Chers amis, bonjour à tous !

Nous avons le plaisir de vous annoncer que nous avons aussi pensé à vos loisirs. Après l’effort, le réconfort ! Il faut savoir se divertir de temps en temps.

Notre Maison organise des voyages. Et des camps de vacances. Avec de la mer et du ciel. Et des soleils comme il ne s’en couche jamais sur vos cités. Rouges. Nous ne saurions trop vous inciter à vous munir, lors de ces déplacements, d’un appareil photographique. Vous en rapporterez des souvenirs couleur qui égaieront vos vieux jours.

Dans l’autobus qui vous conduira, des animateurs vous feront chanter en chœur l’hymne de l’Entreprise. Le voyage sera gai et très amusant. Nos animateurs ont plus d’un tour dans leur sac.

Nous vous prions de rester groupés au cours de vos excursions. Ensemble, notre devise est dans ce mot. Vous affronterez avec plus de courage le dépaysement qui provoque chez certains sujets émotifs de violentes réactions de panique.

Mesdames, Messieurs, si l’effroi qui vous saisit devant l’autochtone est trop intense, ne descendez pas de votre autobus. Nos joyeux animateurs vous parleront des temples et des ruines comme si vous y étiez. Inutile de vous encombrer d’un guide. Nos accompagnateurs connaissent la géographie et l’histoire des pays traversés mieux que quiconque.

À notre demande, nos fabricants de vacances ont programmé votre confort dans les moindres détails. Nous voulons vous voir heureux ! Les tee-shirts sont fournis gracieusement. Le nom de notre Consortium y figure en grosses lettres jaunes. Ce nom sera votre drapeau. Appel à 7 heures dans le hall de l’hôtel. À vos marques. Prêts. Partez à 7 heures trente. Les visites des monuments ne souffrent aucun retard.

Mesdames, Messieurs, point n’est besoin de vous le préciser, ces voyages sont éducatifs. Nous n’avons pas la stupidité de confondre le loisir avec l’oisiveté. L’oisiveté est un os que l’on jette aux esclaves. Nous ne mangeons pas de ce pain-là. Tous les soirs, des tables rondes vous seront proposées sur les sujets les plus variés. Votre présence n’est pas indispensable. Si les ignorants veulent rester dans leur crasse, c’est leur affaire ! Nous ne saurions trop insister toutefois sur l’intérêt de votre participation. Vos épouses pourront vous accompagner. Elles ont, elles aussi, le droit de savoir distinguer une dynamo d’un distributeur d’allumage. Ces connaissances nouvelles constitueront un adjuvant notoire dans les discussions au sein de votre couple qui s’en trouvera fortifié et grandi. L’instruction, Mesdames, Messieurs, c’est primordial pour la solidité du foyer !

Il n’y a pas que l’argent !

Comme vous le constatez, notre plan de réformes n’a point oublié vos épouses. Un enseignement ménager leur sera dispensé tous les mercredis entre 10 heures et 11 heures dans les locaux du secrétariat. L’enseignement ménager doit être largement répandu auprès de vos épouses. Nous y sommes attachés. Je dirai même très attachés. Mon père, dans sa longanimité, en forma le projet avant de nous quitter. Mesdames, honorez sa mémoire et remerciez-le avec moi.

Remerciez aussi les brillants professeurs qui vous initieront aux premiers rudiments de l’économie domestique. Ils vous apprendront l’art délicat d’accommoder les restes, par exemple les côtes vertes des choux-fleurs, qui sont très gustatives, ou la peau de la patate. Oui Mesdames, non seulement la peau de la patate est comestible, mais elle est très riche en vitamines B. Nous vous rappelons à cette occasion que la patate constitue pour l’ouvrier l’un de ses meilleurs carburants, puisqu’elle associe deux qualités remarquables : la modicité du prix et le caractère bourratif. Le riz et la banane pourront servir d’aliments de relais, mais avec moins de bonheur, je le crains.

 

LA PATATE, C’EST ÉPATANT

 

Vos professeurs vous enseigneront en outre à soigner la présentation. Tout, Mesdames, est dans la présentation. Vous avez tendance à l’oublier et à préférer à l’élégance l’abondance. C’est un tort. Kant l’a fort bien démontré dans sa troisième critique, le modus estheticus a toujours la préséance sur le modus logicus. Je traduis. Un brin de persil artistiquement posé sur votre plat de nouilles, une rondelle de citron au bord joliment festonné plantée sur votre tas de choux, et le tour est joué.

Grâce à notre enseignement, vous saurez du premier coup d’œil reconnaître chez votre boucher les différentes pièces du bœuf : première catégorie, aiguillette, rumsteck, filet et contre-filet, deuxième catégorie, entrecôte, paleron, macreuse et bavette, et troisième catégorie, poitrine, veine grasse, plat de côtes et tendrons. Ces derniers morceaux, bien aromatisés, conviennent tout particulièrement au métabolisme de l’ouvrier.

Vos professeurs vous apprendront enfin cette chose précieuse : savoir cuisiner sans dépense. Savoir cuisiner sans dépense est un art, je dis bien un art, qui ne s’improvise pas.

Bien évidemment, la nourriture doit être servie sur une table et dans des assiettes propres. Mesdames, exhortez vos époux à se laver les mains avant que de se mettre à table. Ce geste élémentaire est trop souvent omis par nos chers travailleurs. Par la même occasion qu’ils se lavent les dents. Le sourire de certains est franchement effrayant. Du reste, une haleine fraîche et odoriférante ne pourra que faciliter leur rapport avec leurs supérieurs.

Mesdames, incitez-les également à manger de façon moins vorace. Moins l’on mange, plus l’estomac se rétracte et moins l’on souffre de la faim. Un imbécile sait cela. D’une manière générale, nos ouvriers mangent exagérément. Il faut les voir se jeter sur leur pâtée. Des bêtes ! C’est répugnant ! Qu’ils ne viennent pas ensuite se plaindre de leurs troubles peptiques. Tout excès a ses revers. Ne nous étonnons pas si nos ouvriers constituent la tranche de la population ayant l’espérance de vie la plus courte.

 

ARS LONGA, VITA BREVIS

 

Vos professeurs vous inculqueront enfin les principes fondamentaux de l’hygiène. Mesdames, les draps de lit doivent être changés une fois par semaine en raison de la transpiration. Ne nous obligez pas à entrer dans les détails. Il semble que nos travailleurs soient affectés d’une transpiration supérieure à la normale et, disons les choses comme elles sont, quelque peu nauséabonde. Nous ignorons pour l’instant la cause d’un tel phénomène. Pour limiter la transpiration des pieds autant que la virulence de leur odeur, nous vous recommandons de les laver tous les jours avec de l’eau additionnée d’un simple détergent. Du Cif, par exemple. Pensez, Messieurs, au désagrément de nos visiteurs lorsqu’ils pénètrent dans nos ateliers.

Et puisque nous en sommes au chapitre de l’hygiène, je me permettrai de vous donner un conseil qui me tient à cœur. Mesdames Messieurs, adonnez-vous au sport !

Il suffit de prononcer ce mot, sport, pour saisir aussitôt les vertus qui lui sont inhérentes. Sport ! L’explosion après la sifflante ! La séduction sournoise, et paf, la giclée ! Un petit mot à moteur qui vous explose dans la bouche ! Sport ! Notre usine, mes amis, réalise d’énormes efforts pour favoriser le sport. Une grande entreprise, tout comme un grand pays, est une entreprise qui favorise le sport, nous en sommes convaincus. Car le sport, Mesdames, Messieurs, est viril, purgatif, revigorant, indispensable. Il renforce la volonté de vaincre, jugule les pulsions bestiales, prémunit contre le péril métaphysique et constitue l’antidote le plus radical que l’homme ait trouvé contre la pensée. En outre, et ce n’est pas la moindre de ses vertus, il développe puissamment l’esprit de famille. C’est un fait.

Adhérez à l’ASA. L’Association sportive aubinoise offre pour le prochain match de football vingt places d’honneur aux ouvriers les mieux classés. Les ouvriers les mieux classés sont extrêmement chouchoutés par notre Maison.

Inscrivez-vous auprès de nos animateurs aux multiples activités que vous offre notre merveilleux gymnase : cardio-funk, low impact, gym music, graviton, step, rubberband, tai-chi-chuan, taekwondo, roller-skate, jogging, il y en a pour tous les goûts. Ces exercices vous mettront dans une condition idéale pour reprendre le collier avec des ailes au pied.

Grâce à eux, vous développerez l’acquisition de vos automatismes. Tout geste, fût-il le plus saugrenu, devient naturel s’il est répété. Aucun exemple ne me vient à l’esprit, mais je sais qu’il en fourmille.

Grâce à eux, votre âme et votre corps vivront ensemble accordés dans une bienheureuse harmonie. Nous sommes, Mesdames, Messieurs, de farouches partisans de l’harmonie. Nous devons nous mouvoir dans un monde d’harmonie. Et tout, autour de nous, doit contribuer à cette subtile harmonie, seul objectif dans la vie digne de sacrifice. Tout. Le confort matériel, la morale salubre, les arts récréatifs, la littérature d’agrément, la musique de bon goût… Et puisque nous évoquons la musique, je ne crois pas outrepasser mes droits en vous dissuadant formellement d’écouter de la musique de jazz. C’est très mauvais pour le moral, cette chose !

Il existe mes chers amis des musiques autrement dynamiques et joyeuses. Notre attention a été attirée récemment par une initiative intéressante. Notre filiale, la Société DACA, vient d’éditer une chanson exaltant la volonté d’entreprendre qui somnole dans le cœur de chacun. En voici le refrain. (Mme la directrice de l’Action sociale récite les vers en marquant énergiquement la cadence de son pied droit.) « Amis l’univers nous envie, Nos cœurs sortent de la grisaille, Allons au-devant de la vie, Allons au-devant du travail. »

Le rythme est très entraînant, je l’ai expérimenté sur ma propre personne. Aussi, me suis-je permis de suggérer à M. le directeur des Relations humaines de commander cinq cents cassettes à titre expérimental. Ces cassettes seront largement diffusées. Elles animeront nos manifestations festives, telles que l’arbre de Noël, la fête des Mères ou les départs à la retraite, qui viennent tempérer si agréablement la rigueur de nos vies. Elles serviront également à créer une ambiance stimulante dans certains ateliers qui ont tendance à s’assoupir. Le travail en musique, que peut-on rêver de mieux ! Nous ne comprenons toujours pas les raisons qui conduisent quelques fâcheux à contrer ce projet musical conçu pour insuffler aux esprit indolents une vigueur salutaire. Avouez que c’est un peu fort ! Moi je dis qu’il faut balayer tous les récalcitrants et tous les ennemis du bonheur ! Un bon coup de balai !

Le bonheur ! Encore un mot galvaudé, me direz-vous, un mensonge, un paradis inatteignable, une illusion captieuse dont on berce les affligés ! Eh bien, je l’affirme haut et fort, pas pour nous !

(M. le directeur de la Sécurité se penche vers Mlle Besson, directrice de l’Action sociale, et lui parle à voix basse.)

Mais c’est renversant ! (Se reprenant.) Mesdames, Messieurs, nous sommes au regret de vous annoncer que, contre toute attente, l’agitation s’étend. Nos experts en prévisions se sont trompés. La réaction que nous eûmes à l’annonce des premiers troubles fut dictée par la mansuétude, voici ce qui en résulte ! Les ouvriers de l’atelier 22 se sont précipités sur les pointeuses dans le plus grand désordre en imitant le bruit de la sirène. C’est comique. (Se reprenant.) Ces incidents, Mesdames, Messieurs, sont i-nad-mi-ssibles ! Ils ne doivent en aucun cas se renouveler ! C’en est trop ! Les trublions doivent être im-mé-dia-tement exclus ! Il faut savoir sévir au pied levé. Quand la poigne du chef se desserre, le travailleur se relâche. C’est la loi de la nature. La fermeté n’ayant pas suffi, nous userons de la contrainte. Etiam fera animalia si clausa teneas virtutis obliviscentur.

Mais je tiens, Mesdames, Messieurs, à vous tranquilliser. M. Fabre, notre directeur de la Sécurité, nous assure que les caméras de surveillance ont permis d’identifier un grand nombre d’ouvriers séditieux. Il est fort intéressant de constater que la plupart d’entre eux avaient déjà été repérés grâce aux tests psychométriques qui mettaient en évidence, je cite, une agressivité mal canalisée dans la sphère du génital. Je ne vois pas comment quelque chose peut se canaliser dans une sphère, mais passons. Notre Commission de contrôle va pourvoir sans plus tarder à l’exécution d’un complément d’enquête sur les sujets incriminés, c’est le cas de le dire.

(Nouvel échange de paroles entre Mme la directrice de l’Action sociale et M. le directeur de la Sécurité.)

Mesdames, Messieurs, nous avons la joie de vous annoncer que les ouvriers vrais qui prendront part aux investigations pour découvrir et livrer les coupables recevront de la Maison reconnaissante une prime supplétive de cinq cents francs. La Maison ne lésine pas ! La Maison ne ménage jamais ses efforts lorsqu’il s’agit d’ouvriers remarquables.

Mesdames, Messieurs, je vous demande d’observer à présent une minute de silence pour honorer la mémoire d’un homme en tout point remarquable, j’ai nommé M. Marcel Duchêne.

(M. le Président-Directeur Général, MM. les directeurs de Service et tous les invités se lèvent dans un mouvement unanime pour observer une minute de silence.)

Ce n’est point par simple bienséance mais avec émotion et tristesse que nous voulons aujourd’hui rendre à Marcel Duchêne l’hommage qu’il mérite. Jusqu’à ses derniers instants, il a donné l’exemple de sa noblesse d’âme. Il s’est malheureusement éteint sans avoir pu connaître la joie et la fierté d’être décoré de la médaille du travail.

Toujours prêt à porter secours et à rendre service à sa famille ainsi qu’à la communauté tout entière, Marcel Duchêne fut donneur de sang bénévole, puis breveté de secourisme et de protection civile. Que ce bref panégyrique soit une leçon pour les reîtres et les indociles qui tentent vainement, à l’heure qu’il est, de semer la zizanie dans nos murs !

Marcel Duchêne exerçait depuis vingt-cinq ans l’activité d’ébarbeur. Nous savons tous ici ce que ce noble métier peut avoir d’ingrat. En effet, les particules noires qui résultent de l’ébarbage, jointes aux produits de lubrification, confèrent aux téguments une teinte noirâtre qui s’avère à la longue indélébile.

Mais Marcel Duchêne, animé par l’amour du travail, ne se préoccupait point de ces détails périphériques. Il savait distinguer l’essentiel de l’accessoire et comprenait parfaitement que son intérêt passait avant sa beauté.

Qu’importe la noirceur d’un visage lorsque le cœur est pur !

Les insinuations artificieuses des syndicats révolutionnaires qui prétendent que Marcel Duchêne a attenté à ses jours dans un mouvement de désespoir, ces insinuations, disais-je, sont une insulte à sa mémoire.

Nous avons l’insigne honneur aujourd’hui de remettre, à titre posthume, sa médaille de vermeil à son épouse ici présente, ainsi qu’un chèque de deux mille francs qui servira à couvrir les frais occasionnés par les obsèques. M. Fabre me fait savoir que le cercueil offert par la Maison est en hêtre massif capitonné de soie noire.

(Applaudissements interminables.)