Mesdames, Messieurs, chers collaborateurs,

Partout, la concurrence est féroce. Les Japonais sont à nos portes. Les groupes s’entre-tuent. Certains coulent à pic après quelques soubresauts. Des managers mélancoliques meurent de mort violente tandis que leurs épouses avachies avalent des aspirines en buvant du Chivas.

L’économie mondiale traverse une crise d’angoisse. Les affaires périclitent. Le yen vacille. La lire chute. Les actions de Suez ont entamé une descente irréversible. Mesdames, Messieurs, nous devons coûte que coûte surmonter la conjoncture et opérer une révision drastique de nos méthodes de travail.

Pour l’ensemble de l’année, notre production se situe aux environs d’un million de véhicules. Notre pénétration est stationnaire. Le marché des exportations est plus que jamais tributaire des situations internationales, ce qui laisse subsister de grands risques sur le maintien du volume d’exportations. La Yougoslavie vient de nous jouer le mauvais tour que vous savez. Quant à la Russie, elle n’est plus qu’un tas de ruines. Total, la dégradation de notre situation financière se traduit par un endettement de quatre milliards de francs.

Le contexte moral de notre entreprise n’est guère plus réjouissant. Le nombre d’ouvriers démotivés, je dirais même je-m’en-foutistes, est en constante augmentation. L’absentéisme sévit. La désinvolture gagne.

Des cas de désespoir ont été signalés. Un homme, hier, s’est déclaré mort alors que son cœur battait. Il répétait je suis mort je suis mort. Un autre a refusé de décharger une benne. C’est consternant. Dans l’atelier 12, un Roumain s’est jeté en hurlant sur une scie tournante. Il en est mort. Ces spectacles sont un exemple lamentable pour nos travailleurs qui ont tant besoin de réconfort. Il faut y mettre un terme.

Mesdames, Messieurs, puisque l’épidémie de désespoir semble se propager à la vitesse de la foudre, nous avons décidé de tout mettre en œuvre pour enrayer le mal. Notre nation ne doit pas être sapée dans ses fondements par ces sentiments pernicieux auxquels nos classes laborieuses ne sont que trop souvent enclines. Nos experts sont catégoriques, le désespoir a une action extrêmement corrosive sur nos grandes valeurs morales sans lesquelles il ne peut y avoir ni progrès, ni patrie, ni patrons.

Afin de juguler le désastre, Mme la directrice de l’Action sociale et moi-même venons d’instaurer une politique de prévention qui disposera des armes prophylactiques les plus redoutables.

 

PRÉVENONS LE DÉSESPOIR

 

Prévenons le désespoir, tel sera désormais notre nouveau slogan. Nous vous enjoignons, Mesdames et Messieurs, de participer à cette campagne de lutte. Épiez vos collègues. Écoutez-les. Si des comportements aberrants attirent votre attention, alertez nos conseillers en psychologie scientifique. Vous devez être à l’affût des moindres signes avant-coureurs. La liste est longue. Je n’en citerai que quelques-uns : propos cocasses, extravagances, perplexité méditative et tendance à la procrastination, crise de mutisme au sein des groupes d’expression, rentabilité sévèrement altérée, interrogations métaphysiques sur le destin, questions de haute transcendance telles que où suis-je ? où cours-je ? énoncées la plupart du temps dans un dessein comique mais qu’il nous faut prendre ici tout à fait au sérieux.

La lutte contre tous ceux qui portent atteinte au moral de leurs camarades en se donnant en spectacle par des actes que je n’hésiterai pas à qualifier de grotesques, d’égoïstes et d’insensés, cette lutte, mes amis, sera sans merci. Sachez-le bien.

Quoique la vague, et j’ose dire, la vogue des suicides (rires dans la salle) contribue à réduire très légèrement le chiffre du chômage, nous ne pouvons que blâmer et punir un aussi fatal pessimisme. Le pessimisme, Mesdames, Messieurs, est la bête à abattre. Nous l’abattrons.

Nous ne sommes nullement surpris de constater que ces suicides dont l’aspect voyant et tapageur est, il faut bien le dire, d’un goût regrettable, que ces suicides, dis-je, sont l’apanage quasi exclusif des sujets solitaires. Les sujets solitaires deviennent toujours, à plus ou moins longue échéance, des sujets dangereux. Gardons présente cette vérité à l’esprit.

 

SEULS LES MÉCHANTS SONT SEULS

 

Et bien que nous ne voulions aucunement nous immiscer dans votre vie privée, nous vous encourageons fortement à fonder une petite famille qui vous prémunira contre l’abjecte contagion. Certes, nous vous savons portés, d’instinct, au mariage. Mais certains d’entre vous, animés de raisons bassement pécuniaires, hésitent encore à franchir le cap. Messieurs, n’hésitez plus ! Mariez-vous ! Ce ne sont pas les femmes qui manquent ! Il est beau de pouvoir décharger son cœur et le reste sur une femme agréée et qui vous appartient en propre. Pour vous permettre de subvenir aux frais occasionnés, des prêts vous seront consentis par notre Consortium à un taux ridicule. La famille, Mesdames, Messieurs, est un bouclier d’airain contre la fascination qu’exercent sur les faibles d’esprit les images rutilantes du désespoir.

Mais venons-en aux mesures que nous avons arrêtées, je vous vois piaffer d’impatience.

À chaque tentative de suicide ratée, le coupable subira une mise à pied d’une semaine, suivie d’une mutation irréversible dans un atelier de haute dangerosité.

Nos ateliers de haute dangerosité sont réservés à nos usines de sous-traitance. Nos usines de sous-traitance accueillent les maigres, les masochistes, les mongoliens, les Nègres, les nerveux, les nonchalants, les Arabes sains ou malsains, les terroristes repentis, les pessimistes (ce sont les pires), les périmés, les podagres, les sujets dispensés d’efforts en raison d’une hernie inguinale ou de toute autre affection, et cetera.

Mais nous tenons à vous rassurer. Chez les individus susnommés, les effets mortifères des substances toxiques n’apparaissent pas avant une vingtaine d’années. Il n’y a pas de quoi en faire un plat ! Du reste, cancers et leucémies bénéficient, grâce aux progrès constants de la science moderne, de traitements chimiques tout à fait appropriés.

Finie la sensiblerie !

De la poigne !

Si nous voulons écraser nos rivaux étrangers, si nous voulons résister au déferlement de leurs produits et pulvériser leurs propres records, nous devons mettre la barre très haut. Nous la mettrons.

Dans ce dessein, l’automatisation des ateliers 5, 12 et 25 est une priorité absolue. Aussi, Messieurs, nous n’irons pas par quatre chemins. Ne finassons pas. Nous vous avons toujours parlé franchement. Avec l’automatisation des ateliers, une compression du personnel se révèle inévitable. Deux mille ouvriers seront remerciés. Nous y sommes acculés. Cette petite opération de réajustement nous permettra de rétablir partiellement l’équilibre avec le niveau de production. Et nous ferons d’une pierre deux coups ! Tout en réduisant nos coûts d’exploitation, nous nous séparerons en même temps des brebis galeuses.

 

ASSAINISSONS !

 

Assainissons l’entreprise. Débarrassons-nous de la racaille qui infecte le troupeau. Nous voulons des hommes propres dans une usine propre. Mais pas de panique ! L’usine reconnaîtra les siens. Elle gardera les meilleurs. C’est-à-dire vous, mes amis. De plus, votre travail sera allégé. Vos doigts ne vous feront plus souffrir. Il vous suffira de surveiller des voyants de couleur sur un écran électronique et d’appuyer sur un bouton trois cent vingt fois par jour. Vous en avez de la chance !

Le dégraissement de notre appareil va profiter à l’entreprise tout entière. C’est-à-dire à vous tous qui m’écoutez.

Quant aux ouvriers remerciés, nous leur disons : ne baissez pas les bras, ayez une attitude positive, soyez battants, chaque jour est un jour neuf, l’avenir est riche de promesses, ne perdez pas votre temps, le temps c’est de l’argent, mettez ces vacances à profit pour vous cultiver et vous épanouir, ce ne sont pas les musées qui manquent, l’art adoucit les mœurs, ne choisissez pas la facilité, accédez aux œuvres de l’esprit, elles élèvent, du travail vous en retrouverez pour peu que vous en cherchiez, un de perdu dix de retrouvés, recyclez-vous, commencez une nouvelle vie, la vie est là qui vous prend par le bras, ne soyez pas à court d’espoir, tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir, osez, démarrez par exemple une petite entreprise, dans quelques mois vous penserez quelle chance j’ai eue de perdre mon travail, avant j’avais un horizon limité, maintenant j’ai ma petite affaire à moi, ne regrettez pas le passé, ne doutez plus de l’avenir, réalisez votre rêve, de nouvelles aventures merveilleuses vous attendent !

Certains paresseux, hélas, vont profiter de ce désœuvrement pour se prélasser sans vergogne et satisfaire leurs vices. Boire de la bière et taper le carton, voilà tout leur programme. Une fois la fête finie, qu’ils ne viennent pas se lamenter ! Vous chantiez, j’en suis fort aise, eh bien dansez maintenant !

Je voudrais à cette occasion mettre en garde les plus benoîts d’entre vous. Ces parasites vont chercher par tous les moyens à susciter votre compassion. À seule fin de vous apitoyer, les plus dégénérés vont se livrer honteusement à la mendicité. Alors, un conseil, pas d’état d’âme ! Ne vous laissez pas carotter ! Ces gens n’ont eu que ce qu’ils méritaient. Tôt ou tard la paresse se paie.

Nous avons longuement réfléchi, mes amis, à la cruelle question du chômage. Nous ne sommes pas les monstres froids que l’on dit. Il nous est apparu avec évidence que cette délicate situation…

(M. Fabre, directeur de la Sécurité, chuchote quelques mots à l’oreille de M. le directeur de la Productivité qui se trouve à sa gauche. Celui-ci ne peut maîtriser un sursaut.)

Ces petits salopards commencent à nous les briser ! C’est intenable à la fin ! Et s’ils croient que c’est la bonne méthode pour nous faire flancher, ils se plantent ! Y’en a marre, merde ! Qu’on les foute dehors et qu’on n’en parle plus ! Qu’est-ce qu’on attend ? On ne va pas se laisser emmerder toute la vie par ces raclures !

(Après cette embardée qui a littéralement pétrifié l’assistance, M. le directeur de la Productivité parvient à dominer sa colère et à donner le pas, comme d’habitude, à la froide réflexion.)

Mesdames, Messieurs, gardons notre sang-froid. Ce ne sont pas quelques malheureux irresponsables qui vont nous empêcher de faire notre devoir. Que la fête continue !

Où en étais-je avec tout ça ? Les chômeurs ? Oui, je disais donc que la question du chômage trouverait son issue à long terme si les travailleurs se résignaient à, comment dire, à procréer avec moins d’acharnement bestial. Force nous est de constater que, sous les effets conjugués de l’alcool et de la promiscuité, les ouvriers ont tendance, disons, à abuser du seul plaisir qui ne leur coûte rien. Ils prolifèrent. Un terme doit être mis aux excès de ce type, qui jettent le discrédit, dans l’esprit de la nation, sur cette fonction magnifique qu’est la procréation.

Notre calcul est le suivant. En supposant que chaque famille ouvrière ne mette au monde qu’un seul enfant, comme nous le souhaiterions, par le jeu des mariages, des décès et des promotions, un enfant sur trois seulement reproduirait le destin, euh, le destin peu enviable de ses irresponsables géniteurs. Nous vous demandons d’y réfléchir. A-t-on le droit, mes amis, de donner le jour à des êtres humains dont nous savons avec certitude qu’ils seront plus tard des chômeurs, des voleurs, des dealers ou des assassins ? Car les statistiques ne trompent pas. L’impécuniosité chronique conduit inexorablement le chômeur à franchir une à une toutes les hiérarchies du crime jusqu’au plus abominable, le viol de sa maman !

 

CHÔMEUR = VOLEUR = VIOLEUR

 

Pour toutes les raisons que nous venons d’évoquer, les chômeurs, et en particulier, je dois le dire, les chômeurs immigrés, sont extrêmement antipathiques à nos populations. Ils déplaisent, c’est un fait. Quand ils ne font pas peur. Nos hommes politiques ne l’ignorent pas. Nous venons justement d’apprendre que M. le ministre de l’Intérieur, fort attaché à la sécurité de notre patrie, s’apprêtait à faire affréter quelques charters pour reconduire ces migrants dans leurs pays de rêve. On peut dire qu’ils sont vernis ! Sénégal ! Sierra Leone ! Côte-d’Ivoire ! Des noms qui chantent dans nos têtes et font surgir devant nos yeux des visions enchanteresses, plages de nacre, cocotiers, youkoulélés, Négresses sauvages dansant au son du tam-tam à Tombouctou, ah ! l’Afrique ! l’Afrique ! Nous souhaitons un bon voyage à nos amis de couleur. Nous espérons seulement qu’ils ne souffriront pas trop de la chaleur.

Quant à la question subsidiaire des salaires, nous irons droit au but. Pas de boniment. Nous n’avons pas coutume de mâcher les mots. Pour rester compétitifs face aux géants nippons et allemands, nous devons réduire encore davantage nos coûts de production. Or l’absentéisme galopant et les lois démagogiques sur la durée du travail, votées sous la pression des extrémistes, ont grevé lourdement notre budget. Afin de ne pas compromettre le redressement amorcé et dont nous bénéficierons tous, à terme, nous sommes dans l’obligation de freiner provisoirement l’évolution de vos salaires. Mesdames, Messieurs, participez à ce redressement ! Acceptez des salaires réduits ! On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Montrez-vous solidaires de vos managers ! Vous en tirerez de grandes satisfactions morales. Ces dispositions, je le répète, sont prises dans l’intérêt général ! Nous vous demandons de les accueillir avec le discernement dont vous êtes capables ! La pauvreté, du reste, est une épreuve salutaire, je ne suis pas le premier à le dire. Ceux d’entre vous qui souhaitent travailler gratuitement sont priés de se faire connaître. Une petite surprise les attend !

Nous nous sommes laissé dire que d’éternels mécontents se plaignaient que nos salaires fussent dix, vingt, trente fois supérieurs aux vôtres. Toujours la même rengaine ! Ne pensez pas, Messieurs, qu’il s’agisse, de notre part, d’une coupable inconséquence. L’étourderie n’est pas notre fort. Non, Messieurs. C’est tout à fait sciemment que nous le voulons ainsi. Pourquoi ? me direz-vous. Par méchanceté ? Par avarice ? Par abjection ? Par sadisme ? Non, Messieurs. C’est parce que nous sommes convaincus que la frustration est le levier le plus puissant de l’âme humaine. Je vous le répète, afin que cette vérité pénètre bien dans vos cervelles : la frustration est le moteur le plus puissant de l’âme humaine. Ce qui manque à l’homme au point de le rendre enragé, il l’arrache, il l’extorque, il se l’approprie. Le voici devenu charcutier, puis président des charcutiers, puis président tout court. Il croît. Il gonfle. Il monte. Il monte. Il atteint le sommet. C’est la gloire et ses pompes. Il a quatre-vingts ans. Juste le temps d’en jouir avant le grand plongeon. Je vous parle, mes amis, comme jamais aucun de vos chefs ne vous a parlé.

Mais brisons là. C’est une chose lamentable que de se passionner pour de viles questions pécuniaires quand il y a dans la vie tant d’autres intérêts. Le ressentiment morbide de quelques-uns ne doit pas nous faire oublier qu’il existe chez nous de nombreux ouvriers, dont vous êtes, que leur vocation puissante et irrésistible met à l’abri de toute vénalité.

C’est la vocation d’une femme exceptionnelle que nous allons couronner aujourd’hui, la vocation d’une ancienne calandreuse aujourd’hui polyvalente, Mme Josette Bourseguin.

(Tandis que M. le directeur de la Productivité descend de la tribune, Mme Josette Bourseguin se lève avec difficulté de son siège et s’avance vers la tribune à pas très lents.)

Chère madame Bourseguin, je suis heureux de vous remettre cette médaille d’or, symbole de votre ténacité et de votre abnégation. Avec nos sincères félicitations.

(Applaudissements.)