12

Cette nuit-là, le Chien, les gars de l’El Cion et moi, on était devant un snack ouvert 24 heures sur 24, en face du Gaspar, et on fêtait notre passage à la télévision, on s’était fait un stock de nouvelles cigarettes, et Romanov s’enfilait des M & M’s l’un après l’autre, on discutait pour savoir qui monterait dans quelle voiture ou s’il valait mieux qu’on prenne des taxis parce que c’était compliqué de se garer devant le club. Les enceintes d’Alisha balançaient des tubes de R’N’B’, légers, sexy, entendus des milliers de fois, exactement ce qu’il fallait à ce moment-là. Said était à côté avec son AMG empruntée, et faisait hurler le moteur.

« Je monte dans la voiture de Said, a proposé Conny, si besoin, je m’assois sur les genoux du Chien.

— Non, ma jolie, tu t’assois dans la mienne, à côté de moi, et tu me guides pour trouver le chemin, a dit Alisha qui cassait le coup de Conny.

— Tu peux t’asseoir sur mes genoux, ai-je tenté.

— Très drôle », a répondu Conny en me tendant son doigt, et puis une poignée de cuisiniers sont sortis du Gaspar, de l’autre côté de la rue, l’un d’eux avait les dents de devant en moins, un autre s’appelait Claude, c’était le sous-chef du Gaspar. Dès qu’ils nous ont vus, ils se sont dirigés vers nous.

Le Chien vivait comme dans une coquille d’escargot, et il en sortait rarement la tête, toute la nuit il avait marché avec nous avec un air absent, mais maintenant la vie revenait en lui, on aurait dit qu’il se réveillait et qu’il remarquait tout juste qu’il se baladait avec nous dans la rue.

Pendant ce temps, les chers collègues de chez Gaspar n’étaient plus qu’à quelques mètres de nous, et ils dévisageaient le Chien comme s’ils avaient rencontré un Martien. Claude s’était même aventuré si près qu’on aurait pu se serrer la main si l’un de nous l’avait voulu. Un crissement traversait l’atmosphère comme une ligne à haute tension dans le brouillard. La brigade du Gaspar s’est formée en bloc derrière Claude, et nous aussi, on s’est rameutés tous ensemble, on ne savait jamais si la situation allait déraper et comment la soirée finirait.

Claude a penché la tête sur le côté.

« Tu n’es pas le type de l’El Cion ? », a-t-il voulu savoir.

Le Chien n’a pas répondu, il a regardé Claude d’un œil curieux, comme si la partie la plus importante de sa question était encore à venir.

« Vous êtes tous de l’El Cion, d’ailleurs, pas vrai ? », a demandé Claude à la ronde, mais personne n’a réagi, on portait maintenant le visage officiel de la brigade.

Dur. Renfermé. Arrogant.

« Oui. Et ?, ai-je finalement laissé échapper.

— Démarre, a dit Conny à Alisha, et elle nous a appelés, une fois en voiture : Les gars, montez, on veut y aller. »

C’était la première fois qu’on rencontrait des membres de la brigade du Gaspar, la première fois que je les voyais d’aussi près, jamais de la vie je ne me serais barré maintenant. Je n’avais pas peur, Vaslav était le premier à avoir pris la fuite, les gars devant nous allaient être les suivants. J’étais surchauffé comme un thermomètre sous un bec Bunsen, et j’avais des fourmis dans les gencives.

« C’est toi le gars qui a fait le coup des oiseaux ? », a demandé Claude au Chien.

Le Chien a hoché la tête.

« Eh bien, passe donc nous voir un jour, ça ferait plaisir à Gaspar ; notre saucier s’en va la semaine prochaine, on n’a encore personne pour le remplacer, qui sait… »

Alisha a éclaté de rire, Romanov aussi. Maintenant c’était mon tour : « C’est une blague, c’est ça ? Si tu veux quelque chose de lui, il faut d’abord me demander à moi.

— Alors ? Oui ou non ? La semaine prochaine ? Juste pour passer vite fait et dire bonjour, a demandé Claude au Chien.

— Eh, je te parle », ai-je dit à Claude.

Le Chien est devenu très attentif et a posé une question que personne n’a vraiment comprise, seuls les mots « sel de l’Himalaya » étaient intelligibles.

« Oh non mais ça va pas ? »

Je me suis interposé entre les deux et j’ai donné un grand coup dans les côtes du Chien. Claude a compris qu’il avait trouvé son point faible et il a dit, rapide comme une flèche : « Du sel de l’Himalaya ? Mon vieux, on a vingt-quatre différentes sortes de sel, le sel de l’Himalaya dont tu parles, c’est bien gentil, mais tu as déjà entendu parler du sel noir de… », mais le Chien ne l’a même pas laissé terminer sa phrase.

Il était d’accord. Il a hoché la tête et s’est avancé vers Claude en me tirant par le bras derrière lui, il était prêt à suivre Claude partout.

« Nan, attends, lui a dit Claude. Tu ne peux pas te pointer chez nous avec n’importe quel pauvre type, si tu veux passer chez nous, c’est uniquement seul.

— Qui ? Quel pauvre type ? C’est qui, au juste, le “pauvre type” ? », lui ai-je demandé, j’avais bien envie de le savoir.

Pour la première fois Claude a tourné les yeux vers moi, et il m’a inspecté de haut en bas. Il faisait penser à un routier de Marseille, petit, la peau mate, pas de cou ni d’occiput.

« Qu’est-ce qu’il veut, celui-là ? Il a quelque chose à dire ? a demandé Claude au Chien. Bref, peu importe, tiens-moi au courant si tu es intéressé », puis il a tourné les talons et allait me frôler en passant devant moi, mais je ne l’ai pas laissé faire, je lui ai donné un coup d’épaule, aussitôt Claude a laissé tomber son sac et m’a poussé brutalement sur le côté, c’était exactement ce que j’attendais. J’ai pris mon élan et je l’ai frappé si fort à la tempe qu’il a failli tomber, mais dès qu’il a retrouvé l’équilibre, il m’a sauté dessus comme un chat sauvage, m’a renversé au sol et m’a matraqué de coups, sans retenue. Deux autres cuistots du Gaspar ont voulu me donner des coups de pied, Romanov a essayé de leur barrer le passage, mais il a été projeté sur le côté, le Chien a fini par venir m’aider, et puis le reste des mecs du Gaspar se sont jetés sur nous.