Je viens de faire la première épicerie de ma vie.
Mais non, public en délire, je ne l’ai pas cambriolée ; ce que tu peux avoir l’esprit tordu, des fois !
J’ai acheté de la nourriture (du « manger » comme dit Grand-Papi), question de ne pas être obligée de me nourrir du jus à la couleur surréaliste qui pourrit dans le fond du tiroir à légumes du frigo (ewww).
Je pensais qu’avec la montagne d’argent que Pop m’avait donnée, il allait en rester assez pour m’acheter un diamant ou deux et faire enlever les varices sur mes paupières, mais non, manger, ça coûte cher !
J’étais un peu craintive de transporter autant d’argent dans mon portefeuille. Question de sécurité, j’ai pensé le mettre dans un attaché-case menotté à mon poignet, mais j’ai pas de menottes, pas d’attaché-case et, surtout, valeur essentielle de l’équation, pas de poignet (hein ?).
En arrivant à l’épicerie, Grand-Papi a pris un panier pour faire ses emplettes et nous a annoncé, à Fred et à moi, qu’on allait se rejoindre aux caisses.
Tintin était avec nous comme « observateur indépendant ». En gros, ça signifie que tout au long de cette éprouvante épreuve, il s’est * tousse, tousse * subtilement caché derrière les présentoirs de couches, de jus et de biscuits ainsi que dans le congélateur à crème glacée et, avec un télescope monoculaire de pirate (où a-t-il déniché ça ?!), il nous a épiés.
Parce qu’il n’attirait pas du tout l’attention (il a fait peur à une pauvre dame âgée qui a alerté un commis affirmant que les yogourts étaient peut-être « passés date » parce qu’ils bougeaient et qu’on les entendait respirer ; il s’agissait de Tintin qui était caché dessous), le gérant de l’épicerie s’est à son tour caché derrière les présentoirs et dans le réfrigérateur à bières pour espionner Tintin avec un télescope monoculaire de pirate (où a-t-il déniché ça ?!).
Parce que Fred et moi avons vécu quelques aventures rocambolesques lors de notre périple épicier, je les reproduis ici pour que les archéologues du futur puissent avoir un portrait fidèle de ce moment historique.
Dès le départ, Fred et moi avons eu une mésentente sur qui allait conduire le panier d’épicerie.
Il n’était pas question que ce soit lui.
– La dernière fois, t’as provoqué un carambolage dans le rayon de la viande et il a fallu les pinces de désincarcération pour sauver une pauvre famille prisonnière des carcasses tordues.
– C’était pas ma faute, j’ai roulé sur une mare de relish et j’ai perdu le contrôle. Et les roues du panier n’étaient pas chaussées pour ce genre de conditions.
Je lui ai tendu un panier.
– Commence l’épicerie, je vais aller échanger les canettes. Mais quand je reviens, je conduis.
Je me suis rendue aux machines automatiques qui broient les canettes et qui nous remettent un coupon de remboursement.
La dernière fois que Mom a demandé à Fred de le faire, c’était il y a quatre ans. Mon grand frère a voulu vivre « une expérience » : insérer dans la machine une canette encore pleine.
Résultat ? Une explosion de boisson gazeuse a bousillé les circuits et les mécanismes du broyeur. Tous les gens situés à 10 kilomètres à la ronde ont été aspergés. Mom, honteuse, n’a plus jamais remis les pieds dans cette épicerie.
Et il paraît que depuis, à chaque caisse, avec les photos de voleurs en série, il y a celle de mon frère. C’est écrit en dessous : RECHERCHÉ MORT OU VIF (SURTOUT MORT).
On raconte que le plancher de cette épicerie est encore collant.
J’avais une dizaine de canettes à faire entrer dans le monstre mangeur de métal : à la deuxième, un message m’a indiqué que l’appareil ne pouvait plus en prendre.
J’ai fait signe à une caissière qui a appelé un commis pour la vider.
Et ce commis, c’était qui, public en délire ?
Quoi ? Eugène-Henri Poubelle, l’inventeur du principe de la poubelle ? WTF ? C’est quoi le rapport ? Comment il pourrait travailler dans une épicerie, il est mort en 1907 ?!
Public en délire, t’es (parfois) bizarre et tu me fais (souvent) un peu peur.
Donc, qui est venu vider l’estomac de la boîte mangeuse d’aluminium ?
Alexandre, mon faux chum fleuriste moustachu boxeur et amateur de bongos en bungee !
Avant de penser, public en délire, qu’il s’agit de la vie ou du gars des vues ou du destin ou d’une autre entité magique qui en a voulu ainsi, détrompe-toi.
En partant, Fred a souhaité qu’on aille à cette épicerie. Il avait même un papier avec l’adresse et les heures précises pendant lesquelles il fallait se présenter.
– Pourquoi celle-là ? a demandé Grand-Papi. Il y en a 27 plus proches.
C’est Tintin qui a répondu à sa place :
– Les poitrines de poulet sont en solde. Et y’a une dégustation de saucissons.
Je n’aurais rien trouvé de suspect, n’eussent été les clins d’œil à répétition que Tintin a lancés à mon frère, son sourire complice et les coups de coude qu’il lui a donnés sur les côtes.
– Qu’est-ce qui se passe ? je leur ai dit.
– Rien. Pourquoi tu demandes ça ?
– Je sais pas. J’ai l’intuition que vous manigancez quelque chose.
– Pas du tout. Si je fais l’épicerie, je veux que ce soit dans un environnement propice à la consommation responsable. Et je veux profiter de prix qui défient toute concurrence. J’ai fait des recherches et c’est l’endroit idéal pour perdre notre virginité de client.
– « Notre virginité de client » ? J’ai comme soudainement le goût d’ouvrir la porte de l’auto et de me jeter dehors.
– Attends qu’on soit arrêtés, a dit Grand-Papi, ça va faire moins mal.
Les poitrines de poulet en spécial et la dégustation de saucissons n’étaient donc pas les raisons fondamentales du choix de cette épicerie.
(Cela étant dit, les poitrines de poulet étaient effectivement à bon prix et il y avait réellement une dégustation de saucissons. La preuve que les entités magiques existent vraiment.)
Alexandre, dit Wolfgang, a fait comme s’il était surpris de me voir. Mais vu que ses talents de comédien sont nuls, c’était clair comme de l’eau de roche qu’il s’attendait à me voir.
– Nam ?! Mais quelle surprise !
– Ouais, c’est ça. Je comprends maintenant pourquoi mon frère voulait qu’on vienne ici. C’est une rencontre arrangée.
– Mais non, pas du tout. Pourquoi tu dis ça ?
Un peu plus et il sortait un scénario de sous son tablier pour s’assurer qu’il venait de me donner la bonne réplique.
– Laisse faire. Ta machine est pleine.
– Vraiment ? Mais quel dommage ! Laisse-moi venir à ta rescousse.
– J’ai dit qu’elle était pleine, pas que j’avais le bras coincé dedans.
– Je vois que tu es perturbée. Laisse-moi donc te secourir.
– Je suis pas perturbée, je veux juste qu’on me rembourse mes canettes. Je suis sensible, mais pas à ce point.
Alexandre a ouvert la machine avec une clef spéciale, il a sorti un énorme sac rempli de canettes comprimées et il l’a remplacé par un sac vide.
– T’es mon héros, je lui ai dit.
– Je suis ton ange gardien.
– Exagère pas, patate. Allez, bonne soirée.
– Merci de ta collaboration.
Il doit arrêter de dire ça, ça m’énerve !
Au cours de ma séance de magasinage, je l’ai recroisé au moins 1 376 fois. Une fois, il rangeait de la nourriture pour chien, l’autre, il changeait un néon, une autre fois, il replaçait des sachets de sauce, une autre, il passait la serpillère, une autre, il jonglait avec des œufs ; pas croyable, chaque fois que je changeais de rangée, il était là, occupé à une tâche différente !
Et chaque fois, il a paru étonné de me voir.
Misère...
ALERTE ZON’A !
(…)
Pas fini de raconter mon histoire, Pop vient d’arriver, je vais aller demander des nouvelles de Mom.