Les vampires ne sortent de leur tombe qu'à la nuit tombée, c'est un fait bien connu. Alfredo, du haut de ses presque cinq cents ans d'existence, ne faisait pas exception à cette règle sacrée entre toutes.
Ce soir-là relevait une importance particulière. Malgré son impatience, il avait dû se résigner à attendre que le soleil s'éclipse au profit du crépuscule pour sortir de sa retraite. Lorsque ses paupières s'ouvrirent enfin dans l'obscurité de son cercueil, le vampire sourit. Il s'extirpa sans plus attendre de son cercueil en bois laqué, trépignant sur place d'excitation. Ce début de nuit s'annonçait mémorable, à marquer d'une pierre blanche : il allait enfin goûter aux joies de l'informatique et d'internet !
Alfredo se frotta les mains en voyant le carton volumineux qui l'attendait sur son pas-de-porte. Le soulagement l'envahit. Trouver la vieille bâtisse décrépite et abandonnée qui lui servait de repaire n'était pas une tâche des plus aisées pour les livreurs. Le vampire récupéra son colis et s'installa dans le salon aux murs couverts de portraits anciens. Fébrile, presque ému, il s'empressa de déballer le contenu soigneusement emballé dans du polystyrène.
Un ordinateur portable flambant neuf lui tendait les bras, le dernier modèle d'une grande marque ! Si les autres suceurs de sang éparpillés dans la ville voyaient la nouvelle acquisition d'Alfredo, ils n'en croiraient pas leurs yeux. En effet, ce dernier entretenait une image quelque peu rétrograde de l'avis unanime de ses congénères noctambules.
Alfredo se glorifiait d'être hostile à tout progrès et innovation.
Né à l'ère moyenâgeuse où ni l'électricité ni l'électronique n'existaient, il abhorrait farouchement les avancées technologiques. Aveuglé par une mégalomanie mal placée, il se revendiquait Maître des Ténèbres, drapé dans des illusions de certitudes démodées ; des chimères aussi élimées que la vieille cape noire qu'il traînait depuis des siècles. Conservateur jusqu'au bout des ongles, la réalité était qu'Alfredo ne faisait plus peur à personne. Et ses proies devenaient une denrée trop rare. Il persistait envers et contre tout à renier le confort moderne, ses facilités. Éclairage à la chandelle et plume d'oie pour l'écriture constituaient encore son quotidien, et il se vantait d'en être fort aise. Du moins était-ce le cas jusqu'à récemment.
Qu'est-ce qui avait bien pu le décider à changer ainsi d'opinion, à revoir ses préjugés « vieux jeu » ? La seule chose capable de convaincre un vampire de s'adapter à son époque, de l'obliger à évoluer : son éternelle et souveraine soif de sang !
Chasser les proies nécessaires à assouvir cette faim damnée qui le taraudait nuit après nuit, sans repos ni répit, se révélait particulièrement ardu en ce début de XXIe siècle. Les caméras de surveillance, les vigiles, les armes à feu dernier cri qui – même dépourvues de balles en argent – causaient de gros dégâts… Autant d'obstacles qui se dressaient entre lui et une bonne pinte de sang frais. On était bien loin de l'image romantique qui mettait en scène un gentleman blafard, prompt à planter ses canines dans le cou offert d'une vierge. En fait, se nourrir convenablement aujourd'hui ressemblait plutôt à un authentique parcours du combattant. Et pas question de recourir à un quelconque talent hypnotique ou de séduction, Alfredo en était dépourvu, à son plus grand regret, même s'il se gardait bien de le crier sur tous les toits.
Plus que jamais pour un non-mort comme lui, la prudence était donc de rigueur. Finie l'époque bénie où lui et son engeance immortelle devenaient les chasseurs ultimes dès que pointaient les heures sombres. Terminés les festins improvisés au détour d'une ruelle à la pénombre sans retour. Les cités modernes et leurs éclairages représentaient un vrai fléau pour un vampire en maraude. Et partir pour la campagne, il en était hors de question… Alfredo ne voulait même pas en entendre parler : prédateur urbain il était, prédateur urbain il resterait !
Le sang de vache, très peu pour lui : notre vampire avait sa fierté.
Seulement voilà, ses repas s'espaçaient dangereusement. Bien qu'il feignît de l'ignorer, son estomac criait famine en permanence. Alfredo avait l'intime conviction que s'il pouvait apercevoir son reflet dans un miroir, il constaterait une perte de poids flagrante ; peut-être même déjà que ses os saillaient sous sa peau livide.
Et dire qu'un Saigneur de la nuit digne de ce nom ne se résout jamais aux restrictions d'un régime… Question d'honneur… Le vampire vivait mal cette diète forcée.
Alors, dans le calme nocturne de son manoir délabré de banlieue, Alfredo avait réfléchi, tourné et retourné la question mille fois dans sa tête : comment attirer des victimes juteuses à la merci de ses crocs ? Par quel stratagème séduire un infortuné gibier qui, volontairement ou non, étancherait sa soif d'hémoglobine ?
Il en vint plus d'une fois à regretter qu'il n'existe pas un bouquin du genre Boire du sang de vierge pour les nuls. Pourquoi s'acharner ainsi à ne pas lui faciliter la tâche ?
Alfredo étant d'une nature guère réactive, pour ne pas dire longue à la détente, la solution à son problème tarda à venir.
L'illumination survint un soir d'ennui, alors qu'il broyait du noir dans un bar morose et presque vide. Les deux seuls clients – éméchés – de l'établissement débattaient sur les occupations de leurs contemporains.
— J'pense que c'est le sport qui accapare tout l'temps d'nous autres, affirma l'un des poivrots. On en parle partout, n'importe quand !
— Pas du tout ! le rabroua son compagnon de beuverie accoudé au comptoir. Le truc à la mode, c'est l'internet. Les jeunes et même les vieux en raffolent. Tout le monde de nos jours veut « siffler sur la toile ». Paraît que c'est un moyen génial pour draguer les minettes…
— Pas « siffler », le reprit le premier, « surfer sur la toile » qu'ils disent ! Mais faut avouer que pour décrocher des rencards, c'est pas mal… Faudrait qu'je m'y mette tu crois ?
Cet échange des plus fructueux, quoiqu'imbibé d'alcool, n'était pas tombé dans l'oreille d'un sourd. Comme quoi, une muse peut prendre les apparences les plus inattendues…
Des rencards qui seraient autant de potentielles victimes ? Ni une ni deux, le lendemain, pris d'une brusque inspiration, Alfredo se décida à faire un pas dans la modernité. Il entreprit alors le nécessaire afin d'acquérir l'électricité et ce fameux internet, promesse d'un nouvel âge d'or.
À lui ce nouvel eldorado de vierges au sang frais !
L'opération, en réalité, se révéla plus laborieuse à concrétiser que ce qu'il avait espéré. Dans un premier temps, les électriciens rechignèrent à travailler uniquement de nuit. Alfredo déboursa une coquette somme pour qu'une entreprise accepte ses conditions nocturnes. Cela fait, il se renseigna sur les modalités pour obtenir une ligne téléphonique ainsi qu'un ordinateur. Un ordinateur… Le vampire trouvait ce terme quelque peu barbare. Cependant, il était prêt à l'adopter si ce dernier lui permettait de ramener des proies dans son giron.
Sauf que lorsqu'Alfredo fut en possession de l'objet de ses désirs, ce fantastique entremetteur haut débit, il s'aperçut qu'il ignorait comment s'en servir. Il lui fallut un mois entier pour comprendre les subtilités de son fonctionnement, et un autre pour parvenir à le maîtriser avec force manuels et guides en tout genre.
Autant de jours passés à se serrer la ceinture.
Arriva une nuit où, enfin, le débutant aux longues canines se sentit fin prêt pour explorer de nouveaux horizons virtuels. La souris et le clavier à portée de main, il s'inscrivit sur une multitude de sites de rencontres, tous généreux en promesses de contacts. Il précisa à chaque fois qu'il était un authentique vampire à la recherche de compagnes mortelles, vierges si possible. L'engouement pour son espèce damnée lui était connu et il se disait que jouer franc jeu lui attirerait probablement les faveurs d'une foule de charmantes demoiselles en quête de sensations morbides. Vu la soif qui le tiraillait depuis de trop nombreuses semaines, ces âmes innocentes ne seraient pas déçues du voyage !
Sauf qu'obtenir un vrai rendez-vous se révéla moins évident et rapide que ce qu'Alfredo avait espéré. Les éventuelles candidates ne se bousculaient pas au portillon, peut-être à cause de sa photo au physique douteux et à son profil peu crédible. Pire, des gredins mal inspirés osaient se moquer de son profil. Pourtant, les mâles au visage poupin et au double menton faisaient fureur… quelques siècles plus tôt.
Cependant, Alfredo ne se laissa pas démonter. Avec une bonne dose de patience, tout finit par arriver. Un soir de printemps, l'internaute obtint enfin un premier tête à tête. La personne avec qui il noua connaissance n'était pas vraiment vierge, à en croire le nombre d'amants qu'elle se vantait avoir eus, mais bon… Cette dernière tombait à pic car le vampire avait saigné à blanc presque tous les chiens et les chats des environs. Ironie de la situation, mort de faim était un terme approprié pour décrire son piteux état.
Pour son entrevue galante, Alfredo mit un point d'honneur à renvoyer de lui-même une image irréprochable. Selon lui, le mot vampire rimait avec élégance, même si croquer sa conquête figurait au menu de la soirée. Il choisit donc sa plus belle redingote, une chemise à jabot rapiécée çà et là, et orna son cou d'un foulard de soie écrue à moitié dévoré par les mites. Deux doigts de gomina pour coiffer en arrière ses cheveux d'un noir de jais (un peu épars sur le front, il est vrai.) complétèrent son allure distinguée. Apprêté avec soin mais regrettant de ne point pouvoir jauger ses efforts devant la glace, l'adepte des nouvelles technologies et de ses petits bonheurs se rendit à son rendez-vous, un bouquet de roses rouges entre les mains. Affamé mais attentionné.
Bien qu'ayant perdu sa virginité depuis un bail, la proie qui avait mordu au piège d'Alfredo se disait être une jeune femme bien sous tous rapports qui, d'après sa description alléchante, recherchait un authentique Enfant de la nuit pour connaître le frisson de l'étreinte. Les discussions qu'ils partagèrent ensemble par écrans interposés confirmèrent l'attrait, ainsi que la naïveté, de sa nouvelle admiratrice. Une brune aux yeux verts et aux formes plantureuses : juste ce qu'il fallait pour étancher sa soif !
La rencontre était prévue dans l'enceinte d'un vieux cimetière, lugubre à souhait pour l'ambiance, mais aussi afin de prévenir toute présence importune la nuit venue. « Pour ajouter une touche de romantisme », avait spécifié le vampire. D'un pas guilleret, le chasseur au teint aussi blanc que l'ivoire arriva sur place. Après la période de vaches maigres qu'il avait traversée, ses canines ne tenaient plus en place.
Lorsqu'il parvint à l'adresse du cimetière en question, Alfredo entraperçut parmi les ombres une silhouette rose se découper dans les ténèbres, promesse du festin à venir. Sauf qu'au fur et à mesure qu'il se rapprochait, la dulcinée qui patientait ne correspondait en rien à la description donnée et à la photographie qu'elle lui avait exhibée lors de leurs échanges en ligne. Au lieu d’un visage aux beaux traits délicats, de lèvres fines et des pommettes saillantes, la femme qui l'attendait en jetant sans cesse des regards inquiets autour d'elle avait de larges épaules, la mâchoire carrée et un nez proéminent.
Arrivé à quelques mètres de sa promise, Alfredo réalisa, horrifié mais trop tard, que son délicieux rendez-vous au sang chaud n'était en fait qu'un homme affublé d'une
perruque brune !
Scandalisé par cette mise en scène et le déguisement grotesque avec lequel on avait eu l'intention de le leurrer, le non-mort chercha discrètement à revenir sur ses pas afin de s'éclipser en douce. Trop tard, le piège qui lui était destiné se referma sur lui et des individus armés de pieux, de haches et de crucifix surgirent de derrière les bosquets en vociférant pour se donner du courage.
Des chasseurs de vampires.
Paniqué, Alfredo fila droit devant lui sans demander son reste. Il courut comme jamais il n'en avait eu l'occasion en cinq cents ans d'existence. Ses assaillants, décidés à ne pas le laisser s'échapper, le mitraillèrent d'eau bénite et même de gousses d'ail à coups de lance-pierres. Dans sa fuite éperdue, le vampire trébucha sur les nombreuses pierres tombales et stèles disséminées sur son parcours. Ces obstacles improvisés le firent s'étaler plusieurs fois de tout son long, malgré sa vision nocturne et ses sens aiguisés. Un carreau d'arbalète orné d'une pointe en argent vint même se ficher dans sa fesse gauche. Honte et supplice se liguèrent pour lui administrer la pire humiliation qu'il n'ait jamais subie au cours de sa si longue existence.
Grâce à ses réflexes, sa rapidité, et puis aussi à une bonne dose de chance, Alfredo, dans un état pitoyable et crotté, parvint à échapper à ses poursuivants après une cavalcade dans la moitié de la ville.
Lui, un prédateur par nature, pris en chasse comme un vulgaire gibier par des humains pseudos tueurs de vampires… Si cette funeste mésaventure parvenait jusqu'aux oreilles des autres créatures immortelles, nul doute qu'il deviendrait la risée de tous les cercles damnés pour les siècles à venir.
La nuit suivante, à peine remis de ses émotions avec sa fesse qui lui brûlait encore atrocement, Alfredo jeta sans aucun regret son ordinateur aux ordures. Pour lui, fini les efforts pour se moderniser ! Il préférait encore les bonnes vieilles méthodes de traque à l'ancienne, avec lesquelles on ne risquait pas de tomber sur de dangereux fanatiques.
La technologie : jamais plus on ne l'y rependrait !
Et tandis qu'il regagnait en claudiquant son manoir à nouveau éclairé à la lueur des bougies, Alfredo, affamé, se demanda combien de chats et de chiens pouvaient bien encore compter les rues des quartiers alentour.
À bien y réfléchir, le sang de vache n'était peut-être pas si mauvais que ça…
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