Avant-propos

Le général de Gaulle, un Dom Juan ? Oui, répond sans hésiter l’écrivain Romain Gary, le fondateur de la Ve République est un grand séducteur… politique ! Il le dit à la télévision, le 9 novembre 1975, à l’occasion du cinquième anniversaire de sa mort : « Il m’a toujours paru que le général de Gaulle était beaucoup moins la statue du Commandeur que Dom Juan dans ses rapports avec l’auditoire, avec le public et avec les foules. Il avait l’art de séduire et en avait besoin. Il suffisait de le voir en présence des grandes foules, de voir les efforts qu’il déployait pour plaire à l’assistance. Quelquefois, il allait loin et, dans une circonstance célèbre, il est allé trop loin… » Le sourire entendu de Gary, lorsqu’il parle de « circonstance célèbre », rappelle aux téléspectateurs la formule qui, huit ans plus tôt, avait provoqué une brouille diplomatique entre la France et le Canada. Le 24 juillet 1967, en effet, depuis le balcon de l’hôtel de ville de Montréal, le Général, exalté par l’enthousiasme débordant de la foule, lança les mots qu’elle attendait : « Vive le Québec libre ! »

Les propos du prix Goncourt eussent sans doute fait bondir de Gaulle s’il les avait entendus, lui pour qui l’autorité ne pouvait s’exercer qu’avec hauteur, distance et mystère. Romain Gary, compagnon de la Libération, gaulliste fidèle, ne cherche pas à le brocarder, bien au contraire. Il applique à la politique son expérience patentée de séducteur. Son charme a tant de fois opéré ! L’auteur de Clair de femme retrouve dans l’attitude des leaders politiques, et singulièrement du premier d’entre eux, les tactiques qu’il employa lui-même pour conquérir les cœurs, anonymes ou célèbres (Romy Schneider, Jean Seberg).

Comme Dom Juan, l’homme politique joue sur l’attractivité du personnage qu’il s’est construit. De Gaulle lui-même, dans Le Fil de lépée (1932), compare tous les grands meneurs d’hommes, tels César ou Napoléon, à des acteurs qui, face au public, doivent apprendre à forger leur personnage : « Au chef, comme à l’artiste, il faut le don façonné par le métier », écrit-il. Qui nierait que le Général est un grand acteur ? Il suffit d’assister à l’une de ses conférences de presse pour s’en convaincre. L’humour fait partie des armes du séducteur, et de Gaulle, face aux journalistes, le pratique en virtuose. En novembre 1967, par exemple, alors que le chef de l’État vient de fermer la porte de la CEE à la Grande-Bretagne, l’un d’entre eux l’interpelle à propos d’une phrase qu’il aurait prononcée : « L’Angleterre, je la veux nue. » L’œil gourmand, le Général commence : « Remarquez que la nudité pour une belle créature, c’est assez naturel et pour ceux qui l’entourent, c’est assez satisfaisant… » L’auditoire s’esclaffe. Puis il ajoute, dans un second clin d’œil : « Je n’ai jamais dit cela à son sujet. Ça fait partie de ces propos qu’on colporte sur mon compte. Il paraît même qu’on en fait des livres… » Nouvelle salve de rires. Dans quelques instants, lorsqu’il prendra congé, la salle l’applaudira. De Gaulle, faisant voler en éclats toutes les résistances, a guidé les journalistes, même les moins gaullistes, même les plus hostiles, là où il voulait les amener. Il les a séduits.

Au pays des idées reçues, on rencontre notamment celle-ci : jadis ou naguère, les hommes politiques ne cherchaient pas à séduire. Jugement illusoire ! Même si, de nos jours, la séduction est une donnée manifeste du jeu partisan, elle n’est en rien une nouveauté. Seuls l’oubli du passé ou la nostalgie d’un âge d’or de la chose publique gomment des mémoires une réalité historique : la séduction est si inhérente à la politique qu’on peut en suivre les manifestations, les effets et les métamorphoses depuis l’Antiquité. Je dis bien « séduction », tant le processus de conquête de l’opinion et le jeu des apparences déployées par leurs acteurs rappellent les mécanismes les plus sensibles de la séduction amoureuse.

Mais, au fait, qu’est-ce que séduire ? Seducere, en latin, c’est « tirer à l’écart », « mener à part », « conduire ailleurs », détourner quelqu’un de son chemin, l’extirper de son lieu d’existence et, dans le sens le plus fort de l’action, « amener à soi », sans ou contre la volonté de l’intéressé(e). La séduction porte en elle le caractère d’une irrésistible attraction et d’un rapport de domination redoutable pour celle ou celui qui est séduit(e). Fascinée, subjuguée par l’autre, la personne séduite est aussi conquise, assujettie, soumise. Elle renonce à son imaginaire pour se fondre dans celui du séducteur, maître de l’univers symbolique. Pour « amener à lui », le charmeur doit attirer et, pour y parvenir, déployer une stratégie nourrie par les apparences : il met en valeur son physique, il éblouit par ses paroles, il use avec habileté de ses sens, de sa voix, de son regard, de son geste. La séduction porte en elle le mensonge, la ruse, la manœuvre. Le Dictionnaire de lAcadémie française l’affirme en 1694 : séduire, c’est « tromper, abuser, faire tomber dans l’erreur » mais aussi « corrompre ». Ainsi le juge l’Église qui voit dans la séduction, depuis qu’Ève fut charmée par le serpent, la magie ensorcelante induisant au mal et amenant au péché les jeunes filles trop crédules. Le tribunal des hommes condamnera avec la plus extrême sévérité la vilenie du séducteur.

La séduction, en politique, a confusément conservé la marque du démon. Vous ne trouverez guère de leaders avouant publiquement leur volonté de charmer l’opinion. Alors que, dès la fin du XVIIIe siècle, le mot, si effrayant, bascule dans l’imaginaire de la volupté et signifie de plus en plus volontiers « plaire », et tandis que, depuis le XXe siècle, on admet de plus en plus couramment la réciprocité des sentiments et la concomitance de leur manifestation (« nous nous sommes plu dans un même coup de foudre »), en politique, il sent l’intrigue, le mensonge, la manipulation. La chose n’est pas nouvelle. Elle date du temps où le terme même entra dans le vocabulaire politique, d’abord approprié par les philosophes des Lumières, ensuite par les orateurs de la Révolution française. Dès 1789, on stigmatise par le mot « séduction » les manœuvres des « fauteurs de despotisme ». Rien n’est pire que de « porter la séduction dans l’esprit du peuple », rien n’est plus vertueux que de « résister à la séduction de la tyrannie ». Dans le camp opposé, Louis XVIII voit, dans la France trompée par Bonaparte puis Napoléon, l’action séductrice de l’Usurpateur. Cherchant à rallier les soldats de la Grande Armée, il écrit ainsi, dans le Manifeste de Gand, le 24 avril 1815 : « Il en est un grand nombre que l’inexpérience a livrés à la séduction. »

Au fond, la séduction, c’est toujours l’arme de l’autre qui cherche à abuser de la naïveté de ses auditeurs. Elle s’oppose à la bonne façon de faire de la politique : dire ce qui est, parler à la raison, faire partager ses convictions, démontrer, argumenter, pour convaincre. Comme l’écrit Jean Baudrillard, dans De la séduction, en 1979, « la séduction est ce qui ôte au discours son sens et le détourne de la vérité ». En politique, comme ailleurs, elle est un « leurre ».

Séduire et convaincre seraient donc intrinsèquement contradictoires, comme si Jaurès, Churchill ou de Gaulle, donnés en modèles des grands hommes, n’avaient jamais usé des émotions, jamais cherché à plaire, jamais joué sur le registre affectif pour conduire leurs compatriotes à penser comme eux. Convaincre grandirait la politique, tandis que séduire l’avilirait. Mais peut-on prétendre sérieusement que Jaurès, à la tribune, ne recherchait pas l’effet théâtral pour enflammer les imaginations et que le V de la victoire, utilisé par Churchill bien après la fin de la guerre, n’était pas un geste calculé pour raviver l’affection émoussée des Britanniques ? Pourquoi Abraham Lincoln, le grand et austère Lincoln, la figure vénérée de la démocratie américaine, l’homme des convictions vertueuses, exigeait-il de ses portraitistes qu’ils lui raccourcissent le cou sur leurs toiles, sinon pour montrer aux Américains un physique à son avantage ? La coquetterie de Lincoln atteste sa volonté de plaire. « Quand on veut passionner les foules, il faut d’abord parler à leurs yeux », disait-il.

Tout homme politique qui veut convaincre doit jouer sur les apparences, autrement dit séduire pour attirer à lui une opinion par nature versatile, la fidéliser, éviter qu’elle n’aille butiner ailleurs. Pour y parvenir, il doit mettre à profit toutes les ressources sensibles de son corps. Son « art de convaincre », propre de la rhétorique, selon Aristote, n’est vraiment efficace qu’à condition qu’il se donne à voir, jouant sur des mises en scène où se mêlent apparences et artifices. Comme le paon faisant la roue pour appâter la femelle, l’homme politique met en avant ses qualités physiques, l’harmonie de son visage, l’élégance de sa silhouette, la vitalité de son allure. Il manie le verbe pour provoquer chez son auditeur les vibrations émotionnelles qui le désarmeront et le conduiront à lui. Mais les « sortilèges des mots de miel », comme les nomme Eschyle dans Prométhée, ne portent que s’ils s’accompagnent de toute une panoplie d’expressions non verbales, sourire, gestes, mimiques, ondulations de la voix, puissance et variations du regard, etc. La politique est un art du paraître.

Oui, la séduction, qu’elle joue sur le charme, la virilité, l’empathie ou les trois à la fois, est inséparable des stratégies politiques pour capter les faveurs du peuple, pour s’en faire aimer, pour conquérir le pouvoir et s’y maintenir. La question est alors d’en mesurer l’ampleur, de savoir s’il ne s’agit que d’un palliatif tactique ou, au contraire, le fondement même de la démarche politique. Dans l’Antiquité, Grecs et Romains avaient ainsi appris à identifier le démagogue, celui, écrivait Euripide, « qui est capable de s’adapter aux circonstances les plus déconcertantes, de prendre autant de visages qu’il y a de catégories sociales et d’espèces humaines dans la cité, d’inventer les mille tours qui rendront son action efficace dans les circonstances les plus variées ». Le démagogue séduit en promettant mais aussi en flattant. La promesse et la flatterie sont-elles toujours condamnables ? Non, répond Quintus Cicéron (frère du grand orateur Cicéron), dans De petitione consulatus, étonnant petit manuel de campagne électorale écrit au Ier siècle avant Jésus-Christ. Au temps où la République romaine agonise, il explique, au contraire, qu’un candidat doit avoir le « sens de la flatterie ». Ce « vice ignoble en toute autre circonstance » devient, en campagne, une « qualité indispensable ». Pourquoi ? Parce que, pour gagner, celui qui prétend être élu à une magistrature doit obligatoirement changer et adapter son « visage » et son « discours » à l’interlocuteur du moment, « selon ses idées et ses sentiments ». Éloge du mensonge éhonté ou de la souplesse cynique en politique ? En tout cas, Quintus Cicéron nous dit au moins deux choses. D’abord, qu’en politique, les apparences ne sont pas accessoires mais centrales. Ensuite, qu’il faut toujours rechercher l’identification à l’électeur : en montrant que vous êtes comme lui, celui-ci croira en vous.

Ne ressentez-vous pas ici comme un écho contemporain à des propos tenus il y a plus de vingt siècles ? On pourrait, du reste, en donner d’autres exemples. Tenez, on ne cesse de répéter, à juste titre d’ailleurs, que les hommes politiques d’aujourd’hui, pour attirer les médias, ne s’exercent plus qu’aux « petites phrases » et qu’avec la télévision, leur discours s’est appauvri, débarrassé des démonstrations complexes au profit de formules concoctées par des conseillers en communication et en marketing ? Eh bien, au début du IIe siècle de notre ère, Tacite constatait avec horreur que les discours devenaient de plus en plus brefs, que les orateurs, pour retenir l’attention d’un public lassé par de longues démonstrations, les avaient volontairement raccourcis. Pour être écouté, il faut plaire.

Ces quelques remarques tirées des Anciens justifieraient, à elles seules, le regard rétrospectif que propose ce livre. Déjà César tentait de charmer le peuple pour s’imposer à Rome. Les monarques absolus, fussent-ils des dieux vivants sur terre, ne négligèrent pas leurs dispositions à capter l’amour de leurs sujets. C’est sur leur pouvoir de fascination que les héros, depuis Napoléon, fondèrent leur légende et l’élan des foules. C’est sur des stratégies de séduction que les dictateurs forgèrent leur charisme, la grâce surnaturelle à laquelle les peuples s’abandonnèrent jusqu’à se perdre.

La démocratie et le suffrage universel ont changé la donne. Pour s’imposer dans la vie politique, il faut s’y distinguer. Jamais, alors, la nécessité de séduire le peuple, l’opinion ou l’électorat n’a été aussi vive. Le phénomène s’est accéléré au milieu du XXe siècle, à mesure que se sont érodés les clivages idéologiques, que les signes d’appartenance à une famille politique se sont effacés, que les partis n’ont plus été les seuls maîtres des carrières individuelles, que s’est personnalisée la vie publique, que se sont affirmées, au quotidien, l’image, la télévision, la société de communication. D’un seul coup, tous les hommes politiques de la planète ont voulu ressembler au charmeur suprême, John F. Kennedy.

La séduction a changé de nature et d’intensité, la politique devenant un spectacle, et l’homme politique, une star du petit écran puis des magazines sur papier glacé. Tout le monde, désormais, peut prétendre accéder à la célébrité comme aux plus hautes fonctions démocratiques. Tout le monde, c’est-à-dire personne. Jamais, alors, il n’est apparu plus nécessaire de se distinguer dans le monde politique où, pour l’opinion, tous les hommes parlent le même langage, voire pensent la même chose. Pour attirer l’attention et sortir du lot dans une société où la consommation est reine, il faut jouer plus que jamais sur les apparences, faire du bruit, se montrer à son avantage, attirer la sympathie, savoir « se vendre », recourir aux techniques du marketing et aux lumières des spin doctors de la communication. Dans un monde d’images, l’homme politique est une image parmi d’autres qui, en séduisant, espère devenir une icône. « La politique est faite, pour une part, de la fabrication d’une certaine “image” et, pour l’autre, de l’art de faire croire en la réalité de cette image », écrivait Hannah Arendt, dans Du mensonge à la violence, en 1972.

Ce livre est un voyage dans le pays des séducteurs et des stratégies qu’ils déploient pour satisfaire leur ambition. On verra, d’ailleurs, que, chez beaucoup, la séduction est plus qu’un instrument pour conquérir le pouvoir : c’est un état. Charmeur dans la vie publique, il l’est aussi dans la vie privée, ce qui n’est pas sans conséquence quand, parfois, les deux images se brouillent. L’homme politique serait-il un mâle dominant ayant soif d’affirmer sa virilité, en toutes circonstances ? « Je n’ai qu’une passion, qu’une maîtresse, la France. Je couche avec elle », disait Napoléon. Ici, la séduction prend un sens primaire et communément répandu chez les politiques qui, au fond, considèrent l’opinion comme une femme à conquérir, voire à soumettre. Mais, alors, qu’en est-il des femmes politiques qui, si elles s’imposent tardivement à la société politique dominée par les hommes, finissent par accéder à la direction des États 1 ? Quand elles veulent séduire, deviennent-elles des « hommes politiques comme les autres » ?

Le tableau serait incomplet si le présent ouvrage ne portait pas aussi son regard sur l’univers des « séduits » et la manière, complexe et variée, dont ils manifestent leur amour, voire leur vénération pour celui ou celle qui les a absorbés dans son imaginaire. Supporters, fanatiques, amoureux transis ou adorateurs de l’idole, ils perdent souvent tout sens commun. D’autres tentent d’approcher le dieu, le héros ou la star pour le prendre lui-même au piège de la séduction. Ce sont tous les flatteurs, flagorneurs et opportunistes adulateurs qui peuplent les cours monarchiques ou républicaines. En mai 1986, Mitterrand confiait à Globe : « J’ai des courtisans, mais pas de cour. » La cour, pourtant, l’accompagnait, chaque année, sur les rampes de la roche de Solutré. Curieuse évocation des promenades du Roi-Soleil dans le parc de Versailles… Le pouvoir rend beau, le pouvoir attire. On chante ses louanges : « Staline, tu es plus haut/Que les espaces célestes/Et seules tes pensées/Sont plus hautes que toi. » On offre même ses filles ou sœurs au despote pour obtenir ses faveurs : Mao reconstitua ainsi à son profit la ronde des concubines de la Chine impériale.

Au fond, ce livre s’interroge sur le fonctionnement politique des sociétés et sur le rapport particulier que les gouvernés entretiennent avec leurs gouvernants. On peut le considérer de deux façons. Soit on estime que les gouvernés sont des êtres purement rationnels qui, passionnés des affaires de la Cité et animés par l’amour de la chose publique, ne se laissent guider dans leurs choix que par la qualité et le réalisme des idées, des programmes, des discours. Tout aussi rationnellement, on admet qu’au moment de glisser un bulletin dans l’urne, seuls jouent, pour l’électeur, les facteurs objectifs : ancrage politique, origines sociales, familiales, confessionnelles, géographiques, situation professionnelle… C’est très souvent ainsi que se bâtissent les enquêtes sur le vote des citoyens. Soit on admet que les gouvernés sont portés par leur imaginaire, leurs sentiments, leurs impressions, leurs émotions, leurs pulsions irrationnelles : « Je vote pour lui parce qu’il me plaît, me donne confiance, me paraît sympathique. Je ne voterai pas pour lui parce que sa tête ne me revient pas, qu’il ne me paraît pas sincère, qu’il m’irrite profondément. L’un m’attire, l’autre pas. L’un me séduit, l’autre pas… » Sans doute l’électeur est-il tiraillé entre ces deux attitudes. Mais il me semble qu’avec le temps la seconde a largement grignoté la première, que la séduction, phénomène ancien, est aujourd’hui devenue dominante dans le rapport du politique au citoyen. En France et ailleurs. C’est pourquoi, aussi, ce livre invite le lecteur à porter son regard bien au-delà de l’hexagone.

1- Rappelons que la première d’entre elles fut Sirimavo Bandaranaike, Premier ministre du Sri Lanka, en 1960.