Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
Le temps de la misère est révolu. Germinal, L’Assommoir, tout ça c’est du passé. Finito ! La page est tournée. L’avenir nous tend les bras. Nous disons oui à l’essor. Oui au social. Oui à l’essor social. Nous sommes dans le vent. Je dirai même que nous sommes les premiers sur le chapitre du progrès. Et nous en sommes fiers.
Mais en dépit de notre sollicitude et de notre volonté de dialogue, nous avons le déplaisir de constater que certains d’entre vous, très rares Dieu merci, se montrent méchants et d’une impudence incroyable. Voilà comment nous sommes remerciés ! L’ingratitude humaine n’a pas de bornes ! Messieurs, nous faisons mille efforts pour vous être agréables, nous souhaiterions que vous fassiez de même. C’est énervant à la fin cette agressivité ! On ne sait plus par quel bout vous prendre ! Heureusement, nous avons nos experts ! Nos experts ont réponse à tout. Sur leurs propositions, nous avons expressément institué des cours d’amitié. Quoi de plus beau que l’amitié entre les êtres ! « Rien pour moi n’est plus beau et rien n’a plus de prix que l’éclat de la rose et l’amour de l’ami. »… Mesdames, Messieurs, ces cours sont gratuits. Nous vous invitons cordialement à vous y inscrire.
Des séances de psychodrame vous sont également offertes. Venez-y nombreux. Vous y mimerez des rapports de violence avec vos supérieurs en cognant sur des mannequins de cuir. Ces mannequins ont des visages que vous pourrez aisément identifier. Le mien, je dois le reconnaître, est assez ressemblant. Quoique les oreilles… À la fin de chaque séance, notre conseiller en psychologie scientifique vous expliquera les ressorts de votre agressivité et votre goût inné pour le malheur.
Nous ne cessons, Mesdames, Messieurs, de lutter contre votre goût inné pour le malheur. Mais nous sommes pugnaces. Nous ne cédons jamais au découragement. Votre bien-être nous tient à cœur et nous vous l’imposerons, s’il le faut.
Afin de mieux lutter contre le bruit de nos machines, nos ingénieurs ont mis au point un casque musical très seyant et spécialement adapté à vos conditions de travail. Le port de ce casque sera obligatoire. Tous les contrevenants seront punis. Les voilà fixés. Qui aime bien châtie bien. Cette invention qui joint l’utile à l’agréable est un exemple entre mille autres de notre volonté de progrès. Nous voulons le progrès, encore le progrès, toujours le progrès !
Et pour vous en donner, sur-le-champ, la preuve irréfutable, j’ai la joie de vous annoncer, Mesdames, Messieurs, l’érection prochaine d’un nouveau restaurant d’entreprise.
Ce restaurant comprendra deux mille places. L’ambiance en sera feutrée et propice à l’intimité. Le rose, favorable à l’esprit de concorde, sera la tonalité dominante. Vous vous y sentirez comme chez vous. Des haut-parleurs diffuseront de la musique douce en permanence. Les anciennes tables de modèle familial seront remplacées par de petites tables modernes. Et sur chacune d’elles, un joli bouquet plastifié !
LE MÊME RESTAURANT POUR TOUS
Le même restaurant pour tous. Au même prix pour tous. Plus d’inégalités ! Nous avons horreur des inégalités ! Horreur, horreur, horreur !
Dans ce cadre charmant et très sympathique, vous pourrez converser affablement avec vos supérieurs hiérarchiques. Vos supérieurs hiérarchiques sont toujours à la recherche d’une communication franche et ouverte. Réservez-leur le meilleur accueil.
Sur nos insistantes prières, nos ingénieurs qui se plaignaient du spectacle écœurant que vous offrez en mastiquant la bouche grande ouverte, nos ingénieurs, disais-je, ont promis de surmonter leur répulsion. Alors, soyez chics ! Rompez la glace !
Et puisque l’occasion se présente, je voudrais vérifier auprès de vous une information qui me paraît tout à fait extravagante. Est-il vrai que certains ouvriers préfèrent manger froid le contenu peu ragoûtant de leur gamelle, plutôt que de partager en bonne intelligence leur repas avec nous ? Pas de réponse ? Dois-je interpréter ce silence comme une confirmation ? C’est tout bonnement stupéfiant !
Il y a plus grave ! Nos informateurs ont appris de source sûre que ces mêmes ouvriers éprouvaient de l’inimitié à l’égard de leurs chefs, inimitié pouvant friser la phobie dans quelques cas exceptionnels. Messieurs, nous en sommes surpris. Et peinés. Profondément peinés. Car enfin, vos chefs ne vous disputent en rien vos privilèges. Pas un ne convoite vos multiples avantages. Bien au contraire ! Ils font l’impossible pour que vous restiez à vos places. Alors, n’ayez pas mauvais esprit ! Et rentrez vos griffes, de grâce !
Nous aimerions voir cesser ces perpétuelles récriminations qui gâchent véritablement l’ambiance si chaleureuse de notre Maison. Mais il semble décidément que cela soit impossible. Nos experts sont formels, l’ouvrier présente deux inconvénients majeurs et incontournables : un, il ne sait point rester immobile, deux, il ne sait point rester muet. On peut s’en assurer tous les jours, l’ouvrier, je ne parle pas de vous, bien entendu, mais de l’ouvrier ordinaire si j’ose dire, l’ouvrier est atteint de la manie agaçante de la protestation. Pour un rien, il vitupère, il revendique, il se lamente. À l’instar de la femme, il n’est jamais content. C’est tuant. Ses parents, grands-parents et arrière-grands-parents étaient des rustres analphabètes et d’une grossièreté sans égale qui ne lui ont pas appris les règles de la politesse telles qu’elles sont communément admises. Et l’ouvrier ignore que protester ou se plaindre est, entre gens du monde, d’un goût exécrable.
Mesdames, Messieurs, apprenez à dire oui. Acquiescez sans réserve à nos programmes de perfectionnement. C’est dans votre intérêt qu’ils ont été conçus. Développez en vous vos capacités d’acceptation. Des stages d’induction au consentement sont organisés à Aix-en-Provence pour la somme modique de six mille francs. À la fin de ces stages, le plus rebelle d’entre vous saura dire tout simplement : oui !
DITES OUI !
Faudra-t-il vous le seriner une fois encore, vous n’avez pas, Messieurs, sujets de vous plaindre. Nous avons paré à toute éventualité. S’il y a une chose au monde que nous exécrons, ce sont bien les éventualités. De toute façon, M. le Président-Directeur Général ne reçoit pas les réclamations. Il n’y est pour personne. M. le Président-Directeur Général déteste être dérangé. Il se consacre à ses comptes. Passionnément. Et travaille d’arrache-pied à accroître votre bonheur.
Car M. le Président-Directeur Général aime énormément à faire le bien. Et son épouse est comme lui. Extrêmement humanitaire. Quand Madame ne fait pas le bien, Madame s’ennuie. Elle doit passer à cinq séances de psychanalyse par semaine. À quatre cents francs la séance, c’est une rente !
Le seul souci de M. le Président-Directeur Général et de ses proches collaborateurs est de vous assurer la quiétude et la joie auxquelles vous avez le droit de prétendre mais que des individus malveillants s’acharnent à gâcher par des déclarations funestes.
Quelques agitateurs, dont les discours sont journellement répandus par la presse à sensation, prétendent en effet que la machine va à l’avenir se substituer à l’homme. Nous nous élevons énergiquement contre ces infectes médisances. Non, non et non ! L’homme est en tout point supérieur à la machine ! Nous vous l’affirmons.
Nous avons réfléchi avec discernement et objectivité sur les avantages et désavantages respectifs de l’homme et de la machine.
Toutes choses considérées, il en ressort que l’homme est beaucoup moins coûteux que la machine.
En outre, il est adaptable et infiniment perfectible, car muni d’une conscience, c’est toute la différence. Avez-vous déjà vu une machine bourrelée de remords et s’acharnant à mieux faire ? Avez-vous déjà vu une machine mordue par le venin de l’ambition décupler d’elle-même sa propre énergie ? Laissez-moi rire !
L’homme est ductile, maniable, et je dirai extrêmement sophistiqué, infiniment plus sophistiqué que la machine, tout en restant d’un usage fort simple.
À l’instar de la machine, il est carnivore et tue froidement quand la nécessité l’exige.
D’une manière générale, il se détériore beaucoup plus lentement que celle-ci. Rares sont les machines qui fonctionnent plus de quarante ans sans nécessiter des travaux onéreux.
Pour toutes ces qualités que je viens de citer et dont vous êtes, en quelque sorte, l’emblème… Je vous prie de m’excuser.
(M. le directeur des Relations humaines lit le feuillet que vient de lui glisser M. le directeur de la Sécurité.)
Mesdames, Messieurs, on nous fait savoir que dans l’atelier 18 des ouvriers en proie à un délire collectif ont délaissé leurs outils pour s’asperger à grande eau et se cracher dessus dans de grands éclats de rire. Certains, paraît-il, déambulent coiffés grotesquement de bonnets de bain féminins. C’est pitoyable ! Il faut être totalement dépourvu d’esprit d’entreprise pour se livrer à de telles pitreries. À la maison, je ne dis pas, mais en public ! Un crachat noirâtre particulièrement répugnant a atteint au visage notre ingénieur en chef, M. Colonna, qui passait par là. C’est une honte !
Ces actions, Mesdames, Messieurs, sont intolérables et méritent d’être sévèrement punies. Nous ne souffrirons pas une minute de plus que ces ennemis du progrès viennent semer le désordre dans notre petite ruche.
Mais à quelque chose malheur est bon ! Nous sommes en effet heureux de constater que nos ouvriers les plus dévoués ont immédiatement donné l’alerte et dénoncé les coupables. Nous les en félicitons chaudement. Pour plus de facilité, des formulaires de dénonciation vont être distribués. Ces formulaires spéciaux sont anonymes. Cependant, si l’expéditeur veut recevoir sa petite prime, il devra mentionner ses nom, prénom et adresse.
Chère mademoiselle Pizzuto, nous ne vous demanderons ni votre nom, ni votre adresse, puisque nous vous connaissons depuis votre prime jeunesse, autant dire depuis toujours. Si j’ai bonne mémoire (M. le directeur des Relations humaines vérifie sur sa fiche), vous êtes entrée chez nous le 17 juillet 1968.
Dès votre arrivée, votre soif de dévouement et votre goût immodéré pour le travail vous signalent tout de suite comme une ouvrière émérite.
En toutes circonstances, vous faites montre d’une admirable abnégation. Et si le labeur auquel vous vous donnez corps et âme est parfois une douleur pour vos mains, il reste constamment une joie pour votre cœur.
Votre ardeur au travail, chère mademoiselle Pizzuto, est aujourd’hui payée de retour puisque nous avons l’immense plaisir de vous décorer de la médaille de vermeil.
Nous tenons à faire remarquer à notre aimable assistance que la remise de médailles n’est souillée d’aucun complément financier. Nous résistons pied à pied à l’engouement pour le lucre et la concussion qui s’est emparé de notre pays depuis quelques années.