Hester dormit tard le lendemain, et s’en émut moins que d’habitude quand elle se rendit compte que Monk était parti. Il avait laissé un message sur la table de la cuisine. Scuff était invisible, et elle supposa qu’il l’avait accompagné.
Elle avait presque terminé son petit déjeuner lorsque l’enfant apparut sur le seuil, l’air anxieux. Il était habillé et il était évident qu’il était déjà sorti. Il tenait un journal à la main, et se demandait visiblement s’il devait le lui donner ou pas. Elle savait qu’il n’avait jamais appris à lire, mais elle ne voulut pas l’embarrasser en y faisant allusion.
— Bonjour, dit-elle d’un ton tranquille. Voudrais-tu déjeuner ?
— J’ai déjà déjeuné, répondit-il en entrant dans la cuisine.
— Ce n’est pas une raison pour ne pas reprendre quelque chose, si tu as faim. Il n’y a que des tartines et de la confiture, mais la confiture est très bonne. Et il y a du thé, évidemment.
— Oh, dit-il, en regardant le toast qu’elle avait à la main. Ben, c’est pas de refus.
— Viens t’asseoir, et je vais te préparer ça.
Elle termina sa propre tartine de confiture tout en faisant griller une autre tranche de pain.
Assis l’un en face de l’autre, ils mangèrent en silence pendant quelques instants. Scuff reprit de la confiture d’abricot.
— Puis-je jeter un coup d’œil à ton journal, s’il te plaît ? demanda-t-elle enfin.
— Bien sûr, dit-il en le poussant vers elle. Mais ça ne va pas te plaire.
Il paraissait inquiet.
— J’ai entendu des gens causer devant le marchand de journaux, c’est pour ça que je l’ai acheté. On dit de vilaines choses.
Elle lut les gros titres, puis ouvrit le journal. Scuff avait raison, les nouvelles ne lui plaisaient pas. Bien que voilées, les accusations n’étaient guère différentes de ce qu’avait affirmé Phillips sur le quai la veille au soir. La police fluviale était mise en cause, et on jugeait suspect le taux élevé de réussite auquel elle prétendait. Les chiffres étaient-ils véridiques ? Comment en était-on venu à recruter par deux fois un homme obsédé par une soif de vengeance personnelle – d’abord Durban, puis Monk ? Ce nouvel inspecteur valait-il mieux que son prédécesseur ? Que savait-on de lui ? Que savait-on de tous ces hommes, Durban y compris ?
On laissait entendre qu’il était dangereux pour la nation que la police fluviale possède autant de pouvoir, alors qu’elle ne faisait pas l’objet du moindre contrôle sur la manière dont elle en usait ou abusait. Si les députés des circonscriptions situées le long du fleuve faisaient leur devoir, ces questions seraient soulevées au Parlement.
Elle leva les yeux vers Scuff. Il l’observait, s’efforçant de deviner la teneur de l’article à son expression.
— Oui, on dit de vilaines choses, confirma-t-elle. Mais jusqu’à présent, ce ne sont que des mots. Il faut que je sache si ce qu’ils disent est vrai ou non, parce que nous ne pouvons rien faire avant d’en avoir le cœur net.
— Qu’est-ce qui nous arrivera si c’est vrai ?
La peur perçait dans sa voix, et Hester remarqua qu’il s’associait à leur sort. L’avait-il fait exprès ? Elle prit soin de répondre sur le même ton, de la même voix égale.
— Nous devrons y faire face, répondit-elle. Si possible, nous prouverons que nous sommes différents, mais sinon, il nous faudra trouver un autre emploi. Nous y réussirons, ne t’inquiète pas. Il y a des tas de choses que nous pouvons faire. Je peux retourner à mon métier d’infirmière. Je gagnais ma vie avant de rencontrer Mr. Monk, tu sais.
Il avait écarquillé les yeux, la tartine à mi-chemin de sa bouche.
— Tu te souviens ? reprit-elle. Je travaillais dans l’armée, pour les soldats blessés lors des combats.
— Quand ils revenaient de la guerre ?
— Non. Sur les champs de bataille. Je les soignais là où ils étaient tombés. C’est là que les soldats ont besoin de docteurs et d’infirmières. Je suis allée en Crimée avec l’armée. D’autres femmes aussi. Les combats avaient lieu assez près de l’endroit où nous étions. Les gens allaient parfois en voiture sur les hauteurs pour les regarder en bas, dans la vallée. Ce n’était pas dangereux, sinon, ils ne l’auraient pas fait. Nous autres infirmières allions ensuite chercher ceux qui étaient encore en vie, et que nous pouvions aider.
— C’était horrible, non ? demanda-t-il dans un murmure, ignorant sa tartine.
— Oui. Plus horrible qu’on ne peut l’imaginer. Mais détourner les yeux ne résout rien, n’est-ce pas ?
— Mais qu’est-ce qu’on peut faire si les soldats sont vraiment gravement blessés ? Il ne faut pas avoir un docteur ?
— Il n’y a pas assez de docteurs pour soigner tout le monde en même temps, répondit-elle, se remémorant malgré elle le chaos, les cris des hommes à l’agonie, les mourants et les morts, l’odeur fétide du sang.
À l’époque, elle ne s’était pas laissée aller à l’émotion. Elle était trop absorbée par des tâches pratiques, tentant de panser des plaies, d’amputer un membre écrasé ou de s’occuper d’un homme en état de choc et en train de mourir.
— J’ai appris à faire certaines choses moi-même, parce que les blessures étaient si sérieuses que je ne pouvais pas aggraver la situation. Quand il n’y a plus d’espoir, il faut bien agir, même si on ne sait pas par où commencer. On peut faire beaucoup de bien avec un couteau, une scie, une bouteille de cognac, un fil et une aiguille, et puis bien sûr, autant d’eau et de bandages qu’on peut en porter.
— À quoi sert une scie ? demanda-t-il doucement.
Elle hésita, puis décida que le mensonge serait pire que la vérité.
— À scier des os déchiquetés de manière à obtenir une plaie propre, qu’on peut recoudre, expliqua-t-elle. Et parfois, il faut couper le bras ou la jambe de quelqu’un, s’il est atteint de gangrène, une sorte de pourriture. Sinon, la gangrène gagne tout le corps, et le blessé meurt.
Scuff la dévisagea. Il avait l’impression de la regarder pour la première fois. Elle n’était pas aussi jolie que certaines des dames qui se promenaient dans la rue, ni aussi élégante. À vrai dire, elle portait des vêtements tout à fait ordinaires. Il avait vu des femmes habillées comme elle sur les quais le dimanche, quand elles étaient de sortie. Mais son visage possédait une expression différente, ses yeux surtout, et quand elle souriait, c’était comme si elle voyait des choses auxquelles personne d’autre ne pensait.
Il avait toujours été d’avis que les femmes étaient gentilles, et fort utiles à la maison, pour les meilleures d’entre elles. Mais quand il s’agissait de se battre, la plupart étaient faibles et effrayées, et il fallait leur dire quoi faire. C’étaient les hommes qui s’occupaient des choses importantes, qui protégeaient, qui allaient à la guerre, qui faisaient en sorte que tout le monde reste à sa place. Et qui faisaient les choses compliquées, évidemment. Cela allait sans dire.
Il y avait des larmes dans les yeux d’Hester, et elle cilla tandis qu’elle parlait des soldats mourants, ceux qu’elle n’avait pu secourir. Scuff savait ce qu’il en était, d’avoir un gros nœud dans la gorge qui vous empêche d’avaler, et la poitrine toute comprimée.
Pourtant, elle ne pleura pas. Il espéra avec ferveur que Mr. Monk prenait bien soin d’elle. Elle était un peu maigre. D’ordinaire, les vraies dames avaient un peu plus de… rondeurs. Quelqu’un devait veiller sur elle.
— Tu veux une autre tartine ? demanda-t-il.
— Tu as encore faim ?
Elle l’avait mal compris. Ce n’était pas à lui qu’il songeait. Il changea d’approche.
— Tu vas en manger une ? Je vais te la préparer. Je sais comment faire.
— Ce serait gentil, merci. Peut-être que je devrais remettre de l’eau à bouillir ? suggéra-t-elle en faisant mine de se lever.
— Je m’en occupe ! intervint-il en lui barrant le chemin. J’ai juste à poser la bouilloire sur le feu.
— Merci, répéta-t-elle, légèrement perplexe, mais prête à accepter.
Il coupa deux autres tranches de pain, en s’appliquant. Elles étaient un peu épaisses, un peu de travers, mais acceptables. Il piqua la fourchette dedans et la tint devant la porte ouverte du poêle. Cela n’allait pas être facile, mais il allait veiller sur Hester. Il fallait que quelqu’un s’en charge, et à partir de maintenant, ce serait lui.
Les tartines commencèrent à fumer. Il les retourna juste avant qu’elles brûlent. Il allait devoir se concentrer.
Hester comptait reprendre ses recherches sur le passé de Durban et se demandait encore si oui ou non elle allait emmener Scuff quand la décision fut prise par l’enfant lui-même. Il lui emboîta le pas.
— Je ne suis pas sûre que…
Il lui sourit, arborant un air curieusement important.
— Tu as besoin de moi, dit-il simplement, avant de régler son allure sur la sienne, comme si la discussion était close.
Elle ouvrit la bouche pour protester, et comprit qu’elle ne savait pas comment lui dire que ce n’était pas le cas. Le silence s’étira et la tâche devint impossible, si bien que, par défaut, elle avait reconnu qu’il avait raison.
En fin de compte, il l’aida à trouver la plupart des gens avec qui elle avait eu l’intention de s’entretenir. Ce fut une longue et fatigante journée, passée à cheminer d’une rue étroite et bondée à l’autre, à discuter, demander, quémander des informations, puis à essayer de démêler le vrai du faux. Scuff s’en sortait mieux qu’elle. Il avait un sens aigu de la dissimulation et de la manipulation. Il était aussi plus prêt qu’elle à menacer ou à accuser quelqu’un de mensonge.
— Faut pas les laisser s’en tirer comme ça, lui conseilla-t-il d’un ton pressant alors qu’ils s’éloignaient d’un beau parleur à la moustache noire et fine. Il nous a raconté des…
Il se mordit la lèvre pour ne pas prononcer le mot qu’il avait à l’esprit.
— Je suppose que Mr. Durban l’a sorti d’affaire et qu’il est trop… mesquin pour l’admettre. Voilà ce que c’est.
Il se tenait au milieu de l’étroit trottoir et la regardait gravement.
Un marchand des quatre-saisons qui poussait sa charrette les croisa sans s’arrêter, devinant d’un coup d’œil qu’Hester n’allait rien lui acheter.
— Faut pas croire des imbéciles pareils. Enfin, tu ne l’avais pas fait, accorda-t-il généreusement. Je te le dirai, si on nous raconte des salades ou pas. Maintenant, on ferait mieux de chercher ce Willie « les doigts crochus », s’il existe.
Deux lavandières passèrent à toute allure, des ballots de linge sale enveloppés dans des draps calés sur leurs hanches larges.
— Tu en doutes ?
Scuff lui lança un regard sceptique.
— Les doigts crochus, ça veut dire que c’est un pickpocket. Qui n’en est pas un, par ici ? À mon avis, tout ça, c’est du pipeau.
Il s’avéra que Scuff avait vu juste. Cependant, à la fin de la journée, ils avaient glané maintes anecdotes concernant Durban, émanant de gens très divers sur les quais. Ils avaient été discrets, et Hester éprouvait une certaine fierté à la pensée qu’ils avaient été suffisamment inventifs pour ne pas trahir la véritable raison de leur intérêt.
Le jour baissait depuis un bon moment, et les derniers rayons du soleil avaient disparu sur la surface lisse du fleuve quand ils gravirent enfin les marches d’Elephant Stairs, à quelques pas de Princes Street. La marée montait vite et les vagues clapotaient contre les murs de pierre, apportant une odeur âcre, presque agréable après l’air confiné des ruelles où ils avaient marché toute la journée, et les parfums entêtants, voire suffocants, des docks où les débardeurs déchargeaient toutes sortes de marchandises. Le mouvement tranquille de l’eau était apaisant après les cris, les claquements des sabots, le grincement des chaînes et des poulies.
Ils étaient las et ils mouraient de soif. Scuff ne se plaignait pas d’avoir mal aux pieds. Peut-être considérait-il que cela faisait partie de la vie. Hester avait les jambes qui lui rentraient dans le corps, mais elle ne dit rien. Face au stoïcisme de Scuff, elle ne voulait pas donner l’impression qu’elle s’apitoyait sur son sort.
— Tu avais raison, j’ai besoin de toi, dit-elle alors qu’ils remontaient vers Paradise Place. Merci.
— De rien, dit-il d’un ton désinvolte, haussant légèrement une épaule.
Il prit une profonde inspiration.
— C’était pas un mauvais bougre, dit-il, en lui lançant un rapide regard de biais.
— Je sais, Scuff.
— C’est grave s’il a raconté quelques mensonges sur qui il était et l’endroit d’où il venait ?
— Je ne sais pas. Je suppose que ça dépend de ce qu’est la vérité.
— Tu penses que c’est mal, alors ?
Arrivés au bout d’Elephant Lane, ils tournèrent dans Church Street. Il faisait complètement nuit à présent, et les réverbères ressemblaient à des lunes jaunes qui se reflétaient à l’infini. Une légère brume montait du fleuve, en nappes aussi fines que des foulards de soie.
— Peut-être, sinon, pourquoi aurait-il menti ? En général, nous ne mentons pas à propos de bonnes choses.
Il resta silencieux.
Hester demeura longtemps éveillée, réfléchissant à la manière de poursuivre ses investigations. Durban avait passé plus d’un an à chercher Mary Webber. C’était un policier compétent, avec des années d’expérience derrière lui, et pourtant, il avait apparemment échoué. Comment pouvait-elle espérer réussir ? Pour autant qu’elle le sût, elle n’avait pas d’avantage sur lui.
Près d’elle, Monk dormait. Elle était immobile, ne voulant ni le déranger, ni trahir le fait qu’elle était soucieuse. Elle devait avoir obtenu toutes les réponses aux questions qu’elle se posait avant de lui parler, de manière à amortir le choc, si besoin était.
Durban avait dû répertorier toutes les familles du nom de Webber qui vivaient alentour et aller les voir. Sans doute avait-il même retrouvé la trace de ceux qui avaient déménagé, lorsque c’était possible. S’il n’avait pas eu de succès, Hester n’en aurait pas davantage.
Puis alors qu’elle allait sombrer dans le sommeil, une pensée soudaine lui vint à l’esprit. Durban avait-il effectué la démarche inverse ? Avait-il découvert d’où les Webber étaient originaires ?
L’idée ne lui sembla pas aussi brillante le lendemain matin, mais aucune autre ne lui vint. Elle suivrait cette piste, tout au moins aussi longtemps qu’aucune autre solution ne se présenterait. Ce serait préférable à ne rien faire du tout.
Il ne fut guère difficile d’établir une liste des familles Webber qui avaient eu une fille appelée Mary de l’âge correspondant. Il fut simplement fastidieux d’éplucher les registres paroissiaux, et de poser des questions. Les gens se montrèrent coopératifs, car elle avait quelque peu embelli la vérité. Elle affirmait qu’une de ses amies était morte tragiquement en recherchant les Webber, et qu’elle avait décidé de continuer à sa place, bien qu’elle ne sût pas si Mary Webber était une connaissance, une domestique ou une fugitive. Si elle n’avait pas œuvré pour Monk, elle aurait renoncé.
Elle finit par repérer une famille qui semblait la bonne, mais découvrit presque aussitôt que Mary était orpheline et qu’elle avait été adoptée. Sa mère était morte en donnant naissance à un petit frère, et la famille adoptive ne pouvait prendre soin d’un bébé, la femme étant elle-même handicapée. Il n’y avait qu’un seul hospice d’enfants trouvés dans le quartier, situé à une demi-heure d’omnibus. Une autre demi-heure s’écoula avant qu’Hester, flanquée d’un Scuff déterminé, fût invitée à entrer dans le bureau de Donna Myers, la femme brusque et plutôt raide qui en assurait la direction.
— Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-elle d’une voix agréable, toisant Hester et Scuff des pieds à la tête.
Scuff prit une inspiration, prêt à lui dire qu’il n’avait pas besoin qu’on s’occupe de lui, puis comprit que Mrs. Myers avait une autre idée en tête, et laissa échapper un soupir de soulagement.
— Il y a du travail en quantité, dit Mrs. Myers à Hester. Le salaire est bas, mais vous serez nourris, l’enfant et vous, trois repas par jour. Surtout du gruau et du pain, mais de la viande aussi quand nous en avons. L’alcool est interdit et les hommes aussi, mais l’endroit est propre et nous ne sommes pas méchants. Je suis sûre que le garçon pourrait trouver à faire aussi des courses ou quelque chose du même genre.
Hester lui sourit, sa propre expérience à la clinique lui ayant appris la nécessité de se montrer strict, même si on éprouvait une pitié sincère et profonde envers les gens. Être trop généreux avec l’un revenait à voler l’autre.
— Je vous remercie, Mrs. Myers. J’apprécie votre offre, mais je suis seulement à la recherche de renseignements. J’ai déjà du travail. Je m’occupe de ma propre clinique.
Mrs. Myers ouvrit grands les yeux, une soudaine lueur de respect dans le regard.
— Vraiment ? fit-elle prudemment. Que puis-je pour vous, en ce cas ?
Hester envisagea de mentionner que Monk travaillait pour la police fluviale, puis jugea qu’après toute la publicité négative dont celle-ci avait été l’objet, mieux valait s’abstenir.
— Je cherche des informations au sujet d’une femme qui est arrivée ici à l’âge de six ans environ, avec sa mère. Il y a peut-être quarante-cinq ans. La mère est morte en couches et la fillette a été adoptée. Je crois que le bébé est resté ici, et j’aimerais connaître le contenu de vos archives les concernant. Et si quelqu’un peut me dire ce qu’ils sont devenus, je leur en serais très reconnaissante.
— Et pourquoi voulez-vous le savoir ? s’enquit Mrs. Myers en l’observant avec attention. Êtes-vous une parente ? Comment s’appelait la mère ?
Hester savait qu’on lui poserait cette question, elle se sentit néanmoins gênée de ne pouvoir y répondre.
— Je l’ignore.
Elle n’avait d’autre choix que de dire la vérité, à moins de donner l’impression d’être malhonnête. Son récit s’appuyait sur une simple intuition, mais c’était la seule explication logique.
— C’est le bébé qui m’intéresse, poursuivit-elle. Il aurait environ cinquante ans à présent. Il est mort il y a quelques mois, et je veux en informer sa sœur. Peut-être qu’elle aimerait savoir que c’était un homme respectable. Il a fait tout son possible pour la retrouver, mais il n’y est pas parvenu. Je suis sûre que vous comprenez que je souhaite accomplir cette tâche pour lui.
Ses conclusions étaient si hâtives ! Si Durban était bel et bien né à l’hospice, était-ce la raison pour laquelle il s’était inventé un passé plus respectable, une famille qui l’aimait ? La pauvreté n’était pas un péché, mais beaucoup de gens en avaient honte. Aucun enfant ne devrait grandir sans personne pour le chérir.
La pitié se lut sur le visage de Mrs. Myers. L’espace d’un instant, elle parut plus jeune, plus lasse, plus vulnérable. Hester éprouva un brusque élan de chaleur envers elle, en même temps qu’elle prenait conscience des efforts qu’il fallait déployer pour faire fonctionner une telle institution sans se décourager. Les tragédies individuelles étaient bien réelles. Il y avait trop de femmes hantées par le spectre de la faim et de l’abandon, désespérant de trouver un abri et une bouchée de pain pour leurs enfants. En songeant à la solitude déchirante des malheureuses qui accouchaient dans ces lieux, Hester eut la gorge nouée, et ses yeux s’emplirent de larmes. Elle imaginait cette femme, qui n’avait tenu son nouveau-né qu’une seule fois dans ses bras, avant de mourir, toute seule, des suites d’une hémorragie, et d’être enterrée par des inconnus. Il n’était pas étonnant que Mrs. Myers fût circonspecte, et fatiguée, ou qu’elle se réfugiât derrière un masque de froideur pour faire rempart à une telle marée de détresse.
— Je vais demander à Stella, ma fille, dit-elle doucement. Je doute qu’elle sache grand-chose, mais c’est la meilleure possibilité.
— Merci, accepta Hester aussitôt. Je vous en serais très reconnaissante.
— En quelle année cela serait-il arrivé ? demanda Mrs. Myers en les précédant dans un couloir nu et propre, où régnait une forte odeur de lessive et de phénol.
— D’après mes calculs, autour de 1810, répondit Hester. Mais je me fie aux souvenirs de voisins de la famille.
— Je ferai ce que je peux, reprit Mrs. Myers d’un air de doute, ses talons claquant sur le plancher.
À leur vue, des employées équipées de seaux et de serpillières redoublèrent d’efforts pour paraître occupées. Une femme au visage pâle disparut dans un coin en boitant. Deux enfants aux cheveux emmêlés et au visage strié de larmes risquèrent un coup d’œil par une porte entrebâillée, fixant les visiteurs tandis que Mrs. Myers, suivie d’Hester et de Scuff, passait sans leur accorder un regard.
Ils trouvèrent Stella dans une vaste pièce baignée de soleil, en train de boire un thé en compagnie de trois autres jeunes femmes, toutes vêtues d’un uniforme simple qui se composait d’une jupe et d’un chemisier gris et de courtes bottines noires. Les bottines étaient sales, les talons usés. Une des jeunes femmes se leva pour prendre la théière et remplir les tasses tandis que Stella restait assise.
Hester supposa d’abord que c’était un privilège accordé à la fille de la directrice, mais comprit son erreur en arrivant à hauteur de la table. Stella était aveugle. La jeune femme se tourna au son des pas inconnus, mais demeura silencieuse.
Mrs. Myers lui présenta Hester sans mentionner Scuff et expliqua la raison de sa venue.
Stella réfléchit pendant quelques instants, la tête levée comme si elle contemplait le plafond.
— Je ne sais pas, dit-elle enfin. Je ne vois personne qui pourrait se souvenir d’événements aussi lointains.
— Nous avons des pensionnaires assez âgés, intervint sa mère.
— Vraiment ? Qui donc ? se hâta de demander Stella.
Mrs. Myers sourit, mais Hester décela dans son sourire une tristesse qui, l’espace d’un instant, sembla la submerger.
— Mr. Woods pourrait…
— Mina, c’est à peine s’il se souvient de son nom, interrompit Stella d’une voix douce, mais ferme. Il mélange un peu tout.
Mrs. Myers resta immobile.
— Mrs. Cordwainer ?
Un silence total accueillit ses paroles. Personne n’esquissa un geste.
— Je ne la connais pas assez bien pour lui poser ce genre de questions, répondit Stella d’une voix rauque. Elle est très… âgée. Elle pourrait…
Elle n’acheva pas sa phrase.
— Peut-être, admit Mrs. Myers.
Elle parut hésiter, puis prit une décision.
— Je vais laisser Mrs. Monk avec toi. Peut-être auras-tu une autre idée. Veuillez m’excuser.
Sur quoi elle s’éloigna à vive allure, et le bruit de ses pas diminua peu à peu.
Hester regarda Stella, se demandant si l’aveugle avait conscience d’être observée avec attention. Déchiffrait-elle les voix aussi bien que les autres lisaient les visages ?
— Miss Myers, commença-t-elle. Il s’agit d’une affaire très importante non seulement pour moi, mais pour d’autres personnes aussi. Je n’ai pas expliqué tous les détails à votre mère. Si je réussis à trouver cette femme, elle pourra peut-être lever certains soupçons. Sans son aide, je ne peux rien prouver. Savez-vous à qui je pourrais m’adresser ? Vous êtes ma dernière chance.
Stella se tourna vers elle, les sourcils froncés. Il était visible qu’elle luttait pour parvenir à une décision qui lui était extrêmement pénible. La pitié se lisait sur son visage, comme si elle avait non seulement vu l’expression d’Hester mais deviné ses émotions. Il était curieux de se savoir considéré avec tant de perspicacité par un être atteint de cécité.
— Mrs. Monk, si je… si je vous emmène voir Mrs. Cordwainer, serez-vous discrète sur ce que vous pourriez voir ou entendre chez elle ? Me donnez-vous votre parole ?
Hester fut stupéfaite. Elle s’était attendue à tout, sauf à une requête de ce genre. Que diable Mrs. Cordwainer pouvait-elle bien faire qui exigeât une telle promesse ? Hester allait-elle devoir s’engager à quelque chose qui risquait de tourmenter sa conscience ? La vieille dame était-elle trompée, maltraitée ? Elle dévisagea Stella, et songea que cette éventualité était peu probable.
— Si je vous fais cette promesse, vais-je la regretter ?
La lèvre de Stella trembla.
— Peut-être, murmura-t-elle. Mais je ne peux pas vous emmener si vous ne la faites pas.
— Mrs. Cordwainer souffre-t-elle d’une manière ou d’une autre ? Si tel était le cas, je trouverais très difficile de ne pas chercher à l’aider.
Stella eut un petit rire étranglé.
— Non, pas du tout. Je peux vous l’affirmer.
De plus en plus perplexe, Hester réfléchit. Ne pas accepter revenait à abandonner ses recherches.
— Je vous donne ma parole, répondit-elle.
Stella sourit et se leva.
— Dans ce cas, allons voir Mrs. Cordwainer. Elle vit dans une petite maison dans le parc de l’hospice. Elle fait la sieste à cette heure de la journée, mais cela ne l’ennuiera pas d’être réveillée si c’est pour répondre à des questions sur le passé. Elle aime parler de ce temps-là.
— Je… je peux vous aider ? offrit Scuff d’une voix hésitante.
Ce fut au tour de Stella de considérer sa question. Hester soupçonnait qu’elle s’orienterait sans doute beaucoup plus aisément que Scuff dans les locaux, néanmoins elle accepta l’offre de l’enfant. Hester les suivit dans le couloir, Stella feignant de ne pas savoir où elle allait, et Scuff feignant le contraire.
En sortant du bâtiment principal, ils s’engagèrent dans une allée qui était visiblement un chemin bien fréquenté, et gravirent quelques marches qui menaient à une rangée de cottages. Stella se repérait au nombre de pas. À aucun moment, elle n’hésita ni ne trébucha. Elle aurait pu faire ce trajet dans le noir total, songea Hester, avant de se souvenir avec un choc que c’était précisément ce que faisait la jeune femme, tout le temps. Elle se sentit presque coupable de pouvoir admirer les couleurs et la lumière éclatante du soleil.
Stella frappa à la porte d’une des maisons. Elle fut aussitôt ouverte par un homme d’une quarantaine d’années, timide, aux traits ordinaires mais au regard habité par une vive intelligence. Son visage s’illumina quand il vit Stella. Il lui fallut quelques secondes pour se rendre compte qu’elle n’était pas seule.
Stella procéda aux présentations, et expliqua le motif de leur visite. L’homme était le fils de Mrs. Cordwainer. Si cette dame était aussi âgée que l’avait suggéré Mrs. Myers, elle avait dû être mère tard.
Il sourit à Hester et à Scuff.
— Je suis sûr que Mère sera heureuse de vous dire ce qu’elle sait, dit-il avant de les faire entrer dans une petite pièce ensoleillée où une très vieille femme était endormie dans un fauteuil, enveloppée d’un châle léger.
Le livre de Mr. Cordwainer, la traduction d’une pièce de Sophocle, était posé à côté.
Hester vit Stella prendre place dans un des fauteuils, constatant avec stupeur que Cordwainer ne l’avait pas guidée, et qu’il ne lui avait pas indiqué l’endroit où se trouvait le siège. Elle devait connaître suffisamment la pièce pour ne pas requérir son aide, et il le savait. Peut-être, par égard pour elle, prenaient-ils soin de ne jamais déplacer les meubles.
Une brusque intuition envahit Hester. Était-ce là le secret qu’elle devait garder ? Cordwainer avait peut-être vingt ans de plus que Stella, et il était clair qu’il l’aimait.
Elle n’eut pas le temps d’y réfléchir davantage. Mrs. Cordwainer s’était réveillée et une lueur d’intérêt se lisait dans ses yeux gris. Elle se souvint très vite de Mary et de sa mère, et de la naissance du bébé.
— C’était bien malheureux, soupira-t-elle tristement. Elle n’est pas la dernière que j’ai vue mourir, mais elle était la première, et je ne l’ai jamais oubliée, pauvre âme. Elle était toute jeune, mais la petite devait avoir cinq ans, autant qu’on pouvait en juger. Elle a été adoptée au bout d’un an ou à peu près. Par une bonne famille qui tenait à l’avoir. Webb, ils s’appelaient, quelque chose comme ça. Ils ne pouvaient pas prendre le bébé, ils ne pouvaient pas s’en occuper. La femme était infirme. On n’aime pas les séparer, mais on avait trop de bouches à nourrir, et ils voulaient vraiment la petite.
— Qu’est-il arrivé au petit garçon ? demanda Hester doucement.
Elle l’imaginait, grandissant, comme beaucoup d’autres, sans mère, élevé, mais sans attention spéciale ; nourri, blanchi, peut-être même éduqué, non pas aimé. Il était horriblement facile de comprendre pourquoi il avait inventé un bonheur qui n’avait jamais existé.
— C’était un gentil petit, continua Mrs. Cordwainer d’un ton rêveur. Il avait les cheveux bouclés, et il était beau aussi. Il se battait de temps en temps, mais ça ne me gêne pas chez un garçon. Il avait du caractère. Il me faisait rire. J’étais jeune à l’époque. Oh, il en a fait, des bêtises, sans être puni pour autant – parce qu’il me faisait rire. Et il le savait.
— Que lui est-il arrivé ? répéta Hester.
— Je ne sais pas. Il est resté ici jusqu’à l’âge de huit ans, et puis on l’a laissé partir.
— Où ? Qui l’a recueilli ?
— Recueilli ? Doux Jésus, personne ne l’a recueilli. Il était assez grand pour gagner sa vie. Je ne sais pas où il est allé.
Hester jeta un coup d’œil en direction de Scuff, qui ne paraissait pas du tout choqué. Il haussa les épaules et enfonça les mains dans ses poches. Sans doute était-il plus ou moins seul depuis le même âge. Peut-être Durban aussi avait-il été gamin des rues.
— Est-ce que la mère s’appelait Durban ?
— On n’a jamais su le nom de la mère, répondit la vieille dame. Je ne me souviens pas si on le lui a demandé. On a appelé le petit Durban d’après un homme venu d’Afrique qui nous avait donné de l’argent une fois. C’était un nom qui en valait bien un autre, et il n’avait rien contre.
— Il n’est jamais revenu ?
— Il est retourné en Afrique, autant que je sache.
— Pas l’homme. Le garçon.
— Oh… Pas que je m’en souvienne. Il est allé chercher sa sœur, la petite Mary, mais elle était partie. Il nous a dit ça. Je ne sais rien d’autre. Je regrette. C’était il y a longtemps.
— Je vous remercie beaucoup, dit Hester. Vous nous avez beaucoup aidés.
Mrs. Cordwainer la regarda, le visage plissé.
— Qu’est-ce qu’il est devenu ? Vous le savez ?
— Il est devenu un homme très bien, répondit Hester. Il est entré dans la police fluviale, et il est mort il y a environ six mois, en donnant sa vie pour en sauver d’autres. Je cherche Mary Webber pour le lui apprendre et pour lui remettre ses affaires. Je sais qu’il a essayé de la retrouver avant de mourir, mais il n’a jamais réussi.
Mrs. Cordwainer secoua la tête sans rien dire.
Ils déclinèrent l’offre d’une tasse de thé pour ne pas déranger davantage leurs hôtes, et Mr. Cordwainer les raccompagna. Comme Hester s’apprêtait à sortir à la suite de Stella et de Scuff, il posa une main sur son bras et la retint.
— Vous ne trouverez pas Mary, dit-il doucement, le visage empreint d’une profonde tristesse. C’est une longue histoire. Un mélange d’insouciance, de solitude, de désir de plaire. Elle est peut-être un peu trop confiante, mais elle n’est pas en faute, pas vraiment.
Hester était perplexe.
— De quoi parlez-vous ? murmura-t-elle en retour.
— De Mary. Elle est en prison. Ma mère est restée en contact avec elle, pour le garçon. Quand elle est devenue trop vieille, j’ai pris la relève.
— Dans quelle prison est-elle ? demanda Hester, l’estomac noué.
Il n’était pas étonnant que Durban ne l’ait pas trouvée. À moins qu’il n’y fût parvenu, au contraire ? Sa quête s’était-elle terminée par une tragédie ? Comme il avait dû souffrir !… Était-ce là ce qui liait Mary à Jericho Phillips ? Subitement, elle regretta de tout son cœur d’avoir parlé à Mrs. Myers et à la vieille Mrs. Cordwainer. Mais il était trop tard à présent.
— Holloway, répondit-il.
Il la regardait, lisant le chagrin et la désillusion sur son visage.
— Ce n’est pas une mauvaise femme, reprit-il gentiment. Elle a épousé un marchand d’articles de marine, un certain Fishburn. Il a été écrasé par un fardier. Il lui a laissé la maison, mais pas grand-chose d’autre. Elle l’a vendue et en a acheté une autre à des lieues de là, à Deptford. Elle en a fait une pension. Elle se faisait appeler Myers pour échapper aux dettes de Fishburn. Apparemment, c’était un joueur.
Il soupira.
— Un de ses locataires était un voleur. Elle ne le savait pas, et quand il s’est enfui, on a trouvé chez elle des objets volés. Elle les avait gardés en guise de loyer, mais la police ne l’a pas crue. Elle a été condamnée à six mois, et, bien sûr, elle a perdu la maison.
— Que va-t-elle devenir quand elle sortira ? demanda Hester, sincèrement désolée.
Le visage sombre de l’homme suffit à répondre à sa question.
— Je pourrai peut-être lui trouver un travail, affirma-t-elle, avant d’avoir réfléchi à ce qu’elle disait.
Peut-être Mary lui déplairait-elle, après tout. Elle n’avait que la parole de Cordwainer pour assurer qu’elle n’était ni une voleuse, ni une receleuse.
Il sourit et hocha lentement la tête.
Stella et Scuff l’attendaient. Elle remercia Cordwainer de nouveau et les rejoignit.
De retour au bâtiment principal, elle remercia Stella, qui la regarda avec anxiété et lui rappela sa promesse. Hester assura qu’elle ne l’avait pas oubliée et prit congé.
En approchant de la sortie, elle croisa Mrs. Myers. Elle espéra avec ferveur ne pas avoir à lui mentir, mais elle s’était préparée à cette éventualité. Elle avait promis à Stella de ne rien révéler de son idylle. Cependant, elle avait été absente si longtemps qu’elle ne pouvait nier avoir rencontré la vieille Mrs. Cordwainer. De plus, Scuff l’accompagnait, et elle se rendait compte avec surprise que l’opinion que le garçon avait de son honnêteté lui importait plus encore qu’elle ne l’aurait cru.
Mrs. Myers sourit.
— Stella a fini par vous emmener voir Mrs. Cordwainer ?
— Je l’en ai persuadée, répondit Hester, songeant à formuler sa réponse de manière à donner l’impression que la vieille dame lui avait donné toutes les informations souhaitées, sans même faire allusion à la présence de Mr. Cordwainer.
Rien de brillant ne lui vint à l’esprit. Il ne lui restait plus qu’à mentir. Ç’aurait été beaucoup plus facile si Scuff n’avait pas été là.
Mrs. Myers hocha la tête.
— J’imagine que ça n’a pas été très difficile.
Hester ne répondit pas. La conversation était plus gênante qu’elle ne s’y attendait.
— A-t-elle pu vous aider ?
— Oui, je vous remercie. J’ai une meilleure idée de l’endroit où chercher à présent.
— Je n’ai rien contre, vous savez, observa doucement Mrs. Myers.
— Je vous demande pardon ? demanda Hester, perplexe, devinant qu’elle devait avoir l’air stupide.
— John Cordwainer est un homme très bien, et il conviendrait parfaitement à Stella, poursuivit Mrs. Myers avec franchise. Je voudrais qu’elle cesse de s’imaginer que je vais disparaître, et qu’elle accepte de l’épouser. Elle est assez âgée pour ne pas se soucier de mon opinion. Elle ne me doit rien de plus que de réussir sa vie le mieux possible.
Hester sentit qu’un lourd fardeau glissait de ses épaules et se surprit à sourire d’un air niais.
— Vraiment ? fit-elle en feignant l’innocence, comme si elle n’avait pas la moindre idée de ce à quoi Mrs. Myers faisait allusion.
— Votre sourire vous trahit, répondit Mrs. Myers avec ironie. Mais je suis heureuse que vous ayez tenu parole. Il serait plus facile pour moi d’aborder le sujet si vous ne l’aviez pas fait, cependant. Comment diable puis-je dire quelque chose, sans qu’elle sache que je suis au courant de sa vie privée ?
Hester la remercia de nouveau pour son aide, et descendit les marches, souriant de plus belle.
Naturellement, il n’était guère facile d’obtenir l’autorisation d’entrer dans la prison de Holloway, ou d’y voir une détenue. Le premier mouvement d’Hester fut de demander à Monk de l’y aider, mais elle se souvint juste à temps que son but était de le protéger. Ravalant les mots qu’elle s’apprêtait à prononcer, elle l’interrogea sur ses projets pour le lendemain. Une fois renseignée, elle put choisir un moment où il serait absent de Wapping pour s’y rendre et parler à Orme. Elle lui expliqua ce qu’elle voulait, en espérant qu’il comprendrait ses raisons.
Il décida sur-le-champ de l’accompagner. Pure gentillesse de sa part, sans doute, mais elle sentait qu’elle avait aiguisé sa curiosité. Peut-être voulait-il rencontrer l’unique sœur d’un homme qu’il avait connu, respecté et aimé pendant une bonne partie de sa vie d’adulte.
Et c’était cela qui troublait Hester. Elle ne savait comment lui dire qu’elle préférait voir Mary seule, et que sa présence risquait d’empêcher celle-ci de dire la vérité. De plus, et bien que cette considération fût de moindre importance pour l’affaire, elle craignait que l’entrevue ne fût bouleversante pour lui. Elle avait vu sa réaction lorsqu’il avait appris à propos de Durban des faits qui semaient le doute sur sa moralité, son honnêteté, et même sur la bonté qui était depuis si longtemps un trait de son caractère. Orme avait désespérément tenté de cacher son désarroi et de faire preuve de loyauté, mais le doute était là, et il ne cessait de croître.
Elle se tourna vers lui dans le lugubre couloir.
— Merci, Mr. Orme. Je n’aurais pas pu venir ici sans votre aide, mais j’ai besoin d’être seule pour lui parler, tout au moins la première fois.
Il fit mine de protester, en proie à des émotions trop fortes pour être dominées par le respect qui gouvernait d’ordinaire ses manières envers elle.
— Vous avez connu Mr. Durban durant des années, coupa-t-elle. Beaucoup mieux qu’elle. Songez à ce qu’elle va éprouver. Elle sera peut-être trop soucieuse de votre opinion pour être franche. Il nous faut la vérité.
Elle avait parlé d’un ton ferme, et accentué le dernier mot tout en soutenant son regard.
— Si nous perdons cette chance, il n’y en aura pas d’autre. Je vous en prie, laissez-moi la voir seule d’abord.
Il lui adressa un petit sourire de biais.
— Cherchez-vous à me protéger, moi aussi, madame ?
— Je suis désolée, admit-elle. Je suppose que oui.
Il cilla si imperceptiblement qu’elle le vit à peine dans la pénombre, mais elle sut qu’il n’était pas fâché.
On la fit entrer dans une cellule austère meublée d’une table et de deux chaises, et, peu après, la gardienne amena une femme d’une cinquantaine d’années, de taille moyenne, aux traits creusés. Hester dut la regarder avec attention pour s’apercevoir qu’elle était belle sous la pâleur et la peur, et que ses yeux étaient d’un marron doré.
Elle s’assit lentement quand Hester l’y invita, rigide d’anxiété.
Hester l’imita. La gardienne l’avertit qu’elle serait devant la porte en cas de besoin, et qu’elles disposaient d’une demi-heure. Puis elle sortit.
Hester sourit, ne sachant comment apaiser les craintes de la femme sans pour autant compromettre sa mission.
— Je m’appelle Hester Monk, commença-t-elle. Mon mari est maintenant inspecteur de la police fluviale à Wapping. Il a succédé à votre frère.
Soudain, elle se demanda si Mary était au courant de sa mort. Avait-elle été incroyablement maladroite ? Depuis combien de temps Durban et sa sœur ne s’étaient-ils pas vus ? Qu’éprouvaient-ils l’un pour l’autre ?
Mary inclina la tête.
Il n’était plus temps d’hésiter. Hester baissa la voix.
— Vous a-t-on dit qu’il était mort héroïquement au début de l’année dernière ? Il a donné sa vie pour sauver celle de beaucoup d’autres.
Elle attendit, observant Mary. Les yeux de celle-ci s’emplirent de larmes qui roulèrent sur ses joues amaigries.
Hester sortit un mouchoir de son petit sac et le posa sur la table pour que Mary pût le prendre.
— Je suis désolée. Je regrette de vous apporter ces tristes nouvelles. Il vous cherchait désespérément, mais je ne crois pas qu’il vous ait trouvée, si ?
Mary secoua la tête. Elle tendit la main vers le mouchoir en coton, puis hésita. Il était d’un blanc éblouissant comparé à la manche grise de son habit de prison.
— Je vous en prie… l’encouragea Hester.
Mary le prit et le pressa contre sa joue. Il était légèrement parfumé, mais cela devait être bien loin de ses pensées.
Hester poursuivit, consciente du temps qui s’écoulait.
— Mr. Durban était un héros aux yeux de ses hommes, mais il y a des gens qui essaient de détruire la police fluviale, et qui salissent sa mémoire dans ce but. Je sais déjà où il est né et où il a passé les premières années de sa vie. J’ai parlé à Mrs. Myers…
Luttant contre le chagrin, Mary esquissa un sourire incertain.
— Savez-vous ce qui lui est arrivé quand il a quitté l’hospice ?
Mary cilla et essuya ses larmes.
— Oui. Nous sommes restés longtemps en contact.
Elle déglutit avec peine.
— Jusqu’au moment où j’ai compris quel genre d’homme était Fishburn, dit-elle en baissant les yeux. Après, j’avais honte et je l’ai évité. Quand Fishburn est mort, j’ai vendu la maison et j’ai déménagé.
Elle parlait d’une voix très basse, sans lever les yeux vers Hester.
— Ensuite, j’ai tenu une pension et…
— Vous n’avez pas besoin de me le dire, coupa Hester gentiment. Je sais ce qui vous a amenée ici. J’imagine que c’est la raison pour laquelle votre frère n’a pas pu vous retrouver.
Mary releva la tête.
— Je ne voulais pas qu’il sache où j’étais. Je suppose que les rares gens qui me connaissaient lui ont menti pour qu’il ne l’apprenne pas. Ils savaient que je ne voulais pas qu’il… qu’il sache que j’en étais arrivée là. Il m’admirait… quand il était petit.
Elle baissa de nouveau les yeux.
— Nous étions proches à cette époque… aussi proches que possible, alors qu’on ne se voyait presque pas. Mais je n’ai jamais cessé de penser à lui. Je regrette…
Instinctivement, Hester se pencha et posa une main sur celle de Mary.
— Je crois qu’il aurait peut-être compris. C’était un homme bon, et il savait que nul d’entre nous n’est irréprochable. Il détestait la cruauté, et il était prêt à faire quelques entorses à la loi pour protéger les femmes ou les enfants. Beaucoup l’admiraient, mais certains le haïssaient, et d’autres encore avaient une peur bleue de lui. Ne le mettez pas sur un piédestal, Mary, et n’allez pas vous imaginer que c’est ce qu’il faisait avec vous.
— Il est trop tard, maintenant, répondit Mary amèrement.
— Il n’est pas trop tard pour aider à laver sa mémoire, la pressa Hester. Je me battrai de toutes mes forces, et mon mari aussi. Mais je ne peux pas gagner sans savoir la vérité. Je vous en prie, dites-moi ce que vous savez de lui, de son caractère, de ses qualités et de ses défauts. Si j’essaie de le défendre contre une accusation qui s’avère ensuite fondée, j’aurai tout gâché. Et personne ne me croira après cela, même si j’ai raison.
Mary acquiesça.
— Je sais.
Enfin, elle affronta le regard d’Hester, timidement, mais sans faiblir.
— Il était bon à sa manière, mais il avait des choses à cacher. Il a eu une enfance plutôt dure. Il a dû mendier et grappiller ici et là, et je ne serais pas étonnée qu’il ait chapardé un peu. L’hospice a dû le mettre à la rue quand il a eu huit ans. Il n’avait pas le choix. Moi, j’avais eu de la chance. C’est seulement quand les Webber ont perdu leur fortune que j’ai su ce qu’il en était d’avoir faim, faim au point d’en avoir mal à l’estomac, et de ne plus penser qu’à autre chose qu’à manger… à manger n’importe quoi. Lui, il l’avait toujours su.
Hester se raidit. Elle n’avait pas besoin de l’imaginer, elle avait lu cela sur trop de visages.
— Il avait de mauvaises fréquentations, continua Mary. Je suis au courant, parce qu’il ne me l’a jamais caché. Mais je n’ai jamais coupé les ponts avec lui. L’important pour moi était qu’il reste en vie.
Elle prit une profonde inspiration.
— Mais je ne savais pas tout, sinon j’aurais eu bien plus peur pour lui.
Les muscles noués, Hester changea de position sans y penser.
— Il avait des amis douteux tout le long du fleuve, surtout à Limehouse et sur l’île aux Chiens. Trois d’entre eux ont été arrêtés après un cambriolage. On les a envoyés à Coldbath Fields. L’un d’eux y est mort, le malheureux. Il n’avait que vingt-trois ans. Les deux autres y ont perdu la santé, et un des deux au moins est alcoolique au dernier degré. C’est quand ils ont été condamnés que Durban est entré dans la police fluviale. Je ne lui ai jamais demandé s’il avait participé au cambriolage, et il ne me l’a jamais dit. Je ne voulais pas qu’il pense que l’idée m’était venue à l’esprit. Mais il était plutôt sauvage, et soupe au lait.
Elle soupira.
— Après, ç’a été différent. Il avait eu peur, et il n’a jamais repris ses mauvaises habitudes. C’est peut-être pour ça que c’était un si bon policier, parce qu’il connaissait l’envers du décor. Peut-être que vous ne pourrez rien faire pour montrer aux gens combien il était bon mais si vous essayez, je vous en serai reconnaissante jusqu’à la fin de mes jours.
Hester considéra la femme triste qui lui faisait face, seule et brisée, regrettant de ne pouvoir lui offrir davantage que des paroles.
— Bien sûr que je vais essayer. Je ferai tout mon possible. Mon mari avait plus d’affection pour Durban que pour n’importe qui. Mais en dehors de cela, la réputation de la police fluviale repose sur notre capacité à prouver que Jericho Phillips et ceux qui le fréquentent sont des menteurs.
— Jericho Phillips ? répéta Mary d’une voix basse et tendue. C’est lui qui est derrière tout ça ?
— Oui. Vous le connaissez ?
Mary frissonna et sembla se recroqueviller sur elle-même.
— Je sais qu’il vaut mieux ne pas l’avoir à dos. Sait-il… qui je suis ?
— Que vous êtes la sœur de Durban ? Non. Je crois que personne ne le sait.
Tout devint subitement plus clair pour Hester, la frénésie avec laquelle Durban la recherchait sans vouloir donner ses raisons à personne, pas même à Orme, l’angoisse qu’il devait éprouver pour elle. Si Phillips l’avait trouvée avant lui, ç’aurait été une menace plus effrayante encore que celle de tuer un autre garçon.
— Et il ne l’apprendra pas, ajouta-t-elle tout fort. Je veux le voir pendu. Quand vous sortirez d’ici, il sera mort, et vous pourrez refaire votre vie sans vous soucier de lui. Vous aurez un peu d’argent, parce que Durban aurait voulu qu’il vous revienne. Nous le gardons pour vous. Vous êtes sa seule parente. Et si vous voulez un emploi et que le travail ne vous fait pas peur, j’aimerais avoir votre aide dans la clinique dont je m’occupe sur Portpool Lane. Pensez-y. Il y aurait de la place pour vous, du travail, et des amies.
L’espoir jaillit dans les yeux las de Mary, si vif et si aigu que c’en était poignant.
— Soyez prudente, dit-elle d’un ton pressant. Phillips n’est pas tout seul, vous savez. Il a fallu de l’argent pour ouvrir ce commerce à bord de son bateau, beaucoup d’argent. Ça n’a peut-être l’air de rien, mais j’ai entendu Fishburn dire que c’était comme une maison close de luxe à l’intérieur, confortable à souhait. Et les appareils photographiques ne sont pas donnés.
— Vous voulez dire qu’il est financé par quelqu’un d’autre ?
Mary acquiesça.
— Non seulement ça, mais il a des appuis. Des gens qui ne voudraient pas qu’il ait des ennuis, et au moins un d’entre eux est dans le droit, et l’a défendu au tribunal. Un avocat de renom, pas un de ceux qui traînent autour du tribunal dans l’espoir de racoler un client, un avocat qui porte une robe de soie, une perruque, et tout le tralala.
Hester se sentit brusquement glacée, prisonnière d’un lieu terrible, comme si la porte en fer s’était refermée sur elle pour toujours. Elle pouvait se débattre et crier tant qu’elle voulait, personne ne l’entendrait. Un avocat qui portait la robe de soie, et qui avait défendu Phillips au tribunal.
— Je suis désolée, reprit Mary sur un ton d’excuse. Je sais que je vous ai fait peur, mais il faut que vous sachiez à qui vous avez affaire. Je ne peux pas rester là à ne rien dire et laisser quelque chose vous arriver alors que vous êtes si bonne pour moi.
Hester eut du mal à parler. Ses lèvres semblaient engourdies, sa bouche était pleine de coton.
— Un avocat ? Vous êtes sûre ?
Mary la dévisagea, prenant lentement conscience d’une sombre vérité. Elle n’eut aucun mal à reconnaître la douleur.
— Phillips a du pouvoir sur beaucoup de gens, dit-elle, baissant la voix comme si, même là, elle avait peur qu’on ne l’entendît. C’est peut-être pour ça que mon frère ne l’a jamais attrapé. Il a essayé, pourtant. Soyez prudente. Vous ne pouvez pas savoir qui il a mis dans sa poche, qui voudrait échapper à ses griffes, mais ne peut pas.
— Non, chuchota Hester à son tour sans savoir pourquoi. Non, je suppose que non.