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NÉLIO
MARDI MIDI

J’ai été renvoyé du cours de gym, j’avais oublié mes affaires. Comme c’est la première fois, je n’ai pas eu de mot à faire signer. En étude, j’ai pu réfléchir à mon rendez-vous au café de la Couronne. J’ai trouvé comment partir du collège. Pendant la récré, caché dans les toilettes, j’ai griffonné un mot sur mon cahier de liaison : « Mardi 25, dispense de cantine. J’autorise mon fils à quitter le collège entre 12 et 14 heures. »

Après, j’ai imité la signature de ma mère et le tour était joué.

Sortie du collège. Il est midi. Abdel, le surveillant, ne voit rien d’anormal. Ouf ! Il me laisse partir, je suis dehors. Je n’avais jamais essayé, mais finalement, c’est facile de filer en douce.

Dans ma tête, les idées filent comme des Formule 1. Elles passent une à une, à toute vitesse, en me coupant le souffle. Ma gorge se serre et puis, très vite, une autre idée arrive, plus étouffante encore. J’ai dit à Maxime, mon meilleur pote, mon presque jumeau, que j’allais chez le dentiste. Difficile de tricher avec lui, mais il m’a cru. Après la cantine, il partira à la bibliothèque avec Ben et Sarah pour relire nos BD préférées.

Je vais en finir avec ces deux rapaces… Jamais je n’ai menti à Maxime. On ne raconte pas des mensonges à son ami mais on ne le met pas en danger non plus. Non, non, je n’ai pas le droit de le mêler à tout ça. Ni lui, ni Sarah, ma plume d’hirondelle : ils la casseraient en deux. Je vais m’éloigner de mes copains, il ne faut pas qu’ils se fassent repérer. Je ne suis pas un voleur ni un menteur, je suis quelqu’un de bien…

Une rue à traverser et j’arrive au café de la Couronne… Je respire de plus en plus vite, je n’arrive même plus à faire entrer de l’air dans mes poumons. Je suis devant la porte. J’entre. Dans ma poche, mon poing écrabouille le billet.

— Alors, mon poussin ! Il est midi cinq ! On ne supporte pas d’attendre, nous. Rachète-toi une montre ! Et puis, te savoir dans la rue, tout seul…

C’est le costaud qui a parlé. La balafre qui coupe sa lèvre supérieure mêle du dégoût à son ricanement. Le grand blond boit sa bière en me regardant comme s’il me punaisait au mur. Je pose mon billet sur la table, je me retourne pour filer, mais une main se referme sur mon bras :

— Greg ! fait le blond métallique en souriant à son copain. Il n’a pas l’air bien avec nous, ce petit ! Il s’ennuie, peut-être.

J’essaie de me dégager, je me débats jusqu’à ce que le cafetier demande ce qui se passe :

— T’inquiète pas, Roger, c’est mon petit cousin, lui répond le costaud. Il me fait un caprice de gosse. Il va retourner sagement chez lui, au 8 rue Carnot, n’est-ce pas, Nélio ? Mais d’abord, il doit s’asseoir une minute.

Ce type me connaît ! Il sait où j’habite, il connaît peut-être tout sur ma vie. Le cafetier détourne le regard pour s’occuper d’un client. Ma tête bourdonne, impossible de parler, me voilà en plein cauchemar. Je suis un gros nul : je ne réagis plus et je m’assieds sur la chaise. Les têtes des deux rapaces se rapprochent de moi. Greg, le costaud balafré, postillonne à voix basse, en détachant bien ses mots :

— Pour mercredi, ce sera cinquante euros et un bijou pour ma copine, tu sais, la belle meuf que t’as vue hier. N’amène pas du toc, hein ! Tu connais les filles, elles adorent l’or.

— Demain midi, ici, petite racaille ! siffle le blond en me lâchant le bras. Et pas de blague : ta sœur est jolie tout plein, faudrait pas que deux grands méchants loups lui coupent ses couettes !

Je pars en courant. Comment est-ce qu’ils connaissent Lola ? Elle est venue trois ou quatre fois me chercher avec papa au collège. Ces types traînaient peut-être par là. Depuis quand me surveillent-ils ? Aucune idée. Ma tête tourne. Ah, non, ils n’ont pas le droit de toucher à Lola, ils n’ont même pas le droit de parler d’elle ! J’ai été nul, j’aurais dû leur dire non. J’ai la nausée.

Je marche depuis longtemps maintenant, je ne sais pas où je vais.

Tiens, un jardin public ! Je m’arrête et je m’assieds. Quelques oiseaux traînent par là. Ils cherchent, ils picorent. Ils se disputent les mêmes miettes. Avec ses coups de bec, le gros les pique toutes, une à une. Tiens, prends-toi ce caillou, sale bête !

Quel froid ! Je donnerais beaucoup pour poser mes mains sur un grand bol de chocolat chaud et le boire doucement, bien calé sur les genoux de maman. Comme quand j’étais petit…

Qu’est-ce qui me prend ? Ce genre d’idée ne s’installera pas dans ma tête, ou je vais craquer. Si papa apprenait que je ne sais pas faire face à ces minables, il serait déçu. Il faut être fort et rentrer la tête haute au collège. J’ai rendez-vous avec Maxime et Sarah, ils ne sauront rien. Pour le billet de cinquante euros, je peux me débrouiller. Ce week-end, j’irai demander à papy une avance sur mon argent d’anniversaire. Ou alors, je lui proposerai de laver sa voiture plusieurs dimanches de suite. Les rapaces attendront quatre jours de plus, bien obligés. Et pour la fille, il faut juste que je trouve un bijou. Où ? Je ne sais pas encore, mais quand je l’aurai donné, ils me laisseront tranquille. Ils changeront de cible, c’est sûr. Ils ne vont pas se faire repérer en s’acharnant sur moi. Ils ne sont pas fous, quand même.

Bon, problème réglé ! Je dois rentrer au collège.