(Mme veuve Duchêne lit le texte qu’elle a écrit avec l’aide de l’assistante sociale.)

Madame la directrice permettez-moi de vous adresser au nom de mon défunt époux et de moi-même l’expression de notre vaste reconnaissance après de longues années de travail et de collaboration dans cette usine si justement admirée de tous et qui donne le bien-être à tous les travailleurs bien-être que vous voulez assurer jusqu’à la dernière heure dans cette usine dans cette usine que vous avez eu la pieuse pensée de placer sous le patronage de votre père dont nous avons encore le souvenir présent à la mémoire je vous remercie des mi des billions de fois de votre généreuse attention madame la directrice encore merci.

(Émotion dans la salle et applaudissements chaleureux.)

Soit dit sans vouloir vous offenser, je voudrais ajouter, madame la directrice, que mon mari était excessivement malheureux de se voir, tous les jours que Dieu fait, avec la figure grise d’un vulgaire ramoneur. La première chose qu’il faisait en rentrant du travail c’était de prendre plusieurs douches d’affilée et de se frictionner la figure à l’eau de Cologne Saint-Michel. Il lui en fallait des quantités ! C’est simple, chaque soir la bouteille y passait !

Je ne me suis pas aperçue tout de suite que mon mari s’obscurcissait. Il me demandait souvent tu me trouves changé ? Et moi je lui répondais non tu es toujours le même mon trésor. Parce que mon mari était très beau, dans son genre.

Puis il m’a fallu l’admettre, son teint virait au noir. Ça sautait aux yeux. Mais le plus dur, c’est que si mon mari s’obscurcissait du dehors, il s’obscurcissait aussi du dedans. Il devenait tout à fait triste.

Mon mari a perdu peu à peu le goût des choses normales. Il n’a plus voulu sortir entre copains, le samedi. Par honte. Il n’a plus voulu se montrer nulle part avec sa face peinte en gris comme un immeuble de chez nous. Même pas chez sa mère qu’il adorait comme la Sainte Vierge. Il n’a plus voulu mettre le nez dehors, de peur qu’on se moque de lui. Il me disait mais tu vois bien que tout le monde me regarde comme si j’étais une bête de cirque. Il se croyait le centre des regards. Et il n’avait tort qu’à moitié.

Les seules sorties qu’il faisait c’était pour se rendre à l’usine. On a peine à y croire mais c’est le seul endroit où il se sentait bien. Tout le reste du temps, il restait cloîtré dans la cuisine, la tête sur la table, muet comme une carpe, dans une immobilité qui pouvait ressembler au repos mais qui était le début de sa mort, c’est maintenant que je le comprends.

Moi, de le voir si obscurci, si vide et si impersonnel, je me suis mise aussi à faire de la dépression. J’étais prise de vertiges, de chagrins brusques, de douleurs dans l’estomac qui m’irradiaient dans tout le corps. J’avais des pensées mauvaises. Des images effrayantes me venaient quand je fermais les yeux. Des visions de squelettes, la nuit, qui me faisaient trembler. Et plus j’étais tremblante, agitée, affairée tout le jour à mille choses du ménage pour ne pas réfléchir, plus je lavais, plus je frottais, plus je cirais, plus il restait figé dans son corps et dans ses idées. Un bloc d’angoisse a dit le docteur. L’expression m’est restée tellement je la trouve juste.

J’avais beau me contrôler, son inertie, à force, me tapait sur les nerfs. J’explosais pour un rien. J’étais méchante. Je lui disais tu es mort ou quoi ? Il ne bronchait pas. J’éclatais d’un rire nerveux. Je lui disais tu réponds pas ? Tu veux me pousser à bout ? Je lui donnais un grand coup dans le dos. Je me disais en moi-même arrête-toi, arrête-toi. Mais je ne pouvais pas m’arrêter. Je lui donnais un autre coup dans le dos, plus fort. Il ne bougeait pas. Ça m’énervait à un point incroyable. Alors je me jetais sur lui et je le secouais de toutes mes forces en criant bouge, bouge, bon sang de bonsoir. Il était pétrifié. Je lui criais bouge, par pitié, bouge ou je fais un malheur. Mais il restait cloué comme un cadavre. Alors, à bout de patience, j’essayais de lui faire honte. Si ta malheureuse mère te voyait dans cet état ! Mais lui il s’en battait l’œil de sa mère, de moi, de Dieu et de toute la création.

Un jour, j’en ai eu marre. D’un point de vue nerveux, j’étais à saturation. J’ai exigé du docteur Gautron qui le soignait qu’il m’explique sa maladie. Je ne suis pas une pleutre. Je peux regarder la vérité en face. J’ai demandé alors c’est grave ? Le docteur Gautron m’a répondu sur un ton fier qu’il faisait de l’ataraxie. Son diagnostic ça nous a pas avancés à grand-chose. C’est souvent comme ça avec les docteurs, des mots, des mots, et rien d’autre. Vous l’avez deviné, les docteurs je les porte pas dans mon cœur. Et les psychiatres encore moins. Leur gagne-pain c’est le malheur. Il leur en faut. Ils s’en empiffrent. Qu’ils meurent d’indigestion, c’est tout le mal que je leur souhaite.

En matière de noirceur, le médecin s’est déclaré impuissant. Sans la moindre gêne. Il a dit je suis impuissant, comme ça, froidement, sans la moindre précaution. On ne s’adresse pas autrement à une bête. Et lorsque je lui ai parlé de la décoloration de Michael Jackson, il a eu une moue de mépris qui en disait long sur son, sur sa, enfin sur son rapport aux êtres humains.

À partir de quand les choses ont tourné au désastre, je ne sais pas. Je me souviens d’un jour où je m’étais plainte à ma voisine que mon mari travaillait comme un Nègre. Je l’avais dit sans y penser. Sans préméditation aucune. Sitôt la voisine partie, mon mari s’est avancé vers moi avec des yeux de fou, il m’a serré la gorge de ses mains énormes, j’ai cru qu’il allait me tuer, et il s’est mis à me crier dis-le salope que je suis un sale Nègre, vas-y, dis-le si t’es pas une lâche, dis-le que je suis un négro. Il a hurlé pendant des heures. Des vociférations terribles. Il a fallu que les Perez frappent à grands coups sur la cloison pour qu’il finisse par se taire.

Il y a eu d’autres scènes identiques. Des cris. Des coups. Des querelles et des rabibochages. Des hauts et des bas. Des chagrins où on tombait ensemble et qui étaient au fond nos seuls moments d’intimité et de rapprochement. Un soir, il m’a poussée avec brutalité devant le miroir de la salle de bains. Il m’a pris le menton dans ses mains et il l’a soulevé violemment. Regarde à quoi je ressemble ! Il m’a défiée du regard. J’ai baissé les yeux. Il a tiré violemment mes cheveux pour que je garde la tête droite. Regarde ! Je ne me suis pas débattue comme je l’avais fait tant de fois pour ne pas avoir à lui répondre. On est restés des heures comme ça devant la glace, on aurait dit deux fous, jusqu’à ce que mes yeux, à force de fixer sans les voir nos deux figures horribles, se ferment de douleur et d’épuisement. J’ai fini par prononcer la sentence qu’il connaissait déjà mais dont il attendait la confirmation de ma bouche. J’ai prononcé les mots qu’il attendait pour se mettre à souffrir. Le mal était maintenant si visible que je ne pouvais plus continuer à me taire et à faire semblant. Je ne pouvais plus lui mentir sous peine de devenir dingue. J’ai dit ce qu’il savait. Je l’ai dit.

Cette nuit-là mon mari a perdu la paix qui est faite du simple glissement des choses. Lui qui depuis sa jeunesse s’était si peu soucié de ses apparences, sans doute parce qu’il se savait beau, il n’a plus pensé qu’à la couleur de sa peau. La couleur de sa peau, c’est devenu son obsession, sa torture, quelque chose contre quoi son esprit malheureux se cognait sans arrêt et se faisait mal. Il me disait je me demande comment tu peux vivre avec un Noir, ma pauvre, je me demande comment tu peux regarder un sale Nègre dans les yeux. Si je lui parlais gentiment, il me disait tu me parles avec pitié, comme à un Nègre. Et si je le touchais, si je le frôlais du bout des doigts, il me disait attention ça tache ! Puis il fondait en larmes, comme un enfant.

Alors je me suis mise à attendre un miracle qui nous délivrerait de toute cette noirceur. Et malgré la méfiance que m’inspiraient les psychiatres, j’ai convaincu mon mari d’aller consulter le docteur Nallet, un psychiatre d’ici, du Groupe médical, qui a guéri la femme de Gus quand elle était au fond. J’avais dans l’idée qu’on ne peut pas soigner les pensées et les rêves comme on soigne la coqueluche. Mais en même temps, je ne pouvais pas m’empêcher d’espérer, comme je n’arrête pas de le faire depuis que je suis née sur la terre.

Dimanche, c’était son anniversaire. Son anniversaire tombait le jour de la Toussaint. Ça m’a toujours semblé mauvais signe. J’ai demandé au docteur Nallet s’il avait droit au champagne, si le champagne était conciliable avec son traitement pour les nerfs, un Laroxyl matin et soir, plus un Tranxène. Le psychiatre m’a dit qu’il n’y avait pas de contre-indication. La seule contre-indication, m’a dit le psychiatre, c’est le porte-monnaie. J’étais mieux placée que lui pour le savoir ! J’ai pas hésité une seconde à la dépense. Le champagne c’est bon pour le moral, tout le monde le sait. J’ai acheté du champagne de marque, du Mumm, et j’ai fait un bon gâteau au chocolat surfin, comme il les aimait tant avant sa maladie.

Après la truite aux amandes, j’ai servi le gâteau dans les assiettes du service, j’ai versé le champagne dans les coupes que marraine m’a offertes pour mon mariage, un bien beau mariage quand j’y pense, deux cents invités au total, des neveux, des cousins, de la marmaille que j’avais jamais vue. Je me souviens comme si c’était hier de la pièce montée géante que tout le monde avait applaudie debout, avec à son sommet notre portrait à tous les deux en sucre rose, posé sur une plate-forme de nougatine soutenue par quatre colonnettes blanches, une merveille. J’ai souhaité à mon mari un joyeux anniversaire. Je lui ai dit joyeux anniversaire mon chéri et j’ai déposé son cadeau à côté de l’assiette à dessert, une chemise chaude pour l’hiver, pour lui remonter le moral. Mon mari a ouvert le paquet avec la lenteur de ceux à qui la maladie a enlevé toutes les forces. Il n’a pas touché au gâteau, ni au champagne. Il est resté, comme ça, un long moment, sans parler, sans bouger, retiré en lui-même comme au fond d’un puits. Tout d’un coup, il s’est levé et il m’a dit je vais m’occuper au garage. Mon mari, il aimait bien s’occuper au garage. Il s’y sentait comme le directeur. Et quand je suis allée le chercher…

(À ces mots, Mme Duchêne éclate en sanglots. Mme la directrice de l’Action sociale la reconduit jusqu’à son siège dans un silence gêné. M. le Président-Directeur Général fait alors un signe à M. Devismes, chef de l’Harmonie aubinoise, qui, depuis le début de la cérémonie, se tient avec sa chorale à gauche de la tribune. M. Devismes va adresser quelques mots au public, avant de diriger sa formation.)

Mesdames, Messieurs, l’hymne que nous allons vous interpréter, intitulé « Hymne à M. Charles Besson », a été composé, paroles et musique, en 1944, par M. Robert Sauzède, ouvrier, musicien et poète.

Un, deux.

(L’exécution de l’hymne est accueillie par les acclamations sympathiques du public.

Seuls, Mme et MM. les directeurs de Service et M. le Président-Directeur Général ne participent pas à la liesse générale. Ils semblent tous préoccupés.

C’est au tour, maintenant, de M. le directeur de la Communication de prendre la parole.)