> Cinq autres bonnes raisons d’être de mauvaise humeur

Bon, bon, bon.

Paraît que Valentine raconte à qui veut l’entendre qu’elle va me faire péter la yeule en mille morceaux.

Je ne suis pas étonnée vu qu’elle m’avait avertie qu’elle allait le faire.

Hum... Je me demande pourquoi elle m’en veut tant. Hé, hé, hé...

J’ai peut-être poussé le bouchon un peu trop loin.

J’ai peut-être été un peu trop baveuse.

Une chose est sûre, elle n’a pas le sens de l’humour. La folie que j’ai faite ce midi était une blague.

D’un goût douteux (sandwich jambon-fromage, je vais expliquer plus loin pourquoi), mais c’était de l’humour quand même.

Kim m’a demandé si j’avais peur.

C’est sûr que si demain, après l’école, il y a une grand-mère barbue sur une moto qui m’attend avec une batte de baseball cloutée sur l’épaule et qui m’invite à aller « faire un tour » avec elle dans un endroit isolé pour me montrer une portée de chatons et me donner des bonbons, je vais un peu paniquer.

Sincèrement, je pense que ce n’est que du vent.

Elle veut m’intimider et y parvient quand même assez bien, étant donné que la dernière fois que je me suis battue, c’était il y a quelques années dans un rêve avec une pieuvre ahurie portant un chapeau de finissant et fumant la pipe.

Je me suis fait planter d’aplomb, mais deux semaines plus tard, j’ai été déclarée gagnante parce qu’un prélèvement sanguin a révélé que ce n’était pas du tabac que la pieuvre fumait dans sa pipe, mais du persil, donc elle a été disqualifiée.

Dans le milieu des créatures pétées qu’on retrouve dans les rêves, elle est considérée comme une honte, une souillure.

Tant pis pour elle.

Je ne suis vraiment pas du genre à régler mes problèmes avec mes poings et je crois que Valentine non plus.

Il me faudra peut-être un garde du corps.

Je vais trimballer Youki avec moi, personne n’osera poser le p’tit doigt sur moi ; tous seront trop obnubilés par la mignonnerie et la croquignoletterie (ce ne sont pas des maladies de la peau) de mon chien.

Allez, public en délire, finissons-en avec les détails de cette journée fantasmagorique.

Sixième raison de ma mauvaise humeur : dans l’autobus, ce matin, y’a un gars qui m’a demandé si j’étais la fille amoureuse de son professeur dont parle Valentine dans son torchon. J’ai répondu qu’effectivement, c’était moi ; il a ricané et ne m’a plus embêtée avec ça.

Ensuite, Kim l’a entendu dire à ses amis que ce n’était pas moi la fille en question parce que si ça avait été le cas, j’aurais nié. Hé, hé, hé.

Dans la même veine, mon espion à l’étranger (un Russe qui s’appelle Boris et qui m’envoie des signaux secrets via mes broches) me rapporte que le nombre de téléchargements du journal de Valentine est faible, moins d’une cinquantaine.

Même si ma maman m’a bien appris à ne pas me réjouir du malheur des autres, des fois, c’est dur.

Septième raison : mes hormones déchaînées.

Huitième raison : le village de boutons apparu sur mon visage pendant la nuit ; ils ne savaient pas où camper, j’imagine, ils se sont dit que ma face était l’endroit tout désigné : c’est plat, c’est à la vue de tout le monde (pourquoi les boutons d’acné ne poussent-ils pas sous les orteils ?!) et ils ont cru que j’allais sauter de joie en les découvrant et me dire : « Rien de mieux pour démarrer une journée du bon pied ! »

Neuvième raison : j’ai eu un examen de maths dont j’avais complètement oublié d’étudier la matière. J’ai écrit « WTF ? » partout, même sur la ligne de mon nom.

J’ai hâte d’avoir ma note.

Dixième raison : Valentine. J’observais tranquillement, dans le miroir de la toilette mon visage et sa magnifique chaîne montagneuse d’inflammation de mes follicules pilosébacés (heureusement qu’ils n’étaient pas enflammés ; s’il avait fallu que mes boutons crachent du feu comme des volcans et que tous les gicleurs de l’école s’activent sur mon passage... Quoique, à bien y penser, ç’aurait été awesome !) lorsque j’ai vu Valentine surgir d’un des cabinets. Par le miroir, elle m’a regardée et m’a dit : « Le gros bébé lala est allé se plaindre à Mathieu que j’allais lui faire bobo. »

Il m’a fallu quelques millièmes de seconde pour réaliser que le « gros bébé lala » n’était pas la fille qui pleurnichait à côté de moi en se regardant dans le miroir parce qu’elle avait oublié son doudou à la maison.

– Ouais, j’ai laissé tombé, question de lui faire réaliser que t’es une myopathe.

– Une quoi ?

– Une myopathe. Une fille qui souffre de myopathie.

– Quessé ça ?

– Une dégénérescence du tissu musculaire. En gros, ça veut dire que si tu ne fais pas attention en enlevant ton soutien-gorge, tes seins peuvent tomber durement sur tes pieds et les fracturer. Ça, Mathieu doit le savoir. On appelle ça un vice caché, fille.

Tout comme moi, elle n’a rien compris à ce que je venais de raconter. Elle m’a regardée comme si j’avais craché une boule de mes cheveux dans l’évier.

– T’es folle.

– Le Vietnam, j’ai répondu. Ça m’est rentré dans le cerveau et ça ne veut plus sortir.

Valentine m’a décoché une flèche empoissonnée de méchanceté, visant la prostate entre mes deux seins (c’était peut-être mon cœur, ce n’est pas clair).

– Je comprends mieux pourquoi t’es amoureuse d’un gars de deux fois ton âge.

J’ai attrapé sa flèche possiblement mortelle avant qu’elle ne m’atteigne et je l’ai cassée en deux sur mon genou en criant : « Ça ne sert à rien de courir en zigzag quand on est pourchassé par un alligator ! »

J’ai adopté mon air le plus grave :

– Non, Valentine, c’est pire. Je suis maintenant amoureuse d’un gars qui a cinq fois mon âge. Tu sais, le gardien de sécurité qui fume sa cigarette en cachette dans son local en pensant que personne n’est au courant ? Tu peux en parler dans ton journal, je suis prête à faire une sortie.

J’ai posé une main sur la sienne.

– Tu dois m’aider à guérir de cette maladie. J’ai peur de tomber amoureuse du père Noël. Je sais que c’est un amour impossible, because la mère Noël ; on ne peut pas approcher de son mec à moins de 100 mètres sans qu’elle nous tire les cheveux et nous égratigne le visage avec ses ongles de danseuse nue. Ça, c’est si les lutins qu’elle a dressés pour l’attaque ne nous ont pas déchiquetées avec leurs dents limées.

Elle a retiré sa main et reculé de trois pas.

Ne sachant pas quoi dire après ces aveux troublants, elle est sortie.

Elle n’était pas la seule à être perturbée, je l’étais tout autant qu’elle.

Mettons cela sur la faute des hormones.

(…)

Cent trois minutes plus tard, j’étais à la cafétéria pour m’acheter une salade. Valentine était assise avec Mathieu.

Quand son regard a croisé le mien, elle a affiché un air de dégoût et, avec son index, elle a fait un cercle autour de sa tempe pour me signifier que j’étais folle.

J’ai décidé de lui prouver qu’elle n’avait pas tort.

J’ai déposé mon cabaret, j’ai quitté la file qui menait à la caisse et j’ai marché dans sa direction.

Elle s’est levée, croyant que je m’apprêtais à lui donner un câlin (ou quelque chose du genre).

Je suis passée derrière Mathieu, j’ai baissé la tête et j’ai appliqué mes lèvres sur les siennes.

Et j’ai sorti la langue.

Un gros french dont l’organe du goût de Mathieu ne s’est pas fait prier pour entrer dans la danse.

Note : Je ne suis pas une experte en la matière, je n’ai pas des litres et des litres de salive échangée d’expérience, mais avant d’embrasser, les deux parties s’assurent habituellement d’avoir la bouche fraîche et exempte de nourriture. Cela favorise une expérience agréable, envoûtante et exempte de grumeaux.

Mathieu venait de prendre une bouchée de son sandwich jambon-fromage.

Sans entrer dans les détails, disons que ça avait l’air plus sensuel que ce ne l’était vraiment.

Mettons que je n’avais plus faim après.

Considérant que le but n’était pas de me titiller le bas du ventre, mais plutôt de faire suer Valentine au max, je peux lever les deux pouces en l’air, sourire à pleines dents brochues et dire : « Mission accomplie ! »

Valentine avait les yeux tellement grands ouverts après que j’eus embrassé son chum qu’elle les a échappés dans sa soupe.

Je me suis éloignée avec un sourire narquois, en m’efforçant de ne pas cracher ce qui encombrait ma bouche et me dégoûtait, vu que je sentais des centaines de regards pointés dans ma direction. M’est avis qu’expectorer sur la foule telle une fumeuse aurait amoindri l’impact de mon acte insensé.

Quelques minutes après avoir rincé ma bouche à l’aide d’un boyau de pompier et nettoyé ma langue à la ponceuse, comme si je décapais un meuble ancien, j’ai réalisé l’ampleur du geste que je venais de poser.

Je me suis trouvée pas mal extravagante.

Peut-être un peu trop.

Peut-être un peu trop impulsive aussi.