Je ne serai pas long. Je ne suis pas un homme de discours. Je suis un homme de terrain.
Mes débuts comme chef d’équipe n’ont pas été roses, c’est le moins qu’on puisse dire. Mes collègues ont fait courir des bruits. Ils m’ont traité de jaune, de fayot, et j’en passe. C’était la jalousie qui les faisait parler. Et la jalousie rend méchant, c’est forcé. Mes propres enfants ont insinué que j’étais un mouchard. Il y a des mots qui ne se referment jamais. Et à une réunion Tupperware qui se passait chez moi, des amies de ma femme ont fait des remarques blessantes au sujet de mon avancement. Toutes les femmes sont des mauvaises langues. Glapir et cancaner, c’est la seule chose qui les occupe. À croire qu’elles n’ont rien d’autre à faire.
Je profite donc de l’occasion qui se présente pour dire officiellement que je ne suis pas un mouchard. Je veux pouvoir marcher la tête haute.
Question travail, je fais ce qu’on me dit de faire. Un point c’est tout.
Une fois par mois, j’établis une fiche pour chaque ouvrier avec son nom et son matricule. Je suis les instructions. Tous mes dossiers sont à jour. Je mets une note sur chaque fiche. Je suis impartial. Je note de un à cinq. Ponctualité. Assiduité. Rendement. Comportement. Remarques. Au chapitre « remarques », j’inscris quelques observations de mon cru. Je pèse chaque mot. J’essaie d’être juste. Mais il ne faut pas qu’on me cherche. J’ai l’amour d’une main et la haine de l’autre. Et si on cherche ma haine, on la trouve.
Sur un registre spécial, j’écris le nom des syndiqués, des saboteurs et de tous ceux qui empêchent la liberté du travail. J’ai horreur des branleurs, excusez-moi du mot. Mais il y en a de moins en moins. Et de ce point de vue, mon travail perd de son intérêt. D’un côté, je regrette. De l’autre, non.
Anciennement, le sabotage était un jeu d’enfant. Il n’y avait rien de plus facile que le sabotage. Un coup de pied bien ajusté, paf, et le chariot déraillait. Plus de chaîne ! On n’avait qu’à se tourner les pouces en attendant les dépanneurs. Ça faisait toujours dix minutes de gagnées. Les parasites avaient la belle vie.
Au jour d’aujourd’hui, le sabotage est devenu absolument impossible, grâce à Dieu. Je veux dire grâce à l’électronique. Je l’explique pour ceux qui ne le savent pas. Sur chaque chaîne, on a placé des détecteurs électroniques qui repèrent la moindre anomalie mieux que n’importe quel contremaître. Alors, les saboteurs, tous ces contrôles ça les dissuade, forcément.
Mais on a encore rien trouvé pour supprimer les fortes têtes. Ceux-là, ils ont la vie dure. C’est incroyable. Vous en chassez un par la porte, il en vient dix par la fenêtre. Mais je les ai à l’œil. Je les surveille en permanence. Surtout lorsque je sens que quelque chose se machine, qu’il y a de la fébrilité dans l’air, je ne sais quoi d’inhabituel que je reconnais aussitôt. Je vais, je viens, mine de rien. Je fais mes calculs, mes rapports. Bien consciencieusement. J’établis les tableaux de mérite, l’air absorbé. Mais je ne les quitte pas des yeux une seconde. Allez les mecs, on se bouge, je leur fais en passant. Plus vite, plus vite les mecs, on n’est pas là pour roupiller. Magnez-vous le pot, nom de Dieu. Je ne les laisse pas souffler. Parce que s’ils soufflent, ils pensent. Et s’ils pensent, c’est le foutoir, il n’y a pas d’autre mot. Je vous parle de mon expérience. Mon travail est de les mater. Il vaut mieux tuer le diable avant que le diable vous tue. J’ai mes méthodes à moi. J’y ai beaucoup réfléchi. Je les convoque personnellement dans ma cabine. Ils se pointent. Je les fais poireauter. Debout. Un bon moment. Je reste sans parler. Impavide. Je fais semblant de consulter mes paperasses. Très lentement. Puis je lève la tête. Je les regarde dans les yeux pour leur prouver qu’ils ne me font pas peur. Je mets dans mon regard une détermination extrême. C’est toujours par le regard qu’un homme en domine un autre. Et sans montrer la moindre émotion, sans élever le ton, d’une voix froide et dure comme un couteau, je leur dis comme ça : la porte est ouverte pour ceux qui ne sont pas contents. Ça les glace. Parfois j’ajoute : tu devrais aller voir à Moscou si j’y suis. Ou encore pire, je les menace d’un rapport et je leur sucre la prime. La méthode est infaillible. Ça les calme instantanément. Moi je ris en dedans de les voir si démontés.
Parce que les forts en gueule sont beaucoup moins arrogants dans l’intimité de ma petite cabine qu’au milieu de leurs supporters. Ils sont beaucoup plus gentils, y a pas à tortiller. Beaucoup plus dociles. Bien mieux disposés à tous égards. Des agneaux. Ils vous mangeraient dans la main.
Les hommes en général sont beaucoup moins arrogants en solo qu’en troupeau. Je l’ai souvent remarqué. À faire ce travail, j’ai beaucoup appris sur la lâcheté humaine.
Mais c’est la suite, souvent, qui est pénible. Il y en a qui demandent pardon. D’autres qui passent aux aveux complets, sans que j’aie rien demandé. Certains deviennent tout d’un coup tellement coopératifs qu’ils dénoncent leurs camarades de section. Si vous croyez que ça m’amuse ! J’ai vu pleurer les plus fiers. Comme des femmes. Moi, je reste de marbre. Les consoler ça ne fait pas partie de mes attributions. Je n’en finirais pas !
Bien sûr, je ne suis pas aimé. Mais est-ce qu’on travaille pour être aimé ? Je vous le demande. Et si je pousse plus loin la question, est-ce qu’on vit pour être aimé ? Franchement !
Mon travail ne comporte pas que des côtés négatifs, il ne faut pas croire. À la fin de chaque mois, je consacre les meilleurs ouvriers. C’est un plaisir. Je leur distribue les enveloppes, avec la rallonge. Un grand moment. Comme disait M. Verdier, mon instituteur, la vertu est toujours récompensée.
Contrairement à ce que certains s’imaginent, mon métier n’est pas de tout repos. Je dois faire face quelquefois à des situations tragiques qui exigent du doigté et une grande force de caractère. Par exemple, la semaine dernière, un OS, un Turc, s’effondre sur la chaîne. Paf. Mort d’un coup. Infractus. Les ouvriers rappliquent en courant vers ma cabine. Ils sont affolés. Osman est mort ! Osman est mort ! Il faut arrêter la chaîne ! Je réfléchis. Je pèse le pour et le contre. D’un côté le mort. De l’autre la production. Je dis non. Le délégué s’approche. C’est un dur. Il me demande d’arrêter la chaîne. Je dis non. Terminé. Il essaie de m’attendrir. La dignité humaine ! Le respect des morts ! L’émotion des camarades ! Tout un baratin que je connais par cœur. Je dis non. Plutôt crever que de changer d’avis. Je ne suis pas du genre girouette. Quand je dis non, c’est non. Affaire classée. Mort ou pas mort, l’autorité ne doit pas fléchir. Surtout avec les ouvriers. Toujours prêts à ruer dans les brancards. Évidemment, ce genre de décision ne me rend pas populaire. Mais je ne recherche pas la popularité. Je ne souhaite absolument pas que les ouvriers se rapprochent de moi. Bonjour, au revoir, je m’en tiens au strict nécessaire. Ils me craignent, tant mieux ! Ils me détestent, j’y suis habitué et, dans un sens, je le préfère. Ils me tiennent à l’écart de leurs petites fêtes en croyant me punir, l’anniversaire de l’un, le mariage de l’autre. Mais moi leurs petites fêtes me font horreur. Personne ne peut imaginer à quel point leurs petites fêtes me font horreur. Je reste seul dans ma cabine. J’entends leurs paroles grossières, leurs injures aux patrons, leurs blagues obscènes qui me répugnent. Ils trinquent au milieu des rires et des rots. À la santé du con qui paie ! Je ne le leur fais pas dire. Je les laisse boire. C’est un ordre de la Direction. Je suis bien obligé d’obéir. Mais sitôt la pause finie, je les renvoie d’un mot à leur poste. Il faut savoir assumer sa fonction. Je l’assume. Il y en a qui essaient de m’avoir. Des Portugais qui me rapportent une bouteille de porto. Des Yougoslaves qui m’offrent du, comment ça s’appelle déjà leur boisson nationale ? Je ne peux pas faire autrement que d’accepter ces cadeaux. Mais c’est à contrecœur que je leur dis merci. Moi on ne m’achète pas. Mon rôle c’est d’être implacable. Ni plus ni moins. Et pour être implacable, il faut être propre, on ne me sortira pas cette idée de la tête. Tant pis si ma sévérité m’attire des critiques. Au début de ma carrière, j’étais obnubilé par les critiques. J’en dormais plus. Avec l’âge, je suis devenu étanche. Les critiques ne me touchent plus. Ce qui compte pour moi c’est l’avis de mes supérieurs. Rien d’autre. J’espère pouvoir leur donner entière satisfaction jusqu’à la fin. Merci.
(Les membres de la tribune, qui n’ont cessé de discuter entre eux tout le long du discours de M. Pinchard, applaudissent sans enthousiasme. Visiblement, leur esprit est ailleurs.
M. le directeur de la Communication reprend la parole.)
Mesdames, Messieurs, notre directeur de la Productivité, M. Leherissé, va vous tracer maintenant un tableau clair et précis de notre production automobile, production mise en difficulté, il faut bien le dire, par le nombre toujours croissant d’ouvriers démotivés. Écoutons-le.