La femme, un homme politique
comme les autres ?
Renversée sur un lit, en peignoir et déshabillé blancs, épaules et cuisses dénudées, maquillée comme une star, elle regarde le photographe, la bouche légèrement entrouverte. Elle s’appelle Katerina Klasnova. À 32 ans, elle est vice-présidente du Parlement tchèque. Le cliché, saisi en juillet 2010, n’est pas destiné à un magazine érotique, mais à un calendrier, imprimé par son parti, Affaires publiques, dont le produit de la vente sera reversé à la Fondation Archa Chantal qui aide les hôpitaux pour enfants. La blonde Katerina n’est pas la seule députée à avoir accepté de poser. Karolina Peake, Kristyna Koci et Marketa Reedova ont aussi offert leur corps aux regards. Vêtues de chemisiers ouverts sur des soutiens-gorge noirs, de jupes courtes et moulantes, de bas résille et de hauts talons, elles sont allongées sur des lits aux draps de soie ou des fauteuils en cuir sombre.
« Nous avons voulu attirer l’attention sur le fait que les femmes font désormais partie de la vie politique », explique Lenka Andrysova, 26 ans, jeune louve d’Affaires publiques, « Miss Septembre » de l’audacieux calendrier. Katerina Klasnova et ses amies font partie de la « Blond Coalition », comme l’ont baptisée les médias tchèques pour caractériser l’entrée massive de femmes, majoritairement jeunes, dans le nouveau Parlement, élu en mai 2010. Elles sont désormais quarante-quatre sur deux cents députés. Mais celles qui se font le plus remarquer dans la presse appartiennent à Affaires publiques, parti de centre droit, dirigé par le très populaire Radek John, fougueux journaliste d’investigation. Avec près de 11 % des voix et vingt-quatre élus, la formation, qui se distingue par un programme ultralibéral et un discours anticorruption, fait partie de la coalition au pouvoir, dirigée par le Premier ministre Petr Necas. Radek John connaît les médias et n’est jamais avare en « coups » publicitaires : le calendrier des pin-up de son parti en fournit une preuve éclatante. Lenka Andrysova a beau expliquer qu’« il existe plusieurs formes de féminisme », on reste pour le moins perplexe sur le procédé qui ravale la femme politique à un objet de plaisir sexuel, en revisitant les clichés cultivés depuis qu’Ève corrompit Adam.
Un an plus tôt, en août 2009, le décolleté d’Angela Merkel avait beaucoup fait jaser dans la presse allemande. À l’approche des élections législatives, Vera Lensgfeld, candidate CDU dans la circonscription berlinoise de Friedrichshain-Kreuzberg, avait fait imprimer sept cent cinquante affiches où elle apparaissait en compagnie de la Chancelière. Les deux femmes figuraient en robe de soirée, laissant deviner la naissance de leur poitrine, mais on remarquait surtout l’échancrure plongeante d’Angela Merkel (photo prise à l’opéra d’Oslo, en avril 2008). La volonté séductrice était clairement soulignée par le slogan : « Nous avons plus à offrir. » Devant l’émotion suscitée par l’affiche, l’équipe de la Chancelière précisait qu’elle n’avait pas autorisé Vera Lengsfeld à utiliser son image, la candidate, de son côté, expliquant qu’il s’agissait, dans son esprit, d’un plaisant clin d’œil. Mais elle précisait aussi : « J’ai eu 17 000 visiteurs sur mon blog. Si même le dixième d’entre eux seulement jette un coup d’œil à mon programme, j’aurai atteint un meilleur résultat qu’en battant le pavé de manière classique. »
Volontairement provocatrice, l’initiative de Vera Lengsfeld était d’attirer l’attention des médias, alors qu’elle se présentait dans une circonscription promise aux Verts. Or, ses électeurs eurent la surprise de découvrir une autre affiche, signée celle-ci par Halina Wawzyniak, de Die Linke, le parti d’extrême gauche. Donnant de sa personne, elle s’était fait photographier de dos, postérieur (revêtu d’un jean) en gros plan, tee-shirt relevé laissant apparaître, au bas du dos, le tatouage « Socialist ». Le slogan, « Mit Arsch in der Hose in den Bundestag », reposait sur un jeu de mots : au sens littéral, « au Bundestag avec le cul dans le pantalon », au sens figuré, « au Bundestag avec courage ».
Klasnova, Merkel, Wawzyniak : quelles que soient les images observées, elles renvoient à l’idée qu’en matière de séduction politique, la femme reste tributaire du rôle qu’on lui attribue et des valeurs qu’incarne son sexe dans la société des hommes. Elle l’accepte ou le refuse ; elle rejette violemment les clichés d’une supposée identité féminine ou les exploite à son profit. Mais, en tout état de cause, une femme qui s’implique dans la chose publique n’est pas exactement un « homme politique » comme les autres. Sans prétendre les répertorier tous, cherchons-en quelques modèles, en commençant par le plus ancien.
« Foutez-la dehors ! » En octobre 1995, le journal grec d’extrême gauche Avriani publie des photographies de Dimitra Liani, surnommée « Mimi ». Nue au soleil, on la voit caressée par une autre femme. L’image n’aurait aucune importance si la jeune femme en question n’était autre que l’épouse et le directeur de cabinet du Premier ministre grec, le socialiste Andréas Papandréou, revenu au pouvoir en 1993. Il a 76 ans ; elle en a 40. C’est une ancienne hôtesse de l’air d’Olympic Airways, issue de la bonne bourgeoisie athénienne. Ils se sont mariés en 1989 et mènent très grande vie. « Mimi » a souvent fait la une des journaux, mais là, l’attaque est beaucoup plus brutale et gêne tant le porte-parole du gouvernement qu’il parle imprudemment de « photomontage ».
Pourquoi une telle charge contre la « Raspoutine en jupons », comme l’appelle Avriani ? Parce que Dimitra ne cache plus son ambition : elle veut se lancer en politique et se présenter aux élections législatives de 1997. Se serait-elle mis en tête de succéder à Papandréou ? Déjà, alors que la santé du Premier ministre est de plus en plus précaire, on soupçonnait Dimitra de faire la pluie et le beau au gouvernement, de nommer et limoger qui elle voulait, voire de puiser dans les fonds publics. « La Grèce est sous la coupe d’une mafia dirigée par Dimitra », dénonce Avriani. La presse prétend que le Premier ministre cacochyme est devenu un jouet entre ses mains, et les dirigeants socialistes, qui craignent pour leur avenir, ne sont pas les derniers à alimenter la rumeur. Il faut en finir. C’est Avriani, le journal de George Kouris, ancien ami de Papandréou, qui porte le coup de grâce, en exhumant une vieille photo. Dimitra Liani devient « Mimi Porno ». Le scandale politique, néanmoins, tourne court avec le décès d’Andréas Papandréou, qui meurt dans ses bras, en juin 1996.
Reste qu’au-delà de cet exemple contemporain se dégage une image singulièrement ancrée dans l’imaginaire commun, celui de la femme séductrice et manipulatrice, exploitant ses charmes avec science pour transformer l’homme de pouvoir en marionnette. Au fond, on conteste tout haut sa légitimité politique en la traitant tout bas de catin. C’est le « syndrome de Messaline ». Que n’a-t-on dit de Messaline, Valeria Messalina (25-48), la troisième épouse de l’empereur Claude, l’ambitieuse, la cruelle, la dévergondée, la nymphomane, la « putain impériale » (meretrix augusta) qui, selon Juvénal, allait, par plaisir, se prostituer dans les bordels de Subure et aurait transformé une partie de son palais en lupanar ? Dumas en a fait une femme sans le moindre sentiment, se servant des hommes, mari ou amants, pour conquérir l’Empire. L’avis des historiens est aujourd’hui moins tranché. Paul Veyne la voit même comme une « amoureuse romantique ». Dimitra Liani, elle, devra encore attendre, semble-t-il, pour faire l’objet d’un pareil hommage.
Catin, diablesse au charme maléfique : voici le premier visage attribué, depuis toujours, à la femme qui côtoie l’homme de pouvoir. Mais il y en a un autre, plus récent, plus valorisant, plus utile aussi à celui qui l’exerce : la femme protectrice, la mère aimante, la sainte que le peuple vénère. La séduction féminine devient brusquement bienfaisante, sous l’effet d’une propagande habilement orchestrée.
La formule ironique de Victor Hugo est célèbre : « L’Aigle épouse une cocotte », s’exclame-t-il, lorsqu’il apprend le mariage de Napoléon III avec l’Espagnole Eugénie de Montijo, en janvier 1853. Fille cadette du comte de Teba, ancien officier d’artillerie de Napoléon Ier (et par là même considéré comme un traître en Espagne), éduquée en France, Eugénie a déjà près de 27 ans. Elle est belle, élégante, coquette, et on murmure qu’à son âge, elle dispose déjà d’une impressionnante collection d’amants. Alors, dans Paris, circulent de cruelles épigrammes, en écho à celui-ci : « Montijo, plus belle que sage/De l’empereur comble les vœux/Ce soir s’il trouve un pucelage/C’est que la belle en avait deux. »
Comme en réponse, sur les murs de la capitale, s’affiche le cri du cœur de Napoléon III : « J’ai préféré une femme que j’aime et que je respecte, à une femme inconnue dont l’alliance eût eu des avantages mêlés de sacrifices. » Rusé empereur qui transforme en conte de fées son fiasco diplomatique. La vérité, c’est qu’à 48 ans, il est toujours célibataire. Pour assurer sa succession au trône, il lui faut un fils. Il a fait le tour des cours européennes, mais aucun prince n’a accepté de lui offrir la main d’une de ses filles. Il s’est donc retourné vers Eugénie qu’il a connue dans un bal donné à Paris, et dont la mère, fille d’un marchand de denrées coloniales, charma le comte Teba de Montijo, laid, borgne et sans le sou, pour conquérir un titre de noblesse. Volage, la nouvelle comtesse eut deux filles dont on se demanda plus d’une fois si elles avaient été conçues dans le lit conjugal. C’est dire la nécessité pour l’empereur de convaincre les Français de son histoire d’amour.
Fin propagandiste, Napoléon III a compris qu’il lui fallait séduire le peuple en parlant à son cœur : généreux bienfaiteur de la nation, il fera donc d’Eugénie la mère des Français, douce et charitable, infatigable consolatrice de la misère humaine. Cela commence dès son arrivée en France. À l’occasion du mariage impérial, la Commission municipale de Paris vote une somme de 600 000 francs pour offrir à Eugénie une parure digne de l’événement. Dans une lettre au préfet, complaisamment publicisée, elle refuse l’offrande, mais fait mieux encore, en recommandant que cette somme soit employée à la fondation d’un établissement pour jeunes filles orphelines qui y recevront une éducation professionnelle. Ainsi naît, du côté du faubourg Saint-Antoine, la Maison Eugénie-Napoléon. Ce n’est qu’un premier geste ; il y en aura bien d’autres : sociétés de charité maternelle pour les jeunes mères pauvres, hôpital Sainte-Eugénie pour les enfants, orphelinats, crèches, fourneaux économiques (sorte de « Restos du cœur » version Second Empire)…
Peu à peu, l’image de l’impératrice du peuple se forge. Chaque fois que le couple impérial voyage en province, Eugénie se rend ainsi auprès des malades, comme en 1862, en Auvergne, où, visitant l’hôpital de l’Hôtel-Dieu à Clermont-Ferrand, elle s’arrête devant un homme atteint d’une maladie de la moelle osseuse. Les eaux bienfaisantes de Bourbon-l’Archambault lui ont été conseillées mais, père d’une famille nombreuse, il est trop pauvre pour se faire soigner. Alors, raconte Le Moniteur du Puy-de-Dôme, Eugénie s’exclame, sur un air de reproche : « Pourquoi ne pas vous être adressé plus tôt à moi ? Ne suis-je pas la mère de ceux qui souffrent ? »
Il manque cependant un moment emblématique qui sanctifierait l’impératrice. La propagande du pouvoir le cherche et finit par le trouver. En juillet 1866, en effet, le choléra, qui avait déjà touché Paris l’année précédente, frappe Amiens. En quelques jours, on compte une centaine de morts. C’est la bonne occasion. La suite est racontée par Évariste Bavoux, conseiller d’État, dans un récit docilement écrit à la gloire de la Première Dame de charité : « À ce chiffre effroyable, l’impératrice, entraînée par un de ces élans spontanés et suprêmes d’une grande âme, confie au télégraphe sa subite résolution, et part. En quelques heures elle est à l’Hôtel-Dieu, au chevet des malades ; ici prend une main humide de transpiration, de faiblesse, là un breuvage calmant, ordonné par le docteur ; pour l’un sa bourse discrètement vidée, pour l’autre une attitude muette, se penchant et prêtant une oreille attentive à la voix affaiblie du malheureux, s’oubliant elle-même sans réserve, sans souci du danger. Et partout ainsi les maisons pestiférées sont visitées par elle, ange du ciel, adorée, attendrie, elle aussi, des bénédictions et des larmes de toute cette population émue de son grand cœur. » Déjà, l’imagerie populaire grave la scène de « L’impératrice visitant les cholériques ».
Le peuple français considère-t-il sincèrement Eugénie comme sa mère protectrice ? Difficile de dire si celle qui fut la première First Lady française bénéficie d’une vraie popularité. Mais que Napoléon III l’ait utilisée pour séduire les Français et conforter son image d’empereur social ne laisse guère de doute.
Bien plus tard, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de l’autre côté de l’Atlantique, en Argentine, un dictateur cherche, lui aussi, à tirer profit des charmes de son épouse pour s’attacher le peuple : il s’appelle Juan Domingo Perón. En octobre 1945, il a épousé une jeune actrice de vingt-quatre ans sa cadette, Eva Duarte qui, pour tous, devient Evita, « la Madone ». Belle opération de manipulation, en vérité. Elle est conduite en 1947 par Raúl Apold, le chef de la propagande péroniste, en voyage en Espagne. Il a pu constater son succès et l’intérêt qu’elle suscitait lorsque, bousculant le protocole, elle s’ingéniait à visiter les quartiers pauvres de Madrid et à s’inviter chez leurs habitants, émus par une telle attention. Apold décide alors de fabriquer « Evita », sous les traits d’une fée bienfaitrice. Partout, le pays se couvre d’affiches « Perón accomplit, Evita donne la dignité », tandis que s’accumule un bric-à-brac d’objets de culte populaire à son effigie, mouchoirs, foulards, cendriers, broches, boîtes d’allumettes, écussons… La brune devenue blonde (couleur de cheveux des saintes !) se coiffe soudain d’un chignon rappelant symboliquement deux mains entrelacées. Voici venu le temps de sainte Evita.
Le personnage se dessine, volontairement double. Elle est la combattante haranguant la foule des femmes au balcon de la Casa Rosada, le 23 septembre 1947, jour de présentation de la loi qui doit leur accorder le droit de vote (finalement acquis en 1949) : « Voici, mes sœurs, rassemblée dans l’écriture serrée de ces quelques articles, une longue histoire de lutte, de contretemps et d’espoirs. » Mais Evita est aussi la mère du peuple, sainte Evita, qui vient en aide aux pauvres. En 1949, elle crée la Fondation Eva Perón qui rassemble le matériel le plus hétéroclite dans de grands hangars (chaussures, matelas, casseroles, vêtements, ballons de football…) avant de les redistribuer à la population. Elle fait ouvrir des orphelinats, distribue des bicyclettes aux enfants, des machines à coudre à leurs grandes sœurs, des lits à bébé aux jeunes couples démunis. Chaque année, sont organisés les « championnats de football Evita » pour les garçons venus de toutes les provinces. On les habille, on les fait venir à Buenos Aires, on fournit des cadeaux aux jeunes champions qui repartent avec une mobylette, un voyage au bord de la mer ou une bourse d’études. Évidemment, Evita est là pour donner le coup d’envoi de la finale, remettre les médailles et chanter la gloire de son mari, Juan Perón.
Evita est sollicitée en permanence. En 1947, elle recevait quelques centaines de lettres chaque jour ; trois ans plus tard, il lui en parvient plus de dix mille. Quotidiennement, les Argentins pauvres se pressent à Buenos Aires où, savent-ils, elle reçoit personnellement les nécessiteux. Paysans et ouvriers arrivent par familles entières, parfois de l’autre bout du pays. Ils viennent solliciter un matelas, une tôle pour leur toit, une machine à coudre, voire un dentier. Evita donne, donne encore et fait même pression sur les entreprises qui veulent faire payer la Fondation, comme celle des frères Grossman, célèbres pour leurs bonbons au lait « Mu-Mu ». Les deux patrons vont le regretter amèrement car, faisant courir le bruit que leur usine est infestée de rats, elle obtient qu’elle ferme. Trois ans plus tard, ils peuvent rouvrir leur fabrique, sans jamais parvenir à la débarrasser de son odieuse réputation. Les bonbons Mu-Mu ? Ceux que dévorent les rats ?
Tendre Evita ? « Pour la femme, être péroniste c’est, avant tout, garder la fidélité à Perón et déposer en lui une confiance aveugle. » Elle est une militante intransigeante, volontiers vulgaire avec ceux qui lui résistent, singulièrement humiliante à l’égard des intellectuels, tel l’écrivain Jorge Luis Borges, contraint de quitter la direction de la bibliothèque de Buenos Aires pour un obscur poste à l’Inspection de la volaille. Elle est aussi une politique ambitieuse qui, en 1951, tente de prendre la vice-présidence du parti unique mais en est empêchée par les hiérarques militaires. Quand elle distribue généreusement aux pauvres, les photographes et les cameramen ne sont jamais loin. Parfois, cependant, ils sont indésirables. En 1950, elle reçoit chez elle la photographe Gisèle Freund qui saisit ses armoires débordant de toilettes, de robes de soirée, de chaussures, de bijoux. Ayant appris sa bévue, Raúl Apold ordonne à Freund de restituer les clichés. La photographe réussit à s’enfuir et à gagner l’aéroport avant d’être arrêtée par la police, n’emportant, dans l’avion, que ses négatifs. Evita, Madone des pauvres ? Lorsqu’elle meurt, en juillet 1952, à 33 ans (victime d’un cancer de l’utérus), sa fortune est évaluée 12,3 millions de dollars, soit davantage que Juan Perón lui-même.
Reste que, pour tout le pays, elle reste une sainte. Durant treize jours, les Argentins viennent se recueillir et pleurer devant son corps, exposé dans un cercueil de verre. Il faut parfois dix heures d’attente pour s’approcher du catafalque. Profitant de l’aubaine, Apold engage le cinéaste Edward Cronjager, de la Century Fox. De son tournage sortira l’émouvant Et le cœur de l’Argentine s’arrêta. La sanctification populaire d’Evita servira le dictateur argentin bien après sa mort. Chaque soir, de la date du décès d’Evita à son renversement par les militaires, en septembre 1955, les informations radiophoniques s’interrompent brusquement à 20 h 25. « Il est 20 h 25, déclare gravement le speaker, l’heure à laquelle Eva Perón est entrée dans l’immortalité. » Les enfants sont élevés dans le culte de la défunte. À l’école, leur nouveau livre de lecture s’appelle Eva d’Amérique, Madone des humbles. En chœur, ils répètent religieusement : « C’était une sainte. C’est pour cela qu’elle s’est envolée vers Dieu. » Est-ce un hasard ? Evita disparue, la machine péroniste s’enraye : la morosité ambiante qui suit son décès n’est sans doute pas étrangère à sa chute.
Dames de fer
« Elle est le seul homme de mon gouvernement. » Dans la bouche de Ben Gourion, c’est le plus beau compliment qu’il puisse faire à Golda Meir, plusieurs fois ministre dans les cabinets que dirigea le fondateur d’Israël. Golda Mabovitz, dite Golda Meir (« éclaire », en hébreu), née à Kiev en 1898 a, toute sa vie, été une combattante. Elle assura l’émigration de Juifs en Palestine, collecta des fonds aux États-Unis, participa à la défense de Jérusalem, en 1947, risqua sa vie bien des fois.
Quand elle devient Premier ministre, en 1969, elle est déjà une vieille femme (71 ans) et souffre, depuis trois ans, d’une leucémie. Elle n’a jamais vraiment été belle et, à la tête du gouvernement, ne fait guère d’effort pour s’habiller, se coiffer ou même sourire. Elle ignore les artifices de la séduction. Ce qu’elle sait, en revanche, c’est que « pour réussir, une femme doit être bien meilleure qu’un homme ». Rude, intransigeante, elle est une « dame de fer qui ne revient jamais sur ses décisions », comme le note Henry Kissinger. Jamais, alors, elle ne manifeste le sentimentalisme qu’on prête volontiers aux femmes. Quand elle est nommée, quelques larmes lui échappent ; mais il n’y en aura pas d’autres en public. En 1973, surpris en pleine fête du Kippour par l’attaque des armées arabes, Israël chancelle avant de triompher. Elle ne se pardonnera jamais de ne pas l’avoir prévue : « Je ne serai plus jamais celle que j’étais avant la guerre du Kippour », dit-elle, avant de démissionner en 1974. Pourtant, à aucun moment, elle n’exhibe ses émotions. À un journaliste qui lui demande, juste après la guerre, ce qu’elle ressent personnellement, elle répond : « Ce que je ressens personnellement, c’est personnel. »
En 1969, au moment où Golda Meir prend les commandes d’Israël, Margaret Thatcher intervient au congrès du Parti conservateur britannique et cite Sophocle : « Une fois la femme égale de l’homme, elle lui devient supérieure. » Jamais, cependant, à ce moment-là, elle ne croit pouvoir devenir un jour Premier ministre, et le demeurer onze ans (1979-1990). Au mieux, pense-t-elle, une femme peut espérer accéder au poste de chancelier de l’Échiquier (Finances et Trésor). Pourtant, après avoir conquis la tête du parti tory, elle emporte les élections et s’installe au 10 Downing Street. Avant même qu’elle y pénètre, en 1976, L’Étoile rouge, organe de l’armée soviétique, la surnomme la « Dame de fer » ; la suite va lui donner raison.
L’intransigeance de Margaret Thatcher est légendaire. Il ne s’agit pas, pour elle, de montrer, par son insensibilité apparente ou la brutalité de son attitude, qu’elle peut faire aussi bien qu’un homme, mais d’affirmer qu’elle n’est pas sous l’influence des sentiments ou des ruses de séduction qu’on prête volontiers aux femmes. Étonné et presque chagriné, Zbigniew Brzezinski, secrétaire à la Défense du président Carter, dit d’elle : « En sa présence, on oublie vite qu’elle est une femme. Elle ne paraît pas appartenir à un genre très féminin. » C’est précisément ce qu’elle veut : ne pas paraître obtenir des hommes avec lesquels elle négocie la moindre faveur qui semblerait être accordée à une représentante du sexe dit faible. Pour autant, Margaret Thatcher n’est aucunement féministe et, sous son ministère, aucune loi d’ampleur en faveur des femmes n’est votée.
Pour Valéry Giscard d’Estaing, qui la regarde avec un dédain aristocratique, Margaret Thatcher sera toujours une « fille d’épicier ». C’est un fait, ses origines sont modestes, ce qui explique aussi ses soutiens populaires en 1979, notamment chez les ouvriers déçus par les travaillistes. Elle en joue, d’ailleurs, lorsqu’elle évoque le fameux bon sens populaire, déclarant au Times, en août 1980 : « S’ils écoutent leur instinct profond, les gens savent que ce que je dis et ce que je fais est bien, et si j’en suis certaine, c’est que j’ai été élevée comme cela. Je me considère comme une personne ordinaire, très normale, dotée de bonnes antennes. » Régulièrement, elle parle de sa condition de ménagère qui sait gérer le budget d’un foyer. Pour autant, disent les sondages, on l’admire mais on ne l’aime pas. En 1983, 18 % des Britanniques pensent qu’elle s’intéresse à leurs préoccupations quotidiennes, soit 6 points de moins que quatre plus tôt !
Margaret Thatcher, séductrice ? L’idée paraît saugrenue. C’est précisément ce qu’elle veut faire croire. En réalité, elle a une fine connaissance des stratégies de communication. Dès 1974, elle fait appel, pour la conseiller sur son image, au journaliste et producteur de télévision Gordon Reece. Il lui fait répéter ses discours, pour qu’ils paraissent spontanés, et suivre des leçons de maintien et d’élocution. Margaret Thatcher apprend ainsi à… « ronronner » avec Lord Laurence Olivier, l’admirable acteur, qui la soumet à une technique bien connue au théâtre pour rendre sa voix plus grave et plus harmonieuse. Reece lui enseigne aussi l’art de sourire de manière convaincante, de choisir un maquillage, une coiffure ou des vêtements, non seulement adaptés à la télévision, mais aussi à la personnalité qu’on veut affirmer. Ses tailleurs de Margaret Thatcher, gris ou colorés, uniformes ou bicolores, sont autant de messages subliminaux à destination de l’opinion sur sa compétence, sa probité, sa fermeté, son réalisme. Reece l’oblige à se plier aux exigences de la presse populaire, à accepter d’être photographiée dans des tâches ménagères ou au bras de son mari, Denis. Pour humaniser son personnage, il la dirige aussi vers des émissions de divertissement, comme « Blue Peter » et « The Jimmy Young Show », en 1975, « Desert Island Discs » ou « Jim’ll Fix it », en 1977. En 1979, elle fait appel à une grande agence de publicité, Saatchi & Saatchi, pour sa communication de campagne. « Mme Thatcher est vendue comme un paquet d’Omo ! » s’indignent ses adversaires travaillistes. Ce qui n’empêche pas sa victoire.
Au pouvoir, Margaret Thatcher sait très bien y faire pour charmer l’opinion. On la dit hautaine et glaciale ? En 1985, elle vient se raconter comme une femme ordinaire sur le plateau de « Woman to Woman ». On la dit brutale et sans humour ? En 1987, elle remet un prix à la célèbre émission comique « Yes Prime Minister » qui la brocarde régulièrement. Mais elle fait mieux encore : elle écrit un sketch avec son conseiller Bernard Ingham et le joue avec la vedette de l’émission, Nigel Hawthorne. Oui, Margaret Thatcher a le sens de l’image et de l’émotion. La presse est périodiquement invitée au 10 Downing Street pour la « surprendre » dans sa vie quotidienne : il en ressort des photographies soigneusement mises en scène où, par exemple, elle s’active dans la cuisine ou plie une pile de linge. On se moque de son sac à main qu’elle presse contre elle en permanence ? Mais il est le symbole de la ménagère qui a la tête sur les épaules, preuve que le pouvoir ne l’a pas étourdie.
Contrairement à ce qu’elle prétend, Margaret Thatcher sait utiliser son image de femme. En novembre 1986, par exemple, elle participe à l’émission de la BBC « The Englishwoman’s wardrobe » et présente à cette occasion aux téléspectateurs un assortiment de ses vêtements préférés. Aucun Premier ministre homme, même, plus tard, le prince de la communication, Tony Blair, ne s’est jamais soumis à l’exercice. Margaret Thatcher soigne son apparence. Avant même qu’elle ne devienne Premier ministre, elle envahissait le vestiaire des femmes, à la Chambre des communes, de vêtements et de chaussures, dont elle changeait, au gré des séances et du rôle qu’elle avait choisi d’y jouer. Elle passe un temps considérable à se faire maquiller et porte une attention particulière à sa peau qu’elle soigne quotidiennement. Reste une question que les magazines féminins, auxquels elle accorde périodiquement des entretiens, ne manquent de lui poser : « Madame le Premier ministre, où achetez-vous vos dessous ? » Si on la croit, ils viennent de chez Marks & Spencer, le célèbre magasin populaire. Nul journaliste d’investigation n’ayant eu l’audace ou le plaisir de vérifier, on lui laissera, sur ce point, le bénéfice du doute !
Osons une question plus incongrue encore : Margaret Thatcher serait-elle sexy ? Au début des années 1980, après l’avoir entendue lors d’une émission de radio, des journaux affirment qu’elle a une « voix sexy » (causée par un rhume, semble-t-il). Dans ses souvenirs (A Balance of Power), Jim Prior, membre du cabinet Thatcher, raconte que, le lendemain, il interpelle ainsi le Premier ministre : « Margaret, j’ai lu dans le journal que vous aviez adopté une voix sexy. » Avec le sourire, du tac au tac, l’intéressée réplique : « Qu’est-ce qui vous fait penser que je n’étais pas sexy avant ? »
Margaret Thatcher ? « La bouche de Marylin Monroe, mais les yeux de Caligula », disait Mitterrand pour qui elle restait la Dame de fer. L’homme qui aimait les femmes avait un jugement nettement moins sévère pour le Premier ministre pakistanais Benazir Bhutto. Après une entrevue avec elle, lors d’une visite officielle à Karachi, en 1990, il glissa à son entourage : « Elle joue très joliment de son voile. » Le président français, comme beaucoup de dirigeants de la planète, est sous le charme d’une jeune femme alors âgée de 37 ans. Elle plaît aux médias en Occident, à la fois parce qu’elle y a été éduquée (Harvard, Oxford) et que son beau visage, ceint dans un voile arachnéen de mousseline blanche (dupatta), négligemment jeté sur son abondante chevelure brune, évoque l’image des princesses des Mille et Une Nuits. Ils en ont vite fait une star qui, dit-on, profite de ses séjours forcés à l’étranger, pour recourir à la chirurgie esthétique.
Reste qu’elle est d’abord une dame de fer dans une société musulmane où la femme est soumise à l’homme. Si Benazir (« l’indomptable ») s’applique à séduire l’Occident, elle s’impose au Pakistan par la poigne et parce qu’elle a la prudence de ne pas bouleverser les traditions. Elle est d’abord l’héritière de Zulfikar Ali Bhutto, issu d’une riche famille de propriétaires terriens, fondateur du Parti du peuple pakistanais (PPP), Premier ministre en 1971, renversé et exécuté par les militaires, en 1979. Lui qui a préféré la mort à l’exil est une légende vénérée par le petit peuple. Il a élevé sa fille comme une princesse féodale, dans le luxe et l’apprentissage de l’autorité. Il lui a enseigné la fermeté et l’arrogance, et l’a choisie elle, plutôt que ses deux fils, pour poursuivre son combat. « Tu es de la même trempe que moi », lui dit-il à quelques heures de sa pendaison, dans la prison où elle est venue le visiter.
Lorsqu’en 1986, de retour d’exil, Benazir Bhutto atterrit à Lahore, elle est déjà un mythe vivant dont on chante les louanges avec émotion. Un million de petites gens viennent l’accueillir, répandant sur son passage des pétales de roses. Ils ne la connaissent pas, mais la regardent comme une fée, l’appellent « Sa Majesté », l’aiment simplement parce qu’elle est la fille du « roi » martyr. Au fil des mois, les mêmes scènes de passion collective se répètent. On se bouscule, on veut l’approcher, lui parler, lui confier un message. Elle se tient à distance, par crainte de l’attentat (on ne compte plus les tentatives d’assassinat qui la visent) mais aussi pour ajouter du mystère à sa légende. La faiseuse de miracles tient sa revanche, en 1988. Le général Zia, l’homme qui a fait pendre son père, meurt dans une explosion. Des élections sont organisées, qu’elle remporte triomphalement. Benazir, la « Sultane », la « Princesse » du peuple devient, à 34 ans, la première femme à diriger un pays musulman.
Pour l’Occident, c’est une révolution. Pour le Pakistan, c’est le maintien du statu quo et la suite des mauvaises habitudes. Deux fois elle est au pouvoir (1988, 1993), deux fois elle est renversée, accusée de corruption (1990, 1996). Les Occidentaux imaginent qu’elle apportera une grande réforme agraire, une égalité des femmes en terre d’islam, plus de démocratie. Ils se trompent. Rien ne change. Comme ses prédécesseurs, elle fait arrêter ses opposants, bâillonne la liberté de la presse, désigne ses proches aux postes dirigeants. Sa brutalité fait sa force : on la suit parce qu’elle gouverne d’une main de fer. On la respecte, parce qu’elle se plie aux traditions. Ainsi, en 1989, craignant que son célibat ne lui porte préjudice, elle donne des gages aux musulmans orthodoxes, en cédant au mariage arrangé. Asif Zardari n’est pas de son rang, mais il est un homme d’affaires avisé (il a aussi une solide réputation de coureur de jupons). Benazir, implacable, dirige sans partage, mais laisse son mari et son beau-père s’enrichir sur le dos de l’État. Jamais la corruption n’a atteint un tel niveau au Pakistan. En 1996, le propre frère de Benazir, Murtaza Bhutto, accuse sa sœur de corruption. Quelque temps plus tard, il est abattu lors d’une altercation avec la police. On s’interroge : à qui profite le crime ? Sur CNN, on sous-entend qu’il s’agit d’un assassinat. C’est au tour de la mère de Benazir de l’accuser de « dictature » : elle est écartée de la direction du parti. Le conte de fées se transforme en saga des Borgia. Renversée par le coup d’État militaire du général Musharraf, en 1996, elle s’exile à Dubaï puis à Londres, après avoir purgé sept ans de prison. En 2007, sous la pression internationale, Musharraf consent à des élections et amnistie Benazir Bhutto, qui revient à Karachi, en octobre, portant ostensiblement sous le bras un exemplaire du Coran. À 54 ans, l’héroïne est de retour, avec l’ambition de reprendre le pouvoir et d’éradiquer la menace islamiste. La foule, innombrable, enthousiaste, agglutinée à ses pieds, laisse à la fille d’Ali l’espoir certain de la victoire. Mais, en décembre, elle meurt dans un attentat, dont on ne sait pas très bien s’il est perpétré par al-Qaida (qui veut éliminer l’impie vendue au Grand Satan) ou par les militaires (qui craignent sa menace). Le mari de Benazir reprend alors le flambeau. Troublant héritier d’Ali et de Benazir, Asif Ali Zardari devient président du Pakistan en 2008.
Adulée ou honnie, Benazir Bhutto a gouverné son pays… comme un homme ! L’Occident a vu en elle une héroïne du cinéma orientalisant, une sultane hollywoodienne, mais aussi une femme indépendante qui, dans les magazines américains, ne manquait pas de dire tout le mal qu’elle pensait du machisme. Mais, au Pakistan, ce n’est pas tant de son charme qu’elle usa pour assouvir son besoin de pouvoir, que de sa légende et d’une fermeté si périlleuse pour ses ennemis qu’ils lui firent payer de la vie.
Jeanne d’Arc ressuscitée
Vingt-trois ans avant Benazir Bhutto, en 1984, dans la même région, une autre dirigeante au fort charisme avait été assassinée : Indira Gandhi, fille de Nehru, Premier ministre de l’Inde, abattue par un garde sikh de son escorte. Quand on lui demandait quel était, dans l’histoire, le personnage féminin qu’elle admirait le plus, invariablement, elle répondait « Jeanne d’Arc ». Elle écrit ainsi dans ses souvenirs (Ma vérité, 1982) : « Jeanne d’Arc exerça sur moi une grande fascination, d’abord parce qu’elle s’était battue contre les Anglais, et aussi parce que, en tant que fille, je me sentais plus proche d’elle que des autres combattants de la liberté. » Héroïne nationale, libératrice du peuple, s’engageant jusqu’au sacrifice de soi, femme occupant une fonction d’ordinaire masculine, en parlant de Jeanne d’Arc, Indira Gandhi compose subrepticement un autoportrait.
« Souvenons-nous toujours, Français, écrivait Michelet en 1841, que la patrie chez nous est née du cœur d’une femme, de sa tendresse et de ses larmes, du sang qu’elle a donné pour nous. » Plus de huit cents biographies de Jeanne d’Arc ont été publiées depuis la Révolution française, près d’une cinquantaine de films ont été tournés sur son histoire, sans compter les pièces de théâtre, les bandes dessinées, les œuvres artistiques ou les images populaires. Sœur du peuple révoltée, abandonnée par le souverain qu’elle voulait sauver, livrée au bûcher d’une Église soumise aux Anglais, pour les uns ; humble paysanne guidée par sa foi en Dieu et sainte canonisée (1920), pour les autres ; Jeanne d’Arc fut l’objet d’âpres batailles entre une gauche laïque et une droite cléricale. L’image qu’a fini par imposer la République est cependant d’abord celle de la combattante, incarnation de la Nation souveraine, sacrifiant sa vie pour le relèvement de la France. Au fil du temps, la gauche, portée vers d’autres icônes plus internationalistes (Jaurès ou Lénine), a abandonné Jeanne à la droite extrême. Or, ces dernières années, marquées par les interrogations de la société française sur sa propre identité, Jeanne revient en force dans le discours politique des femmes qui, à gauche comme à droite, non seulement s’approprient les caractères supposés de la Pucelle mais s’identifient à elle. Jeanne est une femme qui s’est imposée par sa force et son courage à la société des hommes, Jeanne s’est sacrifiée pour protéger le peuple, Jeanne a sauvé la France… En réactivant le mythe d’un personnage universellement connu, les femmes politiques trouvent en Jeanne d’Arc le modèle propre à faire vibrer les plus nobles émotions et à séduire l’électorat par ses vertus.
Le 12 mars 2007, Ségolène Royal, en campagne électorale, est sur le plateau de « 5 ans avec… », sur M6. Quand Estelle Denis lui demande « Est-ce que vous avez un héros ou une héroïne ? », la candidate socialiste répond : « Écoutez, sans complexe, je vais vous dire Jeanne d’Arc. Celle qui a eu l’audace d’endosser un habit d’homme… une petite bergère qui a endossé un habit d’homme pour pouvoir sauver la France – c’est extraordinaire ! –, et qui n’a pas eu vingt ans, hélas. » Ce n’est pas la première fois qu’elle prononce le nom de la Pucelle. Quatre jours plus tôt, en meeting à Dijon, où elle célébrait la Journée de la femme, elle inscrivait son parcours dans le « très long combat des femmes et des figures de celles qui, de tout temps, ont refusé de courber l’échine » et, avant de convoquer la communarde Louise Michel, la mulâtresse Solitude, Olympe de Gouges, elle citait « Jeanne d’Arc, fille du peuple et fille rebelle, à qui l’on a reproché d’avoir pris les armes et revêtu un habit d’homme ». Mieux encore ? Le 17 septembre 2007, Libération publie les bonnes feuilles du livre de Lionel Jospin, L’Impasse, où il dit tout le mal qu’il pense de Ségolène Royal, mettant en cause ses « qualités humaines » comme ses « capacités politiques ». Ce livre venant après d’autres très critiques à son égard, l’ex-candidate socialiste à l’élection présidentielle ironise : « J’ai l’impression, en lisant tous ces ouvrages que, si j’étais Jeanne d’Arc, j’aurais été brûlée vive. Heureusement que nous sommes pas à cette époque. » Ségolène Royal n’admire plus Jeanne d’Arc ; elle est Jeanne d’Arc.
Écrasée par la personnalité de son père, Marine Le Pen a longtemps cherché son style, hésitant sur l’usage qu’elle pourrait faire de sa féminité. Il suffit d’observer ses affiches électorales pour s’en convaincre. À la petite fille sage, fière de son papa, a d’abord succédé la Marine glamour des élections régionales de 2004 : pose de star, longs cheveux blonds étincelants mollement posés sur une épaule, regard félin, lèvres entrouvertes. Puis, tandis qu’elle s’affirmait au Front national, est venue l’heure de la rock-star. En 2010, toujours pour les régionales, elle apparaît sur scène, devant une foule en délire. Coupe raccourcie, sourire éclatant, elle est vêtue d’une longue veste imprimée, au style décontracté, d’un jean bleu, d’une fine écharpe rouge « baba cool ». Elle lève le bras, en signe d’au revoir, sans regarder le public, comme à la fin d’un concert, lorsque le chanteur s’apprête à rejoindre les coulisses. Enfin, le 13 juillet 2010, elle donne une interview filmée à National Presse Info, « agence de presse » liée au Front national. Lorsqu’on lui demande : « Quelle est la femme politique, contemporaine ou pas, que vous admirez le plus ? », elle répond, sans hésiter : « Jeanne d’Arc ! C’était une femme politique qui a influé le cours de l’histoire et qui a démontré en même temps son éthique, son courage, avec la force et la puissance de sa jeunesse. Elle était chef de guerre à 19 ans : vous vous rendez compte ! » Comme en écho, le 13 octobre suivant, devant les militants frontistes réunis à Versailles, Michel Stirbois, l’un des leaders du FN, se rallie publiquement à la candidature de Marine Le Pen pour succéder à son père, à la tête du parti : « Tu seras notre Jeanne d’Arc ! » dit-il en s’adressant à elle. Jean-Marie Le Pen admirait Jeanne d’Arc ; sa fille est Jeanne d’Arc, prête à relever la nation, à bouter l’Islam hors du pays, à annoncer, qu’avec elle, « la France est de retour ».
Le 1er mai 2011, Marine Le Pen, devenue présidente du Front national, prononce pour la première fois le discours qui, à Paris, clôt le défilé frontiste devant la statue de Jeanne d’Arc. Pour elle, la célébration de la Pucelle est d’abord « une fête nationale républicaine », là où son père voyait une « manifestation de la foi dans la patrie ». Usant des mots qui brûlaient les lèvres de Jean-Marie Le Pen, elle parle de « démocratie » et occulte ceux de « nation » ou de « patrie ». À 78 reprises, elle avance le mot « liberté ». Sa stratégie de rupture ne s’arrête pas là. Elle cite Condorcet, Robespierre, Victor Schoelcher, l’homme qui permit d’abolir l’esclavage, et même le général de Gaulle. Elle va jusqu’à affirmer : « Qu’on soit homme ou femme, hétérosexuel ou homosexuel, chrétien, juif, musulman, on est d’abord français ! » Quitte à heurter la vieille garde frontiste, elle tente de s’approprier l’imaginaire familier de la République et de séduire ainsi un électorat encore épouvanté par les brutalités et les propos extrémistes de son père. Marine Le Pen a le sens de l’image et s’adresse bien au-delà des militants du FN, au point, dans son discours, d’envoyer « un salut amical à tous les téléspectateurs ». Elle n’ignore rien des règles de la communication et soigne ses relations avec les journalistes. En quelques mois, elle parvient à obtenir des médias ce qu’ils avaient toujours contesté à son père : la voici traitée comme les autres grands leaders politiques ! La famille Le Pen tient sa revanche. La banalisation est telle que les commentateurs tombent dans certains pièges tendus. En mars 2011, alors que les sondages placent Marine Le Pen au second tour de la prochaine élection présidentielle, ils reprennent à leur compte une expression qui est, en fait, un slogan du FN : « la vague bleu Marine ». Appeler un leader politique par son prénom, c’est une façon d’exprimer le lien affectif qu’on noue avec lui. Les militants le crient dans les meetings : « Nicolas, président ! », « Ségolène, présidente ! ». Sans qu’ils en aient toujours conscience, des journalistes évoquent « Marine », marque de singularité et de familiarité recherchée par l’intéressée. L’habile opération de séduction pour toucher l’opinion porte ses fruits.
Marine Le Pen a adapté son image à sa stratégie de femme du peuple et de leader d’un Front national rajeuni. Après avoir perdu une dizaine de kilos, elle a revu sa garde-robe et changé sa coupe de cheveux. Bannissant la haute couture, les bijoux, le maquillage trop prononcé ou les souliers à talons qui l’identifieraient aux élites qu’elle affirme combattre, elle adopte les vestes cintrées, les jeans bruts, les couleurs sobres, abandonne le blond doré pour un blond plus froid. Bref, une élégance toute en mesure, signe de la modernité d’une femme à laquelle peuvent s’identifier les plus jeunes sans effrayer les plus vieux. Marine Le Pen ne nie pas sa féminité : elle l’utilise comme un levier pour se rapprocher des gens ordinaires. Elle ne manque pas de rappeler qu’elle est une mère parmi bien d’autres et, sur les marchés, sourire aux lèvres, n’hésite pas à faire la bise aux commerçants.
Parlant de Marine Le Pen, l’ancien ministre des Affaires étrangères Roland Dumas, connu pour ses conquêtes féminines, déclare le 12 avril 2011, au micro de France-Inter : « Elle a un certain charme. » Rares, cependant, sont les témoignages sur l’attirance physique éprouvée à l’égard du nouveau leader frontiste.
Il en est bien différemment de Ségolène Royal, que les médias ont souvent considérée au prisme des canons de beauté féminins. Elle sait d’ailleurs en user, quand elle se fait photographier par Helmut Newton, passe chez le dentiste pour corriger les imperfections de son sourire, cultive l’élégance de ses tenues. En juin 2006, le magazine FHM publiait un sondage indiquant que, dans le classement des « 100 filles les plus sexy du monde », elle arrivait en 6e position, derrière Adriana Karembeu (1e) ou Angelina Jolie (4e), mais nettement devant Laetitia Casta (47e), Sophie Marceau (66e) ou Monica Bellucci (91e). La plastique de la leader socialiste peut expliquer en partie l’attrait général pour Ségolène Royal, mais pas l’enthousiasme quasi fanatique des troupes fidèles de Désirs d’avenir, amplement composées de femmes. Dans ses meetings, en 2007, on voyait ainsi fleurir des pancartes où s’exprimaient de véritables déclarations d’amour, comme « Demain ne se fera pas sans toi ». L’adoration ne s’est pas totalement éteinte après le revers électoral de la présidentielle. En mars 2009, sur le site de Désirs d’avenir, on pouvait lire le long texte d’un supporter qui énonçait toutes les raisons d’assimiler Ségolène Royal à Jeanne d’Arc. Il écrivait notamment : « Comme Jeanne d’Arc, elle n’a pas d’allié puissant pour se lancer dans la bataille. Elle ne peut compter que sur le peuple de France […]. Aucune autre personnalité politique, de droite ou de gauche, ne suscite autant d’espérance en un avenir meilleur. Cette ferveur populaire est qualifiée de christique tellement elle semble irrationnelle à ceux qui n’en ont jamais suscité. » La solitude de Ségolène l’identifie davantage encore à Jeanne ; sa foi, comme celle de Jeanne, triomphera de tous les obstacles : on reconnaîtra, un jour, qu’elle avait raison, et elle sera sanctifiée par le suffrage universel ! La Jeanne de Ségolène va bien au-delà de l’héroïne laïque : elle est guidée par une force spirituelle que rien ne peut arrêter.
Ségolène Royal séduit par sa foi. Nul autre responsable politique français n’utilise davantage qu’elle le verbe « croire » : « je crois vrai », « je crois bon », « je crois juste »… Lorsqu’en septembre 2009, elle s’attaque à la taxe carbone, elle affirme qu’elle parle pour « protéger les Français ». Ses mots sont ceux du don de soi, au nom d’une mission qu’elle s’est elle-même arrogée : « je fais de la politique au service des autres » ; « ce qui me préoccupe, ce n’est pas mon sort personnel » ; « je dis une vérité qui dérange ». Cette mission, elle seule peut l’accomplir : « Je ne laisserai pas faire cela. » « Si je viens ici, déclare-t-elle sur RTL, le 11 octobre 2009, c’est pour délivrer un message d’espoir. » Elle s’adresse à « ceux qui sont meurtris par la désespérance ». Elle « ouvre les bras ». Elle « tend la main ». Elle exhorte à « marcher ensemble ». L’apôtre de la fraternité invite ses partisans « à devenir frère et sœur avec tous ceux qui ne sont ni nos frères ni nos sœurs » (Fête de la fraternité, 19 septembre 2009). Telle la mater dolorosa, elle partage les souffrances des humbles : « Les gens n’en peuvent plus ; on n’en peut plus. » Et quand elle évoque l’« affaire » Frédéric Mitterrand, elle explique qu’elle n’a pas à s’ériger en juge, « ni à apporter une absolution » (RTL, 11 octobre 2009). Lapsus ou clin d’œil ? Comme Jeanne, Ségolène demande d’abord qu’on croie en elle. Elle séduit en évangélisant, entraînant ses fidèles dans son combat obstiné.
La femme fatale et la bimbo
Égérie, en 2004, de la révolution orange, Ioulia Timochenko était déjà, pour ses supporters, la « Jeanne d’Arc ukrainienne ». Elle charme alors les médias occidentaux par l’exceptionnelle beauté de son visage surmonté par des cheveux blonds qu’elle tresse en forme de couronne. En quelques jours, elle devient une star mondiale.
Ingénieur économique, présidente de la compagnie Systèmes énergétiques unifiés d’Ukraine (UESU), surnommée la « princesse du gaz », Ioulia Timochenko devient députée en 1997 (elle a 37 ans) et, deux ans plus tard, Premier ministre adjoint chargé des combustibles et de l’énergie dans le gouvernement de Viktor Iouchtchenko. Congédiée début 2001 sur l’ordre du président Leonid Koutchma, puis arrêtée pour corruption, elle est libérée au bout de quelques semaines sur la pression de ses partisans qui manifestent dans la rue. La révolution de 2005 arrive opportunément pour lui éviter de nouvelles poursuites et faire oublier les affaires de pots-de-vin qui entachent sa réputation. Mieux, elle devient Premier ministre. Commence alors un parcours chaotique. Écartée du gouvernement dès décembre 2005, elle le dirige de nouveau en 2007, doit l’abandonner en 2009, échoue à la présidentielle de 2010. Pendant ce temps, s’accumulent contre elle les dossiers embarrassants qui, interrogeant la manière dont elle a fait fortune, concluent à sa flagrante malhonnêteté. Poursuivie par la haine de son adversaire, Viktor Iouchtchenko, qui l’a battue à la présidentielle, traînée devant les tribunaux, elle est condamnée en octobre 2011 à sept ans de prison. La pression de ses partisans hurlant, dans la rue, au procès politique n’aura pas suffi.
En octobre 2009, le site Internet américain hottestheadsofstate.com la désigne comme la dirigeante politique « la plus sexy » sur la planète. Une de plus… C’est vrai qu’elle prend bien la lumière. C’est vrai aussi qu’elle en use avec science. Elle connaît ses atouts physiques qui, à toutes les étapes de sa vie, lui permettent de modeler son apparence pour attirer la presse et camper un personnage à sa convenance. « Si j’avais été laide, personne ne m’aurait suivie », avoue-t-elle. Au temps où elle dirige sa compagnie énergétique (et fait fortune en vendant du gaz aux Russes), brune aux cheveux mi-longs, elle s’habille en executive woman sexy, tailleurs, jupes courtes, hauts talons. Son look évolue lorsqu’elle s’installe en politique. À mesure qu’elle gagne en responsabilités, ses tenues se rallongent et ses signes extérieurs de richesse (bijoux, notamment) se font plus discrets. Ils ont totalement disparu lorsqu’elle sort de son séjour en prison. La voici transformée. Elle devient une révolutionnaire, fille du peuple. D’abord, elle se laisse pousser les cheveux, les teint en châtain, les libère sur sa nuque. Ensuite, elle arbore des vêtements plus stricts et couvre souvent ses jambes d’un pantalon. À l’approche des élections de 2002, alors qu’elle vient de fonder une coalition politique contre le président Koutchma, son apparence s’infléchit encore. Désormais blonde, elle commence à tresser ses cheveux, dans la tradition ukrainienne : d’abord une natte, typique des paysannes d’autrefois, puis une couronne aux allures d’auréole. À l’approche de la révolution orange, la panoplie de l’icône se complète d’autres signes de pureté, des ensembles clairs, blancs ou beiges, rehaussés par un simple collier de perles sur un pull à col roulé. Souvent, une veste en cuir, très « révolution bolchevique », vient rompre une apparence trop virginale. Ioulia Timochenko a composé le personnage qui plaît aux médias : sainte et combattante, comme Jeanne d’Arc. Au plus fort du mouvement de décembre 2004, on la voit en pull-over noir et orange, marqué du mot « Révolution » qui, selon elle, lui aurait été offert par des fabricants de la ville de Brovary. Aussitôt, les Ukrainiens l’imitent et se procurent pour 160 hrivnas (21 euros) le vêtement symbolique.
La page de la révolution tournée, Ioulia Timochenko conserve sa célèbre tresse, mais varie ses tenues. Une gravure de mode. Quand, en 2005, elle apparaît en jean rose et polo noir, les médias occidentaux sont en transe. La voici dans des ensembles plus légers et moins stricts que naguère, combinant satin, laine et dentelles. Les talons de ses chaussures atteignent maintenant les 12 centimètres. Sa blouse bleu vif a un tel succès que toutes les Ukrainiennes veulent porter la même. En 2007, quand elle se présente devant les parlementaires pour obtenir leur soutien au poste de Premier ministre, elle est habillée d’une robe grise à manches bouffantes sur un chemisier noir en résille. « Aucun député ne pouvait s’opposer à une dame parée de tels atours », commente le journal russe Novosti, le plus sérieusement du monde. La presse ukrainienne fait alors les comptes : dans les six premiers mois de 2009, Ioulia Timochenko est apparue en public avec deux cents tenues différentes, toujours griffées. Elle est une star de la presse féminine ukrainienne qui apprend à ses lectrices les secrets de la belle Ioulia pour conserver un corps de rêve : elle court jusqu’à dix kilomètres par jour. C’est tactiquement bien joué : pendant qu’on débat dans la presse de ses tenues et de sa coiffure, on évoque moins ses affaires de corruption. L’image glamour voire sexy adoucit le discours de ses détracteurs sur son ambition dévorante.
En 2010, lorsqu’elle se présente à l’élection présidentielle, Ioulia Timochenko mise sur son pouvoir de séduction et l’imaginaire de pureté, voire de sainteté qu’elle s’est évertuée à bâtir autour d’elle. Une preuve ? Ses affiches électorales. Elle y apparaît tout de blanc vêtue, virginale, une natte sur l’épaule, penchée sur la jeune tigresse qu’on lui a récemment offert (baptisée TigrIoulia). Visage à la peau lisse, regardant le passant dans les yeux, le sourire charmeur, elle sera à l’image du félin, bondissant contre l’ennemi pour protéger les faibles. La sainte sent le soufre car, derrière elle, se profile Ioulia la tigresse ! Avec ce message pour le moins ambivalent, la Vénus ukrainienne de la politique érotise son image, comme jamais.
À côté de Ioulia Timochenko, femme fatale sophistiquée, Sarah Palin semble ne présenter aucun mystère. Lorsqu’en août 2008 John McCain la choisit comme colistière pour l’élection présidentielle, c’est, chez ses adversaires, après l’effet de surprise, un immense éclat de rire suivi des plus vulgaires plaisanteries sexistes. Comment la ravissante idiote, qui a défilé en maillot de bain au concours de Miss Wasilla (Alaska) pourrait-elle devenir vice-présidente des États-Unis ? Poupées gonflables à son effigie, photos truquées sur Internet, vidéos pornographiques avec des sosies de Sarah Palin, préservatifs à son nom, tout est bon pour dégrader l’image d’une femme politique ravalée au rang de bimbo. C’est oublier que l’ancienne journaliste (certes sur une chaîne d’Anchorage et à la rubrique des sports !) a gravi les échelons d’une carrière politique qui l’a conduite, en 2006, à 42 ans, au siège de gouverneur d’Alaska, l’État qui détient les deuxièmes réserves pétrolières des États-Unis. Elle est alors la première femme et la plus jeune élue à ce poste. Bien sûr, les intellectuels de la côte Ouest, qui soutiennent Obama, considèrent les habitants d’Alaska comme les derniers des ploucs, mais la candidate républicaine n’oublie jamais de rappeler, lors de ses meetings, qu’elle est soutenue par les ouvriers, qu’elle même appartient au syndicat des métallos (US Steelworkers) et que son mari, Todd, est technicien de BP sur les forages glaciaires d’Alaska. En temps de crise et de délocalisation industrielle, le message n’est pas stupide.
Sarah Palin est plus habile qu’il n’y paraît au premier coup d’œil. Au début de l’été 2010, les tabloïds américains font courir la rumeur : recourant à la chirurgie esthétique, elle se serait fait poser des implants mammaires. Les journaux publient alors des photos de Palin qui, sous son tee-shirt, laisse deviner une poitrine plus opulente que naguère. Avec un gros rire gras, la presse parle déjà de « boob-gate » (scandale du nichon). Aussitôt, elle convoque les caméras et déclare : « Non, je n’ai pas d’implants. » Et elle ajoute : « Être jugée sur mon apparence, mon tour de poitrine, ça me fait perdre du temps. Je me demande quels vêtements je dois porter pour éviter qu’on s’intéresse à mon anatomie ! »
Indéniablement, elle joue sur son sex-appeal. Tantôt, elle s’habille en vêtements moulants et échancrés qui mettent en valeur ses formes généreuses. Tantôt, elle porte des tenues élégantes, tailleur sombre ou coloré de business woman, agrémenté d’un collier de perles « bon chic bon genre » sur sa gorge nue, notamment dans les grandes réunions où elle doit prononcer un discours. Elle prend un soin particulier de son corps et fait savoir qu’elle est une sportive accomplie (ancienne capitaine des Wasilla Warriors, équipe féminine de basket-ball), qu’elle pratique régulièrement le jogging et parfois même le marathon. Cette image plaît à la clientèle électorale visée, celle des hommes de l’Amérique profonde qu’elle fait rêver, celle des femmes ordinaires qui envient sa silhouette et pour qui elle est un modèle. Mais même le très branché Vanity Fair finit par succomber à son charme. En février 2010, le célèbre journaliste Todd Purdum n’hésite pas à écrire, à propos de Sarah Palin : « Elle est de loin la plus jolie femme jamais montée si haut dans la politique nationale. » Après quoi il ne peut s’empêcher d’ajouter qu’elle est aussi « la première femelle incontestablement fertile à oser danser avec les molosses ». L’ex-gouverneure d’Alaska (elle a démissionné en juillet 2009) réveille le mâle chez Vanity Fair comme elle flatte la virilité du cow-boy texan.
Oui, Sarah Palin joue sur sa plastique qui n’est pas étrangère à l’intérêt des médias et à sa récente carrière dans les affaires. Aujourd’hui, une conférence de la star en coûte 100 000 dollars à la puissance invitante. Idole des ultra-conservateurs et du Tea Party, elle est devenue, en janvier 2010, l’une des vedettes de Fox News, se lançant même, pour la chaîne TLC (réseau Discovery), dans une téléréalité en huit épisodes sur l’Alaska dont elle est, avec sa famille, le sujet principal.
Ce qui, après les avoir étonnés, époustoufle les médias, même les moins favorables à son ascension, c’est la popularité qu’elle a acquise. Son livre, Going Rogue. An American Life (« Je me rebelle »), paru en novembre 2009, se vend à près de 2,5 millions d’exemplaires. Sur Facebook, elle compte 1,3 million d’amis en janvier 2010, plus de 3,2 millions en novembre 2011 ! Palin attire une masse impressionnante d’Américains et d’Américaines par un discours d’une simplicité déconcertante où tout est noir ou blanc, ami ou ennemi, vrai ou faux, où tout doit être conforme à la volonté de Dieu (régulièrement convoqué lorsqu’une question l’embarrasse), où s’enrichir n’est pas un péché, où le port d’armes est un droit sacré du genre humain. Pour eux, elle n’est pas une bimbo, mais une femme belle, enthousiasmante, qui parle comme eux, qui pense comme eux, qui les comprend parce qu’elle est des leurs. Elle est une mère courageuse de cinq enfants (dont un est trisomique), une épouse qui aime son mari (d’où la violence de la réaction de Palin lorsque début 2010, la presse évoqua son divorce), une femme forte, attachée aux valeurs traditionnelles, et qui, par sa carrière, incarne le rêve américain. Du coup, en jouant sur tous les tableaux, elle plaît aux mères de familles, aux femmes en quête d’esthétique, aux hommes prudes comme à ceux qui la glisseraient bien dans leur lit, aux bigots de tout poil. Ce qui, au total, fait beaucoup de monde. Les révélations du journaliste Joe McGinnis qui, dans The Rogue : Search for the Real Sarah Palin, l’accuse notamment d’avoir consommé de la drogue avec son mari, ont sans doute pesé dans la décision de l’ex-reine de beauté, devenue bête médiatique, de ne pas défier Barack Obama en 2012, comme elle l’a annoncé en octobre 2011. Mais pour beaucoup d’Américains, tout cela n’est qu’un tissu de ragots : Sarah Palin reste une icône. Un jour, ils en sont sûrs, elle s’installera à la Maison-Blanche.
Dames de cœur, dames de fer, saintes combattantes ou sex-symbols, les femmes en politique sont toujours soupçonnées du péché de séduction, toujours renvoyées à leur corps et à leur apparence. Si la femme porte une tenue trop ostensiblement identifiée à la séduction, elle se décrédibilise, passant vite pour une politique superficielle, sans idées, voire pour une parfaite gourde. Si, au contraire, elle s’habille sans recherche particulière d’harmonie, se maquille peu, ne se préoccupe guère de sa silhouette un peu ronde, elle sera la risée des caricaturistes et on s’interrogera même sur les causes de son manque de féminité : n’est-elle pas un peu fruste, un peu brutale ? Peut-on vraiment lui faire confiance ? Certes, aujourd’hui, les magazines spécialisés portent leur attention sur l’élégance des hommes politiques. Mais observez les articles de presse : quel journaliste, assistant à un meeting politique, s’occupe de la coupe du costume, la couleur de la cravate ou le pli du cheveu de l’orateur ? En revanche, si c’est une oratrice, le même journaliste se laissera peut-être aller à observer la longueur de sa jupe, la taille de ses talons ou la nuance de son rouge à lèvres, puis à livrer au public ébahi les résultats de sa scrupuleuse investigation. Je vous entends déjà vous récrier : « Mais vous parlez d’un journaliste qui est un homme ! » Pas du tout. Ce que j’affirme vaut quel que soit le sexe du rédacteur !