CHAPITRE XI

Claudine Burroughs arriva de bonne heure à la clinique de Portpool Lane. Non qu’il y eût surcharge de travail ce jour-là, mais elle tenait à ranger le linge et à s’assurer que tout était en ordre. Elle avait commencé à travailler là parce qu’elle avait besoin d’occupations moins superficielles que des visites de courtoisie à des connaissances qu’elle ne pouvait qualifier d’amies. À ses yeux, les épreuves donnaient aux gens une certaine chaleur, une foi implicite en la bonté, voire un but ou un rêve commun. Elle ne trouvait rien de cela dans les thés, dîners et bals auxquels elle assistait. La religion elle-même semblait plus une affaire de discipline que d’espoir, d’obéissance que de miséricorde.

Si elle avait choisi cette œuvre charitable plutôt qu’une autre, c’était parce que aucune de ses relations n’aurait voulu participer à des activités aussi vulgaires, aussi terre à terre. Ces femmes qui voulaient paraître vertueuses ne savaient pas endosser de vieux habits, retrousser leurs manches et se mettre au travail, comme Claudine le faisait à présent, rangeant les placards de cuisine. Bien sûr, chez elle, il ne lui serait jamais venu à l’esprit d’entreprendre une telle tâche, pas plus qu’à sa cuisinière. Dans toute maison respectable, c’étaient les filles de cuisine qui s’occupaient de ces choses-là.

À vrai dire, ce travail lui procurait une certaine satisfaction. Les mains dans l’eau chaude et savonneuse, elle songeait aux petits signes d’anxiété et de tristesse qu’elle avait remarqués chez Hester récemment. Elle semblait éviter Margaret Rathbone, qui se montrait elle aussi distante, et parfois un peu sèche.

Claudine aimait bien Margaret et la respectait, sans pour autant éprouver à son égard l’affection qu’elle vouait à Hester, plus spontanée, plus vulnérable, et moins fière.

Lorsque Bessie entra dans la cuisine en annonçant qu’Hester était là et qu’elle allait lui préparer du thé, Claudine lui demanda de la remplacer et dit qu’elle apporterait le thé elle-même.

Elle posa le plateau sur la table du bureau et vit du premier coup d’œil qu’Hester était tout aussi soucieuse qu’avant, sinon davantage. Elle versa le thé afin de se donner un prétexte pour s’attarder. Elle désirait par-dessus tout aider Hester, mais ne savait pas au juste ce qui n’allait pas. Les possibilités étaient multiples. Il pouvait s’agir de difficultés financières, personnelles ou non. Ou d’un cas sérieux de blessure ou de maladie qu’elle ne savait comment soigner. C’était arrivé par le passé, et cela arriverait sans doute encore. Ou bien il pouvait être question de conflits avec le personnel, de divergences d’opinion concernant l’organisation de la clinique, de difficultés conjugales. Cependant, l’hypothèse la plus probable était le procès dans lequel Hester et son mari avaient comparu comme témoins. Sir Oliver avait gagné, et Hester et Monk avaient perdu, honteusement. Toutefois, Claudine ne pouvait poser de questions. C’eût été maladroit et indiscret de sa part.

— Je crois que Mrs. Rathbone… je veux dire Lady Rathbone… ne sera pas là aujourd’hui, dit-elle avec prudence.

Hester se raidit, puis se détendit légèrement. Claudine poursuivit :

— Elle a examiné les comptes hier, et la situation est plutôt bonne.

— Bien, répondit Hester. Merci.

La conversation semblait terminée, mais Claudine ne voulait pas renoncer si facilement.

— Elle me paraît préoccupée, Mrs. Monk. Vous ne pensez pas qu’elle soit souffrante ?

Hester leva les yeux, lui accordant toute son attention à présent.

— Margaret ? Je n’avais pas remarqué. J’aurais dû. Je me demande si…

Elle s’interrompit.

— … si elle attend un enfant ? acheva Claudine à sa place. C’est possible, mais j’en doute. À vrai dire, elle me semble surtout préoccupée. Je n’ai peut-être pas dit tout à fait le fond de ma pensée quand j’ai suggéré qu’elle était souffrante.

Hester ne prit pas la peine de dissimuler un sourire.

— Cela ne vous ressemble guère, Claudine. Si vous alliez chercher une autre tasse – il y a bien assez de thé pour deux, n’est-ce pas ?

Claudine s’exécuta et revint quelques minutes plus tard. Assise en face d’elle, Hester parla franchement.

— L’affaire Jericho Phillips nous a divisées. Naturellement, Margaret a pris parti pour son mari, comme elle le doit, je suppose.

Claudine ne put garder le silence. L’honnêteté l’en empêchait.

— Je ne crois pas que Dieu exige d’une femme qu’elle suive son mari jusqu’en enfer, Mrs. Monk, coupa-t-elle d’un ton ferme, au risque de paraître impolie. J’ai promis obéissance, mais je ne pourrais respecter un tel vœu s’il allait à l’encontre de ma conscience. Même si je dois être damnée pour cela, je ne suis pas prête à confier mon âme à un autre, quel qu’il soit.

— Non, je ne crois pas l’être non plus, répondit Hester pensivement. Mais elle n’est mariée que depuis peu, et je crois qu’elle aime beaucoup Sir Oliver. Il est aussi possible qu’elle lui donne entièrement raison. Je ne lui ai pas fait part de l’enquête que j’ai entreprise, parce que je ne veux pas la mettre dans une situation où elle devrait peut-être s’opposer à lui.

Claudine attendit patiemment qu’Hester s’explique. Celle-ci lui décrivit dans ses grandes lignes le commerce de Phillips, et l’étendue du pouvoir qu’il exerçait par le biais du chantage.

Claudine en fut révoltée, sinon surprise. Il y avait des années qu’elle voyait ce qui se cachait sous des façades respectables. En général, c’étaient des choses plus mesquines, mais peut-être les grands péchés commencent-ils simplement par de la faiblesse, et une tendance à faire passer ses propres intérêts avant ceux des autres.

— Je vois, murmura-t-elle en remplissant leurs tasses. Que pouvons-nous faire ? Il doit bien y avoir quelque chose !

Hester sourit.

— J’avoue que je ne sais pas encore quoi. Mon mari connaît le nom d’au moins une de ses victimes, mais il ne servirait pas à grand-chose de s’en prendre à lui. Il nous faut le cerveau.

— Jericho Phillips.

— Son rôle est certainement crucial, acquiesça Hester, buvant son thé à petites gorgées. Mais, j’y ai beaucoup réfléchi ces temps-ci, je me demande s’il est seul dans cette entreprise, ou s’il n’en est que l’un des membres.

Claudine la dévisagea, incapable de dissimuler sa stupéfaction.

Hester se pencha vers elle.

— Pourquoi, à votre avis, une des victimes de Phillips paierait-elle pour le défendre et le laisser libre de continuer à le faire chanter ?

— Parce que Phillips fournit aussi la pornographie dont cette misérable créature ne peut se passer, répondit Claudine sans hésiter.

— Certes, admit Hester. Mais quand Phillips était en prison, qui est allé voir cet homme afin de lui demander de payer pour sa défense ? Phillips n’aurait pu l’envoyer chercher directement sans trahir son secret, et, par conséquent, détruire le pouvoir qu’il avait sur lui.

— Oh !

Claudine commençait à comprendre.

— Il y a quelqu’un d’autre ! Quelqu’un qui a de l’influence et ses propres raisons de vouloir que Phillips poursuive ses activités. Il faut supposer que, si Phillips était reconnu coupable, cet homme aurait plus à perdre qu’à gagner.

Hester cilla.

— Précisément. Vous avez saisi. J’ignore si nous pouvons réussir avant d’avoir découvert qui est cette personne. Je crains qu’il ne s’agisse de quelqu’un dont il nous sera difficile de déjouer les plans. Il est parvenu à très bien protéger Phillips jusqu’à maintenant, malgré les efforts de Durban et les nôtres.

Claudine se sentit glacée.

— Vous ne pensez pas qu’on ait fait chanter Sir Oliver, n’est-ce pas ?

Elle éprouva aussitôt un élancement de remords d’avoir eu cette pensée, à plus forte raison de l’avoir formulée. Elle rougit violemment, mais il était trop tard pour ravaler ses paroles.

— Non, répondit Hester sans rancune. Mais je me demande s’il n’a pas été manipulé, et ne s’est pas rendu compte de ce qui se passait réellement. Le problème, c’est de savoir comment attaquer Phillips. Nous sommes tous si… si vulnérables.

Le cerveau de Claudine fonctionnait à toute allure. Peut-être pouvait-elle se rendre utile ? Depuis qu’elle travaillait à la clinique, elle avait découvert des aspects de la vie qu’elle n’avait jamais imaginés auparavant, même dans ses pires cauchemars. Elle comprenait au moins en partie les femmes qui franchissaient ses portes. De par leurs origines sociales, leur condition physique, leur éducation, leurs espoirs, ce qui les faisait rire ou perdre leur sang-froid, elles étaient très différentes des femmes de la bonne société qu’elle connaissait. Mais par certains côtés, elles leur ressemblaient tant que c’en était poignant. C’était cela qui éveillait en elle la chaleur et la compassion, et, trop souvent, un sentiment d’impuissance.

Elle termina son thé et prit congé d’Hester sans en avoir dit davantage, puis alla voir Squeaky Robinson, avec qui elle entretenait des relations extrêmement tendues. Elle n’avait commencé à lui adresser la parole que par la force des choses. À présent, il y avait entre eux une sorte de trêve aussi réticente que fragile.

— Bonjour, Mr. Robinson, dit-elle non sans une certaine raideur. Tout à l’heure, j’irai vous chercher une tasse de thé, si vous le désirez. Mais d’abord, il faut que je vous parle.

Il leva vers elle des yeux méfiants. Il portait la même veste froissée que d’habitude, une chemise qui n’avait sans doute jamais été repassée, et ses cheveux étaient tout ébouriffés.

— Bien, répliqua-t-il aussitôt. Dites ce que vous avez à dire. J’ai soif.

Il ne posa pas sa plume, la laissant en suspens au-dessus de l’encrier. Il écrivait tous ses comptes à l’encre. Apparemment, il ne faisait pas d’erreurs.

Son attitude dédaigneuse irrita Claudine, mais elle maîtrisa sa colère. Elle avait besoin de sa coopération. Un plan s’ébauchait peu à peu dans son cerveau.

— J’aimerais avoir votre attention, s’il vous plaît, Mr. Robinson, dit-elle, choisissant ses mots avec soin. Toute votre attention.

Il parut inquiet.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je pensais que vous en aviez conscience autant que moi, mais peut-être que non, répondit-elle, s’asseyant sans y avoir été invitée. Je vais vous expliquer. Jericho Phillips est un homme qui…

— Je sais ! coupa-t-il sèchement.

— En ce cas, vous savez ce qui s’est passé, rétorqua-t-elle. Il est nécessaire que nous mettions fin à cette affaire, afin de pouvoir retourner aux nôtres l’esprit libre. Elle donne du souci à Mrs. Monk. J’aimerais me rendre utile.

Il arqua ses sourcils fins et serra les lèvres, l’air exaspéré.

— Vous n’avez pas plus de chances d’attraper Jericho Phillips que d’épouser le prince de Galles ! riposta-t-il avec une impatience à peine contenue. Retournez à votre cuisine, et tenez-vous-en à ce que vous savez faire.

— Parce que vous allez l’attraper, vous ? demanda-t-elle d’un ton glacial.

Squeaky fut décontenancé. Il s’était attendu à ce qu’elle soit profondément blessée, qu’elle perde son sang-froid. Sa réaction lui apportait une satisfaction aussi étonnante qu’inexplicable. Il aurait dû être furieux, au contraire.

— Eh bien ? insista-t-elle, d’une voix cassante.

— Si je pouvais le faire, je ne resterais pas le derrière sur une chaise, rétorqua-t-il. Pour l’amour du ciel, allez donc chercher du thé.

Elle ne bougea pas.

— Il enlève et séquestre de petits garçons pour les photographier en train de commettre des actes obscènes, c’est bien ça ?

Il rougit, agacé contre elle de l’embarrasser ainsi. C’était elle qui aurait dû être gênée.

— Oui. Vous ne devriez même pas savoir des choses pareilles, lança-t-il d’un ton accusateur.

— C’est tout ce que vous trouvez à dire ? fit-elle, impitoyable. Je suppose qu’il fait ça pour l’argent ? Il ne peut pas y avoir d’autre raison. Et il vend ces photographies, c’est ça ?

— Évidemment que oui !

— Où ?

— Quoi ?

— Ne faites pas semblant d’être stupide, Mr. Robinson. Où les vend-il ? La question est on ne peut plus claire, non ?

— Je ne sais pas. Sur le bateau, par la poste, comment est-ce que vous voulez que je le sache ?

— Pourquoi pas dans des magasins aussi ? demanda-t-elle. Est-ce qu’il ne chercherait pas à utiliser tous les endroits possibles ? Si j’avais quelque chose à vendre, je l’offrirais partout. Pourquoi n’en ferait-il pas autant ?

— Admettons. Et alors ? À quoi que ça nous servirait ?

Claudine réprima non sans mal l’envie de corriger sa grammaire. Elle ne voulait pas le mettre encore plus en colère qu’il ne l’était déjà.

— Il n’y a pas de loi contre ce genre de choses, si elles concernent des enfants, des garçons ?

— Si, bien sûr que si.

Il l’enveloppa d’un regard las.

— Et qui va la faire respecter, hein ? Vous ? Moi ? Les cognes ? Personne, voilà.

— Je ne suis pas tout à fait certaine que personne ne s’en soucie, répondit-elle à voix basse. Vous seriez peut-être surpris de voir ce que peut et veut faire la société si elle s’estime en danger, que ce soit sur le plan financier, ou surtout, celui du confort et de la réputation.

Squeaky la fixa, tandis qu’une lueur de surprise et un début de compréhension surgissaient dans ses yeux.

Elle n’était pas absolument sûre de vouloir qu’il comprenne trop bien. Peut-être devrait-elle se hâter de changer de sujet, si c’était encore possible, dès qu’elle aurait appris ce qu’elle avait besoin de savoir.

— Il y a une loi contre cela ? répéta-t-elle d’un ton pressant.

— Bien sûr qu’il y a une loi ! aboya Squeaky. Ça ne fait aucune différence. Vous n’êtes pas fichue de le comprendre ?

— Si.

Elle réprima l’envie de répondre vertement. Elle avait besoin de son aide, ou, tout au moins, de sa coopération.

— De sorte que ces photos doivent être vendues là où la police ne peut pas les voir.

— ’videmment, répondit-il, exaspéré.

— Où ?

— Où ? Partout. Dans les ruelles, dans des magasins, sous forme de livres normaux, de registres, de livres de comptes, de manuels de réparation des voiles, ou autre. J’en ai vu qui ressemblaient à des bibles, jusqu’au moment où on les regardait de près. On en vend dans les débits de tabac, les librairies, les imprimeries, toutes sortes d’endroits.

— Je vois. Oui. Il est difficile de remonter jusqu’à la source. Merci.

Elle se leva et fit mine de partir, puis hésita.

— Dans les ruelles au bord du fleuve, sans doute ?

— Oui. Et partout ailleurs. Mais seulement où les gens savent pouvoir les trouver. Pas dans les rues commerçantes ni aucun des endroits que fréquentent les gens comme vous.

Elle lui adressa un léger sourire.

— Bien. Je vous remercie, Mr. Robinson. N’ayez pas l’air si mécontent. Je n’oublie pas votre thé.

 

Claudine n’avait guère envie de rentrer chez elle, mais elle devait s’y résoudre tôt ou tard, comme toujours.

— Tu es en retard, observa son mari dès qu’il la vit.

Elle avait emprunté l’entrée de service pour ne pas être vue à la porte principale dans ses vêtements de travail. À présent, elle s’était changée, et arborait une robe d’après-midi comme celles qu’elle portait d’ordinaire. Une robe à la mode, bien coupée, aux couleurs chaudes, et quelque peu inconfortable en raison du corset serré dessous. Ses cheveux étaient bien coiffés, comme il seyait à une dame de son rang.

— Je suis désolée, dit-elle.

Inutile qu’elle cherche à s’expliquer. Il ne s’intéressait pas à ses raisons.

— Si tu étais désolée, tu ne serais pas constamment en retard, rétorqua-t-il.

C’était un homme corpulent, au ventre proéminent et aux lourdes bajoues. Malgré son âge, ses cheveux étaient encore épais et on y voyait à peine quelques fils gris. Elle regarda son visage empreint de mépris et se demanda comment elle avait jamais pu le trouver séduisant. Peut-être nécessité avait-elle fait loi ?

— Tu passes beaucoup trop de temps dans cet endroit, poursuivit-il. C’est la troisième fois en trois semaines que je dois te le faire remarquer. Cela suffit, Claudine. Je suis en droit d’attendre de toi que tu satisfasses à certains devoirs, et tu ne te conduis pas de manière appropriée. En tant qu’épouse, tu as des obligations sociales, et tu le sais. Richmond m’a dit que tu n’étais pas à la soirée organisée par sa femme lundi dernier ?

Le défi s’entendait dans sa voix.

— Il s’agissait de rassembler des fonds pour une œuvre de charité en Afrique, répondit-elle. Je travaille pour une œuvre de charité ici même.

— Oh ! Ne sois pas absurde ! explosa-t-il. Tu as insulté une dame haut placée pour aller servir de bonne à un groupe de putains ! As-tu donc perdu toute notion de ton rang ? Si c’est le cas, permets-moi de te rappeler qui je suis.

— Je sais parfaitement qui tu es, Wallace, répondit-elle aussi calmement qu’elle en était capable. J’ai passé des années…

Elle s’interrompit. Elle avait failli dire « les plus belles années de ma vie », mais c’eût été un mensonge, car elles avaient été les pires.

— J’ai passé des années à m’acquitter de tous les devoirs qu’exigeaient ton rang et ta situation…

— C’est ton rang aussi, Claudine, coupa-t-il. Je crois que tu l’oublies trop souvent.

C’était indéniablement une accusation. Son visage s’était empourpré. Il fit un pas vers elle.

— Ce rang, que tu prends tellement à la légère, reprit-il, te fournit un toit, des vivres et les vêtements que tu portes.

— Merci, Wallace.

Elle n’éprouvait pas la moindre reconnaissance envers lui. Aurait-ce été si terrible de travailler elle-même pour avoir tout cela, et d’en jouir sans obligation ? Mais ce n’était qu’une illusion. Chacun devait satisfaire celui qui l’employait. Chacun était lié à quelqu’un d’autre.

Il ne perçut pas le sarcasme dans sa voix, ou choisit de ne pas l’entendre. D’ailleurs, il avait un sens très limité de l’ironie et de l’absurde.

— Tu vas me faire le plaisir d’écrire à Mrs. Monk pour lui dire que tu ne peux plus lui apporter ton aide. Et ce, dès demain.

Il prit un air de profonde satisfaction.

— Je suis sûr qu’après son infortunée apparition devant une cour de justice, elle ne s’en étonnera pas le moins du monde.

— Elle était témoin ! s’indigna Claudine, comprenant aussitôt à l’expression de son mari qu’elle avait commis une erreur de tactique.

— Bien sûr qu’elle était témoin, dit-il avec mépris. Avec le genre de vie qu’elle mène, les gens qu’elle fréquente, elle ne peut pas manquer de voir toutes sortes de crimes. C’est un miracle qu’elle se soit retrouvée du côté de l’accusation et non de la défense. J’ai été extrêmement tolérant jusqu’ici, Claudine, mais tu as maintenant dépassé les limites de l’acceptable. Tu obéiras à mes ordres. Je n’ai rien d’autre à ajouter sur ce sujet.

Claudine ne se souvenait pas d’avoir jamais été aussi furieuse, ni d’avoir jamais éprouvé une telle envie de résister. Il la privait de ce qui lui avait apporté le plus de bonheur dans la vie, comprit-elle avec stupéfaction. C’était absurde, mais dans son travail à Portpool Lane, elle avait trouvé l’amitié, un but, l’impression d’être acceptée, estimée, et même d’avoir une certaine importance. Elle ne pouvait permettre à son mari de lui prendre tout cela, simplement parce qu’il pensait pouvoir le faire.

— Je suis surprise, dit-elle, contrôlant de son mieux le léger tremblement de sa voix.

— La discussion est close, Claudine, répondit-il d’un ton froid.

Il l’appelait toujours par son prénom quand il était mécontent.

— Je ne vois pas ce qui te surprend, en dehors du fait que je t’ai permis de rester si longtemps. C’est totalement déplacé.

— Je suis surprise que tu sois de cet avis, répéta-t-elle.

Elle passait à l’attaque à présent, et il était presque trop tard pour faire marche arrière. Elle se jeta à l’eau.

— Et j’admets que cela m’effraie.

Il arqua les sourcils.

— Cela t’effraie ? C’est ridicule. Tu deviens hystérique. J’ai simplement dit que tu ne dois plus t’associer à une clinique pour putains. Excuse-moi de parler aussi vulgairement, mais c’est le mot juste.

— Peu importe.

Elle écarta son commentaire d’un geste de la main. Ce n’était pas une belle femme, mais ses mains étaient ravissantes.

— Je me suis associée à des gens qui se sont élevés publiquement contre un homme qui fait un commerce d’enfants, de petits garçons pour être exacte, au profit d’hommes qui ont des goûts révoltants. Puisque nous utilisons les mots justes, continua-t-elle en imitant le ton de sa voix, je crois savoir que le terme est celui de sodomie. Elle est pratiquée par toutes sortes d’individus, mais cet homme-là fournit ceux qui ont de l’argent, autrement dit, des gens qui, pour l’essentiel, appartiennent à notre propre classe sociale.

Le sang monta au visage de son mari telle une marée écarlate.

— Ce qui m’effraie, reprit-elle d’une voix qui tremblait maintenant de peur, quoiqu’elle ne fût pas causée par la raison qu’elle invoquait, c’est que tu souhaites, de façon tout à fait explicite, ne pas t’associer à la lutte contre cette infamie.

Elle prit une inspiration, puis expulsa lentement l’air de ses poumons, s’efforçant de maîtriser son émotion.

— Je ne te soupçonne pas d’avoir de tels appétits, Wallace, mais je suis plus qu’inquiète que tu m’interdises de continuer à soutenir Mrs. Monk, et tous ceux qui se sont battus à ses côtés. Que vont penser les gens ? Cette affaire va nécessairement causer de plus en plus de bruit. Je ne suis pas sûre de pouvoir accepter de me retirer du conflit.

Il la dévisagea comme s’il faisait face au diable en personne.

Elle avait l’impression de suffoquer. Elle ne pourrait plus jamais faire marche arrière à présent, aussi longtemps qu’elle vivrait. Elle comprenait ce que César avait dû ressentir en déclarant la guerre à Rome.

— Je ne sais pas ce qui te prend, dit-il d’un ton empreint de haine. Tu es une honte pour ton sexe, et pour tes parents. Tu n’es certainement pas la femme que j’ai épousée.

— Je comprends que cela te peine, répondit-elle.

Elle avait franchi le Rubicon à présent, et aucune retraite n’était possible.

— Toi, tu es bien l’homme que j’ai épousé, et tu comprendras peut-être que cela me peine aussi. Nous ne pouvons que nous en accommoder le mieux possible. Je ferai ce que je crois juste, autrement dit continuer à aider ceux qui sont dans le besoin, et lutter de toutes mes forces pour que des hommes comme Jericho Phillips soient traînés devant les tribunaux. Je crois qu’il serait dans ton intérêt de faire semblant de me soutenir. Tu pourrais difficilement justifier une autre attitude devant tes amis, et je sais que leur opinion compte beaucoup à tes yeux. Quelles que soient leurs habitudes en privé, ils ne peuvent pas se permettre de donner l’impression qu’ils approuvent ces choses-là.

Elle quitta la pièce avant qu’il ait pu répondre, et informa la bonne qu’elle dînerait dans son boudoir.

 

Le lendemain matin, elle partit très tôt pour la clinique, avant six heures. À cette époque de l’année, il faisait jour, et quand elle arriva une demi-heure plus tard, elle trouva Ruby déjà debout, en train de s’affairer dans la cuisine. Elle avait déjà décidé que c’était à cette dernière qu’elle demanderait de l’aide.

— B’jour, Mrs. Burroughs ! s’écria Ruby, surprise. Il est arrivé quelque chose ? Vous avez l’air comme qui dirait fiévreuse. Vous voulez une tasse de thé ?

— Bonjour, Ruby, répondit Claudine en refermant la porte derrière elle. Oui, je voudrais bien une tasse de thé. Je n’ai pas encore déjeuné, et je suppose que vous non plus. J’ai apporté du beurre et un pot de marmelade.

Elle posa l’un et l’autre sur la table.

— Et une miche de pain frais, acheva-t-elle. J’ai besoin de vos conseils, en confidence.

Ruby regarda le pain croustillant et l’excellente marmelade de Dundee, et sut que l’affaire était sérieuse. Elle fut aussitôt alarmée.

Claudine s’en aperçut.

— Il n’y a pas à s’inquiéter, dit-elle en allant ouvrir la porte du four pour faire des toasts. Je désire tenter quelque chose qui, je l’espère, va aider Mrs. Monk. Ce sera délicat, et peut-être un peu dangereux, si bien que j’imagine qu’elle m’en empêcherait si elle était au courant. C’est pourquoi je vous parle en confidence. Acceptez-vous de m’aider ?

Ruby la considéra avec admiration. Elle avait conscience qu’Hester était soucieuse ; tout le monde était au courant.

— Pour sûr, dit-elle d’un ton décidé. Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je veux vendre des allumettes, répondit Claudine. J’ai songé à des lacets – ça pourrait marcher aussi –, sauf que les gens n’ont pas besoin d’en acheter très souvent. Les fleurs ne seraient d’aucune utilité, et la nourriture non plus.

Elle se redressa et se mit à couper des tranches de pain. L’arôme appétissant se répandit dans la pièce.

Perplexe, Ruby mit la bouilloire sur le feu et tendit la main vers la boîte en fer-blanc qui contenait le thé.

— Pourquoi vous voulez vendre des allumettes ?

Elle était déconcertée. Claudine ne pouvait pas avoir besoin d’argent. Elle était riche.

— Il me faut un prétexte pour rester dans la rue, devant le genre de magasin où on vend les photographies que prend Jericho Phillips, expliqua Claudine. Nous connaissons les visages de certains des garçons qu’il garde. Si je réussissais à trouver des photographies d’eux, ou au moins mettre l’inspecteur Monk sur une piste, il pourrait tendre un piège à Phillips. Ou à ceux qui les achètent…

Plus elle avançait dans son explication, plus le plan lui semblait stupide et voué à l’échec.

— Eh ben ! s’exclama Ruby, stupéfaite et admirative.

Ses yeux écarquillés brillaient d’excitation.

— Alors, il aurait une preuve ! Il pourrait les forcer à donner Phillips, hein ? Ce ne serait pas aussi bien que de le pendre, mais ça lui causerait du dépit, pour sûr. Et ses clients seraient aussi affolés que des guêpes dans un feu ! Et comment que je vais vous aider, et je ne dirai rien à personne, c’est juré !

— Merci, dit Claudine avec une profonde gratitude. Si nous déjeunions, à présent ? Vous aimez la marmelade ?

— Si j’aime ça ! Merci.

Ruby contempla le pot et il lui sembla qu’elle en savourait déjà le goût.

— Il va vous falloir un chemisier, une jupe, et un châle. Je peux vous dégoter ça. Ça ne sentira pas bon, dites. Mais il faut. Vous ne pouvez pas y aller comme vous êtes, sinon on vous roulera en moins de deux. Et il faudra vous taire autant que possible. Je vous dirai quoi dire. Encore mieux, faites semblant d’être sourde. Et des bottines. Je vous en trouverai qui ont l’air d’avoir déjà fait l’aller-retour jusqu’en Écosse.

— Merci, répéta Claudine à voix basse, se demandant si elle avait vraiment le courage de mener son projet à bien.

C’était une idée insensée. Elle n’avait pas les compétences nécessaires pour réussir. Ce serait humiliant. On devinerait qu’elle était déguisée en un instant, et Wallace la ferait enfermer dans un asile de fous. Il n’aurait aucun mal à y parvenir. Quelle autre explication pouvait-il y avoir à pareille conduite ?

Ruby hocha la tête.

— Vous avez du cran, Miss, dit-elle, les yeux pleins de respect. Je suis sûre que Miss Hester serait fière de vous. Mais je ne vais rien lui dire ! se hâta-t-elle d’ajouter. Je ne vous trahirai jamais.

Les paroles de Ruby entraînèrent la décision de Claudine. Il n’y avait pas d’issue à présent. Elle ne pouvait pas décevoir la foi que Ruby avait en elle, et son admiration.

— Merci, dit-elle de nouveau. Vous êtes une excellente et loyale alliée.

Un sourire illumina le visage de Ruby, mais elle était trop contente pour parler.

 

Naturellement, Claudine attendit le crépuscule, afin de courir moins de risques d’être reconnue. Elle marcha néanmoins tête baissée, traînant un peu les pieds dans des bottines extrêmement inconfortables. Elle devait avoir une tête à faire peur. Ses cheveux avaient été graissés avec un peu d’huile prise à la cuisine, à l’odeur rance et écœurante. Son visage était soigneusement maculé de saleté, tout comme ses mains et la partie visible de son cou. Elle s’était enveloppée d’un vieux châle, qu’elle serrait étroitement autour d’elle, non pour se tenir chaud, car la soirée était tiède, mais pour dissimuler autant d’elle-même que possible. Elle portait un plateau léger accroché autour de son cou au moyen d’une ficelle, et un sac plein de boîtes d’allumettes à vendre. Elle avait aussi un penny et six pence de monnaie, en petites pièces. Ruby lui avait assuré qu’en avoir davantage paraîtrait suspect.

Elle traversa les quais au-delà de Wapping, cheminant lentement. Au bout d’un moment, elle s’installa entre une taverne et un débit de tabac, le plateau reposant juste sous sa poitrine, avec l’impression d’être aussi visible qu’une mouche écrasée sur un mur blanc, et à peu près aussi utile.

Elle avait très peur. Quand la nuit fut tout à fait tombée, elle ne distingua plus que les quelques mètres éclairés par les réverbères, ou des coins de trottoir où tombait la lumière projetée par une fenêtre ou une porte qu’on venait d’ouvrir. Il y avait des bruits tout autour. On entendait des chiens aboyer au loin, par-dessus le claquement des sabots et le grondement des roues sur l’artère fréquentée, distante d’une soixantaine de mètres. Plus près d’elle, des gens criaient, et parfois des éclats de rire fusaient, suivis de pas qui s’éloignaient.

Elle fut absurdement reconnaissante à la première personne qui lui acheta des allumettes, et lui adressa la parole. Le simple fait qu’on l’avait vue et identifiée en tant qu’être humain suffit à rompre la solitude qui s’était refermée autour d’elle, l’emprisonnant comme une cage de verre. Elle sourit, et avec une vague de honte, se souvint que Ruby avait aussi noirci deux de ses dents, trop régulières et trop blanches pour la femme qu’elle feignait d’être.

Plus étrange et plus étonnant encore, l’homme parut ne pas s’en apercevoir. Il la prenait exactement pour celle dont elle jouait le rôle, une créature des rues trop vieille et trop laide pour être putain, qui avait néanmoins besoin de gagner quelques sous, debout seule la nuit sous un réverbère à vendre des allumettes, par tous les temps. Elle fut soulagée, mais aussi curieusement désemparée. Tout ne tenait-il qu’à ça, des vêtements et un peu de saleté, la manière dont elle se comportait, le fait qu’elle osait le regarder en face ou pas ?

Elle pourrait passer la nuit là, et ceux qui auraient pitié d’elle lui achèteraient peut-être des allumettes, mais elle n’apprendrait rien. Elle devait se diriger vers les échoppes qui vendaient des livres et des magazines, du tabac, le genre de choses qu’un homme souhaiterait se procurer sans éveiller de curiosité ni de commentaires. Ruby lui avait indiqué où les trouver, et les lui avait décrits. Peut-être devrait-elle s’approcher davantage du bateau de Phillips ? C’étaient ses clients qu’elle cherchait. Sans doute en allait-il de ce commerce comme de tous les autres, et les gens avaient-ils chacun leur secteur. On ne marchait pas sur les plates-bandes des autres. Ce qui était sûr, c’était qu’elle commençait à prendre froid et à s’engourdir, et que, pour l’instant, elle n’était parvenue à rien hormis à s’entraîner un peu.

Elle repartit vers le fleuve et le quartier qui s’étendait à cinq cents mètres environ au sud d’Execution Dock, un des lieux où Phillips amarrait parfois son bateau. Il y en avait un autre plus au sud, le long de Limehouse Reach. Un autre encore à l’endroit où la courbe de l’île aux Chiens se retournait vers Blackwall Reach, en face des Bugsby Marshes. Trop loin pour que les riches aillent y chercher leurs plaisirs, et sans doute moins profitable pour la vente de livres et photographies. Faisait-elle preuve d’intelligence ? Ou était-elle trop stupide pour se rendre compte qu’elle l’était ? Wallace aurait opté pour la seconde hypothèse, à supposer qu’il n’ait pas été au bord de l’apoplexie et incapable de parler. Elle ne pouvait supporter de penser qu’il avait peut-être raison ; ce serait presque aussi affreux que de décevoir Ruby.

Elle continua à marcher. Il était tard, et il faisait complètement nuit à présent. À quelle heure les magasins fermaient-ils ? Acheter des photographies pornographiques de petits garçons n’était sûrement pas une activité à laquelle on s’adonnait en plein jour. À cette époque de l’année, peut-être restaient-ils ouverts tout la nuit ? Peut-être les gens se rendaient-ils dans de pareils endroits après être allés au théâtre ? Ou, plus logiquement, après une visite au bateau de Jericho Phillips ?

C’était sa meilleure chance de succès. Elle devait se diriger vers le fleuve et les ruelles qui débouchaient sur les quais.

Elle fit les cent pas sans résultat jusqu’à minuit passé. Enfin, lasse, transie et découragée, elle retourna à la clinique. Ruby la fit entrer. Refusant de s’avouer vaincue, Claudine affirma qu’elle ferait une nouvelle tentative le soir suivant. Elle alla se coucher dans une des chambres qu’on réservait d’ordinaire aux patientes souffrant de maladie contagieuse, et fut réveillée le lendemain matin par un bruit de pas et le juron étouffé d’une servante.

Ruby la considérait désormais comme une héroïne. À sa grande surprise, cette admiration lui était si précieuse qu’elle ne pouvait envisager de renoncer à son projet.

Le soir venu, malgré une fine pluie d’été et le vent qui soufflait en rafales, elle avait repris sa place au même coin de rue, munie d’un plateau plein de boîtes d’allumettes et recouvert de toile cirée. Au bout d’un moment, deux hommes bien habillés passèrent devant elle, sans paraître la remarquer.

Elle se tourna comme pour traverser la rue à leur suite et les supplier d’acheter des allumettes, mais se contenta de les dépasser, jetant un coup d’œil furtif à la photographie qu’un des hommes regardait. Elle fut trop déçue de voir qu’il s’agissait d’un cliché de femme adulte pour être choquée par sa nudité, regrettant qu’il ne s’agît pas d’un des garçons de Phillips. À sa grande honte, elle se sentit aussi soulagée. Elle n’avait aucun désir de voir de telles photographies. Mais elle ne pouvait prétendre rapporter des preuves à Hester sans les voir elle-même. Sinon, cela ne servait à rien, comme ils en avaient tous fait la triste expérience.

Une idée lui vint brusquement à l’esprit, et elle se figea. Vendre une sorte de marchandise pornographique n’excluait pas d’en vendre une autre. Feignant d’avoir oublié quelque chose, elle pivota sur ses talons et alla se poster à quelques mètres de l’endroit où elle se trouvait auparavant. Cette fois, elle était du côté opposé de la rue, de manière à observer quiconque pénétrait dans le magasin venant de l’une ou l’autre direction.

Elle vit entrer et sortir plusieurs personnes d’apparence ordinaire. Lorsqu’un nouvel homme bien vêtu apparut, elle lui emboîta le pas et le suivit à l’intérieur. Elle resta en retrait, faisant mine d’attendre son tour dans l’ombre, hors de portée de voix. Au premier coup d’œil, on aurait pu penser qu’elle agissait ainsi par souci de discrétion.

Quand l’homme eut choisi les cartes qu’il désirait et payé le commerçant, elle fit un pas en avant, simulant un vertige, et vacilla. Comme par accident, elle heurta le client, qui laissa échapper les cartes qu’il avait à la main. Elles voltigèrent jusqu’au sol. Deux d’entre elles étaient retournées, trois visibles. Elles montraient des petits garçons effrayés, dans des postures que seuls des hommes adultes auraient dû adopter, et cela dans la plus stricte intimité. L’un d’entre eux avait sur sa chair des marques de brûlures.

Claudine ferma les yeux et s’effondra sur le sol, n’ayant pas vraiment à feindre d’être en proie à la nausée. Le commerçant fit le tour du comptoir et vint l’aider à se relever pendant que son client se hâtait de ramasser ses trésors.

Quelques instants passèrent dans le flou. Elle se releva tant bien que mal, souffrant réellement de vertige, et, sur l’insistance du marchand, but une petite gorgée de cognac, sans doute tout ce qu’il avait les moyens de lui offrir. Elle lui dit alors que le tabac de son mari devrait attendre, qu’elle avait besoin d’air, et, sans accepter d’autre aide de sa part, elle le remercia et émergea dans la rue obscure où il recommençait à pleuvoir. Une brume légère montait du fleuve, et le son lugubre des cornes se répétait depuis Limehouse Reach et encore au-delà.

Elle s’adossa au mur des logements misérables, l’estomac retourné par la nausée, un goût de bile à la bouche. Elle grelottait, elle avait mal au dos et des ampoules aux pieds. Elle était seule dans le noir et la rue humide, mais elle tenait sa victoire ! Jamais elle n’oublierait cet instant. Elle avait payé cher pour le connaître.

Trois ou quatre hommes passèrent encore. Deux d’entre eux achetèrent des allumettes. Elle allait gagner assez d’argent pour se procurer une miche de pain. À vrai dire, elle n’avait pas la moindre idée du prix du pain. Une pinte de bière coûtait trois pence, elle avait entendu quelqu’un le dire. Quatre pintes pour un shilling. Neuf shillings par semaine représentaient un loyer correct, la moitié du salaire hebdomadaire d’un ouvrier.

Ils étaient bien habillés, ces clients du débit de tabac. Leurs costumes avaient dû coûter deux livres ou davantage. La chemise de l’un d’entre eux semblait être en soie. Combien coûtaient les photographies ? Six pence ? Un shilling ?

Quelqu’un d’autre s’arrêta devant elle, sans qu’elle l’ait vu approcher. Il devait être autour de minuit. C’était un homme corpulent, massif.

— Oui, m’sieu ? Des allumettes, m’sieu ? demanda-t-elle, les lèvres sèches.

— J’en voudrais deux boîtes, répondit-il en lui tendant deux pièces.

Elle les prit tandis qu’il se servait sur le plateau. Alors qu’il levait les yeux vers elle, Claudine ouvrit la bouche pour lui demander s’il voulait autre chose, et se figea, subitement glacée des pieds à la tête. Elle devait être blanche comme un linge. Arthur Ballinger. Elle en était certaine. Elle l’avait rencontré au cours de plusieurs réceptions auxquelles elle avait assisté avec Wallace. Elle se souvenait de lui parce qu’il était le père de Margaret. Et lui, se souvenait-il d’elle ? Était-ce la raison pour laquelle il la dévisageait ainsi ? C’était encore pire qu’au magasin. Il dirait tout à Wallace, forcément. Et elle n’aurait aucune explication raisonnable à offrir. Quelle raison une dame de la bonne société pouvait-elle avoir de se déguiser en pauvresse et de vendre des allumettes dans la rue à côté d’un établissement où on trouvait la pire sorte de pornographie ?

Non, c’était encore bien pire. Ballinger comprendrait ses raisons. Il saurait qu’elle l’espionnait, lui et d’autres comme lui. Elle devait parler, dire quelque chose pour dissiper ses soupçons et lui donner la certitude qu’elle était exactement ce qu’elle faisait semblant d’être, une marchande ambulante qui vivait dans une écrasante pauvreté.

— Merci, m’sieu, dit-elle d’une voix rauque, s’efforçant d’imiter les femmes qu’elle avait entendues à la clinique. Dieu vous bénisse, ajouta-t-elle en s’étranglant à demi.

Ballinger recula d’un pas, la regarda de nouveau, puis parut se raviser et s’éloigna. Deux minutes plus tard, il avait disparu, et elle était seule dans la rue si obscure à présent qu’elle en voyait à peine le bout. Les lampes suspendues ressemblaient à des tours entourées de pâles couronnes mortuaires qui vacillaient, s’évanouissaient et se reformaient au gré des rafales de vent entre les façades sombres.

Un chien passa en trottinant sans bruit, silhouette indistincte. Un chat s’enfuit, ventre à terre, escalada un mur sans effort apparent et se laissa tomber de l’autre côté. Quelque part, hors de vue, un homme et une femme se disputaient.

Soudain, trois hommes surgirent au coin de la rue, marchant de front, titubant vers elle. Comme ils passaient sous le réverbère, elle vit leurs figures vulgaires. Deux d’entre eux la regardaient d’un air intéressé. L’un d’eux se lécha les babines.

Lâchant le plateau, elle se mit à courir sur les pavés inégaux, sans se soucier de ses godillots qui lui faisaient mal, de l’obscurité qui l’enveloppait et de la puanteur des tas d’ordures. Elle ne regarda pas même où elle allait, prête à tout pour échapper aux hommes qui la poursuivaient en riant et en criant des obscénités.

Au bout de la rue, elle tourna à gauche, puis emprunta le premier passage venu, rasant les murs pour ne pas être vue. Cette ruelle était plus obscure, mais elle savait qu’ils entendaient toujours le bruit de ses souliers sur les pavés. Elle tourna encore et encore, sans jamais cesser de courir. Sa pire crainte était de s’engouffrer dans une impasse, et d’être acculée contre un mur, sans aucun moyen de s’enfuir.

Un chien aboyait furieusement. Quelque part devant elle, il y avait des lumières. La porte d’une taverne était ouverte, l’éclat jaune d’une lanterne se reflétait sur la chaussée. Une forte odeur de bière régnait. Elle fut tentée d’entrer ; la lumière était vive et il devait faire chaud à l’intérieur. Peut-être qu’on l’aiderait ?

Et peut-être que non. Si quelqu’un déchirait ses vêtements, il verrait le linge propre dessous. On saurait qu’elle jouait la comédie. Ils seraient furieux, se sentiraient dupés, ridiculisés. Peut-être même qu’ils la tueraient. Elle avait vu trop de filles des rues blessées pour avoir encouru la colère incontrôlée d’un homme. Elle devait continuer à courir. Ne faire confiance à personne.

Elle avait les poumons en feu, mais n’osait pas s’arrêter.

Elle entendit de nouveau des cris derrière elle et tenta d’accélérer l’allure. Ses pieds dérapaient sur les pavés brillants et mouillés. Par deux fois, elle faillit tomber, et se rattrapa de justesse en faisant des moulinets avec ses bras.

Elle n’aurait su dire depuis combien de temps elle fuyait, ni où elle se trouvait, quand elle s’effondra enfin, épuisée, sur le seuil d’une maison dans une rue si étroite que les murs au-dessus d’elle semblaient presque se rejoindre. Elle entendait des frottements, des griffes d’animal raclant le pavé, mais pas de bruits de bottes sur la chaussée, pas de voix criant ou hurlant.

Il y avait quelqu’un à côté d’elle, une femme qui ressemblait à un tas de linge sale, vêtue de hardes, une ficelle autour de la taille. Elle rampa vers elle, heureuse d’avoir un peu de chaleur. Peut-être pourrait-elle dormir un peu. Quand il ferait jour, elle essaierait de découvrir où elle était. Pour le moment, elle était invisible dans le noir, un autre ballot de haillons, comme tous les autres.

 

Quand Hester arriva à la clinique ce matin-là, Squeaky Robinson l’attendait. Elle s’était à peine assise à son bureau pour examiner les fonds disponibles à l’achat de médicaments qu’il frappa et entra sans attendre sa réponse. Il referma la porte derrière lui. Visiblement inquiet et en colère, il tenait une feuille de papier à lettres blanc et raide à la main. Il commença à parler sans même avoir pris la peine de la saluer.

— Deux jours ! dit-il d’un ton sec. Rien du tout, pas un mot. Et maintenant son mari nous écrit des lettres pour exiger qu’elle rentre à la maison.

Il agitait le papier en guise de preuve.

— Qui ? demanda Hester, sans s’émouvoir de son absence de bonnes manières, tant son désarroi était visible.

— Son mari ! aboya-t-il en baissant les yeux sur la lettre. Wallace Burroughs.

Elle comprit alors, et fut aussitôt tout aussi inquiète que lui.

— Vous voulez dire que Claudine n’est pas venue depuis deux jours ? Et qu’elle n’est pas rentrée chez elle non plus ?

Il ferma les yeux, exaspéré.

— C’est exactement ce que j’ai dit. Elle a disparu, elle a fichu le camp, cette…

Il chercha un mot assez violent pour exprimer ses émotions, en vain. Il n’en trouva pas qu’il pût utiliser devant Hester.

— Montrez, dit-elle en tendant la main pour lire la lettre.

Squeaky la lui remit. Elle était brève, presque impolie, mais des plus explicites. Wallace Burroughs affirmait avoir interdit à Claudine de continuer à travailler à la clinique. Elle l’avait défié, semblait-il, et était maintenant absente de son foyer depuis deux jours et deux nuits. Il exigeait que la personne responsable de l’établissement renvoie Claudine chez elle, et ne l’importune plus à l’avenir en lui demandant de l’aide, de quelque nature fût-elle.

À tout autre moment, l’arrogance de la lettre, le ton à la fois condescendant et autoritaire auraient mis Hester en rage, mais, par-delà la blessure d’amour-propre, elle sentait chez Wallace Burroughs une inquiétude sincère.

— C’est grave, Squeaky, murmura-t-elle en levant les yeux vers lui. Si elle n’est ni ici ni chez elle, il est possible qu’elle ait des ennuis.

— Je le sais bien ! rétorqua-t-il d’une voix plus forte que d’habitude. Pourquoi est-ce que vous croyez que je suis venu vous voir ? Elle a fait une sottise, c’est sûr.

— Quel genre de sottise ? Que savez-vous, Squeaky ?

— Rien du tout, sinon je vous le dirais !

Son exaspération était telle qu’il ne parvenait pas à rester immobile. Il se balançait d’un pied sur l’autre, au comble de l’agitation.

— Personne ne va m’écouter. Il va falloir que vous demandiez à Bessie et à Ruby et à tout le monde, ou que vous le fassiez dire. Même à Mr. Monk si nécessaire. Il faut qu’on la trouve, sinon il va lui arriver malheur. Le ciel m’est témoin qu’elle est assez sotte pour ça.

Hester ouvrit la bouche pour lui citer une liste d’endroits où Claudine pourrait se trouver, tous sans danger, mais se ravisa. Claudine ne se serait pas absentée de la clinique pour participer à une excursion avec des amis sans les avertir, et, de plus, elle était, comme eux tous, préoccupée et en colère à cause de l’affaire Phillips.

— Je vais parler à Bessie et à Ruby, déclara-t-elle en se levant. Si elles ne savent rien, j’interrogerai les patientes que nous hébergeons en ce moment.

— Bien, dit-il fermement.

Il hésita, ne sachant s’il devait ou non la remercier, et décida que non. Elle faisait cela pour elle-même, non pour lui.

— J’attendrai ici, conclut-il.

Elle le laissa et alla trouver Bessie, qui ne savait rien hormis que Ruby avait eu l’air affairé et important ces deux derniers jours, et maintenant, elle paraissait un peu préoccupée.

Hester la remercia avec chaleur.

Seule dans l’arrière-cuisine, Ruby examinait les légumes qu’il leur restait.

Hester décida de couper court à toute dénégation en la supposant coupable. C’était une pratique qu’elle réprouvait en temps normal, mais la situation était tout sauf normale. Claudine avait disparu. Il fallait la retrouver. Il serait toujours temps de se soucier des blessures d’amour-propre après.

— Bonjour, Ruby, commença-t-elle. Laissez les carottes, s’il vous plaît, et écoutez-moi. Mrs. Burroughs est introuvable. Il se peut qu’elle ait des ennuis, ou même qu’elle soit en danger. Son mari ignore où elle est. Elle n’est pas rentrée chez elle ces deux dernières nuits et elle n’est pas venue ici non plus. Si vous savez quelque chose, vous devez me le dire tout de suite.

— Elle était ici avant-hier soir, affirma Ruby, regardant avec attention une botte de carottes avant de la laisser tomber sur la table.

— Personne ne l’a vue. Vous êtes sûre que c’était ce soir-là ?

— Oui, Miss. Elle est rentrée fatiguée et plutôt mal en point. Elle ne voulait pas qu’on la voie. Elle a dormi dans la pièce des contagieux. Elle est sortie de bonne heure. Je l’ai vue.

— Vraiment ? Et où est-elle allée ?

Ruby la regarda en face.

— Je ne peux pas vous le dire, Miss. J’ai donné ma parole.

Elle avait les yeux brillants, les joues légèrement rosies.

Une terrible pensée assaillit Hester. Aux yeux de Ruby, tout cela était une aventure. Claudine était allée faire quelque chose qu’elle admirait énormément, quelque chose de merveilleux.

— Ruby, il faut me le dire, la pressa-t-elle d’une voix étranglée. Elle court peut-être un terrible danger ! Jericho Phillips torture les gens, il les assassine !

Ruby devint toute blanche.

— Dites-le-moi !

Hester leva les mains, comme pour saisir Ruby par les épaules et la secouer, et se retint juste à temps.

— J’ai promis, souffla Ruby. J’ai donné ma parole.

— Je vous libère de votre promesse, répondit Hester aussitôt. Où est-elle allée ?

— Trouver des endroits où on vend les photographies que Phillips prend, avoua Ruby d’une voix rauque.

— Quoi ?

Hester était atterrée.

— Comment ? Où est-elle allée ? On ne peut pas entrer dans n’importe quel magasin et leur demander s’ils vendent de la pornographie ! A-t-elle perdu la tête ?

Ruby eut un soupir d’impatience.

— Bien sûr que non ! Elle s’est déguisée en marchande d’allumettes, avec des vieux vêtements tout sales, des vieilles bottines, tout, quoi. Je lui ai dégoté une vieille jupe et un châle qui sont à une des femmes qui vient ici, et j’ai mis de la graisse dans ses cheveux, du noir sur la figure et les dents. On n’aurait jamais deviné que c’était elle, je vous le jure.

Hester expira lentement, horrifiée.

— Le ciel nous vienne en aide, murmura-t-elle.

Il ne servait à rien d’accabler Ruby de reproches.

— Merci de m’avoir dit la vérité. Continuez à vous occuper des légumes.

— Elle va s’en tirer, Miss Hester ? demanda Ruby nerveusement.

L’angoisse se lisait dans ses yeux et sur ses traits.

— Oui, bien sûr, se hâta-t-elle de répondre. Il faut qu’on la retrouve, c’est tout.

Elle se détourna et regagna rapidement son bureau, ses talons claquant sur le plancher.

Elle avait presque fini d’expliquer la situation à Squeaky quand Margaret Rathbone entra. Il était évident à son expression qu’elle avait entendu une bonne partie de la conversation.

— Bonjour, Margaret, dit Hester, surprise. Je ne savais pas que vous étiez là.

— C’est ce que j’avais cru comprendre, répondit Margaret froidement.

Elle était vêtue d’une robe en mousseline verte très seyante, et semblait n’être venue que pour apporter des messages, ou une quelconque information. Sa tenue offrait un contraste frappant avec le chemisier et la jupe gris-bleu d’Hester, de toute évidence des vêtements de travail. Margaret s’avança dans la pièce, et salua Squeaky d’un signe de tête.

— Alliez-vous me dire que Claudine a disparu ?

Hester fut prise au dépourvu.

— Je n’avais pas pensé à vous du tout, répondit-elle honnêtement. Je me demandais quel était le meilleur moyen de la retrouver. Avez-vous une suggestion ?

— Ma suggestion aurait été de ne pas faire de confidences à Claudine concernant Jericho Phillips, répondit-elle. Elle vous admire tant qu’elle ferait n’importe quoi pour obtenir votre amitié. C’est une dame de la bonne société, éduquée pour être une épouse et une hôtesse attentive, charmante, distrayante, obéissante. Elle ne sait rien de votre monde de pauvreté et de crime, sauf les bribes qu’elle entend de la bouche des filles des rues qui se font soigner ici. Elle n’est pas venue au procès, elle était trop occupée à la clinique, et elle n’a certainement rien lu à ce sujet dans les journaux. Les femmes bien élevées ne lisent pas ce genre de choses. Elle est naïve lorsqu’il s’agit de votre monde, et si vous aviez assumé correctement vos responsabilités, vous en auriez conscience.

Hester ne savait comment se défendre. Nier que les rues étaient « son monde » reviendrait à esquiver la question. Claudine était naïve, certes, et Hester le savait, ou l’aurait su, si elle avait pris la peine d’y réfléchir. Elle était aussi coupable que Margaret l’accusait de l’être.

— Espérons seulement que cela ne se terminera pas par une tragédie, ajouta Margaret.

Il y eut un mouvement derrière eux. Ils se retournèrent tous les trois et virent que Rathbone était entré à son tour. Sans doute avait-il accompagné Margaret.

Il les regarda tour à tour, le visage grave. Ses yeux s’attardèrent sur Hester pendant un instant puis il s’adressa à Squeaky.

— Mr. Robinson, je vous saurais gré de nous laisser seuls quelques minutes. Mrs. Monk ira vous chercher dès que j’aurai fini de lui parler. Merci.

Après avoir consulté Hester du regard, Squeaky sortit, refermant la porte derrière lui.

Hester s’attendait à ce que Rathbone réitère les accusations de Margaret. Au lieu de quoi, il se tourna vers sa femme.

— Tes critiques n’aident en rien à éclaircir la situation, Margaret, dit-il à voix basse. Et je les crois injustes. Mrs. Burroughs a agi selon ses convictions, parce qu’elle désirait se rendre utile. Si cela s’avère être une sottise, c’est tragique. Tout ce que nous pouvons faire à présent, c’est nous mettre à sa recherche dans l’espoir de la sauver. Il est naturel qu’Hester tienne à faire tout son possible pour arrêter Jericho Phillips. C’est par sa faute qu’il a échappé à la potence et je comprends qu’elle éprouve le besoin d’y remédier. Nous devrions tous reconnaître nos erreurs au lieu d’essayer de les justifier, et faire de notre mieux pour les corriger. Parfois, nous avons besoin d’aide pour ce faire, et Claudine Burroughs l’a compris. Si son geste cause plus de mal que de bien, c’est regrettable, mais l’intention n’était ni stupide ni malveillante.

Toute couleur s’était retirée du visage de Margaret. Elle le fixait, stupéfaite.

L’expression de Rathbone demeura la même.

— Il faut du courage pour admettre qu’on s’est trompé, reprit-il. Je pense que ceux qui n’ont jamais commis de grave erreur ne comprennent pas combien cela vous coûte. C’est quelque chose qu’il faut admirer et non critiquer.

Margaret se détourna lentement de lui et regarda Hester, les yeux emplis de larmes. Elle pivota sur ses talons et sortit, la tête haute, le dos raide, sans dire un mot.

Rathbone ne la suivit pas.

— Je le sais, car j’en ai moi-même commis quelques-unes, ajouta-t-il sur un ton radouci, avec un sourire contraint. Phillips était l’une d’elles, et je ne sais pas comment la réparer.

Hester cilla, décontenancée, le cerveau fonctionnant à toute allure. Ce qu’il avait dit était vrai, mais elle était sidérée qu’il ait exprimé ses pensées tout haut. Elle ne pouvait imaginer ce que Margaret et lui s’étaient dit auparavant, ou plutôt ce qu’ils ne s’étaient pas dit, étouffés par leur incapacité à se parler. Rathbone s’était montré effroyablement déloyal envers Margaret. Était-il déchiré entre son amour pour elle, et son respect pour la vérité ?

Elle le dévisagea, se souvenant de toutes les batailles qu’ils avaient menées ensemble par le passé, avant de connaître Margaret. Ç’avait été plus qu’une amitié, il y avait eu une compréhension, une loyauté, une foi et une cause partagées. Un lien trop profond pour le rompre facilement. Il avait fait une erreur concernant Phillips ; l’important était qu’il l’ait admis. Le pardon d’Hester fut immédiat et total.

Elle lui sourit. Le visage de Rathbone s’éclaira aussitôt, et la gratitude et la chaleur se lurent sur ses traits.

— Nous devons retrouver Claudine avant tout, dit-elle. Squeaky est le mieux placé pour s’en charger.

Rathbone s’éclaircit la gorge.

— Puis-je vous aider ?

Elle détourna les yeux.

— Pas pour l’instant, mais si vous le pouvez, je vous le demanderai.

— Hester…

— Je vous le promets, coupa-t-elle, redoutant soudain ce qu’il pourrait dire.

Avant qu’il ait pu ajouter quoi que ce soit, elle passa devant lui pour aller chercher Squeaky.