Chers amis,
Vous avez passé avec succès nos tests de sélection. Votre conformité est parfaite. Votre comportement exemplaire. Votre indice d’endurance est supérieur à la moyenne nationale. Le dévouement dont vous faites preuve n’est plus à démontrer. Chaque jour, vos performances ne cessent de nous éblouir. Mesdames, Messieurs, bravo !
À l’occasion de cette traditionnelle cérémonie, nous sommes heureux de vous faire connaître le plan de régénération sociale que nous avons conçu en récompense de vos mérites.
Nous nous sommes penchés en premier lieu sur la question de votre logement. L’ancienne formule du dortoir nous a paru obsolète. Nous avons le goût de l’innovation. C’est la chambre individuelle qui a recueilli tous nos suffrages. Transparent s’il vous plaît.
UNE CHAMBRE POUR CHACUN
Désormais, chacun de nos célibataires pourra jouir d’une chambre individuelle ! Un foyer de huit cents places vient d’être construit. Les chambres présentent tout le confort. Leur superficie est de six mètres carrés. L’air est conditionné. Inutile d’ouvrir les fenêtres. Le mobilier, fixé au sol pour ne pas être emporté, a été dessiné par un décorateur de renom.
Nous avons assoupli le règlement intérieur. Nous ne reculons pas devant le progrès des mœurs. À dater de ce jour, toutes les visites sont autorisées, y compris celles des jeunes filles. Après avoir décliné leur identité auprès du gardien, les visiteurs pourront être introduits dans les chambres. Les chiens ne sont pas admis. La découverte de personnes clandestines sera sanctionnée par leur expulsion immédiate. Nous veillons à votre sécurité.
Il va sans dire que nos idées sur la sexualité ont beaucoup évolué. Nous affirmons même qu’elles ont changé du tout au tout. Le temps du bromure introduit insidieusement dans votre café au lait est mort et enterré. L’onanisme n’est plus réprouvé. Bien au contraire. Nous sommes tout à fait favorables à l’autogestion sexuelle de nos travailleurs. Nous avons les idées larges. Nous préconisons plus particulièrement la masturbation à ceux qui n’ont pas eu la sage précaution de s’équiper d’une épouse.
Disons-le crûment, la masturbation peut s’effectuer à domicile ou pendant le temps de pause. Tirez la peau qui recouvre votre prépuce vers le haut, puis vers le bas, dans un mouvement de piston. Recommencez l’opération de vingt à cinquante fois, c’est selon, à un rythme de plus en plus rapide. Giclez. Puis essuyez-vous avec un Kleenex mis à votre disposition dans nos latrines. Nous avons tout prévu. Remontez votre pantalon et venez reprendre votre place sur la chaîne. Vous vous attellerez au travail avec un entrain redoublé.
La question de votre repos a attiré également notre attention. Nous l’avons décidé, le temps de pause est allongé ! Nous ne manquons pas d’audace. Il passe à quinze minutes. Quinze minutes de pause deux fois par jour qui vous laisseront largement le temps de vous livrer à vos petites manies favorites.
QUINZE MINUTES DE PAUSE !
Messieurs, notre esprit de système est considérable. Nous ne laissons rien au hasard. Nous avons analysé et évalué les différentes phases du temps de pause comme suit :
– Une minute pour la miction, sachant que chez le sujet nerveux et impulsif la miction est brève et répétitive, tandis qu’elle est longue, majestueuse et isolée chez le sujet lymphatique. Permettez-moi à ce propos une remarque. Certains individus, pour ne point perdre la cadence, se soulagent subrepticement derrière les machines. Ces procédés sont répugnants et dérangent nos ingénieurs qui, si l’on en juge par la violence de leurs réactions, semblent pourvus d’instruments olfactifs plus susceptibles que les vôtres. Messieurs, un peu de civisme, je vous prie ! Vous n’êtes pas des chiens !
– Trois minutes pour la défécation. Nous ne saurions trop vous conseiller cependant de vous acquitter de cette fonction à l’extérieur de l’usine pour des raisons qu’il serait malséant d’aborder devant une aussi honorable assemblée. Un petit effort d’imagination, s’il vous plaît.
– Et cinq minutes pour la sustentation sur une base de trente deux mastications par minute. Nos experts ont compté large.
Il vous restera six minutes qui pourront être gaspillées à votre guise. Nous respectons la liberté de chacun. Nul ne saurait prétendre le contraire.
Des collaborateurs de confiance nous ont rapporté que deux de nos ouvriers ici présents avaient refusé leur temps de pause afin d’augmenter leur quota. Messieurs, n’essayez pas de vous faire remarquer par votre contremaître. Fût-ce par excès de zèle. Vous n’êtes pas ici pour vous mettre en avant. Un ouvrier vrai est un ouvrier modeste. Enfoncez-vous cela dans le crâne.
L’OUVRIER VRAI EST MODESTE
Passons maintenant, si vous le voulez bien, aux choses plus sérieuses. Un programme de perfectionnement que nous ne cessons de raffiner sera mis prochainement à votre disposition. Nous fondons des espoirs considérables sur notre programme de perfectionnement. Nous pensons qu’un ouvrier perfectionné peut doubler, tripler, voire quadrupler son énergie et rivaliser avec les meilleurs engins conçus par la science moderne. Un réglage précis, un maniement adéquat, quelques mots d’encouragement ou une bonne gifle, morale s’entend, et notre ouvrier, galvanisé, se déchaîne. Nous attendons ce jour où, chauffés à blanc, vous pourrez turbiner à bloc. Cette entéléchie, Mesdames, Messieurs, est notre but et notre rêve. Nous ne vous le cachons pas.
Nos théories sur la fatigue et le repos réparateur sont malheureusement divergentes. Certains esprits chagrins estiment que le repos est nécessaire tant pour l’âme que pour le corps. D’autres le jugent superfétatoire. Pis, ils le tiennent pour un vice. Dans l’état actuel de nos connaissances, nous ne sommes pas en mesure de nous prononcer scientifiquement sur cette épineuse question. Mais nous avons nos convictions. Pour ce qui me concerne, j’incline à croire que le repos est non seulement inutile, il est malfaisant ! Qui le réclame ? Le paresseux ! À quoi sert-il ? À rien ! Car la fatigue, Messieurs, est pure imagination, prétexte à la paresse, aux vaines rêveries, odieux alibi pour se dérober au Devoir qui est Tout. À ce titre, la fatigue doit être éradiquée. Sans pitié !
LA FATIGUE N’EXISTE PAS
Mesdames, Messieurs, la fatigue n’existe pas. La fatigue n’est que la production morbide d’âmes avachies, que dis-je, d’âmes corrompues par la propagande extrémiste. Nous voudrions vous en persuader. Et nous ne désespérons pas de vous voir, un jour prochain, travailler sans nul relâchement. Dans un perpetuum mobile, en quelque sorte. Comme les mouches. L’exemple n’est peut-être pas bien choisi.
Pour vous aider à repousser l’illusion d’épuisement qui peut parfois vous assaillir, nous vous recommandons, une fois votre journée de labeur terminée, d’en commencer une deuxième. De nombreux pays, parmi les plus civilisés, tels que l’Italie, le Japon et la Hongrie, ont adopté cette vaillante coutume. Suivons leur exemple.
S’il vous reste un trop-plein d’énergie, cultivez en rentrant votre jardin potager. Vous vous assurerez un sommeil bref mais de meilleure qualité.
Revenons à notre programme de perfectionnement.
Une révision obligatoire aura lieu tous les trimestres. Elle comprendra une épreuve d’endurance sur bicyclette ergométrique, le réglage et l’équilibrage des différents segments, ainsi qu’une vérification de la pompe cardiaque.
Vous dites, Messieurs, que votre vie est usée ? Redonnez-lui un coup de jeune en consultant notre médecin-conseil. Vous renâclez à la besogne ? Vos organes sont défectueux ? Vos membres se montrent rétifs devant l’effort ou franchement hostiles ? Notre médecin-conseil effectuera les réparations qui conviennent. Notre devoir à tous, comme aimait à le dire notre regretté Charles Besson, notre devoir, disais-je, est d’être en train pour le turbin. (Rires dans la salle.) Il n’y a pas de quoi rire.
En cas de défaillance grave, une prothèse valvulaire associée à l’implantation d’un pacemaker et à des électrodes péricardiques pourra être envisagée.
Nous spécifions au passage que la Maison ne remorque pas les épaves.
Des conseils d’entretien vous seront aimablement prodigués lors de ces consultations. Mais dès aujourd’hui nous vous disons :
Prenez une douche une fois votre besogne achevée. La poussière et la sueur vous font pareils à des bêtes.
Protégez vos plus chers outils, vos mains. Vos mains sont énormes et déformées. Leur peau rugueuse est répugnante au contact. Enduisez-les de crème hydratante. Vous éviterez de la sorte les cals disgracieux. Vos femmes et vos enfants seront ainsi corrigés par des battoirs solides mais dépourvus d’aspérités. Si je puis toutefois me permettre un conseil, ménagez, Messieurs, vos ménagères ! Que seriez-vous sans leur secours ?
Déprenez-vous de vos mauvaises habitudes. Ne parlez pas ! Nous ne cessons de vous le répéter et le rerépéter. Faudra-t-il vous le corner aux oreilles ? Les paroles inutiles rendent les hommes fous. C’est bien connu.
Messieurs, vos visages sont blêmes. Vos regards vides. Vous semblez hébétés. Certains d’entre vous titubent de sommeil. D’autres se traînent, lamentables. Redressez-vous ! Un peu de nerf, que diable ! L’armée a fait de vous des hommes avec un grand H et de grandes résolutions, sachez rester tels !
Concentrez-vous. Soyez attentifs à votre ouvrage. Ne vous laissez pas distraire stupidement par vos collègues. Mal dirigés, les laminoirs peuvent vous trancher les mains. Tous les jours, des étourdis voient leurs doigts ou leurs mains arrachés. De là à croire qu’ils le font exprès, il n’y a qu’un pas ! Les paresseux sont prêts à tout pour se soustraire au labeur, nous le savons. Mais notre esprit n’est pas à la suspicion. La confiance et la transparence, voilà nos maîtres mots.
Toutes nos objurgations, mes chers amis, auront-elles prise sur vous ? Nous en doutons. Vous êtes si impulsifs. Mais notre mission est de poursuivre et de rabâcher inlassablement notre credo : le travail, le travail, le travail !
D’aucuns nous objectent que l’excès de travail peut conduire à la mort les sujets déficients. C’est possible. Mais que je vous rassure tout de suite. Les places laissées vacantes par les personnes décédées sont instantanément reprises. Et notre usine ne pâtit pour ainsi dire pas de ces incidents de parcours.
Contrôlez, Messieurs, vos gesticulations. Vous manquez de synchronisme. C’est regrettable. Il nous semble parfois que vous ne mettez pas, dans l’accomplissement de votre travail, toute la joie et la ferveur dont vous êtes capables. Mon Dieu que l’homme est imparfait !
VIVEZ VOTRE TRAVAIL
DANS SA DIMENSION SPIRITUELLE !
Vivez votre travail dans sa dimension spirituelle. Votre corps, transporté, suivra.
Remédiez au plus vite à l’inutilité pathétique de vos membres gauches en les développant par des exercices variés. Il faut rompre avec l’absurde division du corps humain qui nous prive de la moitié de nos compétences. Quel gâchis quand on y pense !
Afin d’augmenter le niveau déjà remarquable de vos performances, nous vous engageons à vous inscrire sans délai à nos stages de dressage et d’entraînement au travail. L’expérience, commencée il y a quelques mois, nous paraît tout à fait concluante. Grâce à une méthode basée sur la stimulation électrique, vous y apprendrez, entre mille choses, à vous départir de vos gestes biais et superflus : grattage, forage, fausses manœuvres, explorations des divers orifices, mouvements insolites des extrémités au sens large, traction vers le haut des testicules couramment observée parmi nos indigènes. Vous vous initierez aussi à travailler sans protester grâce à la communication et au dialogue. Nous avons une confiance considérable dans le dialogue.
DIALOGUE POUSSÉ, PARESSE REPOUSSÉE
Nous souhaitons, Mesdames, Messieurs, que votre usine soit le lieu de votre épanouissement, le terreau fertile sur lequel vos capacités créatrices pourront surgir, croître et prospérer. Comme l’a écrit le grand poète du peuple, l’usine est l’avenir de l’homme. Il faut nous en réjouir.
L’USINE EST L’AVENIR DE L’HOMME
Dans l’entreprise, hélas, les occasions de se réjouir ne sont guère nombreuses. Notre travail est si prenant qu’il ne nous permet pas de nous réunir autour d’un événement heureux aussi souvent que nous le voudrions.
L’événement qui nous rassemble aujourd’hui est exceptionnel puisqu’il s’agit de la remise des médailles du travail aux meilleurs d’entre nous. Et c’est avec une joie non dissimulée que je me tourne à présent vers notre premier médaillé, monsieur Auguste Donte.
Dès votre arrivée dans notre Entreprise, vous avez bénéficié, cher monsieur Donte, de la confiance et du respect de tous. Votre maintien modeste, votre conscience professionnelle que je n’hésiterai pas à qualifier d’hyperbolique, en étroite connivence avec votre dévouement et votre fidélité, vous ont classé d’emblée parmi nos plus brillants ouvriers.
Voué entièrement à la cause de l’usine, vous êtes intrépide dans l’action, impétueux dans le travail, mais toujours poli et aimable envers vos supérieurs. Vos contremaîtres ne tarissent pas d’éloges sur votre caractère effacé. Tous ici vous apprécient et vous surnomment Gus. L’usine, disons-le, est votre deuxième famille.
Vous avez inoculé à vos enfants Pierre et Nicolas le sens du devoir et la soumission aux hiérarchies naturelles. Votre fils aîné Pierre vous a rejoint dans notre Consortium. Nous espérons accueillir un jour vos petits-fils et, pourquoi pas, les fils de vos petits-fils.
Au nom de vos collègues, de vos supérieurs et en notre nom personnel, nous vous remettons cette médaille d’argent avec nos plus sincères félicitations.
(Applaudissements.)