Un orage de chaleur était de nouveau annoncé pour midi, mais c’était encore calme et les rayons de soleil d’une chaude matinée pénétraient à travers les grandes fenêtres dans la salle du restaurant.
La cuisine était propre et brillante. L’équipe de nettoyage était partie quelques minutes avant. Les pianos et les fours étaient encore froids, la porte d’entrée, fermée, seule la machine à café chuintait, Conny nous faisait des expressos. La brigade s’était rassemblée presque au complet dans le restaurant. La plupart d’entre nous portaient leur uniforme pour la journée de travail à venir, mais la présence des autres était d’ordre privé, l’odeur du café frais s’échappait de la cuisine pour pénétrer dans la salle. Valentino n’était pas avec nous au restaurant, il était en direct, au studio de télévision, en pleine émission.
On pouvait le voir sur un écran plat installé provisoirement dans la salle du restaurant, il était assis sur un canapé bleu, dans un talk-show, et était poudré et éclairé telle une star de cinéma, le mur derrière lui scintillait, comme si une lueur argentée était diffusée dans l’air, élégante et futuriste, à travers une surface d’eau électronique.
Lily se tenait un peu à l’écart, les bras croisés sur sa poitrine. Elle était à présent la plus gradée de la cuisine.
Kai Van der Koij était malin, cultivé et, à vrai dire, trop vieux pour le boulot qu’il faisait mais ceux qui regardaient régulièrement la télé savaient que c’était une légende. On le connaissait déjà dans les années 1980. Tout jeunot à l’époque, il avait révolutionné le talk-show, il avait été une vraie tornade dans les programmes publics. Au fil des ans, les couleurs derrière lui sont devenues plus froides et plus plates, et on avait pu voir en direct le visage de Kai Van der Koij se flétrir petit à petit et se rider comme une pomme de terre. Chacun des cheveux sur sa tête était soigné par un maquilleur qui les maintenait en vie. Kai Van der Koij était un monstre sacré et il devait rester vivant à l’état de fossile, de nombreuses universitaires auraient bien aimé l’épouser, les statistiques ne mentaient pas. Expérimenté, souverain, provocant et cultivé, les jambes croisées, dans un costume chic sur mesure, il tenait négligemment ses fiches de questions dans la main comme une quinte flush royale, chacun de ses gestes représentait une décennie d’émissions de divertissement.
Valentino était assis dans son fauteuil dans une attitude tout à fait naturelle, lui aussi présentait bien dans son costume, il paraissait intéressant et charismatique, les rumeurs autour de ses années rock’n’roll voletaient autour de lui comme des papillons. Tandis que les lèvres de Van der Koij bougeaient et faisaient un exposé foisonnant du monde de la cuisine, Valentino n’a pas pu s’empêcher, pour une raison inconnue, de repenser au flétan du Chien, et le souvenir de ce goût lui a rappelé les hordes, là, dehors, les hordes de jeunes cuisiniers exaltés qui disaient du mal de lui dans son dos comme il le faisait lui-même à propos de Bocuse, cette ordure nazie. Valentino fixait la caméra et essayait de deviner si les jeunes recrues s’étaient déjà ameutées derrière la lentille et se moquaient de son costume, de ses cheveux rares et de son gros ventre.
« Allez vous faire foutre, a-t-il murmuré.
— Pardon ? »
Van der Koij s’est interrompu au milieu de sa question et a penché la tête, il faisait toujours ça quand il commençait à s’enliser dans la conversation.
« Rien, a fait Valentino en balayant de la main ce qu’il venait de dire.
— Bien », a dit Van der Koij, et il a essayé de reprendre le fil de la discussion.
Même si personne ne le reconnaissait officiellement, on ne pouvait nier que, au fond, le simple fait que Nido mette les pieds dans un restaurant représentait une telle distinction que la troisième étoile n’avait plus aucune importance. Nido était à la haute cuisine ce qu’Anna Wintour était au monde de la mode, affirmeraient les uns, tandis que d’autres diraient plutôt qu’il était l’Oussama ben Laden des restaurants. Nido avait déjà critiqué des cuisines avec une telle violence que certains chefs s’étaient suicidés.
Valentino approuvait d’un hochement de tête, mais où voulait-il en venir, que voulait-il dire par là ? Lui, Valentino, trouvait Nido surestimé, et très largement, il n’avait rien de plus à dire à son sujet.
Lily avait ouvert un Riesling Scharzhofberger léger et servait ses cuistots.
Tandis qu’en salle on écoutait religieusement les paroles du roi sur l’écran, le Chien et moi, on s’était éclipsés seuls en cuisine. J’essayais de lui apprendre une ou deux autres techniques importantes, j’aurais préféré rester avec les autres, mais il fallait le faire maintenant, le Chien ne maîtrisait toujours pas les gestes et les actions les plus élémentaires, son évolution faisait du surplace, pour tout dire. Il semblait ne toujours pas avoir compris que les champignons ne devaient pas être lavés mais seulement brossés, sinon ils devenaient glissants, tout comme il n’avait pas l’air d’avoir saisi qu’on ne devait plus toucher la viande une fois dans la poêle, qu’on ne devait plus appuyer dessus, qu’il valait encore mieux ne même plus la regarder avant qu’elle atterrisse dans l’assiette, ou encore qu’il fallait assaisonner les plats à chaque stade de la recette, et pas seulement à la fin.
Il y a quinze ans, le Times décrivait Valentino comme le mâle alpha des grands chefs, a dit Van der Koij, et puis, au fil des années, l’enthousiasme autour de lui s’était calmé. Cependant depuis quelques mois, il était de nouveau au centre de la scène culinaire internationale, sur la couverture de l’édition française du magazine Gourmet, il était désigné comme un « titan sorti d’un long sommeil ». Que s’est-il passé, qu’est-ce qui a changé ?, voulait savoir Van der Koij, le sourire aux lèvres, il attendait une histoire scandaleuse. Valentino s’est renversé sur son siège. Circonspect, fatigué.
Rien, qu’est-ce qui aurait bien pu changer ?, a-t-il répondu.
Mais, si vous permettez, insistait-il, on avait tout de même entendu parler d’une arrivée récente dans sa cuisine, du nouveau sous-chef, qui était donc ce jeune homme ? Mais avant même que Valentino puisse répondre, Kai Van der Koij s’est tourné vers la caméra. On avait préparé une vidéo pour les téléspectateurs, et des enregistrements de la cuisine de l’El Cion ont défilé sur l’écran.
Un cri a parcouru les rangs. On hurlait, on était à la télé, et là, derrière, on venait de passer sur l’image, on n’arrivait pas à y croire. Tout le monde jubilait, seule Lily restait pétrifiée au milieu de la pièce, la bouteille de vin à la main, et fixait l’écran.
Qu’est-ce que cet enculé de Van der Koij avait dit à l’instant ? Il venait vraiment de dire « nouveau sous-chef » ? s’est demandé Lily. Elle a jeté un œil à la ronde pour voir si quelqu’un n’avait pas une explication rassurante à disposition, mais personne n’était prêt à s’avancer dans la ligne de mire, et personne ne voulait non plus manquer de se voir à la télé. Ils avaient presque tous sorti leur portable et filmaient tout ce qu’ils pouvaient, on nous appelait, le Chien et moi, il ne fallait pas qu’on rate ça, on devait venir, vite. On pouvait à présent voir le Chien sur l’écran en train de s’attaquer aux épices, de retirer à mains nues la viande fumante de la poêle et de gratter la croûte brûlée sous l’eau courante, comme on retire de la peinture sur une toile. La caméra a changé d’angle, j’étais là, plus jeune que dans mon souvenir, je m’avançais vers le Chien, on voyait que j’essayais de paraître désinvolte, mais j’étais seulement flou sur le premier plan, le point était fait derrière, sur le Chien, il était en train de jeter des glaçons sur de la viande brûlante.
Ensuite Alisha est apparue à l’image, elle était assise dans la salle du restaurant, les jambes croisées, maquillée comme le péché le jour du Jugement dernier. Cuisiner semblait être le seul moyen pour lui de percevoir son environnement, disait-elle avec un battement de paupières très appuyé. Quand d’autres utilisent leurs yeux et leurs oreilles, lui voyait et écoutait à l’aide de son goût, puis elle a rejeté ses cheveux en arrière. Enfin c’était au tour de Valentino de prendre la parole, la caméra l’avait attrapé au passe, il tenait ses bras croisés sur la poitrine, l’air buté, oui, le gamin apprenait vite, comme c’était toujours le cas à l’El Cion, et il a ajouté que, bon, son style était vraiment spécial et intéressant, le reste de la phrase était coupé, et on voyait de nouveau des scènes du quotidien à l’El Cion et des images de gens beaux dans la salle.
Lily fixait la télé, stupéfaite. Le Chien n’était pas le nouveau sous-chef pourtant, pourquoi Valentino ne corrigeait pas ce merdeux ?
Les caméras sont revenues au studio. Valentino était toujours assis sans bouger, un bras posé sur toute la longueur de l’accoudoir, sur le canapé bleu éblouissant.
Valentino n’était-il pas chatouillé par l’idée de faire de ce jeune talent son successeur ? voulait savoir Kai Van der Koij, pour plaisanter, il espérait que Valentino et lui puissent au moins se rejoindre sur le terrain de l’ironie, à un certain âge on pouvait peu à peu avoir envie de se retirer des affaires, a dit Van der Koij qui, avec cette remarque, se dirigeait droit sur des écueils tranchants.
Valentino l’a transpercé de ses yeux froids, Kai Van der Koij commençait peu à peu à parler comme si sa vie en dépendait, il disait que c’était un peu du sport, la cuisine, que ça jouait un rôle sur la santé, et cela faisait tout de même quelques dizaines d’années que Valentino travaillait, depuis quand, au juste, exerçait-il dans la gastronomie ?
Valentino le laissait s’enfoncer, et Kai Van der Koij cherchait une solution dans ses fiches.
Eh bien, qu’on passe maintenant à son nouveau livre de recettes, a-t-il dit en sortant un exemplaire derrière son siège.
Il paraît la semaine prochaine, c’est bien ça ?
Mais la messe était dite, c’était trop tard, Valentino a regardé sa montre. Van der Koij tenait le livre de manière à ce que les téléspectateurs puissent bien le voir, si une caméra pouvait juste…
La porte de la salle du restaurant a claqué. Lily l’avait fermée avec fracas derrière elle.