Il était tôt le matin. La cuisine était propre et brillante. L’équipe de nettoyage était partie quelques minutes auparavant. Les pianos et les fours étaient encore froids, la porte d’entrée fermée, seule la machine à café soufflait et chuintait, discrète et innocente. Le soleil du matin traversait la salle du restaurant, projetait des ombres claires au milieu de la pièce et s’engouffrait dans la cuisine par la petite lucarne. Le sol était lavé, les postes vides, les cuistots étaient adossés contre les comptoirs de cuisine dans leurs uniformes blanc crayeux d’une pureté éclatante, leur expresso à la main, on faisait craquer ses vertèbres cervicales, on sortait des blagues sur les aides-cuisiniers, on ébouriffait leurs cheveux, on donnait des coups de spatule en bois dans leur direction et on se marrait comme des baleines quand ils se sauvaient en bondissant tels des écureuils, on profitait du calme avant la tempête et on avalait les dernières gouttes de caféine avant de glisser la main dans sa poche de poitrine en demandant qui voulait nous accompagner dehors, on avait encore le temps pour une dernière clope avant que ça commence. Tout était comme avant, mais on avait l’impression d’être dans un autre univers, un univers inconnu, on avait l’impression que rien n’était comme d’habitude.
Personne ne faisait allusion au Chien, pas même d’une seule syllabe. La vie continuait et nous n’avions pas d’autre choix que de prendre acte de la mort de notre camarade, de manière lucide et objective. Lily a tapé dans ses mains, on allait commencer le briefing à présent. Le Chien n’était plus là, il était parti, et il laissait à sa place un vide sinistre.
On avait aujourd’hui une réservation pour neuf personnes à 20 heures, ils avaient commandé le bar et son gratin de pommes, a dit Lily, et je me demandais pourquoi Valentino ne m’avait pas foutu à la porte de l’El Cion, après tout c’était moi qui avais fait entrer le Chien dans le restaurant, c’était moi qui avais introduit le bacille dans la salle d’opération, j’étais le mentor du Chien, j’étais pratiquement son complice : si on jetait le Chien dehors, alors qu’est-ce que je faisais encore là ?
De toute la journée, personne n’a laissé percer que quelque chose ne tournait pas rond, mes frères autour de moi travaillaient à leurs postes comme avant, les légumes étaient râpés, les sauces dégraissées, les fruits cuits étaient écrasés en purée, un nouveau service allait bientôt commencer à l’El Cion, quelques minutes plus tard on a ouvert la barrière, alors le taureau en pleine folie s’est précipité dans l’arène, et le délire a recommencé.
Jusqu’en début de soirée, on s’en est bien tiré, le front restait calme, tout se déroulait comme prévu, le bar était un rêve, et la selle de chevreuil à la mousse d’orange et moutarde fondait sur la langue. Lily était plus aimable que d’habitude avec moi. Nous étions tous les deux les témoins muets d’une chose interdite dont aucun de nous ne parlait.
Plus tard, lorsque les premières boissons fortes ont commencé à être envoyées, Kevin m’a crié à travers la cuisine que le Chien était devant la porte de derrière et qu’il souhaitait me parler.
Je savais que je n’avais rien à craindre, pourtant l’adrénaline m’a traversé jusqu’à la plante des pieds. J’étais en sécurité. J’avais passé mon baptême du feu, l’El Cion m’avait embauché, on appréciait mon travail solide, à l’ancienne et sérieux, peu importe qui m’attendait dans l’ombre de la porte de derrière et voulait me parler, je n’avais rien à craindre, et encore moins de ce cinglé aux yeux toxiques. Et pourtant les hormones de guerre explosaient dans ma tête comme de la nitro dans un carburateur.
Lorsque j’ai franchi l’entrée de service et me suis retrouvé dans la cour, je me suis essuyé les mains sur mon tablier, je suis resté sur la marche supérieure, comme Lily et Said la fois où le Chien et moi on avait débarqué avec un sac d’ortolans, j’ai respiré profondément et j’ai fait comprendre au Chien que sa présence me mettait une pression morale énorme, à tel point que j’en soupirais.
Le Chien se tenait dans l’obscurité, pas juste devant les marches mais quelques pas plus loin, comme une apparition, au milieu de la cour, là où un comédien tiendrait un monologue sur scène, il se tenait là, les mains dans les poches de son bomber graisseux, ses yeux étaient plongés dans l’ombre, il était à l’affût, sans bouger, et je me demandais si j’étais le seul à pouvoir le voir.
Hé, j’ai appelé, mais le Chien restait muet, il me fixait d’un regard de plomb, paralysant, lourd de reproches. Une moto pétaradait au loin, le grondement de la rue principale glissait le long des façades et se concentrait dans l’air.
Qu’est-ce qu’il se passe, alors, lui ai-je demandé, qu’est-ce que je pourrais bien faire à présent, tu peux me dire ? Mille fois j’avais prévenu le Chien qu’il devait se ressaisir, mais il ne voulait rien entendre, qu’est-ce qu’il venait me pleurer dans les oreilles maintenant ?
Kevin a passé sa tête par l’entrebâillement de la porte et m’a demandé de revenir en cuisine, Lily avait besoin de moi pour le bouillon, j’étais soulagé de pouvoir mettre un terme à ma conversation avec le Chien. Je lui ai promis que je parlerais à Lily, je verrais ce que je peux obtenir, mais qu’il ne se réjouisse pas trop vite, je ne pouvais rien promettre.
La soirée débutait, on était passé à la vitesse supérieure, les rouages s’imbriquaient sans accroc, et nous apportions notre tribut à l’empire tant loué de Valentino. Maintenant que le Chien n’était plus présent, nous nous rendions enfin compte à quel point le hurlement horripilant de son génie était devenu insupportable pour nous tous, comme nous étions heureux que les bombardiers chargés de bombes atomiques soient passés au-dessus de nous sans lâcher leur chargement dévastateur. Les premières commandes de la carte du soir arrivaient au passe, Lily les lisait à tous, sa voix s’effaçait dans le bruit, la vapeur et la fumée de la cuisine.
Au menu il y avait du bar sur croûte d’algues et du civet de sanglier dans une enveloppe de pâte à pain accompagné de citrons vert fumés, et on était complet, comme toujours. La cuisine était en pleine effervescence, et j’étais heureux, j’étais au poste du Chien, je laissais monter les flammes dans les poêles, je faisais passer les ordres avec fierté et précision aux postes subordonnés au mien, j’occupais ma place avec toutes les cellules de mon corps.
Une fois la soirée passée, alors que les fourneaux refroidissaient peu à peu et que les tables étaient dressées pour le lendemain, on avait tiré un trait sur le Chien. Officiellement, et une fois pour toutes, on entrait dans une ère nouvelle.
Sergej est revenu le jour suivant et on l’a accueilli comme un soldat de retour d’une guerre lointaine, il se traînait son bras en écharpe, il allait encore falloir attendre quelques semaines avant qu’il soit de nouveau opérationnel, il voulait juste passer voir et connaître les nouvelles, il avait entendu des histoires dingues, c’est à cet instant que le téléphone a sonné à l’accueil, Jessie, la charmante réceptionniste, a décroché.
« Bonsoir, vous êtes bien à l’El Cion, en quoi puis-je vous aider ? »
Ses yeux se sont écarquillés, puis elle a poursuivi la conversation en anglais.
« Oui. Oui. Oui. Un moment, je vous prie. »
Elle avait perdu d’un seul coup toute son arrogance et sa désinvolture, elle s’est précipitée dans la cuisine, le téléphone à la main.
Pour Valentino, a-t-elle crié dans notre direction.
Lily lui a pris l’appareil des mains.
Oui, j’écoute, puis Lily est passée elle aussi à un ton de voix soumis et s’est mise à parler en anglais, non, elle n’était que la sous-cheffe, pas de problème, demain ? Vendredi ? Bien entendu, oui, évidemment, puis Lily a fait signe à Valentino d’approcher, a mis sur haut-parleur et a demandé à la voix à l’autre bout de la ligne si elle souhaitait parler au chef en personne, il se tenait justement à côté d’elle.
À plusieurs centaines, voire même milliers de kilomètres de là, le nom « El Cion » a été inscrit dans la colonne du vendredi dans un agenda plein à craquer, une femme d’âge moyen était assise devant lui, elle se nommait Annemarie Reichwein, c’était l’assistante de Nido et de Maria Oranco. Elle a secoué la tête en disant que non, ce n’était pas nécessaire, elle appelait uniquement pour convenir d’un rendez-vous, ils atterriraient aux alentours de 16 heures, et elle estimait qu’ils devraient être à l’El Cion au plus tard vers 19 heures, ils seraient au moins cinq personnes, oui, cinq, Nido, sa femme Maria, elle-même et au moins deux autres accompagnateurs, oh, et, une dernière chose, elle comptait sur le fait que ce « Chien », ou quel que soit le nom de ce nouveau cuisinier, soit présent ce vendredi, que ce Chien soit donc en excellente forme et qu’il prépare en personne les plats pour Nido, bon, eh bien merci beaucoup et à vendredi.
En la remerciant et la saluant à son tour au téléphone, Lily courbait le dos comme si elle se prosternait devant quelqu’un, c’était un honneur, merci, merci, au revoir, à vendredi donc, Valentino se tenait à ses côtés, blanc comme un linge. Un sourire effrayé s’est glissé en travers de son visage, une surdose de vitalité toute neuve s’est infiltrée dans ses os, sa peau flétrie et l’éclat mat de ses yeux se sont éclaircis, la panique et la joie se répandaient d’égale manière sous son crâne.
« Demain soir ? a demandé Valentino.
— Oui. Demain soir », a répondu Lily.
Valentino a posé ses yeux sur son empire, tout autour de lui. Il a regardé sa brigade, le chrome et l’inox, les casseroles et les poêles, les fours à chaleur tournante et les hottes, il avait brusquement l’impression de voir tout ça pour la première fois, comme dans le reflet d’un miroir, à la fois complètement nouveau et très familier. C’est à cet instant seulement que tout ce qui s’étendait devant lui prenait sens, il lui semblait que sa vie n’avait été qu’un exercice jusqu’à ce jour, une préparation, une seule et même mise en place ayant duré des dizaines d’années, et puis soudain, un jeudi soir, quelques heures avant que le fournisseur de poissons débarque avec sa cargaison en retard de patelles et de crabes royaux, la plus haute instance de la scène culinaire internationale avait appelé chez lui et réservé pour demain soir. Il a aperçu son reflet dans la hotte qui avait été polie au-dessus du poste du rôtisseur, et a vu d’un seul coup à quel point il avait vieilli, toutes ces années au cours desquelles il avait essayé de faire tourner la boutique, il avait parlé, et encore parlé devant Alisha ou d’autres femmes comme si sa vie en dépendait, il s’était plongé dans la poudre blanche comme sous une couverture froide et protectrice, toutes ces années au cours desquelles il s’était réveillé la nuit en criant, il voyait dans son visage celui d’un crapaud en train de s’amollir dans une casserole d’eau bouillonnante, essayant de bondir, de faire un unique saut élégant vers la liberté, mais qui n’arrivait plus à bouger les jambes car il était déjà trop tard, car les nerfs dans les cuisses étaient déjà cuits et son esprit ne les percevait plus.
Toutes ces années remontaient infiniment loin tout à coup, et il se sentait vieux. Il voyait que Lily avait toujours été à ses côtés et que c’était une pauvre âme et une fille bien. Il lui a tapoté l’épaule. C’était un geste affectueux qu’on ne l’avait encore jamais vu faire, et qu’on ne reverrait plus non plus de sitôt. Lily n’a absolument rien laissé paraître, mais plus tard dans la nuit, après avoir fermé à double tour la porte des chiottes derrière elle, elle a éclaté en sanglots au point d’avoir les épaules secouées de tremblements.
« Qu’on se remette au travail, a dit Valentino.
— Qu’est-ce qu’on fait avec le Chien ? », a demandé Lily.
Hmm, a fait Valentino, et il a réfléchi, et son nez le démangeait. Hmm, a-t-il fait encore une fois, et puis il a murmuré d’un air songeur : « Le Chien, le Chien… »
Et puis il a levé la tête, et lorsque ses yeux m’ont trouvé, il m’a demandé où se cachait donc le pouilleux, s’il n’avait pas compris que, quand il l’avait viré l’autre fois, au penthouse, c’était juste pour lui servir de leçon. Le Chien n’avait pas à jouer la sale chochotte hypersensible, et puis Valentino a de nouveau demandé si quelqu’un l’avait vu et où pouvait bien se planquer ce petit merdeux, et que c’était quand même pas possible un truc pareil.
J’ai répondu que je ne savais pas. Que je n’avais pas vu le Chien depuis l’autre jour au penthouse, et que je n’avais pas non plus son numéro de téléphone.
Et pourquoi je n’avais pas son putain de numéro ?, a beuglé Valentino. Et la pression dans sa bouilloire recommençait peu à peu à monter.
Le Chien n’avait pas de portable, il n’avait jamais eu de portable, me suis-je expliqué.
Valentino a marmonné quelque chose d’inintelligible, on n’arrivait pas tout à fait à comprendre, mais on aurait dit qu’il ne traitait pas seulement le Chien mais nous tous de gigolos incapables, et qu’on ferait mieux d’aller se faire foutre, et puis c’est là que je suis intervenu, j’aurais aimé ne pas avoir dit ce que j’ai dit à ce moment-là, je pouvais carrément me voir moi-même en train de bouger les lèvres et former des mots avant de les laisser s’échapper de moi.
« Excusez-moi, je ne sais pas si vous le savez, Chef, mais toutes les recettes et la façon de cuisiner, c’est de moi que le Chien les tient. C’est moi qui lui ai enseigné la cuisine et, si vous le permettez, je vous montrerai un plat que vous ne connaissez pas encore. Je l’avais appris au Chien avant qu’on commence tous les deux ici. Je n’avais pas encore eu l’occasion de le montrer jusqu’à présent, ce n’est pas non plus très important pour moi, je ne veux pas me mettre en avant, mais si vous voulez je peux vous proposer quelque chose, je peux ? »
Valentino m’avait écouté d’un air maussade, puis il s’est tourné vers Lily et de nouveau vers moi.
Comment je m’appelais, déjà ?, m’a demandé Valentino.
Mo, j’ai répondu.
Mo, exact, Mo, a dit Valentino.