J’ai commencé mon investigation afin de connaître la raison pour laquelle Fred pleurait.
Dans sa chambre, j’ai relevé des empreintes.
J’ai parlé à des témoins.
Je dois aussi effectuer un test d’ADN sur un mouchoir dans lequel il aurait vidé les deux cavités situées entre ses deux joues pendant ses pleurs.
Il se peut que je doive le soumettre à un interrogatoire serré pour savoir ce qui s’est vraiment passé.
S’il faut que je le torture en l’empêchant de dormir, en ne lui offrant à manger que des fruits ou des légumes, ou en lui faisant lire un roman de plus de 150 pages (oui, je sais que c’est extrême et contre la convention de Genève sur les traitements cruels), je vais le faire.
La vérité est plus importante que tout.
Et la satisfaction de ma curiosité encore plus !
(…)
Je suis allée visiter mon fournisseur de réglisses rouges et, en échange d’un sourire et d’un « merci », il m’a donné cette exquise friandise rouge et sucrée qui s’agglutine sur mes broches et que je peux déloger uniquement quand je les frotte avec un grattoir à glace.
On en a profité pour discuter un peu.
J’aime quand il me raconte des histoires de l’ancien temps, à l’époque où la roue et l’imprimerie n’étaient pas encore inventées.
Ça fait drôle de penser qu’il a déjà eu mon âge.
Qu’il a déjà été imberbe et immature.
Qu’il a déjà cruisé des filles en utilisant des méthodes ridicules, comme se coiffer les cheveux avec de la brillantine (l’ancêtre du gel, mais avec du gras animal et de la radioactivité en plus), porter des chemises aux motifs impossibles avec des cols qui descendent jusqu’aux genoux, parler avec les mêmes intonations qu’Elvis Presley ( !?) et aller à l’église pour montrer aux filles (et surtout à leurs mères) qu’il a les valeurs à la bonne place.
Il allait beaucoup à la messe, deux ou trois fois par semaine, même s’il haïssait ça. Mais c’était pour flirter avec des filles sans qu’elles se sentent menacées. Quelle fripouille, ce représentant de l’âge d’or !
Eh bien, ça a fonctionné parce que c’est comme ça qu’il a connu ma grand-mère.
Merci, Jésus ! Sans toi, je ne serais pas née.
Je lui ai demandé s’il savait pourquoi Fred pleurait cet après-midi ; il n’en avait aucune idée.
Grand-Papi m’a raconté que son père lui avait déjà flanqué des taloches parce qu’il pleurait après s’être fait mal en tombant sur les genoux : il avait quatre ans et c’est le plus vieux souvenir qu’il garde.
Raison de cette correction : un gars, ça ne pleure pas !
Même si cette horrible anecdote s’est produite pendant la Renaissance (oui, mon arrière-grand-père est Léonard de Vinci), l’attitude envers les gars et leurs émotions n’a pas beaucoup changé.
Moi, je pleure assez souvent. Je ne tiens pas de calendrier, mais je dirais que ça m’arrive peut-être une ou deux fois par heure.
Mais nooon, je niaise.
Fred dit que je suis « braillarde », Mom dit plutôt que je suis « sensible ».
(...)
Sensible, moi ?! Mets-en, Normand !
À l’animalerie, si je passe devant la cage des chiens, des chats, des hamsters, des cochons d’Inde ou de tout autre créature poilue (y compris la commis moustachue qui s’occupe des reptiles), je pleure.
Si je visionne sur le Net la vidéo d’un bulldog qui fait du skateboard, je pleure (idem si c’est un perroquet, une chèvre ou un mammouth).
Je pleure quand je regarde un film triste ou qui a une fin touchante.
Je pleure chaque fois que je lis une histoire qui a rapport avec des enfants maltraités ou abandonnés ou qui sont forcés de porter des vêtements fluos.
Je pleure quand il y a trop de tension dans la maison.
Je pleure pendant le moment-du-mois-où-je-suis-plus-à-cran (non, je ne parle pas de mon S.P.M., mais plutôt de mon P.A.P.F. – pas d’argent dans le portefeuille).
Je pleure aussi pendant mon S.P.M., même si je trouve mille raisons pour essayer de prouver que ça n’a aucun rapport (tsé, je taille un crayon à mine et je souffre pour lui).
Bref, pleurer, c’est quasiment un hobby pour moi.
C’est limite ridicule.
Il y a bien des thérapies par le rire, je pourrais en inventer une par les pleurs. Je suis sûre que ça fonctionnerait.
Genre dix personnes se rencontrent une fois par semaine et regardent des images d’enfants pauvres qui cherchent de la nourriture dans des dépotoirs ou observent des photos de vaches/cochons/poules dans un abattoir et passent l’heure suivante à brailler.
Ah ! Ah ! Tellement déprimant !
(...)
C’est fou comme pour certaines personnes, pleurer est naturel tandis que pour d’autres, ce n’est pas une option valable.
Grand-Papi, plus il vieillit, plus il se laisse aller, même s’il dit que ce n’est pas facile.
Tandis que mon frère, il ne pleure pas.
Mon père non plus.
Pop, j’en ai parlé, c’est un soldat ; il a été dressé (oui, comme un chien, c’est lui qui le dit) à se couper de ses émotions.
Parce qu’en situation de stress intense, un militaire doit faire preuve de sang-froid. S’il pète les plombs, ça pourrait coûter la vie à plusieurs de ses camarades.
Et un soldat sur un champ de bataille qui se met à hurler et à tirer partout parce qu’il a vu une araignée, ça fait pas très professionnel.
Je suis pour que les gars pleurent plus souvent.
Sinon, ils gardent tout à l’intérieur et ça pourrit.
Après, ils sont angoissés et ils trouvent des moyens malsains pour accepter leur mal de vivre.
Pas pour rien que Pop boit autant d’alcool.
Et que son père, aussi alcoolique, utilisait ses poings pour exprimer ses émotions.
Autre chose qui m’a étonnée dans la discussion avec Grand-Papi : quand il était tannant, il se faisait souvent frapper par les frères (les professeurs religieux).
Coups de règle sur les doigts, punitions à genoux sur des billes dans le coin de la classe (j’ai essayé : ouche ! j’ai pas pu tenir plus de cinq secondes) et gifles en public étaient au menu des réprimandes.
Et quand il s’en plaignait à ses parents, ils lui disaient que s’il avait reçu une telle correction, c’est qu’il le méritait.
Il y a des frères (pas tous, il y en a qui étaient super cool) qui n’arrêtaient de donner des coups que lorsque l’élève pleurait. Full humiliant !
Les temps ont tellement changé.
Aujourd’hui, un prof qui frappe un élève peut être renvoyé.
Et un élève qui est violent avec un prof devient un héros ; il signe des autographes aux autres élèves qui ont des étoiles dans les yeux en le regardant.
On est passé d’un extrême à l’autre.
Me semble qu’il y aurait de la place pour un peu d’équilibre et, surtout, de respect.
(…)
Je voulais raconter ce qui s’est déroulé avec mon « ami » Alexandre cet après-midi, mais je suis trop fatiguée pour le faire.
Ça ira à demain, si je ne me fais pas ronger les doigts par des rats pendant la nuit.
(Hein ?!)