Arverne placé sur le trône épiscopal n’avait jamais fait l’unanimité parmi son clergé et il s’y trouva plusieurs clercs pour attester l’avoir entendu maintes fois porter des accusations contre la reine Frédégonde. Sans qu’il fût besoin de les mettre à la torture pour les amener à charger le prélat23. De ce nombre figuraient, outre un sous-diacre nommé Ricou d’assez mauvaise réputation, deux prêtres honorables, Platon et Galien, amis intimes de Grégoire. Plus grave, l’évêque de Nantes, Félix, un saint homme des plus appréciés par la reine Radegonde qui ne badinait pas s’agissant de vertu ecclésiastique, émit sur son métropolitain tourangeau une opinion fort mitigée, pour ne pas dire franchement défavorable24.

Pour Grégoire, la position devenait intenable. L’annonce de l’arrestation de Leudaste, qui devait lui aussi comparaître à Berny, et que Chilpéric fit appréhender pour être sûr de l’avoir sous la main lors du procès, et parce que l’enquête tourangelle venait de mettre en évidence des indélicatesses répétées dans sa gestion, lesquelles auraient pu expliquer des calomnies destinées à discréditer une plainte éventuelle de l’évêché, ne le rassura pas. Réalité ou effet d’une imagination anxieuse, il semblait à Grégoire qu’il était sous surveillance rapprochée, qu’on le suivait dans la rue quand il approchait des portes de la ville, comme pour prévenir une évasion. D’un coup, la protection de saint Martin lui sembla plus fragile : savait-on de quoi était capable une bête féroce, un Hérode de l’espèce de Chilpéric ? !

Les témoignages irréfutables s’accumulant, Grégoire comprit qu’il serait contraint d’admettre avoir tenu ces propos, mais à la légère, en se bornant à répéter, grossière erreur de sa part, ce que d’autres lui avaient rapporté. Potinier irresponsable, mais pas diffamateur conscient. Piètre défense, et il le savait.

Alors son beau loyalisme austrasien s’effondra. Entre sa fidélité envers le petit Childebert et sa propre peau, l’évêque de Tours sut qu’il fallait faire un choix et il le fit vite. Il n’avait qu’un moyen de se faire pardonner, c’était de se rallier à la Neustrie et d’entraîner dans ce ralliement ceux qu’il en avait dissuadés jusque-là, et d’abord les Poitevins ; non l’évêque, Marovée, Neustrien à tout crin et à ce titre détesté dans son évêché, mais les vrais faiseurs d’opinion, la reine Radegonde et son porte-parole officieux, le prêtre italien Venance Fortunat qu’elle avait pris sous son active protection, avant d’en faire son ami et son confident.

Fortunat, que l’invasion lombarde avait fixé, sans espoir de retour, à Poitiers, avait assuré son avenir un peu par hasard, en se trouvant à Metz lors des noces de Sigebert et de Brunehilde25. Tout au long de son pèlerinage compliqué vers les Gaules26, où il désirait remercier saint Martin pour l’avoir miraculeusement guéri d’une ophtalmie qui le menaçait de cécité, Fortunat avait plus ou moins payé l’hospitalité et la protection des chefs germaniques locaux, très vaguement romanisés mais très désireux de le paraître, avec des vers de mirliton célébrant la bonne chère qu’on mangeait à leur table et la bonne bière qu’on y buvait. Pieux mensonge. À l’occasion, il avait troussé de jolies élégies, dont les subtilités échappaient à ces braves gens, pour célébrer des jeunes mariés. Cette réputation de poète le précédait quand il avait franchi la frontière austrasienne, à la veille des noces « du Rhin et du Tage », heureuse formule dont il se montrait assez fier et qui avait fait son petit effet sur la cour messine. Voilà comment Sigebert avait décidé de le retenir et d’en faire le chantre officiel des festivités de son mariage, tâche dont Fortunat s’était admirablement sorti.

Quand il avait épousé Galswinthe, Chilpéric avait copié le mariage de son frère, mais n’avait pas eu de poète latin à son service, et il en conservait un amer regret, malgré la triste fin de son union wisigothe. En revanche, souvenir moins agréable, le même Fortunat avait été embauché derechef, en 569, pour présenter les condoléances de l’Austrasie à l’Espagne après l’assassinat de Galswinthe, « la tour abattue ». Le résultat avait été désagréablement remarquable, quoique l’Italien, bon diplomate, n’eût jamais prononcé le mot « meurtre » ni laissé explicitement entendre que c’en était un ; implicitement, par contre… Chilpéric possédait assez de latin pour saisir l’essentiel des allusions à double tranchant que contenait ce long et magnifique poème.

Il n’en voulait pas au poète, mais obtenir de le voir passer à son service et l’entendre chanter ses mérites après avoir tellement vanté ceux des Austrasiens constituerait une revanche agréable. Chilpéric, pour l’obtenir, et pour imaginer la colère de Brunehilde, serait certainement prêt à des concessions.

Grégoire misa là-dessus. Comment convainquit-il Fortunat, et derrière lui l’intransigeante Radegonde, de lui apporter son aide, d’écrire une élégie en l’honneur de Chilpéric et de Frédégonde, puis de l’accompagner à Soissons ? Mystère !

Il est vrai que la reine Radegonde, bien qu’elle n’eût jamais caché ses sympathies pour l’Austrasie, ou plutôt pour son cher Sigebert, avait toujours tenté de maintenir des relations courtoises avec ses autres beaux-fils, et principalement avec Chilpéric, car il était le plus dangereux. Non par crainte ni obséquiosité, sentiments étrangers à cette femme héroïque qui ne comptait que sur l’appui de Dieu, mais parce qu’elle espérait conserver ainsi un entregent diplomatique, une influence lui permettant d’intervenir à bon escient et d’éviter des heurts familiaux sanglants dont les pauvres demeuraient les principales et innocentes victimes. Les efforts de la reine moniale avaient rarement été couronnés de succès, hélas, mais elle n’était pas en mauvais termes avec Chilpéric, ni même avec Frédégonde. Quelques années plus tôt, elle avait même accepté de recevoir, obligation à laquelle elle tentait d’ordinaire de se soustraire tant la contrariaient ses grands pouvoirs de thaumaturge, une fille d’honneur de la reine de Neustrie, du nom de Chrodehilde27, née aveugle28, en faveur de laquelle on lui réclamait un miracle.

Arrivée aveugle à Poitiers, la jeune femme en était repartie borgne, et l’on avait longuement épilogué dans l’entourage de Radegonde pour décider si ce demi-miracle était imputable au peu de foi et aux mauvaises dispositions de la patiente29, ou à l’opinion mitigée du Ciel concernant les demandeurs.

Radegonde pouvait donc intervenir, et elle le fit sans doute, de sorte que Venance Fortunat apparut de manière indirecte comme son envoyé. Affaire de diplomatie, et de charité, car Radegonde ne désespérait jamais de la conversion et du salut des pécheurs. Quant à son opinion profonde concernant Chilpéric et Frédégonde, cela restait du domaine du for intérieur. Fortunat n’ayant pas manqué, selon son habitude, de lui soumettre son texte avant de partir, force est d’admettre que la veuve de Clotaire y avait donné son aval, et accepté les flagorneries que son ami débitait.

Force était d’admettre aussi que la vieille reine réfutait les accusations portées contre Frédégonde. Fortunat assurait en effet que « les mœurs de la reine étaient la parure du royaume30 », jolie formule à laquelle Radegonde, qui abhorrait le mensonge, n’eût pas souscrit si elle avait nourri le moindre doute quant à la fidélité conjugale de Frédégonde et à la légitimité de ses enfants.

Grégoire se présenta donc à la villa de Berny dans les derniers jours d’août, accompagné de Venance Fortunat, mais aussi de son vieil ami l’évêque Salvi d’Albi, témoin de moralité.

Tout laisse supposer que l’on s’était entendu d’avance et qu’en échange de son revirement public, Grégoire avait été assuré de son pardon, voire de la condamnation de ses ennemis. Si l’évêque de Tours était innocent, il fallait bien que celui qui l’avait accusé fût coupable ! Cela tombait à pic, car Leudaste, bien qu’il eût rendu un signalé service à Chilpéric en l’avertissant des menées austrasiennes, devenait encombrant. Il avait incontestablement commis des malversations, fautes qui entraînaient de graves châtiments ; ensuite, donné aux rumeurs une fâcheuse publicité, maladresse que Frédégonde, épouse réellement insoupçonnable, ne lui pardonnait pas. « La femme de César ne saurait être suspectée » demeurait, depuis le divin Jules, un axiome politique auquel les puissants avaient intérêt à souscrire. Seulement, à la différence de César qui avait répudié sa seconde épouse, accusée d’adultère par ses opposants au Sénat, Chilpéric ne sacrifierait pas la femme qu’il aimait et qu’il savait fidèle. Tant pis pour Leudaste qui ne l’avait pas saisi.

Le jugement de Berny31 se solda par un non-lieu en faveur de Grégoire dont la plaidoirie s’était bornée à faire déclamer par Fortunat les vers dithyrambiques chantant la grande et inaltérable vertu de Frédégonde, femme d’exception joignant l’intelligence à la beauté, parée de tous les talents féminins au point d’incarner la quintessence de l’épouse parfaite. Et cela ne sonnait pas si faux.

L’évêque de Tours avait juré sans frémir sur les Évangiles posés sur l’autel qu’il n’avait jamais calomnié cette reine admirable et, comme il avait célébré trois fois la messe dans trois chapelles différentes sans que le Ciel foudroie le parjure, on en avait conclu qu’il était blanc comme l’agneau nouveau-né.

Pour faire bonne mesure, la princesse Rigonthe avait, « spontanément », choisi de faire une neuvaine de jeûne et de prière dans l’intention de faire éclater l’innocence de Grégoire. Il était peu crédible qu’une pareille idée fût venue à l’esprit d’une fillette de onze ou douze ans sans qu’on la lui eût soufflée. C’était d’autant plus touchant que le saint homme en question avait ignoblement calomnié sa mère et mis en doute la légitimité de la pauvre enfant32.

Seul le vieux Bertrand de Bordeaux fit quelques difficultés, estimant qu’on lavait l’honneur de la reine mais qu’on faisait bon marché du sien, alors qu’il était inconcevable, à son âge, au terme d’une vie irréprochable, d’être accusé par un confrère de pareilles turpitudes. Enfin, le prélat accepta de donner le baiser de paix et de pardon à son calomniateur.

Dans l’intervalle, Leudaste, désigné comme l’unique coupable et excommunié pour avoir porté des accusations fausses contre un prélat, avait eu loisir de quitter Berny en emportant une somme conséquente33 ; il n’était plus là quand on fit semblant de s’aviser de le chercher pour le soumettre à la torture et le jeter en prison. Il gagna sans être inquiété le Berry, qui appartenait à Gontran et où la Neustrie se garda, du moins dans un premier temps, d’aller le chercher.

Toute cette comédie, qui s’était jouée en public, mais sans qu’on eût jamais évoqué ouvertement le fond de l’affaire, à savoir les adultères de la reine et le cocuage présumés du roi, se termina donc par une réconciliation générale, en apparence du moins.

Au fond de son cœur, Grégoire, déjà honteux de ses actes, était mortifié, humilié et furieux. Il songeait en grinçant des dents qu’il avait laissé Fortunat glorifier les dons poétiques du roi et louer sa théologie étonnante – c’était le moins qu’on pût dire…–, alors que lui, Grégoire, en privé, n’avait jamais perdu une occasion de le tourner en ridicule et de l’accuser d’hérésie. Quelle couleuvre à avaler, et cela en présence de Salvi, qu’il avait sommé, quelques années plus tôt, de donner son avis sur les vues théologiques de Chilpéric, en le poussant à surenchérir sur ses propres critiques !

Par chance, Salvi, charitable, et très gêné de ce misérable déballage, ne se permit aucune allusion déplacée. Seulement, à l’instant de quitter Berny, où il paraissait peu désireux de s’attarder, faisant ses adieux à Grégoire, il lui montra le toit de la villa, et demanda :

— Ne vois-tu rien sur cette toiture ?

Grégoire répondit qu’il ne voyait rien, sinon que des couvreurs venaient de la refaire.

— Et rien d’autre, vraiment ?

L’évêque de Tours demanda ce que l’Albigeois pouvait bien avoir remarqué qui lui eût échappé. Alors, Salvi, d’un air de profonde tristesse, répondit énigmatiquement :

— Moi, je vois, déjà tiré du fourreau, le glaive de la colère divine suspendu sur cette maison et ceux qui y habitent34.

Il ne croyait pas si bien dire.

Favorisée par le temps humide et doux de cette fin d’été 580, la variole, la « mort rouge » disait-on vulgairement, apparue dans le Midi, remontait vers le nord depuis quelques semaines. Un courrier de la cour de Chalon avertit bientôt du décès de la reine Austrigilde, l’épouse de Gontran. Se sentant mourir, cette femme vindicative avait appelé son mari et lui avait fait solennellement jurer, dès qu’elle aurait rendu l’âme, de mettre à mort « les méchants médecins » qui n’avaient pas su la soigner ; au vrai, plus que sa propre fin, elle ne leur pardonnait pas leur impuissance, deux ans auparavant, face à la typhoïde qui avait emporté ses deux fils35. Gontran, accablé mais tenu par un serment donné imprudemment à une mourante sans s’être au préalable enquis de ses ultimes volontés, obtempéra et fit en effet mettre à mort les deux médecins. Cet exemple ne repousserait point les limites, étroites, de la science partielle et maladroite de leurs confrères ; mais, comme l’avait dit l’impopulaire Austrigilde, qui se savait peu aimée de ses sujets, donc peu regrettée, cela ferait en Burgondie deux familles de plus qui pleureraient à l’heure des obsèques de la reine…

Nonobstant cette cruauté inutile et gratuite, l’épidémie gagnait toujours du terrain.

Les prélats et les témoins convoqués des quatre coins du royaume à Berny pour le procès de Grégoire, venus avec des suites nombreuses, et la foule de curieux que l’événement avait attirés, s’en firent involontairement les vecteurs efficaces.

Début septembre, quelques cas se déclarèrent parmi le personnel de la villa. À défaut de soigner la variole, la médecine de l’époque en connaissait bien les symptômes et leur évolution : forte fièvre, terribles migraines, douleurs musculaires, épuisement, puis irruption de pustules sur tout le corps et le visage accompagnée d’intolérables démangeaisons mais qui, parfois, chez les plus robustes, provoquait une crise salutaire amenant la guérison.

En cette saison de désastres, après la disette des années précédentes, rares étaient ceux dont les organismes affaiblis conservaient assez de forces pour lutter victorieusement contre le mal.

Et puis, et cela peut-être plus encore que le reste effrayait Frédégonde, fière de sa beauté intacte à quarante ans sonnés, ceux qui survivaient à la variole restaient en général défigurés ; elle avait dans sa vie croisé assez de varioliques guéris pour savoir qu’elle ne supporterait pas de leur ressembler. Elle ne voulait pas non plus voir ses enfants présenter un jour ces visages ravagés qui n’inspiraient que pitié et horreur.

Elle ordonna de faire les bagages et de se replier vers une autre demeure royale, plus isolée, qu’elle espérait n’avoir pas été encore atteinte par le mal. Chilpéric et les siens eurent-ils même le temps de quitter Berny ou un autre mal, qui n’était pas la variole mais une forme aiguë de dysenterie, les cloua-t-il au lit avant le départ36 ?

Le petit Dagobert, qui n’avait que deux ans, fut atteint le premier ; démonstration de la légèreté du couple en ces matières, l’enfant n’était pas encore baptisé37. On y pourvut dans l’affolement. Le sacrement sembla apporter un mieux38.

Les parents reprenaient espoir quand Chlodobert fut atteint à son tour. Le garçon allait fêter ses quinze ans ; c’était un adolescent vigoureux, d’une santé robuste qui n’avait jamais donné à sa mère, en adoration devant cet aîné, le moindre sujet d’inquiétude.

Puis l’état de Dagobert déclina de nouveau. Pour la première fois de sa vie, Frédégonde fut saisie de panique.

Ses deux fils étaient à l’agonie, les médecins impuissants à les soigner, plus encore à les guérir. Elle comprit, d’un coup, que, si elle venait à les perdre, tout ce qu’elle avait entrepris, tout ce qu’elle avait fait l’aurait été en vain. Elle se serait sali les mains et souillé l’âme en pure perte, puisque cette somme d’efforts ne profiterait pas à ses enfants. Qu’ils étaient sa garantie d’avenir, sa protection contre la rancune du dernier fils d’Audowère, l’inepte Clovis, elle n’y pensa même pas en ces instants terribles. Elle n’était plus une reine luttant pour assurer la continuité de la dynastie et imposer au trône sa propre descendance, mais une mère désespérée prête à n’importe quel sacrifice pour sauver ses petits.

Grégoire lui avait reproché autrefois, lors de la naissance du pauvre Samson, qu’affaiblie et souffrante, elle avait écarté d’elle afin de préserver une santé dont elle avait besoin pour affronter l’attaque victorieuse de Sigebert, d’être une mère dénaturée, incapable de sentiments communs à toutes les femelles. En ces heures de désarroi absolu, Frédégonde ne songeait pas à se préserver, elle se moquait d’attraper le mal de ses fils, ce mal qui, hélas, semblait épargner largement les adultes39. Son dévouement, sa tendresse étaient à la mesure de son effroi et de sa douleur : immenses.

À la pensée du vide effroyable qui emplirait sa lamentable existence si elle perdait ses garçons, un étonnant retour sur elle-même se produisit. Elle se vit, comme elle se verrait au tribunal de Dieu, dépouillée de tout appareil mondain, privée de toute excuse, nue dans la vérité de son être et de ses actes : coupable, criminelle, pécheresse, et condamnable.

Comment cerner les rapports qu’elle entretenait avec la religion et avec Dieu ? Frédégonde était certainement née catholique, parce que les régions du nord-ouest dont elle était originaire étaient christianisées depuis deux ou trois siècles. Mais chez elle survivait, indéracinable, un vieux fond païen qui repoussait avec mépris et indifférence les préceptes évangéliques et leur douceur. La charité, le pardon des offenses, l’amour des ennemis apparaissaient à Frédégonde, dans le milieu où elle était placée, l’époque qu’elle vivait, incompréhensibles folies auxquelles elle ne pouvait adhérer. Elle ne les avait jamais pratiqués, parce qu’à ses yeux ces préceptes étaient dangereusement impraticables. Le Christ miséricordieux lui restait étranger. En revanche, elle comprenait infiniment mieux le Père qu’elle percevait sous l’aspect d’une divinité redoutable et vengeresse, voisin du vieux Dis Pater du panthéon gaulois. Elle songea qu’il fallait l’apaiser.

Paradoxe étonnant, elle se percevait pécheresse parce qu’étrangère aux principes et aux œuvres de miséricorde chrétiens, mais estimait le Juge divin aussi incapable qu’elle de pitié et de clémence. Face à l’immensité de ses fautes et au désastre qu’elles avaient entraîné, la reine Clotilde, revenant à la foi héroïque de sa jeunesse, s’était jetée, le cœur contrit et repentant, aux pieds de Dieu, et elle avait été exaucée. Frédégonde ne possédait pas cette capacité parce que la divinité en laquelle elle croyait, fermement, était un Dieu de colère et de férocité en train de l’anéantir. Elle percevait de manière floue la nature de ses fautes et qu’elle devait les réparer.

En ces heures horribles et décisives, il eût fallu près d’elle un religieux de haute vertu et de grandes capacités pour l’éclairer, la conseiller, la convertir et la sauver : elle ne le trouva pas. L’ère des Remi de Reims, des Avitus de Vienne, des Germain d’Auxerre et de Paris, des Médard de Soissons, était close, et s’il demeurait dans le royaume quelques belles figures religieuses, mais de moindre envergure, la reine ne les connaissait pas ou n’avait pas le temps de les appeler à l’aide.

Elle fit de son mieux, parce que tout son caractère la portait à l’action, immédiate et tangible ; mais il y manqua ce qui eût donné son sens à ses actes : un cœur brisé et une âme repentante.

Frédégonde tenta d’acheter les bonnes grâces du Seigneur comme elle eût essayé de corrompre un puissant.

Si elle reprenait la longue liste des actes peccamineux de son existence et de celle de son mari, – car il fallait que Chilpéric fût coupable lui aussi, sans quoi pourquoi l’atteindre dans sa fierté paternelle, – certains se révélaient irréparables, du fait de la mort des victimes ; d’autres, telles la répudiation d’Audowère ou la déportation de Prétextat, lui paraissaient si justifiés qu’elle n’envisagea pas une seconde d’y mettre un terme ; restait ce qui, à n’en pas douter, lui pesait véritablement, à savoir les divers prétextes employés afin de pressurer le pauvre peuple de toutes les manières possibles et imaginables.

Frédégonde était une fille de ce peuple, et même si elle avait tenté de l’oublier, les Francs, dans leur orgueil de race, ne lui en avaient jamais laissé la possibilité, acharnés à lui rappeler qu’elle n’était pas des leurs. Pourquoi, alors, au lieu de venir en aide aux siens, ainsi qu’elle en avait l’occasion, avait-elle délibérément choisi de leur rendre la vie plus rude et plus pesante ? À quoi lui servaient les trésors qu’elle s’était constitués sur leur dos, fruits de leurs peines ? Qu’allait-elle en faire s’ils demeuraient impuissants à racheter ses fils ? Même l’immense plat d’or massif incrusté de gemmes qu’elle avait exigé, caprice somptuaire, parce qu’il effacerait le souvenir du plateau d’argent des Austrasiens, l’emplissait maintenant d’horreur et de regret ; elle l’eût brisé à la seconde, en eût distribué les morceaux aux pauvres de ses propres mains si cela devait rendre la santé à ses fils !

Persuadée de tenir l’unique remède, elle se rua près de Chilpéric, en proie à une excitation folle qui confinait à la crise de nerfs, et lui tint le discours le plus invraisemblable qui fût, le programme le plus contraire au sens politique que chef d’État eût jamais entendu ; mais le roi, qui était père et qui souffrait autant que sa femme, y prêta l’oreille en dépit de son décousu et de son aberration :

— La miséricorde divine nous supporte depuis longtemps, nous qui faisons le mal ; elle nous a souvent avertis par des fièvres et autres maladies, mais sans que nous nous amendions pour autant. Et voici maintenant que nos fils sont frappés ! Voici que les larmes des pauvres, les lamentations des veuves, les plaintes des orphelins, les tuent ! Il ne nous reste plus d’espoir ! Pour qui amassons-nous désormais ? Nous thésaurisons mais au profit de qui ? Voici que nos trésors vont nous rester, privés de leurs héritiers mais lourds du poids de nos rapines et des malédictions ! Est-ce que le vin manquait dans nos caves ? Est-ce que le froment manquait dans nos greniers ? N’avions-nous pas dans nos trésors de l’or, des pierreries, des colliers et maints bijoux dignes des empereurs ? Et voici que nous perdons ce que nous possédions de plus beau et de plus précieux… Maintenant, viens avec moi et, en hâte, brûlons tous ces registres du fisc emplis de nouveaux impôts iniques ! Et contentons-nous de ce qui suffisait à ton père, le roi Clotaire40 !

Frédégonde avait déjà donné ses ordres, car elle ne doutait pas que son mari accepterait l’holocauste. Des serviteurs apportèrent les rôles du fisc, à commencer par les derniers en date, ceux qui lui pesaient davantage sur la conscience, car ils correspondaient aux augmentations exigées des Limougeauds, si lourdes qu’elles avaient entraîné une révolte, et le massacre des révoltés. La reine s’en empara et les jeta dans le feu, où ils se consumèrent.

Ce n’était pas encore assez : elle fit apporter tous les registres, supplia Chilpéric de l’aider à les détruire, sanglotant qu’il en allait de la survie de leurs fils ! Et, comme, hébété, incertain, atterré de la portée du geste, il hésitait encore, elle le poussa vers le brasier, les bras pleins de documents et cria :

— Mais qu’attends-tu ? ! Fais comme moi afin que, même si nous avons le malheur de perdre nos enfants, nous échappions au moins à la peine éternelle !

Était-elle sincère ? Était-ce un cri de foi absolu, soudain, inattendu, qui lui échappait enfin et qui, elle osait l’espérer, pouvait encore tout renverser, arracher un miracle au Ciel et sauver les jeunes princes ? Emporté par l’élan de sa femme, Chilpéric avait saisi les registres et il les jetait dans les flammes comme du petit bois, les regardant se consumer, hagard et fou, lui aussi, d’un espoir délirant.

Dieu n’entendit pas…

Dagobert, un enfant robuste qui, en dépit de son tout jeune âge, avait vaillamment lutté contre le mal, s’éteignit, après de telles souffrances qu’il parut à son entourage que cette mort terrible représentait une délivrance.

Chlodobert, presque un homme déjà et vigoureux comme tous ceux de son sang, luttait encore. La mort du petit avait anéanti Frédégonde mais, quand elle vit qu’elle ne pouvait plus rien pour lui, avec cette détermination qu’elle avait montrée dans Tournai assiégé, quand elle avait jugé qu’il fallait se soucier des vivants et des bien-portants plutôt que des faibles condamnés d’avance, elle décida de se battre jusqu’au bout de ses forces pour sauver l’aîné.

Le trépas de Dagobert, en dépit de l’holocauste consenti, lui prouvait qu’elle n’était pas digne, que ses prières ne touchaient pas le cœur de Dieu et qu’elle avait besoin d’un intercesseur. Elle se persuada qu’elle avait péché une fois encore par excès d’orgueil en se croyant capable de traiter directement avec le Tout-Puissant. Mais à quel saint se vouer en cette extrémité ? Les médecins avouaient, désolés, et inquiets car l’exemple sanglant de la reine Austrigilde les terrifiait, que l’adolescent, à moins d’un miracle, ne tiendrait pas plus de deux ou trois jours maintenant. Dans ces conditions, il était vain d’essayer de gagner Paris, où l’on allait enterrer Dagobert auprès de ses ancêtres, et d’en appeler à l’aide de Geneviève ou de Denis le martyr. Il fallait un saint local, proche, que l’on pût toucher en de si courts délais. Frédégonde pensa à Médard de Noyon.

Elle l’avait croisé autrefois, du vivant de Clotaire, très grand vieillard qui fréquentait occasionnellement la cour. Elle n’était rien en ce temps, pas même la maîtresse de Chilpéric, juste l’une des servantes d’Audowère. On prêtait à l’évêque des dons de thaumaturge et un grand souci des humbles, de sorte qu’il intervenait dans leurs plus mesquines nécessités, n’hésitant pas à réclamer au Ciel des miracles météorologiques bienvenus, la pluie quand les récoltes en manquaient, et le soleil quand l’eau devenait trop abondante41.

Médard, selon la volonté de Clotaire, reposait à Soissons, dans la même basilique que le roi. Frédégonde pensa qu’il aurait pitié du petit-fils de son vieil ami.

Contre l’opinion des médecins, qui ne jugeaient pas le prince en état de franchir la distance séparant Berny de Soissons, elle donna ordre de préparer un chariot fermé, y fit installer un lit, des couvertures, des coussins ; l’on y transporta Chlodobert, grelottant de fièvre et plongé dans un semi-coma.

Le temps s’était remis à la pluie et au froid. Assise près de son fils, la reine ne le sentait pas, plongée dans ses rêves, et dans une prière maladroite et sincère.

Songeait-elle encore à Dagobert, dont le corps embaumé était acheminé vers Paris où il serait inhumé non dans la basilique des Saints Apôtres, auprès de ses aïeux, mais dans celle de Saint-Denis, bâtie sur le tombeau du premier évêque évangélisateur de la capitale ?

À peine… Toutes ses pensées, ses forces, ses volontés étaient tournées vers l’enfant qui vivait encore.

Chilpéric, plus réaliste, d’une foi douteuse mais plus éclairée, s’effrayait de la ferveur terrible de sa femme ; il n’osait pas espérer la guérison de son fils, se demandait avec angoisse en quoi se tournerait cet élan religieux si Chlodobert ne devait pas survivre. Un reste de catéchèse lui rappelait que la volonté divine est rarement conforme à celle des hommes, que les malheurs, les souffrances, les deuils et les croix sont le lot de chacun, qu’il convient de les recevoir et de les porter dans la confiance et l’adoration. Longtemps, jeune, fort et insouciant, il s’était cru au-dessus de ces drames ordinaires ; il constatait qu’il ne l’était pas et l’acceptait. Il doutait en revanche que Frédégonde fût capable de l’imiter. Elle s’imaginait être en mesure d’exiger de Dieu ce qu’elle exigeait des hommes, et d’abord de son mari. Quand elle constaterait qu’il n’en était rien, humilierait-elle son orgueil, changerait-elle de conduite ? Il n’arrivait pas à l’imaginer convertie, repentante, chrétienne. Et peut-être n’en avait-il nullement envie. Il l’aimait païenne, diablesse, sorcière, ainsi que le prétendaient leurs ennemis ; les dévotes l’avaient toujours prodigieusement agacé.

Chlodobert vivait encore, ce qui relevait déjà du prodige, quand le triste cortège atteignit la basilique Notre-Dame de Soissons. Son escorte le sortit du chariot et le porta à l’intérieur du sanctuaire sans que l’adolescent manifestât le moindre signe de conscience. On le coucha devant la tombe de saint Médard.

À la lueur des cierges, le visage décharné du garçon, quelques jours plus tôt éclatant de santé, semblait celui d’un cadavre. Seule Frédégonde, hantée d’espoirs fous, incapable d’accepter et de se soumettre, continuait à nier l’évidence.

Un peu avant minuit, Chlodobert, déjà fortement oppressé quand on avait quitté Berny, fut pris de suffocations et, un instant après, expira.

Dénouement atroce et prévisible qui laissa d’abord Frédégonde sans réaction, anéantie de douleur et de détresse.

Quand elle reprit un peu ses esprits, elle demanda à Chilpéric de faire porter leur fils dans une autre église de la ville, celle placée sous l’invocation des deux martyrs Crépin et Crépinien ; façon naïve d’exprimer la violente rancœur qu’elle éprouvait envers saint Médard, qui ne l’avait pas exaucée. Le roi y consentit, bien que ce sanctuaire ne fût pas relié à la dynastie. Il cherchait par tous les moyens à apaiser l’effroyable douleur de sa femme, auprès de laquelle la sienne, lancinante et cruelle, était, il le comprenait, presque insignifiante.

Suivant la logique expiatrice qui l’avait saisi, Chilpéric multiplia, dans les jours qui suivirent la mort de ses fils, les gestes de repentir et de piété ; cet or accumulé qui n’irait pas à ses enfants, car, en ce moment, l’infortunée Rigonthe, seule survivante, ne comptait absolument pas, il voulait en effacer l’origine honteuse, maudite même, comme l’affirmait Frédégonde ravagée de remords et de chagrin. Il le distribua avec une générosité folle, donnant beaucoup aux églises et aux lieux de pèlerinage, pour faire oublier qu’il lui était arrivé de les spolier ; davantage encore aux pauvres qu’il avait dépouillés sans pitié au long des années. Ces largesses inattendues, et l’effarante douleur du couple royal que le chagrin brisait tandis qu’il suivait le cortège funèbre de Chlodobert, provoquèrent une commotion dans l’opinion. Le roi et la reine n’étaient guère populaires mais, en ces heures de deuil et de recueillement, les Soissonnais, eux-mêmes durement éprouvés par les épidémies et qui enterraient chaque jour leurs propres enfants, éprouvèrent une compassion immense envers ce couple frappé par le malheur commun ; ils virent en Chilpéric et Frédégonde des parents anéantis, à leur instar, communiant avec eux dans un drame unique dont la fortune, la naissance, la puissance ne préservaient point. Au long des rues menant à Saints-Crépin et Crépinien, une foule compacte et recueillie, pleurant et priant, se massa afin de voir passer le cortège et manifester son soutien par sa présence. La sympathie populaire allait surtout à la mère douloureuse et Frédégonde en sortit grandie, entourée d’une affection qu’elle ne pensait pas avoir méritée mais qui, à l’avenir, ne se démentirait plus ; elle saurait s’en souvenir et s’en servir42.

Pour l’heure, elle était trop anéantie pour penser, pour réfléchir à un avenir brusquement vidé de son sens. Elle refusa de retourner à Berny, la maison du bonheur et de la prospérité où tout lui parlerait de ses fils. Chilpéric l’emmena à Cuise, domaine forestier jadis apprécié de Clotaire qui aimait y chasser mais un peu abandonné depuis qu’il y était mort en 561 ; Frédégonde s’y enferma dans son deuil.

Quant au roi, incapable de supporter ce climat d’affliction, incapable d’apporter la moindre consolation à cette femme qu’il aimait mais que le malheur avait vieillie d’un coup et qui faisait, maintenant, ses quarante ans, il prit la fuite avec un courage tout masculin, et alla se réfugier à Chelles, près de Paris.

Cette désertion, Frédégonde, d’abord presque soulagée du départ de son mari, mit un certain temps à en mesurer les éventuelles conséquences et à s’en inquiéter. Il n’était pas bon pour elle, désormais sans enfant, de laisser s’éloigner l’homme dont dépendait son avenir ; elle ne désespérait pas d’engendrer d’autres princes : elle le pouvait encore. À condition de retenir le roi, peut-être tenté d’aller chercher ailleurs de quoi restaurer sa descendance disparue… À condition, aussi, d’écarter ceux qui ne manqueraient pas d’y faire obstacle.

Le prince Clovis, désormais seul descendant vivant de Chilpéric et unique héritier d’une couronne de Neustrie qu’il se voyait déjà ceindre, ne sut ni respecter la douleur de sa marâtre, ni deviner le moment où cette femme énergique, toujours animée d’un féroce instinct vital, commença d’en émerger. Il s’affichait, suffisant, méprisant, arrogant.

À ses yeux et à ceux d’Audowère, sa mère, qui montrait, depuis qu’elle avait été informée du drame, une joie indécente, cette tragédie n’était que justice ; bientôt, très bientôt, ils rentreraient dans leurs droits et Frédégonde, privée de postérité, retournerait au néant dont Chilpéric, ensorcelé, avait commis l’erreur de la tirer. Là, on la ferait discrètement disparaître ; tel avait été le sort de bien d’autres concubines royales issues souvent de meilleurs milieux et vite oubliées. Clovis en parla, pratiquement comme d’une chose faite, à maintes personnes de son entourage : il n’avait jamais brillé par son intelligence43.

Ces derniers mois, le jeune homme, qui, d’ordinaire, évitait de se trouver là où résidaient sa belle-mère et ses enfants, avait, au contraire, passé l’essentiel de son temps avec eux à Berny et ailleurs. Frédégonde, qui le détestait et s’en méfiait en proportion, n’avait pas vu ces visites et ces séjours prolongés d’un bon œil mais n’avait rien dit ; quels reproches, quels griefs invoquer ? Le prince avait le droit d’être auprès de son père.

Frédégonde, vigilante, s’était rassurée en comprenant ce qui motivait le garçon : non l’affection filiale, mais une toquade amoureuse.

Clovis s’était épris d’une très jeune fille, jolie, piquante, et qui possédait la plus somptueuse chevelure qui fût44. Sans véritable emploi à la cour, cette fille y vivait parce que sa mère se trouvait être l’une des servantes de Frédégonde. La reine n’y avait plus prêté attention ; les amours ancillaires de son beau-fils ne la concernaient pas. Tout au plus éprouvait-elle parfois un pincement au cœur devant la triomphale jeunesse et le charme de cette gamine, qui l’obligeaient à admettre qu’elle vieillissait et que bien des femmes de son âge, avancé pour l’époque, avaient déjà quitté ce monde, usées par les maternités, la pauvreté, le dur labeur quotidien ; elle avait eu de la chance d’échapper à cette existence qui eût dû être la sienne.

Cependant, depuis la mort des jeunes princes, Frédégonde, seule à Cuise, où Clovis continuait ses visites, s’agaçait de plus en plus de sa présence. Elle avait l’impression, et celle-ci n’était pas fausse, que le détestable garçon venait là aussi, venait là surtout pour la narguer, et que ses séjours constituaient pour elle, mais aussi pour Rigonthe, une menace grandissante.

En proie à des angoisses que Chilpéric imputa aux nerfs et au contrecoup du deuil, elle lui écrivit pour lui demander d’éloigner son fils et lui interdire l’accès à la villa de Cuise. On était alors début octobre 580.

Demanda-t-elle aussi que le prince fût assigné à résidence à Berny, cet endroit où elle était sûre de ne jamais retourner ? Grégoire de Tours, malveillant selon ses habitudes, l’affirme, ajoutant que Frédégonde espérait se débarrasser de son beau-fils car l’épidémie y sévissait toujours et la reine espérait que le garçon serait atteint à son tour45.

En fait, rien ne laisse supposer que Chilpéric eût frappé son fils d’une telle mesure ; il l’invita à le rejoindre à Chelles où il prévoyait de passer une partie de l’automne et de s’adonner aux plaisirs de la chasse. Rapprocher le roi de son fils était une maladresse mais Frédégonde le comprit trop tard. Clovis se trouvait déjà à Chelles.

Une fois encore, la suite des événements, leur déroulement exact, la responsabilité et les motivations des uns et des autres demeurent difficiles à démêler46. Faut-il supposer que Frédégonde, livrée à elle-même, l’esprit battant la campagne, rongée de doutes, d’angoisses, de culpabilités qu’aggravaient le début de la mauvaise saison, le raccourcissement des jours et l’emprise des ténèbres sur la vaste forêt de Compiègne, prêta l’oreille à des rumeurs et finit par forger de toutes pièces un bouc émissaire idéal auquel faire porter la responsabilité de la mort de ses enfants ? Admettre qu’elle-même accordait foi à la réalité du complot dont elle accusa Clovis ?

Ou, au contraire, conclure, comme le proclama la propagande austrasienne relayée par l’évêque de Tours, et reprise ensuite par tant d’historiens, que Frédégonde, monstre froid et déterminé que la mort de ses enfants n’avait nullement brisé, trouva là l’occasion inespérée d’en finir une fois pour toutes avec la progéniture de sa rivale ? Que, par conséquent, Clovis était innocent et qu’il fut une victime supplémentaire au bilan d’une tueuse effrontée qui ne reculait devant rien ?

Vues également insatisfaisantes : la vérité, pour autant qu’elle se puisse appréhender, fut plus complexe.

Certains faits, que Grégoire ne put passer sous silence, les réactions des contemporains, dont Venance Fortunat, qui n’était pas courtisan et flagorneur au point d’officialiser une version fallacieuse imaginée afin de couvrir un crime d’État, obligent à penser que, comme à l’époque des complots de Mérovée, une part des soupçons et des accusations de Frédégonde était crédible, si ce n’est fondée.

Une certitude : Clovis, obtus et dépourvu de tact, se voyait roi et le disait à temps et à contretemps. Cela représentait en soi une maladresse, et même une imprudence pour qui se souvenait des menées de son frère aîné ; les fils d’Audowère se montraient décidément pressés de prendre la place de leur père…

Le prince se répandait en insultes et en menaces publiques contre Frédégonde, qu’il se promettait d’abattre et de tuer, satisfaisant ainsi les rancunes maternelles. Cela signifiait soit qu’il s’estimait capable de détourner Chilpéric de son épouse et d’obtenir son renvoi et sa condamnation, soit qu’il misait sur la mort prochaine du roi. Comptait-il la précipiter ? On était en droit de se poser la question.

Dès lors que Clovis annonçait l’élimination prochaine du couple royal, il devenait loisible de se demander s’il n’avait pas aidé à la disparition de ses demi-frères. Qui, en vérité, avait plus intérêt que lui au trépas des trois jeunes fils de Frédégonde ?

Ces éléments rassemblés permettaient d’imaginer un scénario très désagréable, ce que Frédégonde, affolée de douleur et d’angoisse, ne manqua pas de faire. Avait-elle raison ? Devenait-elle paranoïaque ? Le chagrin, la colère, la jalousie à l’idée de voir le fils d’Audowère triompher la poussèrent-ils à des accusations non pas absurdes mais infondées ? S’agissait-il de la vengeance délirante d’une mère décidée à entraîner sa rivale dans son malheur ?

Difficile d’adhérer à cette hypothèse puisque Chilpéric, privé de progéniture et qui avait tout intérêt à défendre le seul héritier qui lui restait, se rangea, et vite, aux arguments de sa femme, et sacrifia Clovis. Ce qui conduit à supposer que le roi se sentait menacé et qu’il décida d’agir contre le benjamin comme il l’avait fait avec Mérovée. Question de vie et de mort : sa vie et sa mort…

Les fins brutales, rapides, des deux princes, jusque-là en excellente santé, avaient commotionné l’opinion en Neustrie, et même au-delà des frontières. Certes, une épidémie sévissait alors, plusieurs même peut-être, qui tuait de préférence enfants et adolescents ; Chlodobert et Dagobert n’étaient pas, et de loin, les seules victimes de ce fléau… Mais certains symptômes – vomissements jaunâtres ou verdâtres, diarrhées – évoquaient l’intoxication. Dans certaines régions, les populations prises de panique avaient prétendu qu’on avait empoisonné les puits et les fontaines et qu’elles périssaient d’avoir bu une eau souillée. Ces braves gens, observateurs, ne se trompaient peut-être pas tant que cela. Une pollution massive des nappes phréatiques, contaminées par des charognes à la suite des terribles inondations des années précédentes et de ce printemps 580, pouvait expliquer une grande partie des symptômes observés. Empoisonnement réel, mais sans origine criminelle47.

Cela, la médecine du temps l’ignorait et restait incapable de fournir la moindre explication sur les causes du fléau. Praticiens et malades constataient des symptômes d’intoxication, et n’en voyaient d’autres raisons que le poison, celui versé dans les plats et les coupes par des mains mal intentionnées. Le poison, terreur des puissants depuis la nuit des temps, et qui avait, en tant d’occasions, libéré la route vers le trône d’un prétendant pressé de s’emparer du pouvoir. Il ne s’agissait pas d’un fantasme mais d’une réalité et, même si la chute de l’Empire romain avait fait disparaître nombre de recettes efficaces et recherchées, il restait dans la nature suffisamment de plantes, de minéraux, de venins pour fournir à celui ou plus souvent à celle qui savait s’en servir mille façons de se débarrasser d’un gêneur.

Le poison, Frédégonde, Chilpéric, et tous les rois qui les avaient précédés ou les suivraient, tous les empereurs, tous les basileus, en avaient une peur justifiée. Au moindre malaise digestif inexpliqué, et ils l’étaient presque tous, ils y pensaient. Cela avait été la première idée, et l’obsession, de la reine Austrigilde de Burgondie, la femme de Gontran, si persuadée de périr assassinée par les tisanes de ses médecins qu’elle avait exigé leur exécution !

Frédégonde, en se demandant si la mort de ses fils était naturelle, se comportait comme n’importe laquelle de ses contemporaines, ni plus ni moins48 !

Et sans doute en serait-elle restée au stade du soupçon improbable sans la bêtise provocatrice de Clovis, trop prompt à triompher, sans ses menaces prématurées, et sans l’intervention opportune et anonyme49 de quelqu’un dans l’entourage de Chilpéric qui s’avisa de lui rapporter les propos imbéciles du jeune homme.

Clovis avait-il été assez stupide pour se vanter d’être pour quelque chose dans les trépas de ses demi-frères ? Peut-être. Avait-il poussé l’idiotie jusqu’à donner des précisions et les noms de ses complices présumés ? Cela se peut. Avait-il, de surcroît, tout inventé pour se rendre intéressant et se conférer une stature de gouvernant vengeur et implacable qui ferait oublier son ridicule passé militaire et la débâcle bordelaise toujours accrochée à sa réputation ? C’est admissible.

L’ennui étant qu’il se trouva des gens pour prendre ses confidences, vraies ou fausses, au sérieux et pour les rapporter, non pas au roi, dont on ne savait trop comment il prendrait des ragots concernant son dernier fils, mais à Frédégonde qui, elle, avait tout intérêt à les écouter. La reine possédait quelques fidèles prêts à tous les dévouements, et toutes les vilenies, pour la servir.

Donc, l’un d’eux fit le voyage de Chelles à Cuise et lui rapporta ce qui semblait être l’écho des propres paroles de Clovis : « Maintenant que mes frères sont tous morts, le royaume me reste. Les Gaules entières m’appartiendront car le destin m’a réservé l’empire universel et je serai libre de porter à mes ennemis livrés entre mes mains tous les coups qui me plairont ! » Sur ce, et pour être tout à fait explicite, l’homme ajouta, et il semblait sûr de ses dires :

— Si vous vous trouvez, Madame, aujourd’hui privée de vos fils, la perfidie du prince Clovis en est la cause. Amoureux de la fille de l’une de vos servantes, il a recouru à la mère de celle-ci afin de tuer vos enfants par maléfice et je dois vous avertir que vous ne pouvez espérer de sa part qu’il vous réserve un meilleur sort maintenant qu’il vous a privée de vos espérances et de ceux par lesquels vous deviez régner.

Cet avertissement, qui confirmait de vagues soupçons, des inquiétudes indéterminées, représenta pour Frédégonde une révélation fulgurante. D’un coup, toutes les tessères disparates de cette mosaïque éclatée s’organisaient, prenaient figure devant ses yeux et constituaient une image cohérente en même temps que terrifiante. Cette image collait peut-être trop bien avec l’idée préconçue que s’en faisait obscurément la reine ; mais, par le passé, Frédégonde s’était toujours bien portée de s’être fiée à son intuition féminine, et celle-ci lui disait que ces accusations étaient exactes. Tout s’expliquait ! Même la mort de Samson, qu’elle avait toujours crue naturelle, n’ayant jamais osé espérer que cet enfant fragile vivrait. Maintenant, elle repensait à l’acharnement avec lequel le petit bonhomme s’était accroché à l’existence, très au-delà de ce que prédisaient les médecins. Et qu’elle aussi avait été sérieusement malade au moment où Samson avait contracté ce mal étrange. Elle crut qu’on avait voulu l’empoisonner avec son fils. Sur ce point, au moins, elle se trompait. Le pauvre enfant d’une santé chancelante avait succombé à la typhoïde ou à une gastro-entérite, personne ne faisait la différence, pas à un empoisonnement criminel ; quant aux symptômes identiques dont sa mère se souvenait maintenant, ils relevaient d’une banale contagion, mais cela aussi, la médecine franque l’ignorait.

Les ravageants soupçons de Frédégonde s’en trouvèrent renforcés. Le crime prémédité, organisé, justifiait les trop fréquentes visites de Clovis à Berny : ne lui fallait-il pas affermir son emprise sur la fille, lui promettre de devenir sa reine quand la « sorcière » serait morte, et, surtout, lui fournir régulièrement le poison à verser dans la nourriture de Chlodobert et de Dagobert ? Après, tout était diaboliquement aisé : est-ce que la mère de cette fille, l’une de ses servantes, n’avait pas ses entrées libres dans ses appartements et chez ses enfants, à toute heure ou presque ? Les occasions de tuer lui étaient offertes, innombrables, quotidiennes !

La colère, la douleur, le regret de n’avoir pas été plus avisée, plus prudente encore qu’elle l’était pourtant, aveuglaient Frédégonde. Tout concordait trop bien avec ses pires craintes pour qu’elle ne prêtât pas foi à cette version du drame. Il y avait une consolation obscure à trouver des explications au malheur, à désigner des coupables que sa vindicte pouvait atteindre.

Examiner les preuves, réfléchir, instruire à décharge ? Autant de notions étrangères à cette femme passionnée, d’ailleurs absolument convaincue maintenant de la justesse de ses accusations. Il fallait que les coupables paient, elle le voulait, et tant mieux si l’instigateur sur lequel sa vengeance allait s’abattre, se trouvait être, justement, l’haïssable fils d’Audowère ! N’était-ce pas dans l’absolue logique des choses ? N’était-il pas, incontestablement, celui à qui le crime profitait, au plus haut point ?

Parce qu’elle avait besoin d’aveux afin d’étayer son intime conviction, et parce que, de toute façon, après cela, il n’était pas question de laisser ces femmes les approcher, ni elle ni Rigonthe, Frédégonde ordonna d’arrêter sa servante et sa fille, la jeune maîtresse de Clovis.

Se demanda-t-elle pourquoi, leur forfait accompli, le prince n’avait pas éloigné sa concubine, précaution élémentaire ? L’estimait-elle trop sot, trop égoïste et trop sûr de lui pour y penser ? Crut-elle que le travail des « empoisonneuses » n’était pas achevé et que Clovis comptait encore en finir avec sa marâtre et sa demi-sœur ?

C’était de l’ordre du possible, tout était de l’ordre du possible dans cette affreuse affaire, cette terrible famille et cette horrible époque.

On lui amena les deux femmes qui, apparemment, ne comprenaient rien à ce qui leur arrivait ni aux accusations portées contre elles. Frédégonde savait comment les faire parler… Bien appliqué, le fouet finissait par délier toutes les langues.

On ne sait si la fille, flagellée de telle sorte qu’elle n’inspirerait plus jamais à un homme autre chose que du dégoût, tondue parce que sa crinière insupportait la reine depuis longtemps, confessa quoi que ce soit ; mais sa mère, dans l’illusion de sauver sa peau, confirma une partie des propos prêtés au prince. Lesquels ? On l’ignore50. Et peu importait : du moment que Clovis avait menacé son père et sa belle-mère, il entrait dans la même logique de complot que son frère aîné, devenait pareillement coupable, encourait les mêmes sanctions. Après cela, qu’il eût ou non fait empoisonner Chlodobert, Samson et Dagobert devenait presque accessoire… Est-ce que, de toute façon, un homme soupçonnable de parricide ne l’était pas aussi de fratricides ?

Logique un peu courte, un peu boiteuse sans doute, simpliste, mais dans les mœurs du temps et Chilpéric, quand il reçut la lettre de Frédégonde exposant ce qu’elle avait appris et les conclusions auxquelles elle avait abouti, renforcées par les « aveux » de la servante, y adhéra sans s’interroger. Il en allait pourtant de la vie de son dernier fils et héritier, celui sur qui reposait l’avenir d’une Neustrie indépendante. Mais, dans cette conjecture, Chilpéric pensa au présent immédiat, pas à un futur improbable ; il n’entendait pas se laisser assassiner, pas plus que Frédégonde et Rigonthe. Il faut dire que l’attitude de Clovis incitait ses proches à la méfiance.

Désireuse de s’expliquer de vive voix avec son mari, sûre de l’ascendant qu’elle exerçait sur lui lorsqu’ils étaient ensemble et qui ferait contrepoids aux scrupules du père et du souverain, Frédégonde quitta Cuise et se dirigea vers Chelles.

C’était la première fois depuis la mort de Chlodobert, deux mois auparavant, qu’elle s’arrachait au marasme de son deuil. Elle avait retrouvé le goût de vivre et de se battre. La vengeance lui rendait une raison d’exister.

Que restait-il de l’élan de ferveur qui l’avait soulevée en septembre quand elle luttait avec le Ciel afin d’arracher à Dieu la guérison de son fils aîné ? Pas grand-chose. La reine demeurait ancrée dans une conception très païenne de la religion, fondée sur le donnant donnant. L’holocauste fiscal qu’elle avait provoqué lui paraissait une rançon correcte contre la vie de Chlodobert ; cette rançon n’avait pas été agréée et Frédégonde se sentait dupée. Elle détestait cela.

Quant à lui expliquer, si tant est qu’elle fût capable de comprendre et d’admettre un pareil langage et un tel enseignement, que Dieu n’est pas tenu d’exaucer toutes les prières, qu’Il n’entend pas dispenser les hommes des épreuves et du malheur, et qu’il leur appartient, à eux, de faire, comme le disait saint Paul, « tout tourner au profit de ceux qui aiment Dieu », personne ne s’y était aventuré. Dommage peut-être.

Mais, à défaut de donner une dimension mystique à son épreuve et à son terrible malheur, Frédégonde y cherchait des consolations immédiates, abruptes et brutales, conformes à sa conception personnelle de la justice : la vengeance. Et non pas celle désespérément fade et matérialiste des Francs, qui voulaient toujours trouver un arrangement et se satisfaisaient de misérables compensations financières comme si elles suffisaient à effacer les torts et faire oublier les victimes, mais celle du vieux monde celte dans lequel elle avait grandi : « Père pour mère et fils pour fille, cœur pour œil et sang pour larmes ! » Les coupables paieraient. Puisqu’ils avaient osé lui prendre ses fils, ses trésors, « tout ce qu’il y avait de beau et de précieux dans sa vie », elle les anéantirait. Jusqu’au dernier.

Sa hâte n’était pas justifiée. Ce qu’elle lui avait écrit, et qui s’ajoutait à d’autres soupçons, d’autres observations, personnels, avait alarmé Chilpéric qui n’attendit pas l’arrivée de sa femme pour prendre les mesures qu’il jugeait s’imposer.

Probablement redoutait-il que Clovis se fût constitué des réseaux, à l’instar de Mérovée, qu’il eût déjà tissé sa toile, tout préparé en vue d’une prise de pouvoir accélérée. La décision prise d’arrêter son fils, et elle le fut sans hésitation superflue, le roi préféra éviter toute publicité à son geste et agit dans le secret.

Ce matin du mois de novembre 580, il partit à la chasse comme il le faisait chaque jour ou presque depuis la mort des enfants, débondant dans l’excitation de la traque, le galop du cheval et la cruauté des hallalis un trop-plein de rage et de colère qui ne trouvait pas à s’extérioriser. Quand il fut assez éloigné de la villa de Chelles et de la cour qui l’y avait suivi, il envoya un messager là-bas prévenir le prince Clovis que son père le demandait immédiatement.

Le jeune homme se présenta et, sitôt arrivé, fut appréhendé par les ducs Didier et Bobon, hauts dignitaires qui possédaient la confiance de Chilpéric.

Sur ce, le roi, toujours afin d’éviter d’ébruiter la nouvelle ahurissante de l’arrestation de l’héritier du trône, fit dépouiller son fils de tout signe extérieur de sa naissance et de son rang, le fit revêtir de hardes sordides et, les menottes aux poignets, l’expédia sous bonne escorte à Frédégonde.

En livrant le jeune homme à celle qui le pensait coupable de l’assassinat de ses trois enfants, Chilpéric devait se douter qu’il le condamnait aussi sûrement à mort qu’en l’envoyant lui-même au bourreau ; mais, plus qu’une tentative honteuse de se défausser d’un infanticide nécessaire, il s’agissait d’une satisfaction accordée à la femme qu’il aimait. Il lui donnait Clovis, son héritier, pour qu’elle en fît ce que bon lui semblerait, en compensation de ce qu’elle endurait à cause de lui. Incroyable preuve d’amour et de confiance envers la reine, et démonstration imparable que Chilpéric ne croyait pas à l’innocence de son fils.

Clovis n’avait peut-être pas commandité le meurtre de ses demi-frères, quoiqu’il se fût donné du mal pour en convaincre son entourage ; mais son père l’en jugeait capable, comme il le jugeait capable de parachever cette fière besogne par quelque attentat contre le couple royal.

Quelle défense opposer à cela ?

Ce ne fut pas à Chelles mais dans un autre domaine royal des bords de Marne où Frédégonde s’était arrêtée qu’on lui amena Clovis : la discrétion restait de mise. Le garçon y resta détenu trois jours, soumis à d’incessants interrogatoires, non pour lui faire avouer des faits qui, dans l’esprit du roi et de la reine, semblaient parfaitement avérés mais pour obtenir les noms de ses complices, de ceux qui l’avaient aidé, de ceux, surtout, qui l’avaient conseillé, car Frédégonde tenait son beau-fils pour un si parfait imbécile qu’elle n’arrivait pas à croire qu’il eût conçu seul un pareil plan. Elle espérait que le prince chargerait sa mère, aveu qui permettrait d’en finir aussi avec Audowère.

Vanité, conviction d’être intouchable puisque l’avenir de la Neustrie reposait sur lui, ou authentique sursaut de fierté et de courage, Clovis, quoiqu’il ne reconnût pas avoir commandité les assassinats de ses trois demi-frères, ne nia pas avoir tenu les propos qu’on lui prêtait : trop de gens avaient dû les entendre pour les réfuter. Puis, continuant sur le même ton de vantardise insupportable qu’il ne savait pas contenir, il se mit à débiter une impressionnante liste de noms qu’il présenta non comme des complices mais comme des amis. Il s’imaginait, en citant tant de Grands de Neustrie, impressionner ses questionneurs et démontrer qu’il comptait des appuis dans le royaume, lesquels ne toléreraient pas qu’on s’en prît à lui. Attitude d’une suprême stupidité…

Si Frédégonde conservait la moindre incertitude quant à la culpabilité de son beau-fils51, raison qui l’avait conduite à l’interroger sans recourir aux méthodes fortes, sachant que la torture risquait de pousser à des aveux insanes un garçon fameux pour sa couardise, ces bavardages prétentieux et inconsidérés, dont elle ne s’attarda pas à analyser la crédibilité, la persuadèrent tout à fait de la dangerosité du prince. Des « amis » ambitieux deviennent si facilement les complices d’un coup d’État…

Clovis ne méritait peut-être pas de mourir pour ce qu’il avait fait, sa culpabilité restant à démontrer, mais il méritait sûrement de mourir pour ce qu’il était susceptible de faire à brève échéance. Or, les Mérovingiens avaient admis de longue date qu’en pareil cas, celui qui frappait le premier, et sauvait sa peau, avait non seulement raison, mais toutes les excuses du monde. La légitime défense ne constituait-elle pas une excuse absolutoire aussi bien en droit romain qu’en droit canonique ?

Là encore, la cause était entendue.

Frédégonde fit alors transférer le prince à la villa royale de Noisy-le-Grand, sur l’autre rive de la Marne, avec ordre de le garder à vue en attendant que le roi statuât sur son sort. Ne souhaitait-elle pas se substituer à la justice royale et paternelle en ordonnant une exécution ? Voulait-elle simplement détourner d’elle les soupçons ? Réaction douteuse puisque Chilpéric lui avait expressément délégué son pouvoir justicier en cette affaire et que la reine avait, au contraire, tout intérêt à rendre son jugement, et le châtiment du coupable, publics. Le secret n’était plus de mise à ce moment-là. Frapper dans l’ombre non plus. La justice du roi se doit de passer en plein jour, forte de son droit et de sa légitimité. Frédégonde était trop intelligente pour méconnaître ces évidences et ces nécessités. Pour ne pas comprendre aussi qu’on l’accuserait, sans cela, d’un vulgaire assassinat, ce qui ne manqua pas de se produire.

Car, lorsque Chilpéric se présenta peu après à Noisy, on lui apprit que son fils était mort d’un coup de couteau en plein cœur. L’arme se trouvait toujours dans la blessure, les gardiens effrayés n’ayant pas osé y toucher.

Meurtre décidé par Frédégonde parce qu’elle redoutait un revirement de son mari et un acte de clémence ? Rien dans le comportement de Chilpéric ne laissait supposer qu’il se laisserait aller à ce genre de faiblesse.

Suicide du prince, brusquement conscient de la portée de ses actes et de ses mots, terrifié à la perspective du supplice qui l’attendait pour avoir comploté, en paroles sinon en actes, la mort de son père et de sa belle-mère ? C’était plausible, à condition d’expliquer comment un prisonnier que l’on avait désarmé dès son arrestation, et certainement fouillé à plusieurs reprises, se trouvait encore en possession d’un solide couteau de chasse capable d’infliger du premier coup une blessure mortelle…

L’exemple de Mérovée devait, en principe, inciter à redoubler de prudence.

Sauf si Clovis comptait encore des amis prêts à lui fournir le moyen d’échapper à une fin atroce ; sauf si la clémence, discrète, de Chilpéric s’était bornée à accorder au fils indigne un trépas plus doux et plus rapide que celui qu’il méritait. Le roi, au demeurant, ne paraissait pas excessivement surpris52.

Pas excessivement attristé non plus d’ailleurs. Il n’avait jamais beaucoup aimé le jeune mort, remâchait encore la grotesque équipée bordelaise dont le ridicule l’avait éclaboussé. Celui-là ne lui arracherait pas une larme. Il commanda de l’enterrer sans honneur superflu quelque part dans les jardins qui jouxtaient la villa et descendaient en terrasses vers la Marne. Il y avait là un oratoire qui conférait un peu de dignité et de sainteté à l’endroit, à défaut d’une terre bénite refusée à un suicidé.

À en croire toutefois Grégoire de Tours53, la haine de Frédégonde ne se satisfit point de ce semblant d’enterrement. Une tombe, même succincte, c’était la possibilité, un jour ou l’autre, d’accorder des honneurs funèbres et de restituer sa place au traître et à l’assassin. Elle aurait donc, selon lui, dès la nuit suivante, exigé de ses serviteurs qu’ils allassent exhumer le cadavre pour le jeter à la Marne. Ils auraient obéi.

Au vrai, s’ils le firent, ils se bornèrent à suivre une antique coutume germanique, aggravation traditionnelle de la peine de mort, qui, en précipitant un traître, un lâche, – catégories qui convenaient à Clovis… – ou une femme réputée adultère54, dans une pièce d’eau, le vouait aux divinités aquatiques et lui interdisait, s’il s’agissait d’un homme55, de gagner le séjour des guerriers valeureux.

Quel crédit accorder à ce récit dont le but évident est de noircir le portrait d’une femme qui, lorsque l’évêque de Tours l’écrivit, représentait plus que jamais une menace pour l’Austrasie ? Ne fut-il pas forgé de toutes pièces56 à un moment où Brunehilde cherchait tous les prétextes à perdre sa belle-sœur, décrite tour à tour comme une adultère, une folle, une meurtrière, une sorcière ? Cette vindicte sauvage contre un mort, le refus de sépulture, ne renvoyaient-ils pas à des mentalités païennes condamnables, l’absence de tombe interdisant au défunt de trouver le repos éternel ?

Frédégonde restait assez païenne, en effet, pour que l’on pût, certes, la soupçonner de croire à ces malédictions posthumes, quand même ces croyances relevaient davantage du monde germanique que du sien ; mais, une fois encore, pourquoi se cacher ? Ce geste relevait d’un rituel judiciaire particulièrement frappant pour ses contemporains et, si Clovis avait mérité la mort des traîtres, personne n’avait à s’étonner de le voir privé de sépulture ; encore moins à s’interposer, ce qui signifiait s’opposer directement au roi57.

À moins, évidemment, qu’elle fût allée, en pleine conscience, contre les volontés de Chilpéric. Elle avait déjà montré dans le passé qu’elle savait se passer de l’autorisation de son époux pour prendre les décisions qu’elle pensait s’imposer. Elle allait le démontrer à nouveau.

Avec Clovis, disparaissait la postérité masculine d’Audowère ; mais il lui restait une fille, la princesse Hidelswinthe, rebaptisée Basine par sa mère. Et ce couple mère-fille contrariait fortement Frédégonde.

D’abord, parce qu’elle soupçonnait la première épouse d’avoir été la tête pensante de tous les complots ineptes dans lesquels ses fils s’étaient jetés et qu’à ce titre, elle représentait toujours un danger. Sotte et maladroite, Audowère s’était pourtant, à l’usage, révélée redoutable, capable de ruses et de calculs pernicieux. Frédégonde la jugeait aussi coupable, si ce n’est plus, que Mérovée et Clovis. La mort de ses garçons avait dû, de surcroît, la hisser à des sommets de haine contre sa rivale et lui inspirer des pensées de vengeance spécialement atroces. Sentiments que Frédégonde était fort apte à comprendre. Donc à parer.

Ensuite, parce que, quoique la chose se fît rarement58, le droit royal germanique n’excluait pas les princesses de la succession paternelle, qu’elles transmettaient à leur mari ou leurs fils à défaut d’en bénéficier directement. Cela faisait de Hidelswinthe Basine l’héritière de Neustrie au détriment de Rigonthe, née du second lit. Frédégonde, qui venait, non sans peine, de convaincre Chilpéric de faire reconnaître leur fille comme future reine du pays, n’avait pas l’intention de laisser Audowère revenir sur le devant de la scène par ce biais au bénéfice du droit d’aînesse.

Ne restait qu’une solution : l’élimination de la reine et de la princesse.

Chilpéric, qui avait consenti, persuadé de sa culpabilité, à l’exécution de son fils, accepta, certainement pour les mêmes motifs, de supprimer Audowère. Il ne l’avait jamais aimée et elle lui avait causé trop d’ennuis, par l’intermédiaire de leur commune progéniture, pour qu’il ne redoutât pas de nouvelles embûches, fruits empoisonnés de l’imagination d’une mère endeuillée. Il ne voyait aucun inconvénient à la laisser mettre à mort.

Le cas de Hidelswinthe Basine l’embarrassa davantage. Maintenant âgée de quinze ans, sa fille, outre qu’elle était totalement étrangère aux complots de sa mère et ses frères, possédait une valeur intrinsèque sur le marché des unions diplomatiques. Et Chilpéric, qui s’était senti humilié du mariage de sa nièce, Ingonde d’Austrasie, avec Hermenégilde d’Espagne, quoique l’histoire fût en train de tourner au drame, cherchait toujours une occasion de revanche outre-Pyrénées. Basine, à défaut de Rigonthe réservée pour la succession neustrienne, faisait une possible reine espagnole. Son père n’entendait pas se priver de cette éventualité.

Laquelle déplaisait à Frédégonde. La reine saisissait fort bien les non-dits conjugaux. Bien sûr, Chilpéric rêvait de caser l’une de ses filles au prince Reccared de Tolède, second fils de Léovigild, devenu l’héritier de la couronne wisigothe depuis que son frère aîné s’était converti au catholicisme pour l’amour de son épouse franque avant de prendre les armes contre son père. Mais…

Sans le dire, Chilpéric envisageait la disparition, toujours concevable, de Rigonthe et souhaitait conserver Basine en vie afin d’éviter au royaume de tomber en déshérence.

Or, pour rien au monde Frédégonde ne pouvait laisser la fille d’Audowère devenir reine. Ni en Espagne ni surtout en Neustrie. C’eût été infiniment trop dangereux. Entre sa survie et la succession neustrienne, la reine ne se posait pas de questions. Enfin, mais elle n’en disait rien tant qu’elle n’avait pas d’espérances concrètes, elle se pensait encore capable de donner des princes au royaume. Si elle réussissait à enfanter un ou deux autres fils, Basine perdrait tout intérêt.

Mais, pour l’heure, la jeune fille incarnait une solution immédiate, tangible, aux inquiétudes de son père et il désirait la protéger. Il s’opposa aux projets homicides de sa femme avec assez de véhémence pour qu’elle sentît la nécessité de biaiser. Elle composa, admit que sa belle-fille était innocente, qu’il serait injuste et criminel de l’associer à la punition des siens, qu’elle avait le droit de vivre, obtint de Chilpéric qu’il ne la rappellerait pas à la cour et la laisserait, dans l’immédiat, au couvent où elle résidait avec sa mère près du Mans.

En fait, Frédégonde venait peut-être59 de résoudre la difficulté à sa façon. Elle épargnerait Basine, lui laisserait la vie sauve, mais s’arrangerait pour que l’adolescente n’eût plus aucune valeur politique ni diplomatique. Quand elle en aurait fini avec elle, la fille d’Audowère ne serait jamais reine d’Espagne ou de Neustrie ; elle ne trouverait même pas un antrustion crotté vivant au fond d’une ferme prêt à s’embarrasser d’elle.

Les cheveux d’un prince tondu finissaient par repousser ; non la virginité perdue d’une princesse…

Quelques jours après la mort de Clovis, un parti d’hommes en armes quitta la villa royale de Nogent et chevaucha vers Le Mans, lieu de résidence d’Audowère et sa fille. Mandatés par Frédégonde, ils n’en agissaient pas moins sur ordre du roi. Arrivés au monastère, ils en forcèrent la porte et, surgissant à l’hôtellerie, y surprirent et égorgèrent Audowère, puis, l’un après l’autre, ils violèrent Basine qu’ils abandonnèrent, sanglante et pantelante, près du cadavre massacré de sa mère60.

Chilpéric, qui avait consenti à l’assassinat de son ex-épouse, ne fut, semble-t-il, jamais informé des violences faites à sa fille61. Frédégonde se réservait de l’en avertir, plus tard, si l’idée lui revenait d’établir la pauvre enfant.

Mesurait-elle l’horreur de sa décision, le calvaire auquel elle avait condamné une innocente ? Non. Elle sortait d’un milieu où la vertu des filles ne valait pas cher parce que les hommes, et les puissants surtout, en faisaient bon marché. Trouvait-elle risible ce culte d’une virginité qu’elle-même n’avait pas eu le loisir de défendre ? Tant de paysannes gauloises avaient été, ou étaient encore chaque année, pour cause de guerre, d’invasion, de luttes fratricides, victimes des soudards germaniques que Frédégonde trouvait peut-être une sorte de justice immanente dans le viol d’une princesse franque… Elle ne verserait pas une larme sur la gamine, pensait que Basine devait se trouver heureuse d’être encore en vie et qu’elle s’était, en cette circonstance, montrée plus charitable qu’Audowère ne l’eût été à sa place. Et sans doute n’avait-elle pas tort.

Les religieuses mancelles qui hébergeaient la reine et sa fille restèrent à l’évidence très embarrassées de la conduite à tenir envers la princesse. Tout laissait supposer un acte de justice royale auquel l’abbesse n’avait pu s’opposer62. Dans ces conditions, lorsque les religieuses découvrirent la princesse encore en vie, elles crurent que les tueurs l’avaient laissée pour morte, craignirent, quand le roi apprendrait cette survie « miraculeuse », qu’il envoyât une seconde équipe terminer le travail. Elles estimèrent urgent et vital de procurer un autre refuge, plus sûr que leur monastère, à la malheureuse enfant. N’en virent qu’un : Sainte-Croix de Poitiers, la fondation de la reine Radegonde.

Sous la protection de la veuve de Clotaire, Basine serait définitivement hors de danger. Elles écrivirent à l’abbesse Agnès63 et lui demandèrent l’asile pour Basine. Il fut accordé sans barguigner. En 567, le monastère avait déjà accueilli la princesse Clotilde, cadette du roi Caribert de Paris, alors enfant ; et, grâce à la renommée de la reine Radegonde, il faisait un peu figure de refuge pour filles de haute naissance ; sa cousine y serait en sécurité, entourée de soins et d’affections.

Personne ne s’avisa de demander l’avis de Basine. Sous le choc du drame, terrifiée, persuadée que son père avait décidé de la supprimer, la jeune fille ne pouvait rien espérer de mieux que Sainte-Croix. Qu’elle n’eût pas la vocation religieuse n’entrait pas en ligne de compte : elle n’avait plus d’avenir dans le monde.

Cette vendetta terminée, ce qui ne prit que quelques jours, au pire quelques semaines, Frédégonde s’apaisa. Elle venait à la fois de venger ses fils, et de se débarrasser de tous ceux qui représentaient un danger pour elle et pour Rigonthe. Quand elle ne se sentit plus elle-même menacée, sa fureur, où entraient beaucoup de nécessités politiques, céda la place à une mansuétude inattendue. Elle était désormais assez forte pour pardonner. Excepté la suivante accusée d’avoir reçu le poison donné par Clovis et de l’avoir versé aux enfants royaux, qui fut condamnée et brûlée vive, peine ordinaire des sorcières et des empoisonneuses64, tous les autres proches du prince défunt sauvèrent leur tête. Frédégonde se borna à faire disperser les domestiques de Clovis dans les diverses villas du domaine et elle exigea haut et fort la libération et l’arrêt de toutes poursuites à l’encontre du trésorier du prince, traqué à travers la Neustrie qu’elle fit élargir dès qu’on le lui amena.

Cette conduite accréditait, non la vengeance aveugle et disproportionnée d’une femme que la douleur et la haine rendaient à demi folle, mais la thèse du complot des enfants d’Audowère, ce qui justifiait les terribles sanctions qui les avaient frappés, eux et leur mère. L’opinion souscrivit à cette version, y compris les soutiens habituels de l’Austrasie puisque Venance Fortunat, porte-parole officieux de la reine Radegonde, adressa à Chilpéric et Frédégonde des condoléances en bonne et due forme pour la mort de leurs fils ; dans la lettre et dans les deux poèmes qui l’accompagnaient en guise d’épitaphes pour les tombeaux des enfants, il faisait allusion, en termes à peine voilés, à un double assassinat et traitait Clovis de Caïn acharné à perdre Abel65… Difficile d’être plus poétiquement explicite et d’admettre avec meilleure grâce la thèse du crime d’État.

Tout opportuniste qu’il fût, Fortunat n’était pas homme à s’aventurer ainsi sans de solides convictions, ou de solides preuves concernant la culpabilité du prince défunt et de sa parentèle ; l’opinion de Radegonde, qu’il engageait par l’envoi de ce courrier, ne devait pas être moins étayée car elle ne fût pas, sans cela, sortie de son silence monacal66.

À cette grande crise sanglante succéda une période de calme, puis un sursaut politique de la Neustrie inattendu pour des observateurs et des rivaux qui croyaient le royaume condamné à disparaître à brève échéance et le couple royal disloqué et incapable d’un redressement au terme des catastrophes qu’il avait traversées.

Gontran, qui n’avait plus de successeur, avait assisté en observateur désintéressé aux événements de l’automne 580. Du côté austrasien, cette disparition de tous les princes neustriens représentait par contre une fabuleuse aubaine que Brunehilde décida d’exploiter. Elle avait assuré à son fils la couronne burgonde ; elle s’imagina lui obtenir celle de Neustrie et manœuvra comme elle l’avait fait avec Gontran, par missions diplomatiques répétées qui réclamaient un rapprochement, une réconciliation, et présentaient le jeune Childebert II comme l’unique et dernier héritier des Mérovingiens. Hâte prématurée qui ne trompa personne à Soissons, surtout pas Frédégonde.

Elle n’avait jamais porté Brunehilde dans son cœur ; mais l’indécence de sa belle-sœur, trop prompte à exploiter les malheurs familiaux et qui osait présenter son maudit rejeton en salut de la dynastie, acheva de la lui rendre antipathique.

Chilpéric n’était pas plus heureux. Il n’avait pas opposé aux approches austrasiennes, trop directes à son goût, une franche fin de non-recevoir, et laissait planer le doute sur l’éventualité d’une adoption de son neveu, qui réunifierait alors à son profit le royaume de Clotaire ; mais cette attitude relevait d’un choix politique si fin et si subtil qu’il fallait soupçonner Frédégonde de l’avoir inspiré.

Le début de l’année 581 fut marqué de tractations et d’ambassades, Grégoire de Tours se sentant même tenu, malgré le procès intenté contre lui l’été précédent et la rancune qu’il conservait envers Chilpéric et sa femme, de se rendre à Soissons présenter des condoléances officielles. Il restait dans son rôle d’agent de l’Austrasie.

Sur ce intervint un événement inopiné que la Neustrie sut utiliser au mieux : la mort du régent austrasien, le duc Gogon. Cet homme habile avait su négocier l’adoption de Childebert par Gontran et privilégiait sagement le maintien et le renforcement de l’alliance burgonde, en vertu du vieux principe : « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ». Sa disparition troubla le jeu compliqué des détenteurs du pouvoir à Metz, pouvoir qui n’appartenait pas au jeune Childebert, incapable de s’en saisir et de l’exercer, pas davantage à sa mère, qui rêvait de s’en emparer mais n’y était pas encore parvenue. Démonstration que Brunehilde était loin de maîtriser la situation et d’imposer sa volonté, l’administration du royaume revint à l’évêque Ægidius de Reims, adversaire déclaré de la reine et tête pensante du parti pro-neustrien en Austrasie. Il en fit immédiatement le jeu en procédant à un renversement d’alliances précipité. Brunehilde, qui souhaitait ménager ses beaux-frères, se vit obligée à une rupture avec Chalon, prix inévitable d’un traité avec Soissons.

Chilpéric en avait besoin, ce qu’il se garda d’avouer, non pour favoriser l’héritage de son neveu, car il n’entendait point lui laisser la Neustrie, mais afin d’avoir les coudées franches au cours de la campagne qu’il comptait déclencher l’été suivant contre la Burgondie : il y avait trop longtemps qu’il guignait Agen et Périgueux, ces cités du Sud-Ouest qu’une erreur de partage avait attribuées à Gontran.

Gontran n’avait jamais été un foudre de guerre et les défections successives de ses ducs, Boson et Mummolus, passés au service de l’Austrasie, lui interdisaient une réplique militaire efficace. Chilpéric s’empara des deux villes sans difficulté. Gontran, qui s’en moquait un peu depuis qu’il n’avait plus de fils, les lui céda sans contrepartie par traité l’année suivante. Victoire facile et inespérée qui marqua, pour la Neustrie et son roi, la fin d’une triste période67.

Pendant ce temps, l’Austrasie, qui avait surmonté l’assassinat de Sigebert, l’accession au trône d’un enfant de cinq ans, et les rivalités de ses Grands, s’embrasait, car les anciens soutiens du régent Gogon, partisans de l’alliance burgonde, tel le duc Loup de Champagne, s’inquiétaient des retombées, pour eux, de l’alliance neustrienne. En août 581, les factions, arrivées au point de non-retour, étaient au bord de la guerre civile et déjà sur le champ de bataille, prêtes à en découdre lorsque la survenue inopinée de la reine, en armes, casque sur la tête, cuirassée et le glaive au côté, montée sur un cheval de combat, qui se jeta entre les deux armées et leur intima l’ordre, au nom du roi Childebert, de ne pas s’affronter, évita le pire68.

Geste extraordinaire, inédit, qui frappa tous les hommes présents de stupeur et d’indignation. La Wisigothe venait, en effet, d’usurper les attributs masculins de la royauté et de se conduire non pas en reine mais en roi, attitude inconcevable et inconcevable affront à la dignité virile.

Quand elle l’apprit, Frédégonde éprouva, pour la première fois, une incontestable estime envers sa belle-sœur qui avait osé cette démonstration d’autorité. Elle saurait s’en souvenir, s’inspirer et se justifier de ce précédent le moment venu…

Cette intervention avait néanmoins fait perdre au parti neustrien une chance de se débarrasser du parti burgonde à la cour de Metz. Toutes les avances et les amabilités dont Brunehilde avait comblé Chilpéric depuis un an relevaient donc, ainsi que Frédégonde l’avait soupçonné dès le début, d’une stratégie de séduction et ne visaient qu’un but : s’emparer de la Francia entière.

Or, avec ou sans fils pour lui succéder, Chilpéric espérait encore être ce réunificateur. À condition qu’une femme déhontée, prête à outrepasser les limites de la décence fixées à son sexe, ne vînt pas défendre, cuirassée et le glaive au poing, les droits de son fils…

S’il n’y avait encore jamais pensé sérieusement, le roi se prit à envisager, telle une nécessité politique, la suppression de son encombrante belle-sœur. Frédégonde ne l’en dissuada pas. Depuis quelques semaines, elle se savait avec certitude enceinte et ne doutait pas d’engendrer un fils, qui régnerait sur la Francia entière. La maternité ne l’inclinait jamais aux indulgences coupables vis-à-vis de trop puissants ennemis…

Ægidius reçut vers ce temps-là une lettre de Chilpéric comprenant cette phrase sibylline : « La tige d’une plante sortie de terre ne se dessèche pas tant que l’on n’a pas coupé sa racine69. » Sous ce conseil de jardinage se dissimulait, du moins l’affirma-t-on, une incitation à assassiner Brunehilde, « la racine », afin d’en finir avec « la tige de la plante », le jeune Childebert.

La disparition de sa mère eût-elle suffi à en finir avec un enfant de onze ans incapable de gouverner mais que ses leudes et ses ducs avaient intérêt à conserver en vie afin de continuer à exercer le pouvoir à sa place ? Ce n’était pas assuré. Brunehilde, qui comptait des informateurs intelligemment placés dans l’entourage d’Ægidius, fut informée d’une menace la touchant de trop près ; elle ne laissa rien transparaître de son inquiétude mais redoubla de vigilance : le poison qu’on avait peut-être versé dans la coupe des princes de Neustrie risquait un jour ou l’autre de finir dans la sienne ou dans celle de son fils. Elle voyait bien Frédégonde, cette « sorcière », dans ce rôle, et ne se gêna pas pour le dire, du moins dans l’intimité.

Pour la conforter dans cette opinion, Frédégonde, à plus de quarante ans, âge où les autres femmes étaient entrées depuis longtemps dans une vieillesse prématurée qu’elle paraissait superbement ignorer, accoucha, fin mars 583 à Nogent, d’un fils qui fut, le 18 avril, jour de Pâques, baptisé en grande pompe à Paris par l’évêque Ragnomod70. Provocation qui n’échappa point aux Austrasiens, le couple royal de Neustrie, dont ils avaient trop vite enterré la postérité, prénomma l’enfant du miracle Thierry, du nom du fils aîné de Clovis, premier fondateur de la dynastie austrasienne71.

Cela déplut fortement à Metz où l’annonce de cette naissance anéantissait les espoirs prématurés de récupérer le trône de Soissons. Le crédit d’Ægidius, promoteur et artisan de l’alliance avec Chilpéric, en souffrit. Pourquoi avait-il, aigrissant un vieux différend entre les deux cours à propos de la région marseillaise, poussé à la rupture avec Gontran, dont l’héritage était assuré, et lâché la proie pour l’ombre ? L’Austrasie ne se retrouvait-elle point perdante sur tous les plans ? L’évêque de Reims avait, en effet, passé tout récemment de nouveaux accords avec la Neustrie, qui garantissaient, non plus la neutralité mais le soutien armé de l’Austrasie lors d’une prochaine campagne contre la Burgondie. Chilpéric, qui avait l’année précédente restauré l’harmonie de ses possessions du Sud-Ouest en récupérant Agen et Périgueux, prétendait maintenant en faire autant ailleurs ; selon lui, que Gontran fût encore en possession de la Brie et du Berry frôlait l’absurdité : il voulait impérativement prendre Melun et Bourges. Et il se doutait que son frère, cette fois, ne se laisserait pas faire. Gontran disposait de troupes dans ces régions, pouvait y envoyer plus facilement des renforts qu’en Agenais et en Périgord. D’où la pressante nécessité d’un appui austrasien qui permettrait de prendre les armées burgondes en tenailles.

L’accord était signé, les dispositions du plan établies ; mais la naissance de Thierry et le mécontentement qu’elle suscita permirent à Brunehilde et à la poignée de fidèles qui l’appuyaient d’en freiner la mise en œuvre. Des troupes s’ébranlèrent bien à la date prévue, mais elles mirent une telle lenteur à rejoindre les Neustriens que ceux-ci se trouvaient encore seuls, donc en position d’infériorité et de faiblesse72, lorsque les Burgondes, arrivés à marche forcée, leur tombèrent dessus. Ægidius, venu en avant-garde avec quelques Champenois, fut pris dans la débâcle générale et aussitôt mis en accusation comme s’il était responsable du mauvais vouloir et de la négligence des ducs austrasiens. Il fallait quelqu’un pour porter le chapeau et Brunehilde tenait beaucoup à ce que ce fût lui73.

L’alliance neustrienne dénoncée par les soutiens de l’alliance burgonde, ceux-ci s’empressèrent de mettre l’évêque de Reims en accusation, l’accusant presque de trahison et réussirent à l’écarter du conseil de régence dont la reine prit alors la direction ; la Wisigothe en rêvait depuis longtemps.

Ce coup d’État feutré ne présageait rien de bon pour les intérêts neustriens.

La défaite de Bourges, qui ravivait le souvenir, tantôt pénible, tantôt ridicule, de quelques échecs cuisants essuyés au fil des ans par les armées de Chilpéric, avait coûté cher au trésor, car Gontran n’avait accepté de signer la paix qu’en échange de dommages et intérêts considérables. Les Burgondes avaient aussi réussi à pousser quelques pointes audacieuses en territoire neustrien où ils avaient fait des ravages, atteignant la villa royale de Berny qu’ils avaient mise à sac. Quoique Frédégonde et le roi ne voulussent plus y séjourner depuis la mort de leurs fils, ce domaine, restauré à grands frais, était leur plus belle résidence et sa destruction leur fut sensible.

Pour achever le tableau de cette déconfiture, Gontran se réconcilia avec Childebert, passa un accord de partage du port de Marseille, débouché méditerranéen indispensable devenu pomme de discorde entre l’Austrasie et la Burgondie, et se tira de cette mauvaise passe renforcé. Ces succès lui avaient rendu le goût de l’existence et du jeu politique, qu’il avait perdu depuis le décès de ses fils et de sa femme. À l’automne 583, la Burgondie avait repris toute sa place dans les affaires nationales et internationales.

Décidément, cette année commencée sous les meilleurs auspices, grâce aux succès diplomatiques de l’alliance austrasienne et à la naissance de Thierry, finissait mal pour Chilpéric ; l’annonce d’une nouvelle grossesse de sa femme lui rendit le sourire. Frédégonde, éclatante de joie et de fierté, lui promettait que ce serait un fils : elle le savait, elle le sentait. Il la crut.

Si la reine mettait en effet un autre garçon au monde à la fin du printemps 584, la succession de Neustrie, un temps anéantie, refleurirait, presque aussi prospère que par le passé. Avec un peu de chance et beaucoup de précautions, deux princes suffiraient à assurer l’avenir.

Leurs sœurs en perdaient, du coup, l’essentiel de leur valeur. Basine, réfugiée à Sainte-Croix de Tours, se montrait désireuse, à en croire la reine Radegonde, d’y prendre le voile. Chilpéric, d’abord réticent et qui n’avait envisagé le cloître que comme une prison provisoire dont il ferait peut-être un jour sortir sa fille s’il en éprouvait la nécessité, n’y vit plus d’inconvénient.

Restait Rigonthe. Le couple royal avait fondé si ouvertement ses espoirs dynastiques sur elle que l’usage s’était imposé, ces derniers mois, de la qualifier de « reine ». Ce titre, cet avenir commençaient à griser une jeune fille de quinze ans moins belle que sa mère mais douée d’un caractère bien trempé, passionnée et violente. Frédégonde jugeait injuste et cruel de lui avoir laissé entrevoir une couronne qui ne lui reviendrait pas, et incitait maintenant Chilpéric à lui offrir celle d’Espagne en lot de consolation.

Sitôt conclu le mariage d’Ingonde d’Austrasie et du prince Hermenégilde, en 579, Chilpéric, vexé et dépité, avait tenté quelques discrètes avances en direction de la cour de Tolède mais s’était heurté à une fin de non-recevoir prévisible. La reine Goïswinthe, seconde épouse du roi Léovigild, était aussi la mère endeuillée de la malheureuse Galswinthe et les sentiments qu’elle portait au gendre assassin n’avaient rien de chaleureux. Offrir aux Wisigoths la main de Rigonthe, fille du meurtrier de leur princesse et de la femme pour l’amour de laquelle Chilpéric avait tué, était un tantinet déplacé…

Sauf à y voir une compensation, douteuse mais assez dans les mœurs de l’époque, que le roi de Neustrie était prêt à doubler par l’octroi d’une dot fabuleuse en or et en pierreries, équivalant ou dépassant celle qu’il avait reçue lors de son mariage avec Galswinthe.

Les drames de 580, en faisant de Rigonthe l’héritière neustrienne, avaient suspendu des tractations délicates probablement mal engagées mais ravivées dès la naissance de Thierry.

Le moment était bien choisi, car l’Espagne se trouvait de nouveau plongée dans la guerre civile et les embarras dynastiques.

La reine Goïswinthe, d’abord ravie du mariage austrasien, parce qu’en unissant Ingonde, sa petite-fille, à Hermenégilde, fils du premier lit de Léovigild, elle ramenait sa propre descendance sur le trône d’Espagne, avait tôt déchanté.

Goïswinthe n’ignorait pas la conversion de ses filles au catholicisme, condition posée aux alliances franques, mais elle n’avait pas imaginé que ce changement de religion avait été sincère ; pour elle, Brunehilde restait une crypto-arienne qui feignait avoir embrassé la foi de Rome.

Elle se trompait. Brunehilde était véritablement devenue catholique ; elle avait élevé ses trois enfants dans le catholicisme et même dans la tradition militante et prosélyte de la dynastie mérovingienne. Ingonde partit pour la Tolède arienne de ses ancêtres wisigoths investie d’une mission sacrée : ramener son peuple égaré dans le giron de la véritable Église. Ce faisant, elle vengerait sa grand-tante, la seconde Clotilde, morte sous les coups du brutal Amalaric qui cherchait à la faire apostasier74.

Nourrie de cet exemple glorieux et tragique, la jeune fille conservait toutefois, en quittant Metz, l’illusion rassurante de bénéficier, à la cour wisigothe, de l’affectueuse protection de sa grand-mère maternelle. Erreur.

Goïswinthe, quand elle découvrit en sa petite-fille une catholique à chaux et à sable qui refusa d’emblée et catégoriquement de se convertir à l’arianisme ancestral, la prit en haine et décida de la dompter, par la force si nécessaire. L’existence d’Ingonde eût été aussi infernale et tragique que celle de sa grand-tante sans la présence d’Hermenégilde.

Le jeune prince, arien par son père, était né d’une mère catholique, Grecque byzantine ou Espagnole de l’enclave andalouse reconquise par l’empire. Cette mère, morte trop jeune, avait inculqué à ses deux fils des notions de sa foi et Hermenégilde, l’aîné, en conservait un souvenir assez vif et une nostalgie qu’il n’avait jamais pu confesser. Auprès de sa femme catholique, ces souvenirs d’enfance revinrent avec tant de force qu’Ingonde, soutenue par l’archevêque de Tolède, Léandre, n’éprouva guère de difficulté à faire secrètement apostasier l’arianisme à son époux. Conversion gardée secrète sur le conseil de Léandre, qui rêvait au jour glorieux de l’accession au trône d’un roi catholique.

L’aversion de Goïswinthe envers sa petite-fille avait, au cours des mois, pris des proportions impossibles et allait maintenant jusqu’aux violences physiques. Un jour d’hiver glacial, la reine, emportée par la colère, précipita la princesse dans le bassin de l’atrium et tenta de lui maintenir la tête sous l’eau, hurlant qu’elle la noierait de ses propres mains si Ingonde n’abjurait pas immédiatement.

Léovigild et ses fils, attirés par les cris, arrivèrent à temps pour sortir de l’impluvium la princesse trempée, frigorifiée et suffocante. Or, Ingonde était enceinte.

Hermenégilde, qui craignait pour la sécurité de sa femme et de l’enfant, jugea que tout cela avait assez duré et réussit à quitter Tolède avec Ingonde pour se réfugier dans les territoires byzantins où il fit publiquement profession de catholicisme.

Ce passage à l’ennemi, cette conversion, les pressions de l’exarque qui cherchait à persuader le prince wisigoth de prendre la tête d’un soulèvement armé contre son père, transformèrent Hermenégilde en ennemi d’État. Déshérité, promis à la mort des traîtres, le prince restait cependant l’espoir de sa fragile dynastie, car Ingonde venait d’accoucher d’un garçon, prénommé Athanagild, du nom de son grand-père maternel. Il devenait donc tout à fait urgent de marier le cadet du rebelle, bon fils fidèle à la religion arienne, le prince Reccared, devenu l’héritier officiel de la couronne espagnole.

Cette nécessité dynastique rendit tout son intérêt aux offres neustriennes. Les pourparlers allaient aboutir, le montant de la dot était fixé, la date de l’arrivée de l’ambassade wisigothe chargée d’escorter la princesse Rigonthe convenue quand, en décembre 583 ou en janvier 584, une épidémie de gastro-entérite hivernale emporta à Paris le petit Thierry75.

Ce drame refaisait de Rigonthe l’héritière du trône. Et rendait les fiançailles espagnoles désastreuses : comment les rompre sans offenser mortellement la cour de Tolède ? Comment ne pas les rompre sans compromettre l’avenir de la Neustrie ? Certes, Frédégonde était enceinte, mais de trois mois seulement. Qui pouvait dire si, à quarante-cinq ans, la reine mènerait cette grossesse à terme ? Si l’enfant serait viable ? Si ce serait un garçon ? Et, même si tout se passait bien et que naissait un prince, s’il ne connaîtrait pas, lui aussi, une mort prématurée ?

En ces circonstances délicates, Frédégonde ne fut d’aucun secours à Chilpéric consterné.

La mort de Thierry avait plongé sa mère dans une douleur peut-être plus violente encore que celle des deux aînés. Elle avait fondé tant d’espoirs sur cet enfant, fait tant de rêves, échafaudé tant de projets… Elle l’avait, simplement, tant aimé…

Elle accompagna le cortège funèbre, n’intervint point quand Chilpéric expédia des messagers aux trousses de l’ambassade espagnole afin de l’informer de la mort du prince héritier et de justifier, par le deuil d’État, le report sine die du mariage projeté.

Quand Frédégonde trouva la force de rentrer dans la chambre où son fils avait rendu l’âme, elle y rassembla toutes les affaires du petit, – vêtements, jouets, objets de toilette, enfin tout ce qui rappelait le disparu, – soit le contenu, prétendit-on, de quatre chariots76, et les jeta dans un grand feu qu’elle avait fait allumer, puis, de longues minutes, elle resta là, hagarde, à regarder se consumer les souvenirs de cette brève existence de neuf mois. Elle n’avait rien épargné, pas même les précieuses soieries byzantines ou les hochets d’ivoire d’inestimable valeur, elle qui aimait tant le luxe et les accessoires de prix. À croire qu’elle devenait folle77.

En fait, un soupçon horrible s’était emparé de la reine, qu’elle n’arrivait pas à chasser : on avait tué son fils, comme on avait déjà tué ses premiers-nés. Le poison, cette hantise des Grands, avait encore frappé. Tant de gens, à commencer par les Austrasiens, avaient intérêt à la disparition de l’enfant ! Brunehilde, prête à tout pour assurer le gouvernement de la Francia entière à Childebert, avait réussi à soudoyer quelque domestique ! Frédégonde voulait le trouver, par n’importe quel moyen. Sans quoi, comment ne pas craindre aussi, toujours, pour la vie de l’enfant qu’elle portait ?

Rongée de chagrin et d’angoisse, la reine cherchait un coupable à châtier, à éliminer. Il n’y en avait pas : Thierry était véritablement mort de déshydratation entraînée par la gastro-entérite, – il n’était d’ailleurs pas le seul, car plusieurs familles proches du couple royal perdirent des enfants en bas âge à cette époque, – mais la médecine mérovingienne restait incapable d’établir une différence entre une maladie intestinale virale, une intoxication alimentaire accidentelle et un empoisonnement criminel. Les symptômes se ressemblaient, et le doute, rongeant, insidieux, demeurait, tandis que les rumeurs les plus absurdes couraient Paris. On parlait de « sorcières » qui avaient jeté un sort au petit prince, de faiseuses de charmes habiles à manipuler les simples et d’empoisonneuses.

Frédégonde tentait encore de ne pas prêter foi à ces bruits quand un comte palatin, haut officier de l’entourage royal dont le fils, lui aussi atteint par la gastro-entérite, se trouvait au plus mal, affirma avoir obtenu une tisane à base d’herbes réputée guérir les dysentériques et quasi miraculeuse, la preuve en étant que l’enfant, après en avoir pris, s’était senti mieux et que les médecins le pensaient tiré d’affaire.

Cette nouvelle raviva la douleur de Frédégonde, parce qu’elle n’avait pas, toute reine qu’elle était, réussi à se procurer le remède susceptible de sauver son enfant… Elle questionna le dignitaire sur la provenance du médicament ; il expliqua qu’il le tenait d’un autre officier palatin, le préfet Mummole78, qui en avait en réserve et lui en avait fourni. Où se l’était-il lui-même procuré ? Apparemment auprès de ces guérisseuses que le vulgaire qualifiait de sorcières.

Souvent héritières de vieux secrets de la médecine druidique largement perdue, ces femmes en savaient parfois autant, voire beaucoup plus, que les praticiens officiels. Mélangeant empirisme intelligent, antiques connaissances de la pharmacopée et des pouvoirs de la nature, magies blanche et noire, elles savaient empêcher les plaies de s’infecter grâce à des pansements de toiles d’araignée et de moisissures79, prétendaient conjurer les brûlures et arrêter les hémorragies, soulager les douleurs, et c’était parfois vrai ; elles connaissaient les techniques pour réduire les fractures et les luxations. Elles possédaient aussi une remarquable connaissance des plantes : celles qui faisaient tomber la fièvre et celles qui accéléraient la cicatrisation, celles qui soulageaient les digestions difficiles et celles qui arrêtaient les diarrhées. Talents précieux qui se doublaient, dans bien des cas, de connaissances d’un autre genre, allant des pratiques abortives à l’élaboration de poisons… Elles avaient découvert de longue date que la même plante, selon la façon de la doser et la personne à qui on l’administrait, pouvait guérir, ou tuer80.

Tous les soupçons qui pesaient sur elles n’étaient pas infondés, tant s’en fallait !

Les confidences de l’officier palatin, si elles ajoutèrent à la douleur maternelle de Frédégonde, la plongèrent aussi dans une colère rouge.

Paris n’était pas alors une grande ville et tout s’y savait en peu de temps ; la nouvelle que le petit prince héritier était malade, mourant, avait couru très vite les rues. Dans ces rues habitaient des guérisseuses disposant d’un produit efficace capable de sauver l’enfant, et aucune n’avait eu l’idée de venir le proposer ou, mieux encore, de le faire transmettre à la reine par le préfet Mummole ! Cela, c’était impardonnable !

Raisonnement spécieux d’une mère que le chagrin faisait délirer… Les « sorcières » avaient mauvaise réputation et redoutaient d’être poursuivies et châtiées pour des crimes réels ou supposés. Laquelle d’entre elles aurait eu l’audace de venir proposer son remède au palais ? Comment aurait-elle été reçue ? Quelle confiance lui aurait-on accordée ? Ne l’aurait-on pas, d’emblée, accusée de visées criminelles ? Et, eût-on pris la tisane, que se serait-il passé si l’enfant avait succombé malgré tout ? Aurait-on accusé celle qui avait donné le remède d’avoir empoisonné le prince ?

Quant à faire passer le médicament par Mummole, ce n’était pas plus sûr puisque, aux premières questions, le préfet se fût évidemment défaussé sur ses fournisseuses habituelles.

Trop de risques, décidément, que ces malheureuses, rendues prudentes par l’expérience, n’avaient pas souhaité courir. Cela suffisait à expliquer leur abstention.

Mais pas à l’excuser aux yeux de Frédégonde. Elle fit procéder à une rafle dans les milieux concernés, qui ramena une dizaine de femmes aussitôt soumises à la torture. Sous les coups, elles avouèrent tout ce qu’on voulut, et d’abord avoir jeté un sort sur le petit Thierry. L’incohérence manifeste de leurs déclarations, où se mêlaient en dépit de la chronologie des événements la maladie du jeune prince, l’arrestation du préfet Mummole, qui n’avait encore fait l’objet d’aucune poursuite, et l’aveu qu’elles auraient prononcé des incantations contre l’enfant royal afin d’obtenir en échange de sa vie la sauvegarde du préfet, n’arrêta pas la reine. Le désespoir l’aveuglait81.

Sans chercher à confronter l’accusé aux accusatrices qui le perdaient en l’impliquant de la sorte, Frédégonde condamna les sorcières et empoisonneuses supposées aux supplices prescrits en pareils cas ; les unes furent brûlées vives, d’autres noyées en Seine et les dernières écrasées sous les roues de chariots lourdement chargés.

Ces horreurs qu’elle croyait justifiées calmèrent un peu la reine qui intercéda auprès de Chilpéric afin d’obtenir la grâce du préfet Mummole. Il était bien tard pour admettre que le malheureux, soumis à la flagellation, au trébuchet, les ongles des mains et des pieds arrachés, n’avait rien à se reprocher sinon d’avoir fréquenté les officines douteuses des guérisseuses, en quête de remède mais aussi de charmes censés lui attirer la faveur royale. Au demeurant, cela constituait déjà un crime, étant une tentative d’ensorcellement. Mummole s’en fût presque tiré à bon compte s’il n’était mort des suites des tourments infligés au terme du voyage qui le ramenait vers ses domaines bordelais.

Ces sinistres péripéties ancrèrent Frédégonde, rendue superstitieuse par l’accumulation des malheurs, dans la certitude que des ennemis puissants en voulaient à la vie de ses enfants. Une idée un peu folle, mais qu’elle s’avisa de trouver sage et raisonnable, lui vint alors : cacher la naissance à venir.

La reine n’en était qu’à son quatrième mois et sa grossesse ne se devinait pas encore. Hormis ses médecins et son mari, nul ne la savait enceinte ; les ordres les plus stricts de garder le silence furent donnés aux praticiens. Excès de précautions, parce qu’elle pensait plus sûr de rester à l’écart de la cour, Frédégonde, au début du printemps 584, quand le temps permit de parcourir facilement la distance, quitta Paris pour se rendre à la villa de Vitry-en-Artois, un domaine campagnard isolé et tranquille où personne ne remarquerait l’arrondissement de sa taille et où elle accoucherait en paix.

Son deuil, et le désespoir qu’elle avait manifesté lors de la mort de Thierry, si spectaculaire que les malintentionnés la prétendaient devenue folle de chagrin, offraient un prétexte rêvé à sa retraite.

Chilpéric, qui ne pouvait s’éloigner des affaires de l’État, la suivit un peu plus tard mais, afin de tenir la cour et ses indiscrétions à l’écart de sa femme, il s’installa à Cambrai. Ce repli des Neustriens de Paris, ville si convoitée où le couple prenait ses aises avec délectation depuis quelques années, fut interprété à Metz comme un signe de faiblesse et d’inquiétude. Le roi entretint les espions dans cette idée en multipliant les précautions, comme s’il s’attendait à une attaque imminente sur ses frontières. La facilité avec laquelle les Burgondes s’étaient, à l’été précédent, enfoncés en Neustrie, avait servi de leçon et l’on relevait partout, ce printemps-là, les fortifications des principales villes neustriennes. Ce n’était pas superflu. Cette activité avait le mérite de détourner l’attention, au cas où certains, plus avisés, eussent fini par s’étonner de l’absence prolongée de Frédégonde et par en chercher les raisons.

Dans l’entourage de Brunehilde, personne n’y songea. Il était entendu que la reine de Neustrie était maintenant une vieille femme à demi démente qui avait définitivement passé l’âge de la maternité. Plus de surprises à craindre de son côté ! On jugea le moment venu d’en finir avec Chilpéric. Non sur le champ de bataille, car il avait l’art et la manière de renverser en sa faveur les situations les plus compromises, mais en usant du poignard. Ne convenait-il pas enfin de venger l’assassinat du roi Sigebert ?

Mort Chilpéric, la Neustrie serait balayée. En s’y prenant habilement, peut-être même réussirait-on à imputer ce crime à Frédégonde, et à la faire condamner pour cela.

La revanche austrasienne serait ainsi complète.