Le pouvoir rend beau
La séquence s’appelle le « Hardyview ». Chaque semaine, dans « Tout le monde en parle », le talk-show de Thierry Ardisson, un invité se soumet au questionnaire indiscret de la co-animatrice de l’émission, l’ex-Miss France Linda Hardy. Le 11 septembre 1999, c’est au tour de Charles Millon, 53 ans, ancien ministre de la Défense, de subir l’épreuve de vérité. Il est venu évoquer le lancement de son nouveau parti, « Droite libérale-chrétienne », mais comme tous les responsables publics qui acceptent de participer aux programmes de divertissement, il joue le jeu de la transparence, nouvelle vertu du spectacle politique à la télévision. Notons qu’il n’est pas le seul invité sur le plateau, où a également pris place le comédien Jamel Debbouze.
Linda Hardy se lance : « On sait qu’en général, les hommes politiques sont de grands séducteurs. Qu’est-ce qui fait qu’aux yeux des femmes, vous êtes a priori plus attirant qu’un Thierry Ardisson ou un Jamel ? » Charles Millon ne se distingue pas particulièrement par son physique (on remarque cependant ses yeux clairs). Marié depuis vingt-neuf ans avec la philosophe et historienne des idées Chantal Delsol, il n’a jamais défrayé la chronique people par d’éventuelles aventures extraconjugales. Néanmoins, il confirme : « Le pouvoir attire tout le monde, et particulièrement les femmes. » Linda Hardy poursuit alors : « Est-ce qu’on séduit une femme comme on séduit un auditoire ? » « Je crois, oui, répond Millon. Le rapport avec une salle et le rapport avec une femme sont très proches. Lorsque vous faites un discours, non seulement vous voulez convaincre avec des arguments, mais vous essayez aussi de convaincre avec des sentiments. »
Pour Jean-François Probst, le processus de séduction va au-delà des « sentiments ». En janvier 2010, l’ancien compagnon de route de Jacques Chirac, jamais avare en anecdotes gauloises, racontait, sur Slate.fr : « Dans les meetings de Chirac, il y avait des petites gonzesses, des groupies qui se déchaînaient et sautillaient dans un phénomène d’hystérie et d’auto-excitation. Il y avait aussi l’“après-match”, où elles voulaient se faire sauter par des politiques. » Et il ajoute qu’au temps où il était secrétaire général du RPR au Sénat, une dame avait écrit « qu’elle se masturbait en pensant à Maurice Schumann » (ancien ministre gaulliste, et surtout voix de la France libre sur Radio-Londres).
« Le pouvoir, disait Henry Kissinger, secrétaire d’État de Nixon et grand coureur de jupons, c’est l’aphrodisiaque absolu. » Invitée à débattre sur le thème « Sexe et polique » en juin 2011 sur ABC, dans le célèbre talk-show de Christiane Amanpour, Cécilia Attias, ex-épouse de Nicolas Sarkozy, expliquait à son propos : « J’ai vu des femmes lui donner leur numéro de téléphone, alors que j’étais à côté de lui », après avoir observé : « Elles sont très attirées par le pouvoir ». Des photographies parfois suggestives, des poèmes enflammés, des lettres d’amour accompagnées d’un numéro de téléphone, tous les hommes politiques en reçoivent. Bien sûr, certains ou certaines attirent plus que d’autres, simplement parce que leur beauté surgit à l’écran. Mais, plus largement, il semble que le pouvoir séduise. Le phénomène s’est même accéléré, ces dernières années, sous l’effet de la télévision et de la place grandissante de l’image dans l’exposition politique. Le leader, devenu star, doit faire rêver, et le rêve est nourri par les apparences. Rien d’étonnant, alors, que le politique, qui se mêle aux célébrités sur les plateaux des talk-shows ou sur les couvertures de la presse people, finisse par être considéré comme un sex-symbol.
Mon intelligence ou ma beauté ?
En France, pour se hisser au niveau des plus grands – Clemenceau, Blum ou de Gaulle –, l’art de la parole ne semble pas suffire : il faut aussi savoir charmer l’opinion par l’écriture. Pour montrer sa profondeur de vue et sa sérénité, rien de tel qu’un livre d’histoire dont on viendra parler dans les studios de radio ou sur les plateaux de la télévision. Peu importe si votre main a été guidée par quelque jeune normalien ou nègre professionnel, nul journaliste n’ira vous importuner en vous posant la question qui fâche : c’est bien vous qui avez écrit ce livre ? L’important est la petite musique qui, déversée dans l’oreille de l’auditeur, provoquera en lui l’éblouissement et un cri d’admiration : « Dis donc, Germaine, il est rudement intelligent, celui-là ! » On ne compte plus les hommes politiques qui, ces quinze ou vingt dernières années, ont publié des biographies de personnages célèbres : Nicolas Sarkozy s’est intéressé à Georges Mandel (1994), François Bayrou à Henri IV (1994), Jack Lang à François Ier (1997), Dominique de Villepin à Napoléon (2001), etc. S’approprier une grande figure de l’histoire, même si l’on se contente de compulser quelques ouvrages sur son héros pour écrire le sien, contribuera à adoucir l’image de l’homme ambitieux et impatient, en la recouvrant du vernis de la sagesse. La biographie, à cet égard, a tous les avantages : elle évite de lourdes recherches et la polémique avec de sourcilleux historiens ; elle permet de jouer sur les émotions d’une aventure humaine tout en parlant de la France et, par effet subliminal, de soi-même.
François Mitterrand, lui aussi, a songé à écrire des ouvrages d’histoire, l’un sur le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, l’autre sur Laurent de Médicis qui, déjà, faisait saliver Mauriac. Un livre du Florentin sur le Florentin ? Il s’en régalait d’avance… Mais c’est pour La Paille et le Grain, chronique et journal à la fois, que le premier secrétaire du Parti socialiste est invité le 7 février 1975, à « Apostrophes ». L’émission de Bernard Pivot n’est pas encore le lieu de consécration médiatique du monde intellectuel (on en est au cinquième numéro), mais, ce soir-là, elle est entièrement organisée autour des « lectures de François Mitterrand ». Pour dialoguer avec lui, Pivot a notamment invité Maurice Chapelan, qui tient la chronique du langage au Figaro (sous le pseudonyme d’Aristide) et l’historien Max Gallo. « Je tiens à déclarer que c’est un très beau livre », affirme le premier, à propos de La Paille et le Grain, ajoutant qu’il en a trouvé le « style extrêmement remarquable ». Le second, avec lequel Mitterrand a un long échange sur Louis XI et Charles VII, salue son « exposé magistral » et son immense culture historique. Mitterrand parle d’histoire avec une étonnante aisance et semble tout savoir sur l’œuvre de Chateaubriand, de Gide, de Tolstoï, de Chardonne, de Renard, de Saint-John Perse et de bien d’autres. Face aux intellectuels qui l’entourent, il est bien plus qu’un homme politique causant d’histoire ou de littérature : il est l’un des leurs.
L’écriture et la culture jouent pleinement pour faire de Mitterrand un homme politique qu’on admire. Trois ans plus tard, du reste, il revient chez Pivot : le 15 septembre 1978, il y évoque son nouveau livre, L’Abeille et l’Architecte. Aux côtés d’Emmanuel Le Roy Ladurie, de Michel Tournier, de Patrick Modiano, de Paul Guimard, il se lance dans un hymne à la France : « J’ai eu une connaissance physique de la France, un amour physique de la France […]. C’est l’amour physique à partir duquel on peut éprouver toutes les autres sortes d’amour. » On le voit dans les yeux des invités : même s’ils ne partagent pas toujours ses idées politiques, leur regard indique combien Mitterrand les impressionne par sa culture et la virtuosité de son verbe. Ce qui ne manque pas d’irriter ses adversaires politiques, à commencer par Valéry Giscard d’Estaing qui, prétendant à la même reconnaissance, ne cesse de répéter qu’il aime la littérature, et notamment Maupassant. Finalement, le 27 juillet 1979, Bernard Pivot le convie à venir en parler à « Apostrophes ». Le président s’assied alors dans le fauteuil qu’il convoitait tant, celui occupé par Mitterrand une dizaine de mois plus tôt. Jean-Paul Enthoven, dans Le Nouvel Observateur, n’y voit que ridicule vanité : « Malgré la frénésie qui le pousse à séduire toutes les cléricatures, écrit-il avec férocité, ce président risque de ne s’illustrer que parmi les parvenus des choses de l’esprit. »
Charmer par sa culture semble étranger aux modes d’expression politiques américains. Exposer de manière trop ostentatoire sa sensibilité intellectuelle peut même jouer en votre défaveur. Penser et être proche des préoccupations quotidiennes paraît, aux yeux de beaucoup, contradictoire : exploitée au temps de Kennedy, l’arme de l’anti-intellectualisme le fut aussi, récemment, contre Obama. Mais, au fond, la France ne s’est-elle pas rapprochée des États-Unis ? La force d’attraction par la culture, chez un homme politique, ne s’est-elle pas singulièrement émoussée depuis les années 1980 ? Et, dans une société dominée par l’image et le marketing, l’adoration du moi et le culte du corps, où, plus que jamais, la politique vend du rêve, le premier levier de la séduction ne serait-il pas tout simplement l’apparence physique ?
Il y a bien longtemps, en mai 1928, Édouard Herriot, le président de la Chambre des députés et chef du Parti radical, principale formation politique de l’époque, apparaissait en couverture du magazine Vu. La photo avait été prise chez lui, à Lyon, cours d’Herbouville, où il avait reçu les journalistes pour leur faire découvrir combien il vivait modestement. Qu’y voyait-on ? Herriot prenant le thé dans son salon, en veste d’intérieur et charentaises ! Oui, en charentaises ! Apparemment, son apparence ne semblait guère le préoccuper. À l’inverse, avant la Première Guerre mondiale, Joseph Caillaux, qui choisissait ses tenues avec un soin particulier, faisait beaucoup jaser en arrivant à la Chambre avec des habits clairs (et son monocle !), à une époque où il était de mise d’y porter une redingote sombre. Quelle extravagance ! Cette façon de vouloir se distinguer, de se mettre en vedette est proprement intolérable ! Imagine-t-on aujourd’hui un homme politique recevant les caméras de télévision, chez lui, les pantoufles aux pieds ? Au contraire, s’il porte des vêtements qui le démarquent de l’uniforme classique du costume-cravate, il a toutes les chances de se retrouver dans des magazines sur papier glacé où l’on vantera son élégance.
« Les gens superficiels, et c’est la majorité, ne jugent les hommes que sur leur apparence extérieure », écrivait Silvain Roudès en 1907, dans son livre Pour faire son chemin dans la vie. Eh bien, pour faire son chemin dans la vie publique, qui passe aujourd’hui par la télévision et les journaux illustrés, il faut plus que jamais soigner son apparence extérieure, ce qui fait le bonheur des conseillers en look entourant les leaders politiques. Même un homme comme Lula l’a compris. Jadis, un adversaire l’avait affublé d’un surnom blessant : « le crapaud barbu ». En 1989 encore, paraissant gauche dans des costumes mal ajustés, le cheveu ébouriffé, le poil de barbe long et hirsute, toujours coiffé d’une casquette, il ne semblait guère faire attention à son image. En 2002, la métamorphose est radicale. Il a troqué son vêtement bon marché contre le costume classique des hommes politiques du temps, acquis chez les meilleurs tailleurs. Il a taillé sa barbe qui, de marxiste, est devenue bourgeoise. Il a raccourci ses cheveux, désormais bien coiffés, et abandonné la casquette du leader syndical. Et puis, dans un pays comme le Brésil où la chirurgie esthétique est banalement pratiquée, il a même refait sa dentition. Lula s’est sculpté une tête de candidat rassurant et bien élevé qui ne fait plus peur aux possédants. Il faut croire qu’il a eu raison, puisqu’il est enfin élu président !
Malgré tout, peu de Brésiliens s’efforcent de ressembler à Lula. Ce qui n’est pas le cas pour les Américains avec Obama. En 2008, on voit ainsi nombre d’hommes noirs ou métis passer chez le coiffeur et demander la « coupe Obama », créée par Zariff pour le candidat démocrate : longueur moyenne, nuque et côtés taillés en pointe, sans ligne droite ; le tout en vingt minutes, pas plus. GQ, Rolling Stones, Vibe, Men’s Health, Ebony… Il suffit de consulter les couvertures des magazines « branchés » américains pour comprendre l’importance donnée au look lorsqu’on parle d’Obama. On y apprend qu’il s’habille parfois chez Barney’s (comme tous les businessmen), a un faible pour les costumes Hart Schaffner Marx (institution du prêt-à-porter de Chicago), qui coûtent, en moyenne, 1 500 dollars. À l’occasion, pour les moments de détente, il peut porter le style casual, casquette, jeans et coupe-vent. Obama ne déteste pas non plus le sur-mesure. Pour la clôture de la Convention démocrate de Denver, retransmise par toutes les télévisions du pays, Hartmax a spécialement dépêché sur place deux tailleurs. Le jour dit, le candidat est apparu en costume bleu marine, avec veste à deux boutons, 97 % mérinos et 3 % cachemire. Ses tenues font même débat dans la presse, où le célèbre désigner Tom Ford, sans doute jaloux, déclare : « Il a belle allure et je ne dirais pas qu’il est mal habillé, mais ses costumes ne vont pas bien, particulièrement à cause de l’ampleur exagérée de l’étoffe sous les bras. » Le verdict est sans appel : « Il gagnerait à une coupe plus nette » ! En lisant ces mêmes magazines, on sait tout aussi sur Michelle Obama et son goût pour le prêt-à-porter. Bref, on finit par se demander si, avec sa longue silhouette longiligne, Obama s’est engagé pour un concours de mode ou la course à la Maison Blanche. Marginaux, ces commentaires ? Ce serait oublier que la garde-robe de Barack et Michelle a nourri des centaines d’heures d’antenne dans les télévisions du monde entier, notamment lors de la cérémonie d’investiture du nouveau président.
À l’âge où elle se construit sur écran, la politique est absorbée par l’obsession du look. Existe-t-il, cependant, et singulièrement dans le monde occidental, des îlots de résistance à la culture du look, des sortes de villages d’Astérix luttant contre l’invasion des apparences ? Dans les pays scandinaves, et plus généralement d’Europe du Nord, il est de bon ton d’afficher sa modestie et, au nom de la transparence, de se comporter dans la vie politique comme dans la vie privée. Les sociétés y sont régies par ce qu’on appelle la « loi de Jante » (Janteloven), du nom d’un célèbre roman de l’écrivain dano-norvégien Aksel Sandemose, Un réfugié dépasse ses limites (1933), où l’auteur évoque les règles de sagesse qui, selon lui, présidaient au bien-être de sa petite ville natale du Jutland. La « loi de Jante » est un code de conduite qui, à la manière d’un décalogue, énonce des règles à respecter, comme : « Tu ne dois pas croire que tu es quelqu’un/Tu ne dois pas croire que tu vaux autant que nous. » Pas meilleur, pas plus sage, pas plus intelligent, pas plus malin que n’importe quel autre citoyen, l’homme politique scandinave ne doit en aucun cas chercher à s’en distinguer, ni par son mode de vie, ni, bien sûr, par son apparence.
Bien évidemment, les leaders nordiques cherchent aussi à séduire, mais ils le font sans chercher à mettre en valeur leurs qualités exceptionnelles. Quand ils exposent la banalité de leur vie privée dans les journaux, ils ne jouent pas un rôle. Un Premier ministre lavant ses chaussettes dans un lavabo (comme le Premier ministre suédois Thorbjörn Fälldin, dès les années 1970), repassant ses chemises (comme Kallis Bjarne, le chef des Chrétiens-démocrates finlandais), s’occupant des enfants ou passant l’aspirateur sont autant d’images qui, certes, servent à leur réputation, mais qui ne surprennent guère. Eh bien, en matière de tenue vestimentaire, il en va de même. On ne cherche pas à être élégant, à imiter les top models ou à plaire aux jeunes : on s’habille sans formalisme, comme on le sent, sans l’aide de conseillers en communication, ce qui ouvre un large éventail de tenues, du complet-veston strict aux jeans, T-shirts et baskets. En tout cas sans souci ostentatoire. Pas question de s’habiller chez les grands couturiers : les citoyens des pays nordiques, soucieux de la moindre dépense des responsables publics, ne le pardonneraient pas.
De la même façon, s’ils pratiquent le sport pour leur santé et leur plaisir, s’ils soignent, par respect pour le public, leur image corporelle, les politiques des pays du Nord ne font en aucun cas de leur apparence physique un objet de séduction. Tarja Halonen, la présidente finlandaise, s’est même attiré les quolibets parce qu’elle portait un bonnet de bain en caoutchouc. N’y voyons pas un critère esthétique : on estimait simplement qu’un tel attribut ne convenait guère à un chef d’État ! De même Kaci Kullmann Five, présidente du Parti conservateur norvégien dans les années 1990, a subi les foudres des journalistes en raison de la barrette qu’elle glissait en permanence dans ses cheveux. Parce qu’elle l’enlaidissait ? Pas du tout : la presse considérait qu’elle lui donnait un « look bourgeois », bref qu’elle la distinguait trop socialement ! En revanche, la rondouillarde Erna Solberg, actuelle chef du Parti conservateur, est appréciée pour son naturel : elle ressemble à tout le monde !
Le culte du corps comme objet de séduction de l’homme politique est aux antipodes des codes sociaux des pays nordiques. Ce n’est pas le cas dans le reste du monde occidental où, de plus en plus volontiers, l’homme politique sculpte ses muscles d’athlète pour se donner à voir, comme Obama sur le sable fin des plages américaines ou, mieux encore, Vladimir Poutine pour qui le dévoilement du corps s’inscrit dans une stratégie de conquête de l’opinion. Né en 1952, l’ex-président russe, devenu Premier ministre, inspire le respect et la crainte. Il sourit peu et ses yeux gris-bleu acier glacent ses interlocuteurs. Interviewé, il parle posément, se tient bien droit, économise ses gestes. Poutine, face aux caméras, contrôle son expression corporelle. Il se dégage de cet homme de petite taille une force incroyable, très conforme au personnage qu’il s’est taillé, celui d’un chef solide et intransigeant, seul capable de redonner la fierté au peuple russe, humilié par la perte de l’empire et sa déchéance sur la scène internationale. Poutine incarne la puissance russe retrouvée et le corps musclé qu’il exhibe face aux caméras en est l’expression la plus sensible. « En Russie, disait récemment Alexander Malenkov, le rédacteur en chef du magazine Maxim, les gens apprécient la force physique. Le dirigeant ne doit pas forcément être intelligent ou efficace, il doit être surtout fort » (Libération, 8 août 2009). Le leader russe s’intéresse peu à la culture et, lorsqu’il visite une exposition ou se rend à une représentation théâtrale, il s’applique à glisser un commentaire qui vient conforter son image virile. En 2008, il s’en est ainsi pris à Malheur d’avoir trop d’esprit, la pièce de théâtre d’Alexandre Griboïedov, estimant indignes les larmes du personnage principal : « Cet homme est un faible », lança-t-il, avec mépris, au sortir de la représentation.
Que Poutine aime le sport, nul n’en doute. Ceinture noire de judo, il est un cavalier expérimenté et un nageur éprouvé. Mais sa propension à poser torse nu ou à se faire photographier en débardeur, à gonfler les muscles de sa poitrine et à bander ses biceps devant les caméras atteste bien une stratégie de séduction fondée sur l’attirance pour le corps viril. C’est en août 2007, lors d’une partie de pêche avec le prince Albert II de Monaco, que Poutine s’expose pour la première fois à demi-nu. Mais, douze mois plus tard, il fait mieux encore. Tous les médias russes rapportent avec gourmandise l’exploit de leur Premier ministre. La scène se passe dans un parc animalier de l’Extrême-Orient russe que Poutine, vêtu d’un treillis militaire, visite avec des experts scientifiques et des journalistes. En chemin, ils croisent une tigresse, prise dans un piège. Mais au moment où ils s’approchent, elle se libère. Alors, racontent les journaux russes, Poutine se saisit d’un fusil à fléchettes hypodermiques et tire sur l’animal qui s’écroule. « C’est grâce à son action et à son agilité que la tigresse a été immobilisée », clame l’agence Interfax avec admiration. Bientôt, les photos de l’agence Ria Novosti montrant le Premier ministre à côté de la tigresse endormie sont diffusées dans toute la presse et dans les journaux télévisés. Poutine a caressé la bête, puis a continué sa visite du parc animalier, précisent les journalistes. La force et la sagesse, le courage et le calme, l’adresse du corps et la réactivité de l’esprit, tout est là, dans ce moment de communication servilement relayé par les médias russes.
Poutine veille à ce point à la manière dont les médias le montrent qu’il interdit aux photographes et aux cameramen de le saisir de dos ou en plongée pour qu’on ne voie pas sa calvitie. Cacher un crâne chauve est une vieille coquetterie des hommes politiques. Il suffit de regarder les affiches électorales de Mitterrand et de Giscard d’Estaing, en 1974 : leur portrait est opportunément coupé dans sa partie supérieure. Mais, ici, la consigne, diffusée par le service de presse, doit être impérativement respectée : s’ils veulent de nouveau pouvoir approcher le tsar Poutine, les journalistes ont tout intérêt à la respecter.
Le politique, un people
Le président de la République, chemise à col ouvert, le regard triste du chien abandonné, fixe le lecteur, en couverture de France-Dimanche : « Nicolas Sarkozy. Son SOS d’amour : “Je n’en peux plus d’être seul à l’Élysée.” » À gauche, comme en rappel, une petite photo de Carla et Nicolas, grimpés sur un scooter et riant comme des enfants, avec cette légende : « J’adorerais vraiment avoir un autre enfant. » En haut à droite, un cliché du chef de l’État avec Jacques Séguéla, que le journal a interviewé : « La rencontre qui a bouleversé sa vie. » Nous sommes le 4 janvier 2008, et la saga du couple présidentiel ne fait que commencer.
D’ordinaire, les unes des journaux comme France-Dimanche sont réservées aux bonheurs et aux tragédies des stars de la chanson, du cinéma ou de la télévision. Mais, en médiatisant son coup de foudre, Nicolas Sarkozy a ouvert une nouvelle étape dans l’exposition de la vie privée des hommes politiques. Que le président ait instrumentalisé son récit amoureux relève d’une évidence souvent commentée. Le plus intéressant n’est peut-être pas là, mais plutôt dans ce que révèle son traitement par la presse people : les hommes politiques sont devenus des célébrités médiatiques qu’on évoque comme n’importe quelle vedette de la scène ou du petit écran. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer les couvertures de Closer, comme celle du 10 juillet 2008. Le magazine titre sur « 50 stars au soleil » et propose un patchwork de photos où les protagonistes sont saisis en maillots de bain. On reconnaît des couples familiers du journal, les acteurs Kelly Brook et Billy Zane, le chanteur Michael Bolton et l’actrice Nicollette Sheridan (la blonde sulfureuse de Desesperate Housewives). On remarque aussi le footballeur Bixente Lizarazu, pas loin de Lindsay Lohan qui avoue une nouvelle prouesse : « 3 hommes en un week-end. » Mais approchons-nous du centre de la couverture. Sur cette photo, mise en vedette, ne serait-ce pas deux comédiens d’Alerte à Malibu ? Non, car en regardant de plus près, on identifie Nicolas Sarkozy et Carla Bruni ; joyeux, ils sortent en courant d’un bain de mer, la main dans la main. Ce n’est pourtant pas tout, car, dans un coin de la une, apparaît aussi Rachida Dati, en bikini, tenue peu protocolaire pour un garde des Sceaux.
Peu importe, au fond, que la photo présidentielle ait été ou non volée ou que, cinq mois plus tôt, Closer ait demandé son autorisation à Ségolène Royal pour la faire figurer en maillot de bain à la une du magazine (« Ségolène Royal : 54 ans, un look de jeune fille »). L’essentiel est plutôt que, dans une troublante confusion, Nicolas Sarkozy, Rachida Dati ou Ségolène Royal rejoignent Angelina Jolie, Britney Spears ou Lady Gaga en couverture des magazines people. Ils n’y surgissent d’ailleurs pas à n’importe quelle condition. Ils s’y imposent, certes, parce que leur histoire d’amour permet de bâtir un récit à rebondissements qui ravit les lecteurs de ce genre de presse. Mais ils y apparaissent surtout parce qu’ils répondent aux canons de l’actualité du rêve : harmonie du corps, perfection du look, élégance, sensualité, glamour… Dans Closer, pas de politique obèse, en chemisette, short et espadrilles, mollement allongé sur la plage avec « maman », recouverte d’huile à bronzer.
L’infléchissement observé ne se produit pas soudainement. Depuis longtemps, les hommes politiques cherchent la compagnie des stars, pour profiter de leur prestige et de leur influence supposée auprès des électeurs, pour séduire le public, en quelque sorte par procuration. Depuis l’ère Kennedy, les candidats à la Maison Blanche n’ont cessé de solliciter l’appui d’Hollywood. En 1972, par exemple, tandis que Sammy Davis Jr et John Wayne soutiennent publiquement Richard Nixon, Warren Beatty, Shirley MacLaine ou Dustin Hoffman offrent leur voix et leur image à son adversaire, le sénateur George McGovern. Certains s’interrogent pourtant, non sur leur engagement, mais sur sa publicisation. « Je n’étais pas très à l’aise, explique Dustin Hoffman à Playboy, en avril 1975. Ça sentait un peu, pour moi, la promotion publicitaire. C’est tellement facile pour quelqu’un habitué à fabriquer des personnages d’en faire autant dans la vie. »
Pourtant, loin de s’apaiser, le phénomène enfle et atteint les côtes européennes et françaises. En 1974, tandis que Giscard d’Estaing mobilise Brigitte Bardot, Johnny Hallyday, Charles Aznavour ou Mireille Mathieu, Mitterrand peut compter sur Juliette Gréco, Jean Ferrat, Michel Piccoli ou Dalida. Avec la campagne présidentielle de 1988, on passe même un nouveau cap puisque, sous l’impulsion de Jack Lang, ce sont les « people » qui déclenchent ce qu’on a appelé la « Tontonmania », c’est-à-dire ce mouvement d’opinion destiné à convaincre Mitterrand de se représenter. Illusion totale, puisque l’intéressé a déjà pris sa décision. Mais belle opération publicitaire qui consiste à créer artificiellement un élan collectif de désir en faveur du sauveur. Le schéma est simple : les stars séduites par Mitterrand mettent leur notoriété à son service ; leur célébrité rejaillit sur le président qui l’exploite pour séduire les Français. Autrement dit : « J’aime Lio qui aime Mitterrand = je vote Mitterrand » !
L’idée astucieuse de Jack Lang est d’avoir fait se rejoindre ses multiples réseaux dans les milieux artistiques et culturels pour rajeunir l’image d’un président vieillissant, pour l’associer à une modernité qui mêle le populaire et la « branchitude », pour le dégager de soutiens traditionnels appartenant au passé (les convaincus de toujours, comme Juliette Gréco ou Michel Piccoli). L’objectif n’est pas tant de toucher le grand public que de séduire les médias, alléchés par un casting aussi neuf et varié. Les appels, les prises de position sont d’abord publiés dans des journaux comme Globe et Actuel, fin 1987. On y trouve les noms les plus divers, de la scène, de l’écran, de la mode, du design, de la littérature, de la science ou du sport : Barbara, Pierre Bergé, Philippe Starck, Daniel Auteuil, Sandrine Bonnaire, Isabelle Huppert, Marguerite Duras, Dominique Rocheteau, et tant d’autres. Mieux : le 7 décembre 1987, le chanteur Renaud achète une pleine page du Matin pour interpeller Mitterrand : « Tonton, laisse pas béton. » Deux semaines plus tard, c’est Gérard Depardieu qui s’engage, avec une publicité d’une page dans Le Parisien : « Mitterrand ou jamais » ; l’acteur avoue même : « Ça y est, je vais voter pour la première fois. » Grâce à l’habileté de Jack Lang, les médias ne parlent plus que de cela.
Ce beau coup n’a jamais été répété en France mais récemment, aux États-Unis, on a vu avec quelle force le monde du spectacle s’est mobilisé, séduit par la candidature de Barack Obama, en 2008. Robert de Niro l’accompagnait dans ses meetings, George Clooney levait les fonds, Leonardo DiCaprio réunissait ses amis. Le film Obama proposait une impressionnante distribution, avec les stars des plus grands « blockbusters » du cinéma américain : Harrison Ford (Indiana Jones), Pierce Brosnan, Daniel Craig (James Bond), George Lucas (Star Wars), Brandon Routh (Superman), Tobey Maguire (Spiderman)… Hissé au rang de super-héros, Obama était aussi la star des clips, grâce à Will.I.Am et Justin Timberlake. Comité de soutien ou bottin médiatico-mondain ? On a plus vite fait de compter les vedettes qui appuient McCain ou ne s’engagent pas, que d’établir la liste de ceux qui vantent publiquement les mérites d’Obama.
La mobilisation des « milieux culturels » influence-t-elle d’une quelconque façon le vote des électeurs ? Craig Garthwaite et Timothy Moore, chercheurs au département d’économie de l’université du Maryland, le pensent. En septembre 2008, ils publient une étude d’une cinquantaine de pages (truffée d’équations mathématiques) affirmant que le ralliement d’Oprah Winfrey à Obama a fait déplacer un million de voix en sa faveur, dans la course aux primaires. En mai 2007, en effet, la célèbre animatrice noire du « Oprah Winfrey Show », sur CBS (8,5 millions de téléspectateurs, en moyenne), annonce qu’elle soutient le sénateur de l’Illinois et organise notamment deux soirées de récolte de fonds (fundraising) pour sa campagne. Sur quoi s’appuient les deux chercheurs pour étayer leur démonstration ? Sur l’« effet » Winfrey dans la diffusion des livres. Car, lorsqu’elle prescrit un ouvrage dans son émission, brusquement, les ventes décollent ! Comparant la courbe de progression des ventes de livres recommandés à celle des votes pour Obama, ils concluent à la similarité des phénomènes : l’engagement d’Oprah Winfrey a contribué à la mobilisation de l’électorat (noir, notamment) en faveur du sénateur de l’Illinois. L’étude est séduisante. Elle oublie simplement le contexte. Lorsque l’animatrice entre en campagne, les primaires démocrates sont dans leur phase ultime et la dynamique Barack Obama paraît irrésistible (ce qui explique peut-être aussi son ralliement !). Le 3 juin, à l’issue des dernières primaires (Montana et Dakota du Sud), il est assuré de l’emporter, fort de 2 118 délégués (et d’un nombre appréciable de « grands électeurs »). Hillary Clinton résiste un instant puis, le 7 juin, annonce qu’elle se rallie à Obama. L’engagement d’Oprah Winfrey n’est pas négligeable pour la moisson financière du candidat. De là à penser qu’il lui doit une partie de sa victoire, c’est peut-être surestimer l’influence des people et sous-estimer l’intelligence des Américains. La mobilisation des people pèse-t-elle sur le vote des citoyens ? Cela reste à prouver !
Ce qui est sûr, en revanche, c’est la confusion entre les politiques et les célébrités qu’engendrent les plateaux de télévision, tant ils brouillent les frontières. Depuis la fin des années 1990, en effet, hommes politiques, acteurs, chanteurs, vedettes d’un jour ou de toujours, partagent les mêmes espaces d’expression et nourrissent le même univers médiatique. Les talk-shows, arrivés des États-Unis, sont devenus des points de rencontre de tous ceux qui font les couvertures des journaux et l’actualité sur le petit écran. En acceptant de parler de choses frivoles sur un ton futile, les hommes politiques ont volontairement désacralisé la sphère politique et se sont glissés dans l’univers des people, là où le langage se libère, là où les cols de chemises s’ouvrent, débarrassés de cravates trop austères, là où on parle de tout et de rien, en prenant soin de montrer qu’on est dans le « coup ». Les politiques font le spectacle, comme les gens du spectacle.
Aux États-Unis, la venue d’un leader politique sur un plateau de talk-show confine à la banalité. Alors, pour attirer, il faut surprendre. À cet égard, Barack Obama innove en se déplaçant dans des émissions où n’avait jamais mis les pieds un président américain ; la première fois, pour se débarrasser de son image de froid intellectuel qui lui colle à peau, la seconde pour endiguer la chute de popularité qui marque rapidement son début de mandat. En mars 2009, il s’invite ainsi au « Tonight show » (NBC) de l’humoriste Jay Leno. Il prend un risque, car Leno est réputé pour ses saillies corrosives. Voici donc Obama en comique d’un soir, qui se moque gentiment de l’émission « American Idol » ou qui révèle s’être fait installer à la Maison Blanche une petite piste de bowling pour se détendre. Il pourrait s’arrêter là mais, parce qu’il veut participer pleinement au spectacle, et satisfaire le goût des Américains pour l’autodérision, il ajoute, dans un clin d’œil : « Oui, mon score doit être équivalent à ce qui se fait aux jeux Paralympiques, ou quelque chose comme cela. » Le public, présent dans la salle, rit et applaudit. Mais, le lendemain, devant l’indignation des groupements de handicapés, la Maison Blanche est contrainte à s’excuser dans un communiqué : « Pour faire rire, le président a fait une remarque désinvolte sur son jeu de bowling, sans intention de dénigrer les jeux Paralympiques. Barack Obama pense que les jeux Paralympiques constituent un programme merveilleux qui donne une occasion de briller aux personnes infirmes à travers le monde. »
L’expérience malheureuse ne le dissuade cependant pas de la renouveler. En juillet 2010, on le retrouve dans un talk-show du matin, « The View », sur ABC. Ses conseillers ont constaté, en effet, que la dégradation de sa popularité dans les sondages affectait singulièrement les ménagères. Alors, Obama fait ce qu’aucun président n’avait osé avant lui : se frotter aux questions déstabilisatrices de Barbara Walters et de ses « lionnes » (Whoopi Goldberg, Joy Behar, Sherri Shepherd, Elisabeth Hasselbeck), accepter de s’asseoir sur leur célèbre canapé beige (où avait déjà pris place sa femme, Michelle, en juin 2008). De quoi parle-t-il ? De politique ? À peine. En revanche, on saura tout sur son week-end en famille dans le Maine et ce qu’il écoute sur son iPod : Jay-Z, Frank Sinatra et Maria Callas, mais pas Justin Bieber, le chanteur préféré de ses deux filles, Sasha et Malia. Obama choisit la frivolité et, ce faisant, contribue au spectacle comme n’importe quelle star d’Hollywood ou chanteur célèbre.
L’homme politique aux côtés des people, comme les people, finit par devenir un people. Tandis que Rachida Dati pose pour Paris-Match en robe Dior rouge et rose imprimée panthère, collants résille et bottes à hauts talons (décembre 2008), le Premier ministre canadien Stephen Harper monte sur la scène du Centre national des arts à Ottawa pour chanter With a Little Help from My Friends des Beatles, en s’accompagnant au piano (octobre 2009). Certes, Harper s’exhibe pour la bonne cause (la soirée est organisée pour récolter des fonds au profit du Centre), mais son initiative brouille un peu plus les frontières entre la politique et le show-business. S’étonnera-t-on, alors, si l’eurodéputé libéral britannique Andrew Duff avance une spectaculaire proposition, en mai 2010 ? Rapporteur sur la réforme des élections pour le Parlement européen, Duff suggère, en effet, de créer des circonscriptions paneuropéennes où pourraient se présenter, dit-il, des personnalités comme Carla Bruni ou des célébrités du football. « Je ne vois pas de problème à épicer un peu le scrutin avec des stars de la musique ou du football, cela rapproche les gens », explique-t-il très sérieusement. Quand, pour rattraper une opinion qui leur échappe, les politiques se prennent pour des people, il n’est guère surprenant que les people puissent les concurrencer dans l’espace politique.
Le politique, un sex-symbol
En matière de mode, de raffinement, de glamour, le mensuel américain Vanity Fair construit et brise les réputations. Chaque année, depuis 1939, il publie le classement des hommes et des femmes les mieux habillés du monde, politiques y compris. Or, en 2007, une nouvelle émeut la Toile et la presse people française : Nicolas Sarkozy, président de la République française, fait une entrée fracassante, en prenant la 9e place, loin derrière Tiki Barber, l’ancien joueur de football américain, mais avant George Clooney ou Brad Pitt. Assurément, explique Amy Fine Collins, journaliste à Vanity Fair et membre du jury, le costume Prada qu’il portait lors de sa prise de fonction a fait forte impression. « Nicolas Sarkozy, ajoute-t-elle, est habillé avec une classe internationale. Il a fière allure, à la fois masculin et romantique, avec un sens développé de l’humour et de l’aisance. » De l’humour, il lui en faut car, deux ans plus tard, en 2009, l’édition britannique du magazine branché GQ publie un nouveau classement, celui des hommes politiques les plus mal habillés de la planète, et attribue la médaille de bronze au président français ! Il se consolera peut-être, en constatant que, dans ce triste palmarès, il est précédé par le Premier ministre britannique, Gordon Brown, et le maire de Londres, Boris Johnson. « Il devrait passer moins de temps à se préoccuper de sa taille, et plus de temps à faire attention à son style », écrit GQ avec cruauté. Tout de même, Sarkozy moins bien habillé que Kim Jong-Il, le dictateur de Corée du Nord ! Comment ne pas y voir un nouveau complot de la perfide Albion ?
Bien sûr, on s’amusera de tels classements qui font passer un bon moment sous le casque du coiffeur ou dans la salle d’attente du médecin, mais on pourra aussi y voir un symptôme et un indice. Symptôme de l’image brouillée du politique, mêlé aux stars de toutes catégories. Indice aussi que le même politique est bel et bien un objet de désir, dès lors qu’il est placé au niveau des grands séducteurs qui triomphent sur les écrans ou dans les stades.
Juger le « style » des hommes politiques est devenu si courant que le magazine Optimum, en septembre 2009, demande même à l’institut de sondages ISAMA d’interroger un échantillon de 1 004 Français à ce propos. Très sérieusement, l’organisme dresse une grille d’évaluation prenant en compte trois critères : allure, façon de s’exprimer, goûts vestimentaires. Dans ce nouveau classement, Dominique de Villepin devance Jack Lang, Bernard Kouchner, François Fillon, Bertrand Delanoë, Dominique Strauss-Kahn. Nicolas Sarkozy se situe au 8e rang (les plus sévères à son égard étant les jeunes). Sur les quarante personnalités testées, Jean-Marie Le Pen arrive bon dernier, juste derrière Frédéric Lefebvre et José Bové.
Bien habillé, stylé, le politique pourrait-il aussi être « sexy » ? À l’automne 1987, et dans la perspective de l’élection présidentielle de l’année suivante, IPSOS (sondage Le Point) interrogeait déjà les Français : « Quel est, des candidats potentiels, celui qui vous paraît le plus séduisant ? » Jacques Chirac l’emportait nettement (39 %), devant Michel Rocard (26 %) et François Mitterrand (21 %). Peut-être inspiré par ce type d’enquête, sans doute guidé par d’autres où l’opinion le jugeait trop brutal et trop agressif, le Premier ministre avait accepté une campagne d’affiches très glamour, préparée par l’agence Synergie (Jean-Michel Goudard, Olivier Bensimon et quelques autres), à partir de photos prises lors de son séjour au Maroc, à Noël 1987. Fini l’air sévère, les costumes stricts, les épaisses lunettes et le geste raide ! Place au Chirac bronzé, en chemise noire, col ouvert, rehaussé d’un pull rouge négligemment porté sur les épaules, les yeux mi-clos (munis de lentilles oculaires), le sourire enjôleur, le tout sur un fond trouble de couleurs chaudes. Un peu comme si Thierry Lhermitte, auquel on a parfois comparé Chirac, invitait le passant à le rejoindre dans un village du Club Méditerranée !
Signe des temps, trente ans plus tard, on ne parle plus d’hommes politiques « séduisants » mais « sexy », mot qui renvoie plus explicitement à l’imaginaire érotique. L’histoire retiendra que Barack Obama fut le premier chef d’État à inspirer un sex-toy à son effigie ! Mais c’est sans doute la presse qui fournit le meilleur indicateur de cette perception nouvelle des politiques. En 2009, on voit ainsi se multiplier les « sondages » publiés dans les magazines féminins, où les lectrices sont invitées à désigner l’homme politique qu’elles considèrent comme le plus sexy. De telles « enquêtes » peuvent sembler anecdotiques, mais elles ne le sont pas, au moins pour trois raisons. D’abord, parce que la question est exclusivement posée aux femmes. Certes, la vie politique est dominée par les hommes. Toutefois, de tels sondages nourrissent le vieux cliché selon lequel le pouvoir se confond avec la virilité. Ensuite, elles confortent l’idée selon laquelle un homme politique étant un objet de désir, l’attirance sexuelle qu’on éprouve pour lui compte de manière sensible dans la détermination du vote. Enfin, la question posée sur l’homme politique est la même que celle avancée pour les célébrités du show-business. Un politique peut être sexy, comme un chanteur, un acteur, un sportif… Ce type d’enquêtes, plus ou moins sérieuses, suppose qu’il existe désormais un univers médiatico-politique, où toutes les stars « vues à la télé » se croisent, où la politique n’est plus un monde à part ou au-dessus des autres, où s’effacent, de facto, les caractères sacrés de la fonction politique.
En août 2009, un sondage Gewis conduit auprès des femmes pour le magazine Laviva désignent ainsi comme « l’homme politique le plus sexy » d’Allemagne Karl-Theodor zu Guttenberg, le jeune ministre conservateur de l’Économie, étoile montante de la CDU. Il s’est fait notamment remarquer lors de négociations sur le sauvetage du constructeur Opel. Âgé de 37 ans, marié, père de deux enfants, il pose volontiers pour les photographes, ici avec sa blonde épouse, née von Bismarck-Schönhausen, là en habit de soirée avant un opéra, ailleurs encore en jeans lors d’un concert du groupe rock AC/DC. En décembre 2009, c’est au tour de Scott Brown d’être élu « l’homme politique le plus sexy » des États-Unis par les lectrices de Cosmopolitan. Est-ce un hasard ? Vingt-sept ans plus tôt, en 1982, Brown, étudiant en droit au Boston College, avait justement posé nu (une main pudique posée sur la cuisse) dans le magazine qui le célèbre. Entre-temps, il s’est lancé dans une carrière politique, du côté des républicains. Si on en parle tant, c’est qu’il vient de faire tomber le fief des Kennedy, en étant élu sénateur du Massachussetts, après une campagne très médiatisée. Brown a le sens de l’image, et les Américains ont ainsi pu le voir patauger dans la boue, bottes de caoutchouc aux pieds, pour le seul plaisir de serrer des mains devant les caméras. Guttenberg, Brown : pour être « sexy », il faut d’abord attirer les médias, faire preuve de pugnacité, savoir prendre des risques, bref, être un « gagneur » !
Jacob Zuma, futur président sud-africain et chef de l’ANC, Benoît Lutgen, ministre de l’Agriculture de Wallonie-Bruxelles, etc. Dans une forme de surenchère, où l’attirance physique le dispute à la fierté nationale, se dresse peu à peu la carte du monde des politiques qui plaisent le plus aux femmes. En France, Grazia, dans son numéro du 11 juin 2010, ajoute à la touche racoleuse de sa couverture, « Quel homme politique dans mon lit, à ma fête, dans ma vie ? », l’onction scientifique de l’institut de sondage CSA. Selon l’enquête, François Fillon serait le mari idéal, Jean-Louis Borloo le meilleur copain de fête, et Olivier Besancenot le confident à qui l’on dirait tout et le papa qu’on aimerait donner à ses enfants. Et l’amant à glisser dans son lit ? La réponse est fournie en couverture : « Sarkozy, l’amant rêvé des Françaises ! » Le titre fait sourire lorsqu’on sait que le président, avec seulement 11 %, ne devance Olivier Besancenot (champion aux points toutes catégories !) et Dominique de Villepin que de trois points. Mais le principal enseignement est ailleurs, dans les 40 % de femmes qui ont refusé de donner un avis. C’est beaucoup, dira-t-on, et cela souligne l’indifférence, voire le mépris salutaire des femmes à l’égard de ce genre de questions idiotes. Certes, mais cela signifie donc que 60 % d’entre elles, soit près de deux sur trois, ont accepté de répondre. Quelle est la part de jeu ? Quelle est la part de réelle attirance pour l’un ou l’autre des hommes politiques ? Retenons, en tout cas, qu’une question sur l’« amant idéal » n’aurait jamais été posée, avant le récent déferlement de la vie privée des responsables publics dans la presse people.
L’homme politique, objet de fantasme sexuel ? Les sondages des magazines féminins ne sont pas les seuls à l’attester. Pour le prouver, reprenons le chemin de la Russie et retrouvons l’homme aux gros biceps, Vladimir Poutine. Le 17 avril 2008, le tabloïd Moskovski Korrespondent livre à ses lecteurs une nouvelle sensationnelle : divorcé depuis seulement deux mois, Poutine va se marier le 15 juin de la même année à Saint-Pétersbourg avec la radieuse Alina Kabaeva, de trente et un ans sa cadette. Ancienne championne olympique de gymnastique sportive devenue mannequin de charme, elle a été élue en 2007 à la Chambre basse du Parlement russe : c’est là qu’elle aurait rencontré le Premier ministre. La similitude avec l’histoire de Nicolas Sarkozy et de Carla Bruni saute aux yeux. Mais, voilà : tout est faux. Poutine est furieux et fait fermer le journal durant trois mois.
L’important, ici, est que la rumeur ait été perçue comme crédible. Pourquoi ? Parce que, pour beaucoup de femmes russes, Poutine est l’amant rêvé et le mari idéal. En 2002, déjà, Nikolaï Gastello, l’attaché de presse de la Cour suprême, avait produit un clip, discrètement fourni aux chaînes de télévision russes qui, toutes, le diffusèrent avec appétit. On y voyait un sosie de Poutine observant sur un écran deux bimbos (l’une blonde, l’autre brune) dansant sur des sons à la mode et chantant à la gloire de l’homme sain et droit que la Russie attendait : « Mon mec s’est encore fourré dans de sales affaires/Il s’est battu et a avalé des trucs crados/J’en ai par-dessus la tête, alors je l’ai viré/Et maintenant, je veux un mec comme Poutine/Un mec comme Poutine, plein de forces/Un mec comme Poutine qui ne boirait pas/Un mec comme Poutine qui ne me ferait pas de peine/Un mec comme Poutine qui ne s’enfuirait pas. » Le clip, Un mec comme Poutine, est devenu très vite un tube, repris encore en 2008 dans la version russe d’« American Idol ». Aujourd’hui, nombreuses sont les jeunes filles russes qui s’envoient des cartes postales avec la photo de Vladimir Poutine (souvent en tenue de judoka). On aurait tort de croire à une plaisanterie de second degré : leur plus grand désir est de rencontrer leur idole. Cet engouement a même donné une idée à l’acteur comique russe Sam Nickel, en 2011. Il s’est lancé un défi : en se faisant passer pour un collaborateur de Poutine, il parviendrait, sous l’œil d’une caméra, à convaincre 1 000 demoiselles de se laisser toucher les seins, leur contact permettant d’emmagasiner une énergie vitale bientôt transmise au Premier ministre. Comment ? Simplement en lui serrant la main. Le plus surprenant, c’est que l’opération s’est déroulée à la merveille, les jeunes filles offrant leur poitrine avec le sourire. La folie ne s’arrête pas là ; elle atteint même l’Université. On a vu, en 2010, des étudiantes de la très sérieuse faculté de journalisme de Moscou se dévêtir dans un calendrier offert à Poutine pour ses 58 ans : « Joyeux anniversaire, M. le Premier ministre ! » Sous les marques d’indifférence apparente, l’intéressé se plaît à cultiver son image de sex-symbol et en soigne chaque détail. En juin 2011, par exemple, on apprend qu’il vient de recruter une photographe officielle. Iana Lapikova, ravissante brune de 25 ans, était jusqu’à présent mannequin en lingerie, très demandée dans les magazines de luxe, après avoir été finaliste au concours de Miss Moscou. Mais, bien sûr, l’entourage de Poutine l’affirme avec aplomb : c’est bien pour son professionnalisme qu’on a fait appel à elle. Certes, mais en la matière, le CV de la jeune femme est désespérément vide. Elle avoue même naïvement : « devenir photographe, c’était le rêve de ma vie ». Grâce à Poutine, elle peut se réaliser.
En matière de sex-appeal, face à Poutine, Dmitri Medvedev ne semble pas faire le poids. Ses partisans le savent. C’est pourquoi, en mai 2008, ils se livrent à une petite facétie sur fond d’Obamania montante. Des supporters anonymes détournent le très suggestif clip de celle qui s’est surnommée « Obama girl ». I got a crush on Obama devient I got a crush on Medvedev, l’image du président russe remplace celle du sénateur de l’Illinois, et, tandis qu’elle se trémousse de manière lascive, la jeune fille chante : « Je rêve de toi la nuit, je veux faire des enfants avec toi !/T’es venu en politique avec Poutine, j’ai jamais désiré personne autant que toi. » Plus récemment, dans le cadre de la campagne antialcoolique conduite par le chef de l’État, les Moscovites ont vu se répandre dans les rues de la capitale russe les « Medvedev girls ». Les jeunes filles se livraient à un strip-tease peu ordinaire : à chaque bière renversée par un passant, elles enlevaient un vêtement. Bref, en essayant de se hisser au niveau de son rival, Medvedev a simplement transformé la séduction virile en opération de marketing, utilisant sans vergogne le corps de la femme à des fins de commerce politique, sous l’œil complaisant des médias. Reste qu’aux yeux des jeunes femmes russes en quête de l’homme fort, Vladimir Poutine, de nouveau candidat au Kremlin en 2012, a une large avance sur son concurrent. Habile, il s’évertue même à varier ses talents. Ne se contentant pas d’exhiber ses pectoraux, il joue aussi les crooners. Le 10 décembre 2010, montant sur la scène d’un gala de charité à Saint-Pétersbourg, il s’est pris un instant pour Fats Domino en interprétant Blueberry Hills devant un parterre de stars, parmi lesquelles Kevin Costner, Kurt Russell et Sharon Stone.
Le pouvoir rend-il beau ? Les politiques sont-ils devenus des sex-symbols ? Vladimir Poutine semble le croire, en tout cas. À vrai dire, il n’est pas seul. Un homme comme Silvio Berlusconi en a même fait son fonds de commerce…