Nous avons jusqu’ici laissé aux poètes le soin de nous décrire les « conditions de l’amour » en fonction desquelles les hommes font leur choix d’objet et la manière dont ils accordent avec la réalité les exigences de leurs fantasmes. Il est vrai que les poètes possèdent certaines qualités qui leur donnent la capacité de résoudre pareille gageure, notamment la sensibilité permettant de percevoir les émotions dissimulées de leur prochain et le courage de laisser s’exprimer leur propre inconscient. Mais il est une circonstance qui réduit les connaissances véhiculées par leurs messages. Les poètes sont en effet tenus de chercher à produire du plaisir intellectuel et esthétique, ainsi que certains effets relevant des sentiments ; ils ne peuvent donc pas présenter sans la transformer la trame de la réalité, mais doivent en isoler des fragments, dissoudre les liens perturbateurs, adoucir l’ensemble et combler les lacunes. Autant de privilèges liés à ce que l’on appelle la « licence poétique ». Ils ne peuvent pas exprimer non plus un grand intérêt pour l’origine et le développement de ce type de situations psychiques qu’ils décrivent sous leur forme achevée. Il devient donc tout de même indispensable que la science traite, d’une main plus grossière et pour un moindre profit en termes de plaisir, des mêmes matériaux dont les hommes apprécient depuis des millénaires le traitement poétique. Puissent ces remarques contribuer à justifier un travail rigoureusement scientifique, même lorsqu’il s’applique à la vie amoureuse humaine. La science est précisément la plus parfaite manière de se détacher du principe de plaisir qui soit accessible à notre travail psychique.
L’exercice du traitement psychanalytique permet de recueillir suffisamment d’éléments sur la vie amoureuse des névrosés et de se rappeler que l’on a aussi observé ou éprouvé un comportement similaire chez des gens à peu près sains d’esprit, voire chez des personnes exceptionnelles. L’accumulation des éléments collectés au gré des expériences fait apparaître certains types de manière plus distincte. Je veux commencer par décrire ici un type de choix d’objet masculin parce qu’il se caractérise par une série de « conditions de l’amour » dont la convergence, loin d’être compréhensible, est à proprement parler déconcertante, et parce qu’il admet une explication psychanalytique simple.
1) On peut dire que la première de ces conditions de l’amour est assez caractéristique ; dès qu’on la trouve, on peut chercher l’existence des autres caractères du même type. Il s’agit, pour employer ce terme, de la condition du « tiers lésé » ; sur le fond, c’est le fait que la personne concernée ne choisit jamais comme objet d’amour une femme encore libre, c’est-à-dire une jeune fille ou une femme seule, mais uniquement une femme sur laquelle un autre homme peut faire valoir des droits de propriété, qu’il s’agisse de l’époux, du fiancé ou de l’ami. Cette condition a parfois un caractère tellement indispensable qu’une seule et même femme peut être dans un premier temps négligée, voire méprisée, tant qu’elle n’appartient à personne, alors qu’elle devient objet d’amour dès qu’elle entre dans l’une des relations évoquées avec un autre homme.
2) La deuxième condition est peut-être moins constante, mais tout aussi frappante. Seule sa rencontre avec la première conditionne le type, alors que celle-ci semble pour sa part se présenter seule avec une grande fréquence. La deuxième condition affirme que la femme prude et au-dessus de tout soupçon n’exerce jamais l’attrait qui l’élève au rang d’objet de l’amour, mais que cette possibilité serait réservée à la femme ayant, si l’on peut dire, une réputation sexuelle sulfureuse, et dont la fiabilité et la fidélité inspirent des doutes. On peut avoir une série significative de variantes de ce dernier caractère, depuis l’ombre discrète sur la réputation d’une épouse ne dédaignant pas le flirt jusqu’à la vie ouvertement polygame d’une cocotte ou d’une professionnelle – mais ceux qui appartiennent à notre type ont obligatoirement besoin de quelque chose de ce genre. En grossissant un peu le trait, on peut donner à cette condition le nom d’« amour des prostituées ».
Tout comme la première condition permet la satisfaction de motions contraires, hostiles, envers l’homme auquel on arrache la femme aimée, la deuxième condition, le caractère de prostituée qui doit s’attacher à la femme, est liée à l’activation de la jalousie, qui semble constituer un besoin pour les amants de ce type. C’est seulement s’ils peuvent être jaloux que la passion atteint son sommet, que la femme prend toute sa valeur – et ils ne laissent jamais passer une occasion qui leur permettrait de vivre ces sensations suprêmes. Curieusement, ce n’est pas contre le possesseur légal de l’aimée que se dirige cette jalousie, mais contre des inconnus qui surgissent alors et qui permettent de faire peser un soupçon sur la femme. Dans les cas les plus flagrants, l’amant ne manifeste pas le vœu de conserver la femme pour lui tout seul et semble se sentir fort bien dans cette relation triangulaire. L’un de mes patients qui avait épouvantablement souffert des écarts de sa dame ne vit pourtant aucune objection à ce qu’elle se marie – mieux, l’y encouragea au contraire par tous les moyens ; ensuite, au fil des ans, il n’exprima jamais la moindre trace de jalousie envers cet époux. Un autre cas typique s’était toutefois montré, dans ses premières relations amoureuses, très jaloux à l’égard de l’époux, et avait forcé la dame à arrêter ses relations conjugales avec celui-ci ; dans ses nombreuses relations ultérieures, il se comporta toutefois comme les autres, et ne considéra plus l’époux légitime comme un facteur de trouble.
Les points suivants ne décrivent plus les conditions exigées par l’objet de l’amour, mais le comportement de l’amant envers l’objet de son choix.
3) Dans la vie amoureuse normale, la valeur de la femme est déterminée par son intégrité sexuelle et diminue au fur et à mesure qu’elle se rapproche des caractéristiques d’une prostituée. Que les femmes affectées par ce caractère soient traitées par les hommes aimants de notre type comme des objets d’amour de la plus haute valeur apparaît dès lors comme une singulière déviance à l’égard de la normale. Les relations amoureuses avec ces femmes imposent la dépense psychique la plus élevée et vont jusqu’à dévorer tous les autres intérêts ; ce sont les seules personnes que l’on peut aimer, et l’on souligne à chaque fois de nouveau l’exigence de fidélité que l’on se fixe à soi-même, aussi souvent qu’elle puisse être transgressée dans la réalité. Dans ces traits de relations amoureuses, tels que nous les décrivons, se grave très nettement le caractère obsessionnel qui caractérise dans une certaine mesure tous les cas où intervient l’amour. Mais si l’on se fonde sur la fidélité et l’intensité de la liaison, on ne peut pas s’attendre à voir une seule relation de ce type constituer toute la vie amoureuse des personnes concernées, ou ne se produire qu’une seule fois au sein de celle-ci. Des passions de ce genre se répètent au contraire avec les mêmes singularités – l’une étant la réplique exacte de l’autre – plusieurs fois dans la vie de la personne appartenant à ce type ; mieux, les objets de l’amour peuvent, en fonction des conditions extérieures, par exemple du changement de domicile et d’environnement, se remplacer mutuellement avec une telle fréquence que l’on en arrive à la formation d’une longue série.
4) Ce qui surprend le plus l’observateur, c’est la tendance à « sauver » l’aimée qui s’exprime chez les amants de ce type. L’homme est persuadé que l’aimée a besoin de lui, que sans lui elle perdrait toute tenue morale et descendrait rapidement à un niveau regrettable. Il la sauve donc en ne la quittant pas. Dans certains cas particuliers, l’intention de sauver peut se justifier par la référence au manque de fiabilité sexuelle et à la position sociale précaire de l’aimée ; mais elle ne s’exprime pas moins clairement là où de telles attaches à la réalité font défaut. L’un des hommes appartenant au type décrit, qui savait conquérir ses dames grâce à son art de la séduction et à sa dialectique alambiquée, ne reculait devant aucun effort dans le rapport amoureux afin de maintenir l’aimée du moment sur la voie de la « vertu », à l’aide de traités qu’il avait lui-même rédigés.
Si l’on porte un regard d’ensemble sur les détails du tableau brossé ici, les conditions de l’absence de liberté et du caractère de prostituée qui s’attachent à l’aimée, la valeur élevée que l’on prête à celle-ci, le besoin de jalousie, la fidélité, qui s’accommode pourtant de la dissolution dans une longue série, et l’intention de sauver, on considérera qu’il est peu probable que ceux-ci proviennent d’une seule source. Et pourtant cette idée vient facilement lorsqu’on plonge, au moyen de la psychanalyse, dans la biographie des personnes en question. Ce choix d’objet, défini de manière singulière, et ce comportement amoureux tellement original ont la même origine psychique que dans la vie amoureuse de l’homme normal : la fixation infantile de la tendresse sur la mère, fixation dont ils constituent l’une des issues. Dans la vie amoureuse normale, seuls quelques traits trahissent encore de manière évidente le modèle maternel du choix d’objet, par exemple la préférence des hommes jeunes pour les femmes plus mûres ; le détachement de la libido à l’égard de la mère s’est accompli relativement vite. Dans notre type, en revanche, la libido est restée fixée sur la mère, y compris après l’arrivée de la puberté, si longtemps que les caractères maternels restent gravés dans les objets d’amour qu’il choisira plus tard et que tous ceux-ci deviennent des succédanés de la mère, trop facilement reconnaissables. On ne peut s’empêcher de faire ici une comparaison avec la formation crânienne du nouveau-né ; lorsque l’accouchement dure trop longtemps, le crâne de l’enfant à la naissance porte forcément l’empreinte de la partie étroite du bassin maternel.
Il nous appartient à présent de rendre vraisemblable l’idée selon laquelle les traits caractéristiques de notre type, conditions de l’amour aussi bien que comportement amoureux, sont réellement issus de la constellation maternelle. C’est pour la première condition, celle de l’absence de liberté de la femme, ou celle du tiers lésé, qu’on devrait y arriver le plus facilement. On comprend aisément que, pour l’enfant grandissant dans sa famille, le fait que la mère appartienne au père devient un élément indissociable de la nature de la mère, et que le père lui-même, et lui seul, tienne le rôle de tiers lésé. Le trait qui nous pousse à surestimer l’aimée, à la juger unique, irremplaçable, s’insère de manière tout aussi naturelle dans le contexte infantile, car nul ne possède plus d’une mère, et la relation avec elle repose sur la base d’un événement qui échappe à tout doute et que l’on ne peut répéter.
Dès lors que, dans notre type, les objets de l’amour doivent avant tout être des substituts de la mère, on commence aussi à pouvoir comprendre pourquoi ils forment cette série qui semble contredire de manière si flagrante la condition de la fidélité. La psychanalyse nous apprend aussi, par d’autres exemples, que l’irremplaçable agissant dans l’inconscient se manifeste souvent par la dissolution dans une série infinie – infinie parce que aucun substitut ne se révèle au bout du compte capable de fournir la satisfaction recherchée. Ainsi, l’insatiable goût qu’ont pour les questions les enfants d’un certain âge s’explique par le fait qu’ils n’ont qu’une seule et unique question à poser et qu’ils ne parviennent pas à la prononcer, la manie du bavardage de certaines personnes souffrant de dommages névrotiques ayant quant à elle pour origine le poids d’un secret qui veut être transmis mais quelles ne révèlent pas, quelle qu’en soit la tentation.
La deuxième condition de l’amour, celle du caractère de prostituée qui s’attache à l’objet choisi, semble en revanche résister énergiquement à toute déduction à partir du complexe de la mère. À la pensée consciente de l’adulte, la mère apparaît volontiers comme une personnalité d’une pureté morale intangible, et peu d’autres choses paraissent aussi offensantes lorsqu’elles viennent de l’extérieur, ou suscitent autant d’affliction lorsqu’elles montent de l’intérieur, qu’un doute sur ce caractère de la mère. Mais c’est précisément ce rapport de très vive opposition entre la « mère » et la « putain » qui nous incitera à étudier l’histoire du développement et la relation inconsciente de ces deux complexes, sachant depuis très longtemps que ce qui se présente dans la conscience sous forme de deux opposés coïncide fréquemment dans l’inconscient jusqu’à n’être plus qu’un. Notre étude nous ramène ainsi à la période de la vie au cours de laquelle le petit garçon acquiert une première connaissance plus complète des relations sexuelles entre les adultes, c’est-à-dire à peu près au cours de la prépuberté. Des informations brutales qui le poussent tout droit vers le dédain et la révolte lui font alors découvrir le mystère de la vie sexuelle, détruisent l’autorité des adultes, qui s’avère inconciliable avec le dévoilement de leur activité sexuelle. Ce qui, dans ces révélations, exerce la plus forte influence sur le jeune initié, c’est le lien entre celles-ci et ses propres parents. Il lui arrive de le récuser sans ambages, par exemple en ces termes : il est possible que tes parents et d’autres personnes fassent ce genre de choses entre eux mais, de la part de mes parents à moi, c’est totalement impossible.
Corollaire rarement absent de l’« éducation sexuelle », le petit garçon apprend simultanément l’existence de certaines femmes qui, pratiquant l’acte sexuel à titre vénal, doivent être généralement méprisées. Ce mépris ne peut que lui être étranger ; il n’a pour ces malheureuses qu’un mélange de désir et de frisson d’effroi dès qu’il sait qu’elles peuvent, lui aussi, l’introduire à la vie sexuelle qui lui apparaissait jusqu’ici comme la prérogative exclusive des « grands ». Ensuite, lorsqu’il ne peut plus maintenir ce doute ni revendiquer, pour ses parents, une exception à la règle de cette si laide activité sexuelle, il se dit, avec la rectitude du cynisme, que la différence entre la mère et la putain n’est tout de même pas si grande et qu’au fond l’une et l’autre font la même chose. Les explications éducatives ont en effet éveillé en lui les réminiscences et les désirs de sa première enfance, et ont, à partir de ceux-ci, remis en activité certaines motions psychiques. Il commence à désirer sa mère, y compris dans ce sens nouvellement acquis, et à haïr de nouveau son père, comme un rival qui fait obstacle à ce désir. Il se retrouve, pour reprendre nos termes, sous l’emprise du complexe d’Œdipe. Il ne pardonne pas à sa mère, et tient pour une marque d’infidélité le fait qu’elle ne lui ait pas accordé à lui, mais à son père, la faveur du rapport sexuel. Si elles ne se dissipent pas rapidement, ces motions n’ont d’autre exutoire que des fantasmes portant sur l’activité sexuelle de la mère sous les angles les plus divers, et dont la tension s’épanche très facilement dans la masturbation. Comme les deux motifs moteurs, la convoitise et la soif de vengeance, interagissent en permanence, les fantasmes préférés, et de loin, sont ceux de l’infidélité de la mère ; l’amant avec lequel la mère commet cette infidélité porte presque toujours les traits du moi de l’enfant, ou plus justement de sa propre personnalité idéalisée, élevée, par la maturation due à l’âge, au niveau du père. Ce que j’ai appelé ailleurs le « roman familial1 » regroupe les multiples formes que prend cette activité fantasmatique, et leur imbrication avec différents intérêts égoïstes de cette période de la vie. Mais, après avoir examiné ce fragment de développement psychique, nous ne pouvons plus trouver contradictoire et incompréhensible le fait que la condition évoquée, ce caractère de prostituée qui doit s’attacher à l’aimée, découle directement du complexe de la mère. Le type de vie amoureuse masculine que nous avons décrit porte en soi les traces de cette évolution et peut être simplement compris comme la fixation sur les fantasmes pubertaires du petit garçon, qui n’ont pas trouvé par la suite d’issue débouchant sur la réalité de l’existence. On peut facilement supposer que l’onanisme pratiqué avec ardeur dans les années de la puberté a contribué à fixer ces fantasmes.
Avec ces derniers, qui ont progressé jusqu’à dominer la vie amoureuse réelle, la tendance à sauver l’aimée paraît n’avoir qu’un lien distendu, superficiel et susceptible d’être expliqué par un motif conscient. L’aimée se met en danger par sa tendance à l’inconstance et à l’infidélité, il est donc compréhensible que l’amant s’efforce de la protéger contre ces périls en surveillant sa vertu et en contrecarrant ses mauvais penchants. L’étude des souvenirs-écrans, des fantasmes et des rêves nocturnes montre cependant qu’il existe ici une « rationalisation » admirablement aboutie d’un motif inconscient, que l’on peut assimiler à une élaboration secondaire réussie dans le rêve. En réalité, le motif du sauvetage a sa propre signification et sa propre histoire, il s’agit d’un rejeton du complexe de la mère ou, plus exactement, du complexe parental. Lorsque l’enfant entend dire qu’il doit la vie à ses parents, que la mère « la lui a offerte2 », des motions de tendresse s’associent chez lui à des motions de désir d’être une grande personne indépendante, pour faire naître le vœu de restituer ce cadeau aux parents, de le leur rendre sous forme d’un don de même valeur. Tout se passe comme si la bravade du petit garçon signifiait : je n’ai besoin de rien de la part de mon père, je veux lui restituer tout ce que je lui ai coûté. Il conçoit alors le fantasme de sauver son père d’un danger mortel, ce qui leur permettra d’être quittes, et ce fantasme se déporte assez souvent sur l’empereur, le roi ou un autre grand seigneur ; une fois modifié de la sorte, il devient accessible à la conscience et même exploitable pour le poète. Lorsqu’il s’applique au père, le fantasme de sauvetage est largement dominé par l’idée de défi ; l’enfant dirige le plus souvent vers la mère la dimension de tendresse qui s’attache à ce fantasme. C’est la mère qui a donné la vie à l’enfant, et il n’est pas facile de remplacer ce cadeau singulier par quelque chose de même valeur. Un faible changement de signification, de ceux que facilite l’inconscient – ce qu’on peut à peu près mettre sur le même plan que le passage conscient d’un concept dans l’autre –, le sauvetage de la mère prend le sens de lui offrir ou de lui faire un enfant – un enfant semblable à celui que l’on est soi-même, bien entendu. La distance avec le sens originel du sauvetage n’est pas très grande, le changement de signification n’est pas arbitraire. La mère nous a offert la vie – la sienne – et on lui offre en compensation une autre vie, celle d’un enfant qui présente la plus grande ressemblance avec notre propre soi. Le fils exprime sa reconnaissance en souhaitant avoir, de sa mère, un fils qui soit son égal, c’est-à-dire que dans le fantasme du sauvetage il s’identifie entièrement à son père. Toutes les pulsions, qu’elles soient de tendresse, de reconnaissance, de convoitise, de bravade, d’autoritarisme, sont satisfaites par ce vœu unique : être son propre père. L’élément du danger n’a pas été perdu non plus dans le changement de signification ; l’acte de naissance proprement dit est en effet le péril dont on a été sauvé par l’effort de la mère. La naissance est tout autant le tout premier danger ayant pesé sur la vie que le modèle de tous ceux dont nous avons peur par la suite, et l’expérience de la naissance nous a vraisemblablement laissé cette expression de l’affect que nous appelons l’angoisse. Le Macduff de la légende écossaise, l’homme que sa mère n’a pas mis au monde mais qui a été arraché au corps de celle-ci, ne connaissait donc pas l’angoisse.
Artémidore3, l’antique interprétateur de rêves, avait certainement raison d’affirmer que le songe transformait sa signification en fonction de la personne du rêveur. Selon les lois s’appliquant à l’expression des pensées inconscientes, le « sauvetage » peut avoir des significations variables suivant qu’il est fantasmé par une femme ou par un homme. Il peut aussi bien signifier : faire un enfant, c’est-à-dire engendrer (pour l’homme) que : mettre soi-même un enfant au monde (pour la femme).
C’est en particulier dans son association avec l’eau que l’on discerne clairement ces différentes significations du sauvetage dans les rêves et les fantasmes. Lorsqu’un homme, dans son rêve, sauve une femme de l’eau, cela signifie qu’il en fait une mère, ce qui, d’après les explications que nous venons de donner, équivaut à : il en fait sa mère. Lorsqu’une femme sauve un autre être (un enfant) de l’eau, elle se reconnaît ainsi, comme la fille du roi dans la légende de Moïse4, comme sa mère, celle qui lui a donné le jour.
Il arrive aussi parfois que le fantasme de sauvetage, lorsqu’il a le père pour objet, ait une dimension de tendresse. Il veut alors exprimer le désir d’avoir le père pour fils, c’est-à-dire d’avoir un fils qui soit comme le père. En raison de toutes ces relations entre le motif du sauvetage et le complexe des parents, la tendance à sauver l’aimée constitue un trait essentiel du type amoureux décrit ici.
Il ne m’apparaît pas nécessaire de justifier mon mode de travail, lequel, ici comme dans mon exposé sur l’érotisme anal5, vise à faire ressortir du matériau d’observation des types d’abord extrêmes et bien délimités. Dans un cas comme dans l’autre, il existe des individus beaucoup plus nombreux chez qui l’on ne relève que quelques traits isolés de ce type, ou bien tous ces traits mais sous une forme floue, et il va de soi que seule la présentation globale du contexte dans lequel sont appréhendés ces types permet d’en rendre compte correctement.
1. Allusion à l’article de Freud, « Le roman familial des névrosés », publié pour la première fois dans le livre d’Otto Rank, Le Mythe de la naissance du héros (1909), Paris, Payot, 1983. (N.d.T.)
2. En allemand : geschenkt, offrir en cadeau. L’expression est littéralement plus forte que notre « donner la vie », mais a le même sens. L’idée d’« offrir » a été intentionnellement conservée ici. (N.d.T.)
3. Artémidore de Daldis, né à Éphèse au IIe siècle après J.-C., fut le plus grand spécialiste des rêves de l’Antiquité grecque. Il est l’auteur d’un célèbre ouvrage que Freud connaissait parfaitement bien, Onirocriticon. Deux traductions intégrales de ce livre existent en français sous le titre La Clef des songes, l’une chez Vrin en 1975 et l’autre chez Arléa en 1998. (N.d.É.)
4. Otto Rank, Le Mythe de la naissance du héros, op. cit.
5. Voir Sigmund Freud, « Caractère et érotisme anal » (1908), in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973. (N.d.T.)