Rien de si aimable qu’un homme séduisant, mais rien de plus odieux qu’un séducteur.
Ninon de Lenclos
« Il est laid comme le fils de Satan. » Terribles paroles d’un père qui vient de se pencher sur le berceau du nouveau-né. Nous sommes en 1749 et l’enfant en question s’appelle Honoré-Gabriel Riquetti, plus connu sous le nom de Mirabeau. Quarante ans plus tard, il est devenu l’immense figure de la Révolution française. Tout le monde s’accorde pour reconnaître son apparence disgracieuse. Son crâne est énorme, ses traits épais, son teint livide, ses joues et son front criblés de petite vérole. Mirabeau admet sa difformité, mais veut en tirer sa force : « On ne connaît pas toute la puissance de ma laideur », clame-t-il. Lui consacrant une étude en 1834, Victor Hugo écrit : « Sa tête avait une laideur grandiose et fulgurante dont l’effet, par moments, était électrique et terrible. » Dans les Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand ne cache pas sa fascination pour Mirabeau : « Quand il secouait sa crinière en regardant le peuple, il l’arrêtait ; quand il levait sa patte et montrait ses ongles, la plèbe courait furieuse. » Le second, contrairement au premier, fournit un témoignage de première main. Il l’a vu à l’œuvre, à la tribune. Il a entendu son rugissement, observé ses puissants mouvements d’épaule et le déploiement de sa crinière, scruté ses gestes brusques et saccadés, reçu le choc des éclairs qui jaillissaient de ses yeux. Il a surtout été, et comme tant d’autres, subjugué par le verbe grandiose de l’orateur. « Quand cet homme était à la tribune, dans la fonction de son génie, ajoute Victor Hugo avec admiration, sa figure devenait splendide, et tout s’évanouissait devant elle. » Mirabeau séduisait son auditoire, transportait le peuple d’émoi et charmait aussi les femmes. Par sa fougue, il faisait oublier son effrayante laideur.
Posons-nous maintenant la question : où sont les Mirabeau du XXIe siècle ? Peut-on aujourd’hui réussir en politique si, à défaut d’être beau, on ne se rapproche pas des normes sociales de la perfection physique ? Le moule de la télégénie a effacé toutes les aspérités sur lesquelles, jadis, l’homme politique pouvait compter pour faire oublier une apparence commune voire une certaine laideur : l’intelligence, la culture, l’éloquence, les effets de tribune. Certes, la télévision a substitué à l’art oratoire de nouvelles formes de discours. Les hommes politiques, désormais rompus à tous les genres et familiers de tous les plateaux que propose le petit écran, sont devenus d’infatigables débatteurs, des as de la formule, des champions de la conversation rythmée. Mais la télévision, c’est d’abord de l’image, et l’image met en évidence le paraître. Toutes les apparitions publiques sont bâties pour elle ; c’est par elle que passent les stratégies de séduction. Il faut donc s’y présenter sous son meilleur jour et soigner son apparence physique. L’image fait les stars ou plombe les carrières politiques.
Jamais assez de sacrifices pour séduire. Dominique Strauss-Kahn, François Hollande, Marine Le Pen, Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal, François Baroin, Christine Boutin, Manuel Valls et bien d’autres, selon le cas, s’astreignent à un exigeant régime alimentaire, revoient brushing, lunettes, maquillage et garde-robe. Hillary Clinton, candidate aux primaires démocrates en 2008, se fait relooker par Anna Wintour, la directrice de Vogue, changeant de coiffure, adoptant les talons hauts. Dilma Rousseff, pour devenir présidente du Brésil et succéder à Lula, ne peut se reposer sur sa compétence d’économiste, sur son passé de guérillera ou sa brillante culture. On la dit terne, ce qui, en langue de bois, n’est pas loin de vouloir dire laide. Alors, on transforme Cendrillon en princesse. Une équipe de coachs lui fait perdre dix kilos, la soumet au bistouri du chirurgien esthétique pour affermir ses traits, remplace ses grosses lunettes de myope par des lentilles, change sa coiffure, confiée au styliste Celso Kamura, renouvelle sa garde-robe ; Dilma Rousseff adopte les tenues rendues célèbres par la grande couturière Carolina Herrera (qui habilla Jackie Onassis). Et puis, pour plaire à l’électorat « pauvre » du Nordeste, ses communicants lui font suivre des cours de diction qui lui permettent d’atténuer son trop fort accent des « riches » du Sud. Le 31 octobre 2010, elle est élue avec 56 % des suffrages : aurait-elle triomphé sans toutes ces concessions à l’apparence ?
Le pire, pour un homme politique est que, brusquement, le charme se rompe. L’incident est si vite arrivé. Un mot qui dérape, une mise en situation grotesque, et la belle mécanique séductrice s’enraye sous le regard des caméras et de millions de personnes à la fois. Il y a trente-cinq ans, le président Gerald Ford, qui succéda en 1974 à Nixon après sa démission sur fond d’affaire du Watergate, en fit la triste expérience. Ford, titre Time en janvier 1976, c’est « le problème du ridicule ». Il ne semble pas tenir debout, dégringole de la passerelle de l’Air Force One, sur l’aéroport de Vienne, chute lourdement à ski devant les caméras. Les scènes font le tour du monde. En référence à sa carrière universitaire de footballeur, l’ex-président Johnson s’amuse : « Il a trop pratiqué son sport favori sans casque. » Cruel, Nixon renchérit : « Il est incapable de monter à cheval et de mâcher un chewing-gum en même temps. » Il devient la risée des émissions satiriques, comme « Saturday Night Live ». Mais ce n’est pas fini. Devant le président égyptien Sadate, il porte un toast « au grand peuple d’Israël ». À Atlanta, il s’y reprend à huit fois pour prononcer le mot « géothermie ». En 1976, en campagne électorale, il salue les habitants de l’Ohio, alors qu’il est dans l’Iowa, se dit heureux d’être à Pontiac, alors qu’il vient d’arriver à Lincoln. Le sommet est atteint, lors du deuxième débat télévisé où il affronte Jimmy Carter, affirmant qu’il n’y a aucun pays d’Europe orientale sous la coupe de l’Union soviétique ! Carter le regarde, médusé. Devant leur téléviseur, ses supporters se décomposent. Ford sera-t-il « le premier président chassé de sa fonction par le rire ? », s’interroge le Washington Post. Ses communicants essaient bien de contre-attaquer en expliquant que ses gaffes sont le signe de son humanité. Peine perdue, « le bon vieux Jerry » est battu.
Les politiques ne constituent pas une population à part. Ils sont à l’image des sociétés dans lesquelles ils vivent, parce que les opinions veulent des dirigeants qui leur ressemblent et qui les flattent. Dans les années 1930, la bedaine d’Édouard Herriot, qui faisait les délices des caricaturistes, était la marque d’un bon vivant, aimant la bonne chère et les plaisirs de la vie (le leader radical était connu pour ses conquêtes féminines). En 1984, malgré sa rondeur, Raymond Barre faisait partie des hommes politiques que, selon un sondage, les Françaises estimaient les plus séduisants (la palme revenant au Premier ministre de l’époque, Laurent Fabius). Aujourd’hui, on ne parlerait plus de rondeur, mais d’obésité. Jamais, sans doute, les médias n’ont autant glosé sur le régime alimentaire d’une personnalité politique qu’en 2011, à propos de François Hollande. Tout le monde s’y est mis, de Voici à Libération, les journaux se livrant même à une extravagante bataille de chiffres. Combien a-t-il perdu ? 8 kilos ? 15 kilos ? Le député socialiste a beau affirmer que sa perte de poids est sans rapport avec la « coquetterie » ou le « souci d’apparence », chacun a compris qu’elle n’était pas étrangère à son ambition présidentielle. Son changement de silhouette, du reste, s’accompagne d’un relooking qui passe par l’adoption de costumes (bleus) mieux ajustés et le choix d’une nouvelle monture de lunettes. Il en est ainsi : dans une société du paraître, ce qu’on donne à voir est ce qu’on est. Le mince est dynamique et le gros se laisse aller ! Le mince est mobile et le gros est inerte ! La tonicité intellectuelle ne compte que si elle est visible à l’œil nu. Or, pour incarner la volonté, la fermeté, l’autorité, vertus naturelles d’un chef d’État, il faut maîtriser son corps. Le mieux est encore de le travailler par l’effort sportif, à condition, bien sûr, de le faire savoir. Le « No sport » de Churchill (réponse à une question sur le secret de sa forme) serait aujourd’hui considéré comme parole sacrilège, alors qu’il est de bon ton, pour un leader politique, de s’exhiber en short et en baskets, suant et souffrant sous le regard complice des photographes et des cameramen. Par leur jogging matinal, Sarkozy et les autres affirment qu’ils contrôlent un monde en constante mobilité.
Voulant séduire, les responsables politiques tentent de se rapprocher des canons de beauté et d’élégance devenus universels, comme le confirment les enquêtes de chercheurs anglais, en 2005, auprès de Britanniques et de Japonais.
Quand on soumet à un groupe-test une série de photos de visages et de silhouettes et qu’on demande aux « cobayes » de les classer par ordre de préférence, les résultats sont rigoureusement identiques. Des universitaires californiens (Los Angeles) sont allés plus loin. Ils ont présenté les clichés d’hommes et de femmes censés être candidats à une élection. L’opération a été menée en deux temps. Premier temps : on demande aux personnes présentes de les classer selon l’impression qu’ils leur donnent. Résultat : viennent en tête les plus souriants, les mieux coiffés, les mieux habillés, les plus grands, les plus minces. Second temps : on livre aux testés les programmes des candidats fictifs et on leur demande de procéder à un nouveau classement. Et qu’arrive-t-il ? La hiérarchie est inchangée. Quand on sait que l’influence sur l’autre passe à plus de 80 % par le visage et par la voix et moins de 10 % par le discours, on comprend mieux pourquoi les hommes politiques soignent particulièrement leur apparence.
Alors, bien sûr, la politique ne saurait se réduire à des perceptions visuelles, et la séduction politique ne se limite pas à une affaire de beauté et de look. Plaire à l’électorat relève de mécanismes infiniment plus complexes. Ils reposent sur la gamme des émotions et des attitudes irrationnelles qui font la force des stratégies de la communication. La « markétisation de la République », comme l’a nommée Régis Debray dans son essai L’État séducteur (1993), a contribué à les aviver. Le « tout-séduction » est souvent jugé comme le signe d’une dégradation de la chose publique où l’homme politique se vend comme un produit et le citoyen devient un consommateur, où le contrat sur l’idée et le projet se dilue dans le rapport affectif. « Nous quittons l’ère de l’opinion pour entrer dans celle de l’affectivité publique », disait Jacques Séguéla à L’Express, en avril 1995. Dans une société guidée non plus par la croyance collective en un destin commun mais par les valeurs de la consommation individuelle (plaisir, épanouissement personnel, bonheur immédiat), l’homme politique est devenu lui-même un objet de consommation qui doit susciter le désir. Mais soyons honnêtes : en démocratie, une élection est quasiment toujours gagnée par l’imaginaire du rêve et l’illusion du changement. La règle est ancienne. On convainc rarement l’opinion en lui promettant du sang et des larmes. Voter, c’est se projeter dans l’homme qui sollicite votre confiance. Il incarne nécessairement l’espoir : le désespéré, celui qui ne croit plus en rien, lui, ne vote pas ! C’est pourquoi l’électeur, même le plus méfiant à l’égard des séducteurs politiques, finit, dans le tourbillon d’une campagne, par baisser sa garde, brusquement emporté par les promesses de matins plus clairs.
C’est bien le problème, et il s’accentue sous le jeu grandissant des stratégies de communication. Comme en amour, la séduction n’a qu’un temps. En politique, on appelle cela l’« état de grâce ». Cela dure deux, trois mois, une année parfois, rarement plus. L’élu croit à la fidélité de sa conquête et à la puissance de son charme ensorcelant. Comme dit l’adage, il n’y a pas d’amour, mais des preuves d’amour. En politique, on attend que celui qu’on a choisi soit conforme à l’être idéal imaginé et que, d’un coup de baguette magique, il transforme ses douces promesses en suaves réalités. Hélas, cela ne se passe pas exactement comme cela. L’exaltation retombe vite, et la déception est d’autant plus douloureuse que le coup de foudre fut brutal. L’électeur séduit fait payer au vil séducteur le prix de sa trahison, confiant son désenchantement aux sondeurs. Mitterrand promettait de changer la vie en 1981. En arrivant à l’Élysée, sa cote de confiance, selon TNS-Sofres, était de 74 % ; fin 1982, alors que le gouvernement va prendre le tournant de la rigueur, elle passe sous la barre de 50 %. Sarkozy faisait rêver les Français. En juin 2007, sa popularité atteignait 63 % ; six mois plus tard, elle tombe à 49 %. « Yes we can », proclamait Obama. En février 2009, 76 % des Américains le plébiscitaient (selon Opinion Research Corporation) ; ils ne sont plus que 61 % en juin, moins de 50 % en janvier 2010.
Mais un séducteur n’a jamais dit son dernier mot. Il connaît la versatilité de sa proie, sa capacité d’oubli ou de pardon et, surtout, maîtrise parfaitement son principal terrain de chasse : la campagne électorale. Il sait aussi que l’opinion n’aura pas le choix : elle devra se donner de toute façon, à lui ou à un autre. Alors, il lui répète à l’oreille les mots doux qu’elle aimait entendre. Il lui dit qu’il a changé, qu’il n’est plus le même homme, qu’il a compris son désarroi, qu’il ne la trahira plus. Il la convainc de ne pas tomber dans les bras de l’autre qui, à coup sûr, l’entraînera dans une aventure sans lendemain, tandis que lui la protégera. Il ranime en elle les souvenirs de bonheur partagé. Et elle cède à son charme. Cette fois, c’est sûr, tu ne me tromperas pas, implore-t-elle ? Je te le jure, répond-il avec l’accent de sincérité qui l’enchanta la première fois. Elle succombe et le séducteur triomphe à nouveau. Mais peut-on vraiment changer ? Abusée une seconde fois, la victime se vengera en envoyant l’abject au fond du fond des sondages d’opinion. Mitterrand fut réélu président en 1988 et conduisit la gauche, en 1993, à une défaite historique. Bush, parti perdant en 2004, parvint à battre son adversaire démocrate John Kerry. Mais la fin de son deuxième mandat prit des allures de lente agonie. Voici qui éloigne l’homme politique de Dom Juan : jamais il ne méprise ses conquêtes. Tout au contraire, il doit entretenir chez elles la flamme amoureuse, tout en tentant de vaincre de nouveaux cœurs.
Peut-on alors réussir en politique sans chercher à séduire, sans fonder sa percée dans l’opinion sur des stratégies de charme ? Le 18 mars 2010, l’Académie française accueille une nouvelle Immortelle, Simone Veil. Concluant son discours de réception, Jean d’Ormesson déclare avec émotion : « Comme l’immense majorité des Français, nous vous aimons, madame. Soyez la bienvenue au fauteuil de Racine qui parlait si bien d’amour. » La veille, Le Journal du dimanche a publié un sondage où l’ancienne présidente du Parlement européen (1979-1982) est distinguée, à 82 ans, comme « la personnalité féminine préférée des Français ». Ce n’est guère une surprise, à vrai dire : Simone Veil, depuis la fin des années 1970, a toujours été chérie par les enquêtes d’opinion. On trouve même aujourd’hui, une page Facebook intitulée « On aime Simone Veil ».
Rescapée d’Auschwitz, la femme qui fit voter la loi sur l’interruption volontaire de grossesse (1974), fut plusieurs fois ministre, quitta la vie publique en 2007 après avoir siégé au Conseil constitutionnel suscite l’admiration profonde du plus grand nombre et la haine de quelques-uns. Un lien affectif s’est tissé avec les Français qui en ont fait une icône (bien avant, précisons-le, qu’elle ne raconte, avec pudeur, sa douloureuse histoire de déportée). L’a-t-elle cherché ? En 1979, elle est tête de liste de l’UDF aux élections européennes. Sa campagne de communication est confiée à Jacques Hintzy, qui conseilla Valéry Giscard d’Estaing cinq ans plus tôt. En charge de l’affiche destinée aux panneaux commerciaux, il soumet Simone Veil à une séance de photos et retient un cliché où, tendrement souriante, son visage irradie comme celui de la Madone. Ses yeux bleus étincellent. Mais, au moment d’arrêter le projet d’affiche, la candidate refuse d’y apparaître. « Ne me mettez pas sur l’affiche », dit-elle à Hintzy. À l’heure où tous ses concurrents se réjouissent d’apparaître à chaque coin de rue pour croiser le regard du passant, la demande surprend. « Dois-je vraiment faire cela ? » implore le communicant. Il insiste. Simone Veil, après avoir beaucoup résisté, finit par céder, sous la pression de son mari, Antoine. Au moment du scrutin, sa liste arrive en tête (27,6 %), bien avant celle du RPR que conduit Jacques Chirac (16,3 %).
Tout au long de son parcours politique, Simone Veil a séduit les Français sans recourir aux stratégies de charme concoctées dans les laboratoires des conseils en communication. On y verra, peut-être, l’empreinte d’une éthique personnelle ou le témoignage d’une femme qui n’est pas prête à tout sacrifier pour satisfaire son ambition politique. « La politique, écrivait Gaston Aubligny en 1889, est un peu comme ces magiciennes célèbres qui attiraient les chevaliers par les charmes de leur voix enchanteresse […]. Oui, la politique séduit et enivre. » La séduction ne serait-elle pas finalement la marque d’un appétit jamais assouvi ?