1

Dieux parmi les hommes

« Le sexe et le poignard ». En 1928, l’écrivain Renée Dunan, l’amie des dadaïstes, la féministe anarchiste, que ses détracteurs surnomment la « pétroleuse » ou la « vitrioleuse », signe ainsi son nouveau roman érotique. Après Les Nuits voluptueuses, Entre deux caresses, Belle sans chemises, elle a choisi de remonter le temps, très loin, jusqu’à l’Antiquité, pour s’intéresser à un personnage qui n’a cessé de susciter les fantasmes : Jules César.

Bien sûr, on pense à ses amours avec Cléopâtre qui inspirèrent la musique, la littérature ou le théâtre, bien avant le cinéma. Mais ce qui fascine chez César, c’est d’abord sa force supposée, celle qui lui permet de soumettre les femmes comme il soumet les peuples, la puissance virile que lui confère son biographe Suétone lorsqu’il décrit son corps bien proportionné ou le magnétisme de son regard. Certes, le conquérant des Gaules n’est pas un athlète, mais tout, en lui, est équilibre ; jusqu’à sa splendide calvitie qui, dégageant un large front, souligne, chez lui, un subtil mélange d’intelligence profonde et de volonté surhumaine. Bref, pour séduire, César n’aurait qu’à paraître.

La légende veut que le sang de Vénus coule dans les veines de la famille des Julii dont il est issu. Elle n’est pas tout à fait étrangère à la renommée d’un chef dont l’appétit sexuel ne semble jamais assouvi. Suétone – toujours lui –, qui évoque César un siècle et demi après son assassinat, cultive ainsi cette image, dressant avec minutie la liste de ses conquêtes féminines, à la manière d’un tableau de chasse. Renée Dunan se délecte de ces histoires où César prend plaisir à humilier les patriciens romains en couchant avec leurs femmes, y ajoutant le petit détail érotique qui fera frissonner son lecteur : « Il avait eu comme maîtresse la propre femme du sénateur richissime Servius Sulpicius. Cette Posthumia se promenait nue en litière et passait pour plus vicieuse que la salace Héraclée, dont parlent les vieux auteurs grecs. César posséda aussi Lollia, épouse de son ami Aulus, le Consul danseur, laquelle offrit pour lui ses formes à l’inspiration d’un sculpteur athénien qui en fit une Vénus callipyge. Tertullia, jeune épouse de Marcus Crassus lui-même, fut quelques jours sa favorite. César, ce qui exalta enfin le scandale, promenait dans sa litière Sempronia la poétesse, qu’il fit danser en public, revêtue seulement d’un masque priapique. » Mais Dunan, en fine provocatrice, a gardé le meilleur pour la fin, le trait de la vie de César qui indignera les bien-pensants et ravira les moins moraux des libertins. À quarante ans passés, en effet, le voici qui séduit Servilia, la propre sœur de Caton, son vieil ennemi. Or, précise la romancière, « miraculeusement lubrique, [Servilia] voulut que sa propre fille Tertia vînt partager les plaisirs que César lui dispensait. Ainsi passaient-ils tous trois des nuits charmantes dont le souvenir nous a été transmis ».

Alors, César, prince débauché ? Suétone, qui se plongea dans les archives impériales pour écrire sa Vie des douze Césars, rapporte une anecdote peut-être éclairante. L’histoire se situe en 46 avant Jésus-Christ, lors du triomphe qui célèbre la conquête des Gaules, du Pont, de l’Égypte et de la Numidie par Jules César. Jamais, sans doute, Rome ne connut de cérémonie plus fastueuse pour célébrer la victoire. Alors que le grand vainqueur, ceint de pourpre, parcourt en char la Voie sacrée, puis traverse Rome pour gagner le temple de Jupiter capitolin, ses soldats chantent ses louanges avec des mots inhabituels : « Imprudents citadins, surveillez vos femmes/Voici venir le char du baiseur chauve/Qui, mêlant les plaisirs aux soucis de la guerre/A forniqué en Gaule avec l’or des Romains. » Plaisanterie gaillarde, sans doute, mais qui fournit peut-être la clé pour comprendre le pouvoir de séduction attribué à César. Car, à travers elle, émerge une évidence : le général triomphant n’est pas un chef et, par ailleurs, un séducteur. Au contraire, il est un séducteur parce qu’il est un chef. La puissance virile de César qui se manifeste par son mépris du danger sur les champs de bataille et fonde son autorité se traduit naturellement par une énergie sexuelle hors du commun. L’ampleur sans limite de cette autorité lui donne un pouvoir de séduction auquel nul ne peut résister, ni les femmes conquises, ni les maris trompés, ni quiconque, à vrai dire. Ses soldats s’en réjouissent : la vitalité du chef rejaillit sur eux et les rend désirables. C’est pourquoi il peut leur demander l’impossible. L’affirmer, pour Suétone, est d’autant plus impératif qu’en fixant le portrait de Jules César, il établit le modèle dont se réclament les empereurs romains, les « Césars » qui lui ont succédé.

Entendons-nous bien : la virilité romaine admet la séduction, pas le jeu de séduction. César ne déploie pas de stratagèmes pour conquérir : quand le maître apparaît, la femme, par nature passive, succombe ; et les maris cocufiés doivent admettre leur mésaventure comme ils se plient à son autorité. Mieux : l’infortune des cornards de tout poil s’étale sur la place publique car, pour le chef ou le prince, les femmes conquises sont autant de prises de guerre qui attestent sa vitalité virile. Les femmes… mais aussi les hommes, car, dans l’Antiquité romaine, l’homosexualité n’est pas contraire aux normes sociales. À condition, toutefois, de ne point se montrer soi-même passif dans l’acte sexuel. C’est bien le sens de la pique lancée contre César par Curion, tribun de la plèbe, lorsqu’il le dépeint comme « l’homme de toutes les femmes, et la femme de tous les hommes ». La femme de tous les hommes ? Que César sodomise de jeunes esclaves ne choquera personne à Rome ; au contraire, on se réjouira d’une preuve supplémentaire de la vitalité du chef. Mais que lui-même se transforme en femme, c’est-à-dire qu’il subisse les assauts sexuels d’un homme, est totalement inadmissible. La rumeur remonte à l’époque où l’ambitieux César, âgé de vingt ans, fut chargé de trouver une aide financière auprès de Nicomède, le roi de Bithynie. Ne reculant devant aucun scrupule pour obtenir ce qu’il voulait, il aurait rejoint le monarque dans sa chambre, se laissant « monter frénétiquement toute la nuit », si l’on en croit Cicéron. Rien ne prouve la véracité de cette histoire, peu vraisemblable, même, au regard des règles sociales romaines. Le « sodomite passif » César n’aurait pu conquérir l’estime des hommes, c’est-à-dire des mâles, à commencer par ses soldats. Mais elle est édifiante sur les liens indéfectibles entre sexe et pouvoir : évoquer l’un est toujours une manière de parler de l’autre.

La tyrannie sexuelle et ses abus sont, depuis l’Antiquité, l’expression visible, sensible, et cultivée par le prince pour prouver son absolutisme. L’homme dompte sa proie parce qu’il est le pouvoir. Le rapport de séduction, alors, est par nature inégalitaire. Le sexocrate, dieu vivant, ne saurait être séduit. Il prend, se sert, rejette, parfois avec brutalité. Mais il séduit par l’attraction immédiate qu’exerce sur l’être ordinaire son magnétisme divin. Reste que l’autorité, fût-elle d’origine céleste, dépend du respect qu’elle inspire aux hommes. Ce respect, il faut le conquérir. Et c’est là que l’habileté du chef se manifeste. Car même les dieux savent user de ruses séductrices pour charmer les peuples versatiles…

Le peuple aime César

« Du pain et des jeux », voici ce que demande le peuple, voilà ce qu’on lui jette en pâture pour calmer ses impatiences, affirme avec une cruelle malice Juvénal, le poète satirique du début du IIe siècle de notre ère. Le peuple, c’est la plèbe, la masse des citoyens romains, monde foisonnant et divers situé entre la foule des esclaves et l’élite des patriciens à laquelle elle s’est toujours opposée. À Rome, la plèbe a son aristocratie, marchands et financiers. Elle a ses « classes moyennes », artisans et boutiquiers, nombreux et actifs, têtes chaudes et verbe haut, prêts à secouer la quiétude politique quand le ravitaillement fait défaut ou lorsqu’on agite de trop près l’épouvantail des taxes. Mais elle a aussi ses prolétaires et ses indigents, parfois moins bien lotis que les esclaves et qui ne vivent que grâce aux largesses privées et aux distributions publiques de blé à vil prix, destinées à calmer leurs ardeurs de révolte. Que représentent-ils ? 40 %, 50 % de la Cité ? Davantage ? En tout cas suffisamment pour que le pouvoir ait toujours un œil sur eux.

Sous l’empire, la plèbe n’a plus le pouvoir de faire ou de défaire les gouvernants, comme au temps de la République, ni la tentation de succomber aux sirènes des démagogues. Mais si elle n’est plus la force politique d’autrefois, le prince sait qu’elle pourrait un jour lui nuire, et que, par leur nombre, les humbles représentent toujours un danger, dès lors qu’ils sont rassemblés en foule, tout particulièrement au cirque. Alors, il faut les ménager, les écouter, et même les séduire.

Comment gagner le cœur du peuple ? En lui offrant des jeux grandioses, les plus beaux, les plus dispendieux, les plus retentissants de l’histoire de Rome. C’est, en tout cas, ce qu’avait cru Pompée lorsqu’il fit construire un cirque monumental (le Circus Maximus, 250 000 places) où des condamnés devaient combattre contre des éléphants, où près de cinq cents lions furent tués. Comptez sur la reconnaissance du peuple ! Au lieu d’applaudir, de s’esbaudir, de lui baiser les pieds en signe de reconnaissance, il quitta l’enceinte en larmes, hurlant son dégoût devant un tel carnage, maudissant Pompée qui, finalement, ne put jamais le moins du monde rivaliser avec la popularité de son grand ennemi, César.

Et César, justement, que fait-il pour séduire la plèbe ? Apparemment pas grand-chose, même pas de discours. Certes, il donne des jeux. Mais, pendant les festivités, soit il ne vient pas, soit il lit son courrier. Indécent ! Il est pourtant un détail qui change tout et le démarque de Pompée : il vit au milieu du peuple, plus particulièrement dans le quartier de Subure, au nord du forum, entre le Viminal et l’Esquilin. Le quartier chaud, grouillant, crasseux par excellence, dominé par des immeubles vétustes (insulae) et des maisons de passe, où se croisent les prostituées aux plus bas tarifs et les coupe-jarrets de toute espèce, où les patriciens viennent parfois s’encanailler à leurs risques et périls. César peut dire : je connais les humbles, parce que je vis parmi eux. Plus que n’importe quel geste généreux, ce choix délibéré emporte l’adhésion de la multitude.

Populaire, César le fut indéniablement ; jusqu’à sa mort, et même au-delà. Ainsi, immédiatement après son assassinat, les chefs de la conjuration descendent du Capitole pour expliquer leur geste au peuple. Enthousiastes, Brutus et les autres exaltent ainsi la liberté retrouvée. Mais les regards se figent ; aucun cri d’exaltation ne jaillit. Alors, le préteur Cinna, parent de César par alliance, s’avance, arrache sa toge de magistrat, la jette au sol, indiquant ainsi qu’il ne doit rien au tyran, et salue haut et fort ses assassins. L’assistance alors s’électrise. Comment accepter une si vile ingratitude ? On hurle, on vitupère. Des pierres commencent à pleuvoir sur Cinna, contraint de s’enfuir à toutes jambes. La foule le poursuit jusque chez lui où il doit se barricader.

La fidélité du peuple à l’égard de César ne faiblit pas. Le jour de ses funérailles, en voyant son corps criblé de blessures, la foule, rassemblée au forum, est prise de fureur. Refusant que le cortège funèbre poursuive sa route jusqu’au temple de Julia où César doit être incinéré, elle se saisit de la dépouille et dresse en plein forum un bûcher, dans un geste symbolique d’appropriation. Après quoi, elle décide de se retourner contre les assassins, les pourchassant dans toute la ville, incendiant leurs maisons. La douleur collective n’est pourtant pas apaisée : César est bientôt honoré comme un dieu, auquel Auguste décide de consacrer un temple, à l’est du forum.

L’empereur aime le peuple

Habile, Auguste cultive avec science tous les gestes de nature à séduire le peuple, auquel il se mêle volontiers. Habitant à l’origine près du forum, dans une maison modeste, il s’installe au Palatin, mais prend bien garde d’occuper une demeure des plus simples, « sans marbre ni pavés recherchés », précise Suétone. Il participe aux spectacles de la foule à laquelle il offre des jeux qui, rapportent les chroniqueurs, atteignent des sommets de magnificence. Il y assiste avec sa femme et ses enfants et se fait excuser lorsqu’il ne peut s’y rendre. Il multiplie les audiences où il reçoit les requêtes du peuple et organise des banquets où sont admis les plus populaires des artistes, histrions, bouffons et cabotins de toute espèce. Auguste, souverain « people » ? Ne poussons pas trop loin l’anachronisme, mais constatons tout de même que l’empereur a ce que nous appellerions aujourd’hui le « sens de la communication ». Un exemple ? En 23 avant J.-C., Rome subit une terrible famine et les réserves de grain s’épuisent. Le ravitaillement de la ville n’est pas de son ressort, mais de celui des magistrats qui montrent alors une coupable incompétence. Alors qu’il ne reste plus que trois jours de vivres, Auguste fait courir un bruit qui glace d’effroi le peuple : il envisage de se suicider. On se précipite alors, le cœur battant, pour l’en dissuader. Finalement, devant tant de sollicitude – et l’arrivée miraculeuse d’un approvisionnement –, il renonce à la mort. Mais la rumeur calculée d’un tel sacrifice provoque une émotion qui élève Auguste au firmament de la popularité. Le projet de suicide d’Auguste ? Une bien belle histoire, d’autant plus belle qu’on ne la peut vérifier.

Néron et Caligula ont eux aussi leurs stratagèmes de séduction. La légende noire fait d’eux des tyrans impopulaires. Pourtant, Caligula enthousiasma les foules – avant de se les aliéner par sa cruauté, à la fin de son règne –, et le peuple pleura Néron lorsqu’il se suicida (68). À quoi tient, alors, l’image sombre que les Anciens s’évertuèrent à dessiner ? Notamment aux sources de la popularité des deux souverains qui s’appliquèrent à séduire le peuple, tout particulièrement en humiliant les élites patriciennes, au nom desquelles les auteurs latins, tels Suétone ou Tacite, s’expriment.

Caligula (qui règne de 37 à 41) ne se contente pas de largesses à l’égard du peuple. Il distribue des places gratuites dans les théâtres, pour que les nobles délicats y soient mêlés à la multitude grossière ; il prend un malin plaisir à faire attendre des heures les sénateurs auxquels il a accordé audience. À l’issue des jeux, il organise lui-même la vente aux enchères des esclaves et fait monter les prix si haut que les plus riches sont poussés à la ruine. La foule, ravie, s’esclaffe et applaudit car, comme le rappelle Sénèque, le peuple a toujours détesté ceux « qui vomissent pour manger et mangent pour vomir ».

Néron, empereur en 54, lui aussi, s’attire la sympathie populaire par des dons d’argent ou de nourriture et en multipliant les affronts aux sénateurs qu’il oblige parfois à se produire dans l’arène comme gladiateurs ou au théâtre comme acteurs. Mais il s’applique aussi à protéger le peuple, réprime les abus des puissants, lutte contre la corruption des nantis, met fin à une pratique ancienne étonnante, celle des coureurs de chars autorisés à parcourir la ville en bousculant tout sur leur passage, en volant, en terrorisant la population, simplement pour se distraire. Surtout, il se montre proche des humbles, partage leurs plaisirs, participe aux jeux, se fait comédien, combat au cirque, excite la foule dans les tribunes, en riant, en hurlant, en jurant, à la plus grande joie de l’assistance. Face à ce spectacle, les élites romaines, impuissantes, rongent leur frein en silence.

En 64, quand Néron annonce qu’il va s’éloigner quelque temps de la ville pour un voyage, c’est la consternation. On proteste, on supplie, on pleure. Impossible d’imaginer que l’empereur puisse abandonner la plèbe, livrée, en son absence, aux voleurs et aux criminels. Cette confiance aveugle en Néron explique pourquoi, cette même année, elle ne croit pas à la rumeur répandue par ses ennemis, lors de l’incendie de Rome : pendant que la cité flambait, Néron serait monté sur le Quirinal et, muni d’une lyre, aurait chanté le poème de la destruction de Troie. Le peuple croit, au contraire que, rentré précipitamment de son lieu de villégiature, Néron s’est employé, sans compter, pour soulager les souffrances, ouvrant les plus prestigieux édifices afin que la foule s’y réfugie, accueillant les sinistrés dans ses propres jardins. Elle n’ignore pas non plus que l’empereur a ordonné la construction d’abris de fortune pour loger les plus pauvres, qu’il s’est démené pour faire acheminer du blé. Le peuple de Rome, et singulièrement les plus indigents, aime Néron parce qu’il lui a apporté la sécurité et qu’au fond, il lui ressemble.

« Quand on aspire au pouvoir, les meilleurs partisans, ce sont les besogneux », écrit Sénèque. Peu importe de savoir si Caligula ou Néron étaient sincères. L’essentiel est de comprendre le secret de leur séduction : par leur comportement, leur geste, leur action, ils ont su forcer le respect du peuple. Certes, à Rome, on a l’habitude de suspendre les portraits de l’empereur et de sa famille aux murs des échoppes, et souvent au-dessus du lit conjugal. Bien sûr, on aime spontanément le prince, parce qu’il est le prince. Pourtant, certains souverains se détachent dans l’affection de la masse. Néron, dont on fleurit la tombe avec ferveur, est l’un de ceux-là. On prétend même qu’il ne serait pas mort et, vingt ans après sa disparition, surgissent encore de faux Néron qui disent vouloir rétablir le pouvoir de la plèbe. Le peuple romain, écrivait Montesquieu, le vénérait car « il aimait avec fureur ce que le peuple aimait ».

Le roi est beau

Apollon, Jupiter, Auguste, Trajan, César… C’est simple : Louis XIV est tout à la fois. Le Roi Très-Chrétien va puiser dans l’Antiquité romaine, ses dieux et ses princes, la force fulgurante et la majesté suprême qui le hissent au-dessus de tous les hommes et au-dessus de tous les rois. Vêtu à la façon des empereurs romains, couronné des lauriers de la Victoire, Louis XIV est le nouveau César que les peintres flatteurs et les sculpteurs louangeurs célèbrent sur les murs de Versailles ou sur les places publiques où s’élèvent ses statues de bronze. Le roi est un dieu, mais un dieu inaccessible ; et c’est précisément cette distance qui fonde son pouvoir de fascination et d’attraction. On cherche à se rapprocher de Jupiter, en attirant son attention, en s’appliquant à le courtiser pour obtenir ses faveurs ou en s’enorgueillissant de partager son lit.

Populaire, Louis XIV ? Le monarque ne néglige pas son image auprès du peuple, comme en témoignent ces almanachs bon marché, diffusés partout dans le royaume, qui célèbrent la famille royale et exaltent un souverain triomphant et répandant l’abondance parmi ses sujets. Cependant, il ne déploie pas de stratégie de séduction en direction de la multitude qu’il ignore. Ainsi, chercherait-on vainement les humbles dans tous ces tableaux qui célèbrent sa gloire. Comme le note Saint-Simon, son départ pour Versailles n’est pas étranger à la peur que lui inspire la populace. Il lui fallait fuir Paris, écrit le mémorialiste, car « il s’y trouvait importuné par la foule du peuple à chaque fois qu’il sortait, qu’il rentrait, qu’il paraissait dans les rues ». Rien d’étonnant, alors, à ce que les pamphlets clandestins fassent ainsi parler le roi : « Je me moque du Peuple et de ses cris » (Les Amours de Louis le Grand).

Bref, ce n’est pas ici qu’il convient de chercher la comparaison avec César ou Auguste. On la trouvera ailleurs, dans ce pouvoir d’attraction naturel que les princes exercent dès qu’on les voit. Car le roi est beau. Voici qui ne se discute pas. Il ne s’agit pas seulement de la divinité mâle qu’il incarne, de la virilité guerrière qu’il personnifie. Non, le roi est beau, simplement parce qu’il est le roi. Tout en lui est naturellement beau : sa taille, son allure, sa voix, son visage, ses yeux, comme l’écrit le duc François de Bretagne : « Sire, ce qu’on voit dans vos yeux/Et ce beau feu qui les enflamme/Trouble les sens, interdit l’âme/De qui veut imiter le Miracle des Cieux. » Louis XIV est beau, c’est l’évidence même, soulignée avec force par son admirateur Voltaire, en 1748 : « Louis XIV était, comme on sait, le plus bel homme et le mieux fait de son royaume. » Et l’auteur du Siècle de Louis XIV d’ajouter : « Tous les hommes l’admiraient, et toutes les femmes soupiraient pour lui. »

L’idée que seuls les hommes bien faits de leur personne peuvent commander n’est pas vraiment nouvelle. On la trouve chez Aristote, et Homère célébrait déjà, dans l’Iliade, la beauté d’Achille ou d’Hector. Mais, avec Louis XIV, elle atteint des sommets jamais égalés et le panégyrique du roi devient ainsi un genre littéraire majeur. Le caprice des flatteurs n’est pas seulement en cause, car toute manifestation publique doit exalter, par l’éloge, le culte monarchique. Le roi est donc infiniment puissant, infiniment bon et, pour peu qu’on se laisse porter par son enthousiasme, infiniment beau. C’est ainsi qu’on le dépeint, et c’est ainsi qu’on le peint. Mais ici, l’écart avec la réalité est profond.

Invité en France en 1665 pour travailler à la refonte du Louvre, le célèbre Bernin, après avoir observé le roi avec l’œil impitoyable de l’expert, rend son verdict : « Il a la moitié de la bouche d’une façon et l’autre de l’autre, un œil différent aussi, et même les joues différentes. » Le nez aussi est irrégulier. Témoin attentif de la vie de cour française, le chroniqueur piémontais Primi Visconti concède que le souverain a des yeux « vifs, espiègles, voluptueux », qu’il a de la « prestance », mais son jugement reste sans équivoque : « Le roi n’est pas beau. » Au passage, il note que son « visage est marqué par la petite vérole » (contractée en 1647), disgrâce qu’effacent scrupuleusement tous les artistes invités à composer son portrait. On peut ajouter que le roi est devenu progressivement chauve à vingt ans, à la suite d’une fièvre typhoïde. C’est pour masquer les touffes éparses de cheveux qu’il se fit raser le crâne et adopta la perruque. Aussitôt, du reste, comme le rapporte Mazarin, on vit les courtisans zélés se faire raser à leur tour et se coiffer d’un postiche. Et voici comment on lance une mode.

Évidemment, tout cela ne s’arrange pas avec l’âge. À 48 ans, il est atteint de la goutte qui l’oblige souvent à se faire transporter en chaise ; ce qui n’empêche pas les peintres de souligner sa vigueur physique. Un exemple ? Prenons celui du tableau d’Hyacinthe Rigaud, Louis XIV en costume de sacre, qui est sans doute la plus célèbre de toutes les représentations du roi. Reproduit dans tous les manuels scolaires, il a nourri l’imagination des écoliers depuis les débuts de la République. Le roi a alors 63 ans, et ne se tient plus debout. Mais, grâce à Rigaud, il a toujours belle prestance, et a même conservé ses jambes de vingt ans, fines et musclées, celles qui faisaient de lui un danseur hors pair. La vigueur imaginée du corps du roi vient rappeler que, jusqu’au dernier souffle, il incarne l’énergie conquérante.

Cette représentation abusive devait faire jaser à l’époque, et même attirer le sourire amusé de quelques courtisans à Versailles. Mais on pouvait compter sur eux pour ne rien en laisser percevoir. Les atteintes de la maladie et du temps sont sans prise sur la séduction naturelle du roi ! La petite vérole qui boursoufle son visage ? C’est à peine si on la remarque. Comme l’écrit Simon de Riencourt, auteur d’une Histoire de la monarchie française sous le règne de Louis le Grand, parue en 1697 : « Les Poètes du temps dirent fort agréablement que bien que la petite vérole eût grossi les traits du visage du Roi, et qu’elle en eût un peu diminué l’éclat et la grande beauté, ce prince n’avait rien perdu par cette disgrâce, puisqu’il n’avait quitté la ressemblance du Dieu d’Amour que pour prendre celle du Dieu Mars. »

Flatteurs !

Le roi n’a pas besoin de séduire, parce qu’il est le roi. En revanche, pour se rapprocher du pouvoir et en obtenir les faveurs, il convient de le séduire en usant de l’arme à laquelle l’orgueil du monarque tout-puissant ne saurait résister : la flatterie. « La flatterie lui plaisait à tel point, écrit Saint-Simon, que les plus grossières étaient bien reçues, les plus basses encore mieux savourées. » Dire au roi ce qu’il a envie d’entendre, précéder ses désirs, jouer sur ses goûts et ses penchants sont les plus sûrs moyens de s’en rapprocher. À la cour, parce que l’intérêt et l’ambition commandent, la flatterie domine. Comme l’observe Mme de Motteville, femme de chambre puis dame d’honneur de la reine Anne d’Autriche : « Je puis dire n’avoir guère vu de personne à la cour qui ne fût flatteur, les uns plus, les autres moins. »

Pourtant, n’est pas courtisan qui veut. Plus qu’une pratique, c’est un art qui demande l’apprentissage de règles si rigoureuses qu’elles font même l’objet de vade mecum décrivant par le menu le comportement idéal pour le devenir et le rester. Les « manuels du courtisan » n’apparaissent pas avec Louis XIV. On en trouve déjà au XVIe siècle, comme celui de Baldassar Castiglione, familier de la cour d’Urbino, en Italie : son manuel, vite réputé, fut traduit en espagnol, en français, en anglais, en allemand, en polonais. On chuchote même que l’empereur Charles Quint avait trois livres de chevet : la Bible (bien sûr), Le Prince de Machiavel et le célèbre ouvrage de Castiglione. Mais, avec Louis XIV, on change brusquement d’échelle. Les manuels du courtisan deviennent un genre à la mode. Du reste, ils se ressemblent tous, car ils se copient les uns les autres : même construction, mêmes conseils, mêmes exemples, ou presque.

Prenons le cas du Manuel du courtisan ou Règles de conduite pour les gens de cour, publié vers 1675 par l’imprimeur bâlois Eusèbe Meisner. « Il est nécessaire, conseille-t-il, que vous soyez connus du prince, que vous lui rendiez vos actions et votre conduite agréables, ou que vous lui plaisiez par quelque autre moyen. » Plaire : voici donc l’obsession du courtisan. Mais rien ne sert d’avoir conquis l’intérêt du maître, si on se montre incapable de l’entretenir. On a si tôt fait de retourner à la poussière ! Deux dangers, en effet, menacent le courtisan : la lassitude du prince et l’envie des gens de cour, toujours prêts à nourrir la cabale contre un personnage trop en vue : « Que le prince seulement lui tourne le dos ou l’abandonne aux grands, qui regardent presque toujours de pareils favoris d’un œil jaloux, et il est perdu. » Sortez armé, car la cour est un univers impitoyable !

De tous les conseils prodigués par ce Manuel, retenons-en quelques-uns. Premier défi pour l’apprenti courtisan : se faire connaître du prince. Mieux vaut, évidemment, être recommandé. Mais si vous n’avez pas cette chance ou si vous ne vous êtes pas couvert d’une gloire acquise sur un quelconque champ de bataille, faites-vous remarquer en créant la surprise, comme cet homme qui, pour rencontrer Alexandre le Grand, décida de se présenter à lui totalement nu, oint de la tête aux pieds, une peau de lion sur l’épaule et un ceste à la main. « Le spectacle excita la curiosité d’Alexandre […], et quoique le monarque n’approuvât pas ce qu’il lui proposait, il le fit cependant mettre au nombre des gens de sa maison. »

Ensuite : il vous faut bien connaître les perversions du prince et vous y conformer. Est-il ivrogne ? Vous boirez avec lui des jours et des nuits durant. Est-il débauché ? Vous le suivrez dans la luxure et lui procurerez les femmes qui assouviront son appétit sexuel. Est-il avare ? Vous approuverez son vice en ne parlant jamais d’argent. Car « ceux qui veulent obtenir la faveur du prince doivent se courber à ses passions ». Alors, naturellement, vient la troisième recommandation : sachez, par-dessus tout, manier la flatterie. Mais faites-le avec tact. Ne commettez pas l’erreur fatale de prendre vos maîtres pour des imbéciles : « Il arrive souvent que celui que nous louons si ouvertement soupçonne quelque trahison contre lui. » Ce qui compte dans la flatterie, ce n’est ni le nombre de compliments ni le degré d’obséquiosité, mais son originalité. Une bonne formule est celle à laquelle personne n’a encore jamais pensé ! Autre conseil essentiel : évitez tout impair en vous adressant au prince. Le meilleur moyen d’y parvenir est encore d’étudier au plus près son tempérament. Par exemple, face à un maître bilieux, orgueilleux, irascible, méprisant tout jugement qui ne s’accorde pas avec le sien, bannissez la plus petite objection. « N’hésitez pas à descendre aux emplois les plus bas » et « souffrez patiemment les injures ». Si, au contraire, il est porté à la gaieté et au plaisir, « évitez les affaires sérieuses » et s’il se montre solitaire et froid calculateur, soyez « avare de paroles », « craignez de le contredire », « ne l’importunez pas par des demandes ». Mais il est une ultime instruction qui, sans garantir la faveur éternelle du prince, est essentielle pour la maintenir le plus longtemps possible : calomniez ! Oui, calomniez les rivaux potentiels, à condition que votre calomnie soit vraisemblable. Et le Manuel d’énoncer les registres les plus efficaces : « Il n’est pas de calomnies qui réussissent mieux pour perdre les grands, que celles qui les font paraître coupables de machination envers le prince ou l’État, ou de mépris envers sa personne, et de refus d’obéir à ses volontés, ou enfin de manque de respect et de ridicule répandu sur ses paroles ou ses actions. »

Belle leçon de cynisme… Suit-on ces conseils à la cour de Louis XIV ? Avec minutie, si l’on en croit le baron Ézéchiel Spanheim, envoyé de l’Électeur de Brandebourg auprès du roi de France en 1699. Lui qui a parcouru l’Europe se dit frappé par l’exceptionnelle soumission des courtisans au prince, « en sorte qu’on ne saurait voir plus d’empressement à lui marquer son zèle et à lui faire la cour ». Cette ardeur inquiète à vouloir séduire le roi pour s’élever ou maintenir son rang est la cause d’une dépendance qui verse dans la plus vile soumission, attitude férocement brocardée par La Bruyère qui écrit ainsi : « Qui est plus esclave qu’un courtisan assidu, si ce n’est un courtisan plus assidu ? »

« Comptez, Monseigneur, que presque tous les hommes noient leurs parents et leurs amis pour dire un mot au roi, et pour lui montrer qu’ils lui sacrifient tout. » Le propos de Mme de Maintenon à l’adresse de Louis XIV peut être jugé excessif. Pourtant, les chroniqueurs et mémorialistes du temps rivalisent d’anecdotes qui soulignent le contraire. Et certaines sont édifiantes. Ainsi, pendant des années, Louis Antoine de Pardaillan de Gondrin chercha à obtenir les faveurs du roi, en vain. Il avait un atout en main, sa mère, Mme de Montespan. Mais il dut attendre sa mort pour qu’enfin Louis XIV consentît à lui accorder ses faveurs. Fait duc d’Antin, le roi lui confia la direction de ses Bâtiments, et notamment ceux de Versailles. Voltaire, en narrant l’histoire qui suit, a beaucoup contribué à lui tailler la réputation du plus grand flagorneur du royaume. Le roi, raconte-t-il, devait se rendre à Fontainebleau. Peu auparavant, il s’était plaint à Antin : un des bois du château lui masquait la vue qu’il apercevait de la fenêtre de sa chambre. Les désirs royaux sont des ordres. Zélé, le duc ordonne donc qu’on scie tous les arbres à leur base sans les faire tomber, et qu’on les enserre dans des cordages. Le jour dit, 1 200 hommes sont mobilisés, dissimulés dans le parc et prêts à agir. Le spectacle peut commencer. Lorsque le roi, accompagné de la duchesse de Bourgogne, descend de son carrosse, il répète combien il souhaiterait voir disparaître le bois. Suit alors cet échange rapporté par Voltaire. « Sire, répond le duc d’Anzin, ce bois sera abattu dès que Votre Majesté l’aura ordonné. — Vraiment, dit le roi, s’il ne tient qu’à cela, je l’ordonne, et je voudrais déjà en être défait. » Soudain, le duc se saisit d’un sifflet et, au signal, la forêt s’effondre dans un immense fracas. Éberluée par la prouesse, la duchesse de Bourgogne lance, avec malice : « Si le roi demandait nos têtes, M. d’Antin les ferait tomber de même. » À vrai dire, le duc d’Antin n’en était pas à son premier exploit. Reçu en son château de Petit-Bourg, Louis XIV avait avisé une allée d’arbres qu’il jugeait vieux et laids : le lendemain matin, au réveil, le roi put s’apercevoir qu’elle avait disparu.

Le souverain fut-il impressionné, charmé, séduit par tant de sacrifices ? On peut en douter, car il ne porta jamais le fils de Mme de Montespan dans son cœur. Sa sentence s’abattit sur lui en 1707 : à la suite d’une fausse manœuvre à la bataille de Chamillies, d’Antin fut impitoyablement rayé des cadres de l’armée. Humiliation suprême. Reste que, jusque dans ses Mémoires, il lancera dans un cri : « Mais mon zèle, mon affection, mon attachement à la personne du roy étaient si sincères ! » Sans doute la douleur de l’amoureux éconduit…

Sexe et dépendances

Les courtisans sont-ils des esclaves volontaires ? Auraient-ils inventé, comme l’explique avec ironie le baron d’Holbach, à la veille de la Révolution française, l’« art de ramper » ? Arrêtons-nous un instant sur une hypothèse inverse : celle d’un monarque sous influence, souverain contrôlé par un entourage séducteur, et finalement dieu déchu. Le roi peut-il être un jouet entre les mains de ses courtisans, voire de ses maîtresses ? C’est, en tout cas ce que prétend la rumeur colportée par les libelles diffusés sous le manteau et les chansons satiriques qui se moquent des princes trop crédules.

En 1694, Jean de Vanel fait paraître à Cologne une charge au vitriol contre Les intrigues galantes de la Cour de France depuis le commencement de la Monarchie jusquà présent, où il dénonce « l’aveugle complaisance des Roys pour leurs maîtresses ou pour leurs favoris ». Selon lui, ce qu’on attribue à la politique dans les grands événements passés ne serait, la plupart du temps, que l’expression d’intrigues exploitant la naïveté des souverains, esclaves des cabinets et des alcôves.

Qui reprocherait à Louis XIV d’avoir des maîtresses ? La moralité chrétienne n’a pas effacé l’antique tradition du prince dont l’énergie sexuelle traduit la puissance surhumaine. Bien sûr, au fil du temps, les chroniqueurs ont gagné en pruderie. Nous ne sommes plus à l’époque où Pierre de Bourdeilles, abbé et seigneur de Brantôme, rapportait avec délectation les exploits de François Ier cocufiant les Grands et les moins grands, entrant à n’importe quelle heure de la nuit dans les chambres des dames de la cour dont il possédait toutes les clés : « Cet enragé du déduit [jeu amoureux] prenait les femmes quand il en avait affaire, à ses repas, comme d’autres viandes de son dîner et de son souper. Il courait le guilledou sans le moindre discernement, cherchant sans cesse de nouvelles fôlatreries avec des filles et femmes de bourgeois. » Reste que nul chroniqueur, sous Louis XIV, ne se permettrait de reprocher au prince la preuve de sa vitalité. Mais les auteurs clandestins, eux, n’ont pas les mêmes scrupules, dès lors que l’appétit sexuel du roi est, à leurs yeux, source de désordre, qu’il le rabaisse au rang de simple mortel conduit par les femmes par le bout du nez. Discrets sur Mme de La Vallière, plus diserts sur Mme de Montespan, ils se déchaînent contre Mme de Maintenon, la « catin » du roi.

En 1699, sur l’air de La Médisance, une chanson se répand ainsi dans les rues :

À la même époque, une autre cultive ironiquement le jeu de mots :

Les rumeurs les plus sordides se répandent. On prétend même que Mme de Maintenon entretient l’institution des jeunes filles de Saint-Cyr uniquement pour fournir de la chair fraîche au roi vieillissant. Le séducteur à la force divine n’est plus qu’un vieux satyre ridicule et méprisable. Roi dépendant, roi manipulé, il inspire le dégoût par sa faiblesse. Ce qui dérange finalement dans cette affaire, ce n’est pas tant qu’à un âge avancé, le souverain ait encore besoin de renouveler ses maîtresses. Ce qui n’est pas admissible, c’est qu’il soit l’esclave d’une femme à qui revient désormais « le timon de la France ». Le même reproche sera lancé à l’adresse de Louis XV, plus jeune pourtant, lors de sa liaison avec Mme de Pompadour. La séduction, alors, est bien perçue comme le péché absolu répandu par la femme, par nature tentatrice.

Encore Louis XIV comme Louis XV sont-ils des hommes, mais que se passe-t-il lorsque la souveraine est une femme ? Les amours et les amants de Catherine II de Russie (1729-1796) ont alimenté des livres entiers. En 1983 encore, elle était l’involontaire héroïne d’un film pornographique allemand, intitulé Catherine la Tsarine nue, où l’impératrice assouvissait son appétit sexuel lors de soirées orgiaques avec les plus beaux et les plus jeunes étalons de l’armée russe ; et si, par malheur, l’un d’entre eux refusait de se soumettre à la débauche, il finissait enchaîné au fond d’un obscur cachot.

« Quoi qu’on vous dise de moi, écrit Catherine à Voltaire en 1774, je ne suis ni volage, ni inconstante. » C’est pourtant un autre visage que présentent ses détracteurs, celle d’une femme sans scrupule, qui fit détrôner son mari, Paul III, avec la complicité de son amant, Grégoire Orlov (1762), tantôt dominée par les hommes, tantôt tyrannique, nymphomane, perverse, transformant son palais en lupanar, à l’instar de son modèle, Messaline. Si la seconde image domine les libelles clandestins, la première est entretenue par les hôtes de l’impératrice, tel Lord Buckinghamshire qui, en 1764, écrit à propos d’Orlov : « Il semble avoir oublié tout le respect et la déférence qu’il doit à sa souveraine et il lui parle avec l’air d’un homme qui connaît son influence… » Catherine, femme séduite et sous influence.

Il est vrai que Catherine aime les hommes beaux et jeunes, tel Alexandre Vassiltchikov, de quinze ans son cadet, sur lequel elle jette son dévolu en 1772. Il est tout aussi vrai qu’elle s’en lasse vite : « Je me suis brûlé les doigts avec cet imbécile de Vassiltchikov », écrit-elle deux ans plus tard à son nouvel amant, Potemkine, oubliant les billets enflammés qu’elle écrivait naguère au favori disgracié. Dans le cas de Potemkine, la séduction est sans doute réciproque ; on dit même qu’ils se marièrent secrètement. Taillé comme un moujik, borgne, porté sur la bouteille, incapable de résister à un jupon, Potemkine n’a sans doute pas les atouts de l’amant idéal, mais Catherine l’adule. « Ma beauté en marbre », « Mon cher jouet », « Ma poupée chérie », « Mon mignon », « Mon Lion de la jungle », « Mon pigeon chéri »…, la tsarine roucoule en lui écrivant des lettres énamourées : « Tu es beau, intelligent, amusant », « Il n’y a pas une seule cellule de mon corps qui ne soit tendue vers toi », « Je t’aime excessivement à en perdre la raison », et même : « Ma tête est pareille à celle d’une chatte à chaleur. » Catherine couvre Potemkine de faveurs ; il en use et en abuse, jusqu’à devenir l’homme le plus puissant de Russie. Puis, au bout de quatre ans, il s’éloigne de la tsarine non sans lui avoir trouvé un remplaçant, Pierre Zavadovski, qui pourrait être son fils. Un jeune homme de 28 ans, beau mais profondément ennuyeux, dont elle se débarrasse au bout de quelques mois, au profit de Simon Zortich, un officier des hussards de 32 ans que les dames de la Cour surnomment Adonis. L’histoire s’accélère alors. Après Zortich, il y a Korsakov (il a 24 ans, elle 49), dont Catherine dira : « C’était le mannequin de la fatuité, mais de la plus petite espèce. » Puis viennent Lanskoï, Yermolov, Mamonov, Zoubov… Des amants couverts de présents et qui irritent la noblesse russe.

Catherine, au fond, agit à l’instar de Louis XV, en instituant la pratique quasi officielle des « favoris ». Mais ce qui est accepté d’un homme ne saurait l’être tout à fait d’une femme. « Mon grand malheur est que je ne sais pas vivre sans amour », se lamente la tsarine. Et, pour ses contemporains comme pour la postérité, ses aventures amoureuses la stigmatiseront en souveraine débauchée, aux allures de mante religieuse. Difficile, cependant, de faire passer Catherine pour une princesse sous influence, ensorcelée par ses amants ; même Orlov ou Potemkine ne furent d’aucun poids sur ses décisions politiques. Le véritable ensorcellement est à chercher ailleurs, sans nécessairement que le sexe y joue un rôle décisif.

Ensorceleur Raspoutine

« Tout va s’améliorer, notre Ami l’a vu en songe », écrit la tsarine à Nicolas II, alors sur le front, le 4 décembre 1916. « Notre Ami », appelé aussi « Grigori », c’est Raspoutine, homme de miracles pour les uns, charlatan pour les autres, un « saint homme » (staretz) que l’évêque Théophane, recteur de l’académie théologique de Saint-Pétersbourg, amène un jour de 1907 à la cour de Russie. Vêtu comme un moujik, ce religieux aux épaules solidement charpentées, aux cheveux longs et bruns, à la barbe touffue, au teint pâle, aux yeux gris, profondément enchâssés dans leurs orbites et surmontés d’une ligne de sourcils bien marquée, fascine ceux qui le croisent par la puissance magnétique de son regard. Il en joue avec talent, tour à tour inspiré, mélancolique, ou charmeur.

Lorsqu’il arrive à la cour impériale, il n’est nullement le « sauveur » qu’il va bientôt devenir. Théophane l’y a introduit parce qu’il le sait sans le sou. Justement, le tsar, grand amateur d’images pieuses, est à la recherche d’un saint homme pour entretenir le feu de petites lampes qui brûlent dans une salle dédiée à de précieuses icônes et les éclairent. Raspoutine sera donc le lampadnik impérial…

À cette époque, le couple impérial vit dans la désespérance. Leur jeune fils Alexis est atteint d’hémophilie ; la maladie étant transmise par les femmes, la tsarine Alexandra se sent terriblement coupable. Il est le seul héritier mâle et l’affection dont il souffre fait l’objet du plus grand secret pour ne pas attiser la haine des Russes contre l’Allemande, venue, disent-ils, apporter le malheur. La guerre malheureuse contre le Japon (1904-1905), c’est elle ! Et, durant des années, elle n’a été capable que de donner des filles à l’empereur, quatre au total ! La tsarine tremble : par deux fois, Alexis s’est blessé et a failli mourir. Or, il traverse de nouveau une terrible crise, après un accident qui eût été banal pour tout autre enfant : il s’est heurté la hanche contre un meuble. La fièvre dépasse désormais les 39 ˚C, le sang gonfle sous les tissus et, malgré leurs remèdes, les médecins avouent leur impuissance. L’empereur et son épouse se réfugient dans la prière. Après une nuit de veille, Nicolas II se rend dans la salle des icônes et s’agenouille devant l’une d’elle. Raspoutine l’attend. Après l’avoir longuement observé, il s’avance vers lui, le regarde droit dans les yeux et lui lance : « Ton fils vivra ! Mais il faut que je lui apporte moi-même la bénédiction divine. » Troublé, le tsar accepte. Conduit dans la chambre d’Alexis, il ordonne qu’on cesse le traitement, palpe l’enfant, récite des prières et demande qu’on patiente. Le lendemain, miracle : la fièvre est tombée, Alexis est en voie de guérison. La tsarine, qui a toujours été versée dans le mysticisme, a trouvé son maître et son guide, l’envoyé de Dieu et le faiseur de prodiges.

Raspoutine est-il donc un saint guérisseur ? Sans doute, héritier de traditions ancestrales, est-il capable de calmer la douleur. Pour guérir le mal, c’est autre chose. Le geste déterminant est plutôt celui d’avoir rejeté la drogue que les médecins administraient au tsarévitch en grande quantité : de l’aspirine (que l’on connaît alors depuis moins de dix ans). Au lieu de stopper les saignements, l’analgésique les aggravait. On voulait guérir l’enfant, et on le précipitait vers la tombe. Raspoutine bénéficie ainsi de l’ignorance des médecins, mais aussi du secret qui entoure la maladie. En ne voulant pas l’ébruiter, le couple impérial se prive de recourir à des praticiens compétents et expérimentés qui eussent donné à l’enfant des remèdes plus efficaces.

Désormais, Raspoutine est devenu indispensable, singulièrement à la tsarine, confortée dans ses illusions mystiques. Il lui parle sans cesse, il la rassure, elle boit ses paroles ; il la fascine. Elle s’en rapproche d’autant qu’elle se sent isolée à la cour, et qu’il sait se montrer l’allié et l’ami fidèle de tous les instants. La seule idée qu’il puisse s’éloigner crée, chez elle, une peur panique : et si Alexis était victime d’une nouvelle crise ? Raspoutine entre dans les appartements impériaux quand bon lui semble et lorsque le tsar, en voyage ou en manœuvre, a dû quitter la cour, il se fait plus assidu encore auprès d’Alexandra. Les rumeurs les plus grossières et les plus licencieuses sur leurs relations intimes finissent par se répandre. Habile, Raspoutine exploite la fragilité et la crédulité de l’impératrice et l’influence qu’elle peut avoir auprès du tsar pour peser sur la politique du pays. Bref, il la conduit là où il veut, et c’est bien pourquoi il finit par compter plus d’ennemis que d’amis.

La fascination qu’exerce Raspoutine sur Alexandra est parfaitement perceptible dans les lettres qu’elle adresse à Nicolas II, à partir de 1914, lorsqu’il accompagne les troupes russes sur le front. Elle lui écrit parfois plusieurs missives par semaine. Or, pas une fois elle n’oublie de mentionner « Grigori » ou « Notre Ami » dont les propos reviennent comme une musique obsédante. « C’est Dieu qui l’inspire », répète-t-elle :

D’autres lettres sont caractéristiques de la manière dont Raspoutine use de son pouvoir sur la tsarine pour peser sur les décisions de Nicolas II :

Mais le meilleur est sans doute ailleurs. Car Raspoutine se sent justement menacé. À Saint-Pétersbourg, son ascendant sur les affaires de l’État inquiète les élites qui pensent sérieusement que Dieu pourrait le rappeler prématurément à lui. Le staretz s’applique alors à manipuler Alexandra et, à travers elle, cherche à forcer la main au tsar :

C’en est trop. Un complot s’organise pour éliminer celui qui, en ayant ensorcelé la tsarine et, à travers elle, le couple impérial, menace l’avenir de la Russie. Le 16 décembre 1916, les conspirateurs, entraînés par le prince Ioussoupov, l’attirent dans un guet-apens et l’assassinent. L’impératrice est inconsolable. Deux mois plus tard, le 22 février 1917, elle écrit au tsar : « Notre cher Ami est dans l’autre monde, il prie aussi pour toi, et ainsi Il est encore plus près de nous. Néanmoins, comme on voudrait entendre sa voix consolante, réconfortante ! »

Raspoutine n’a pourtant pas fini de fasciner le monde. En voici un exemple savoureux. Selon la légende, les auteurs de son assassinat l’auraient castré après sa mort : l’autopsie officielle infirme cette hypothèse ; du reste, le corps fut incinéré ; mais oublions cela un instant. Le lendemain, une domestique, admiratrice du saint homme, aurait découvert sur le lieu du crime le pénis tranché et l’aurait précieusement conservé dans un bocal d’alcool, avant de le donner (on se demande bien comment) à des femmes russes réfugiées à Paris. La précieuse et étonnante relique aurait encore changé de propriétaires à plusieurs reprises et parcouru le monde… jusqu’à retourner à Saint-Pétersbourg, où le musée de l’Érotisme l’exhibe depuis 2004. Le pénis de Raspoutine ? 28,5 centimètres au repos. Non, décidément, la force vitale du staretz n’a pas fini de susciter des émois…