Sur la table de la salle à manger, Marina avait étalé son armement. Avant de procéder à cette exposition, elle avait enfilé des gants de latex. Au moment de l’action, elle en porterait aussi. Côté empreintes, elle avait déjà donné !
Ensuite elle avait ouvert la couverture ramenée de chez sa mère puis elle avait soigneusement essuyé les armes, la boîte de cartouches et les deux chargeurs. Histoire de leur redonner une virginité ! Ensuite, elle avait manœuvré les mécanismes et testé les détentes.
Le fusil de chasse à canons sciés voisinait maintenant avec une poignée de cartouches qu’elle avait sorties de la boîte. Les étuis étaient nickel. À côté de l’automatique, elle avait déposé un deuxième chargeur qu’elle avait minutieusement garni. Pour être plus certaine du fonctionnement de l’arme, elle avait vidé le premier chargeur, changé les balles et l’avait remis en place. Il suffirait d’armer et elle serait en capacité de s’en servir réellement.
Le maniement du fusil de chasse lui était davantage étranger. Certes elle l’avait pris en main, visé puis elle avait tiré quelques cartouches. C’était au fond des bois avec son père. Il avait voulu l’initier au cas où la guerre serait de nouveau à nos portes. Il avait de très mauvais souvenirs concernant sa propre famille.
Il l’avait fait tenir le pistolet d’abord pour qu’elle l’ait bien en main et ensuite parce qu’il était plus discret et dissimulable, à l’inverse du fusil qui tenait un peu du tromblon et faisait son poids.
Marina n’avait pas encore échafaudé un plan précis. Le moment venu, elle aviserait. Ce dont elle était sûre, c’était qu’elle devait bousculer les quilles, prendre l’avantage et tenter de régler l’affaire. Tant que l’équipe de casseurs, ou ce qu’il en restait, n’avait pas repris possession des diamants, Jean et sa famille tout entière seraient en danger.
La pauvre maman risquait d’être violentée. Rosie aussi. Tuées peut-être. S’ils s’en prenaient aux enfants, ce serait encore plus dramatique et, même si les auteurs étaient conduits en prison au final, les victimes ne seraient plus là pour en être satisfaits. D’où l’urgence. Voire l’aveuglement…
Plus que la défense, il fallait choisir l’attaque. Ce qui n’était pas pour déplaire à Marina. Depuis quelque temps, sa vie était un peu plan-plan. Épouse et mère, c’était un rôle formidable. Elle n’en disconviendrait pas mais cela manquait parfois un peu de sel. Elle allait donc pimenter tout ça et, si elle se motivait ainsi, c’était pour être très affûtée le moment venu. Il ne faudrait pas trembler, pas pleurer, pas céder. Regard clair et main ferme. Agir.
Elle enroula le fusil dans un morceau de couverture berbère ramenée d’Algérie puis elle plaça l’automatique dans un petit sac pour les courses offert par une pharmacie. Il ne s’agissait pas non plus de sortir dans la rue à la Steve McQueen et de sortir le calibre 12 ! Rosporden, Texas !
Elle ne redescendit pas sur le chemin longeant le premier étang. Cette fois, elle passa par la ville. Méthode Rois Mages ! Il était tard. Elle ne rencontra personne et put rejoindre discrètement sa voiture. Ensuite elle prit la direction de Concarneau. Un quart d’heure plus tard, elle dépassait un à un les ronds-points afin de passer le pont du Moros et redescendre vers le port. Elle remonta et tourna rue Jules Ferry. Elle passa devant l’endroit où elle avait déposé l’homme parfumé à la fin de leur première rencontre. Elle pesta de ne pas avoir, ce jour-là, regardé sa voiture pour s’en souvenir. Probablement qu’elle n’espérait tout simplement pas le revoir. Son destin en avait décidé autrement.
Elle s’arrêta un peu plus loin. Les bornages indiquaient bien que l’homme était souvent présent dans ce secteur. Des appels tardifs et nocturnes resserraient le périmètre et confirmaient la présence de l’individu dans le quartier. Mais le bornage n’allait pas non plus jusqu’à indiquer le numéro de l’immeuble et l’étage ! Comme il l’avait prouvé, le truand ne brillait pas par son intelligence. Ne voyant pas en une femme un danger potentiel, il avait certainement estimé qu’il n’avait pas à prendre de précautions. Dans cet état d’esprit, il s’était fait déposer à trois ou quatre maisons de son logement. Pas davantage. Peut-être même était-il logé en face. Restait à trouver l’immeuble…
Marina se mit à inspecter les façades. Côté pair, deux immeubles semblaient inhabités et jouxtaient une friche où un hangar finissait de s’écrouler. En face, des maisons particulières se serraient pour se tenir chaud l’hiver.
Plus loin, il y avait une façade à trois niveaux au-dessus d’un rez-de-chaussée où les volets étaient clos. Au premier, une fenêtre était éclairée. À travers le rideau tiré, on apercevait un lustre donnant des éclats couleur grenat. Au-dessus, silence radio ! Au troisième, Une fenêtre située au-dessous du chaînage était éclairée. Il s’agissait d’une ampoule nue visible de l’extérieur puisqu’il n’y avait pas de rideau à la fenêtre.
Marina jugea que ce qu’elle voyait pouvait correspondre au profil de l’homme qu’elle recherchait. Il n’était que de passage. L’affaire terminée, il disparaîtrait. Il avait plutôt loué un logement spartiate, aménagé du strict minimum, utile pour y dormir quelques nuits sans se faire remarquer.
Marina revint vers sa voiture et s’assit au volant. La rue restait très calme. Pas de bruit. Pas de passage. Elle se sentait prête mais elle n’était pas certaine de tomber sur le bon lascar. Le mieux était d’emporter l’arme dans le sac, de frapper à la porte et de prétexter une erreur si elle ne se trouvait pas en face du bon interlocuteur. Seulement comment faire ? L’arme dans le sac, il faudrait pouvoir la sortir. Sinon, violence garantie. Deux baffes, un aller-retour et poum, finie la témérité ! Arme en main, le problème serait tout à coup très évident s’il y avait erreur sur la personne. Cris, frayeur, téléphone, police. Le grand jeu !
Alors, on fait quoi ?
Elle était là, elle était venue pour ça, elle allait agir. Elle n’allait pas reculer. Pas comme ça, pas maintenant. Et si elle s’en prenait une, elle espérait tout simplement qu’elle ne soit pas mortelle. À l’inverse, le parfumé pouvait mourir. Elle s’en foutait royalement. Bien remontée comme une horloge de parquet, elle respira un bon coup, vérifia que personne n’entrait dans la rue puis elle sortit de sa voiture sans claquer la portière. Elle traversa la chaussée en grandes enjambées, poussa la porte de l’immeuble et se retrouva brutalement dans le noir.
Pas question d’allumer. Même si c’était délivrer un brevet d’intelligence à une brute épaisse. Sous les portes anciennes, on remarque très bien le rai de lumière du palier. Cela lui suffirait. Elle monta les marches à pas de louve, passa devant le premier étage puis devant le second avant de parvenir au troisième en prenant son temps. Si le projet est vraiment de tuer, la précipitation est toujours mauvaise conseillère. Tirer c’est facile et c’est le lustre qui en perd. Pas question de rater la cible. L’autre jubilerait de plaider la légitime défense.
La rambarde était brinquebalante et le parquet en bois usé jusqu’à la corde. Elle remarqua la lumière sous la première porte à droite. Surpris, le locataire était certainement capable de tout. Les natures basiques n’aiment pas se trouver face à des choix multiples C’est trop compliqué.
Elle décida donc de s’annoncer. Elle esquissa un petit sourire. Il était tellement imbu de lui-même qu’il allait prendre sa visite pour un rendez-vous galant. S’agissait juste de régler l’image pour ne pas trop le décevoir.
De l’index plié, elle frappa doucement à la porte.
— C’est qui ?
Exactement lui-même, elle en aurait parié.
— Marina.
Elle venait de prendre une petite voix comme pour une invitation au voyage. L’autre ne pouvait pas rester insensible. Elle entendit le bruit d’un sommier malmené puis la porte s’ouvrit. Même sourire béat.
— Marina ? C’est super de me rendre visite à cette heure-là !
Même pas un mot pour s’étonner de sa présence.
— Tu m’invites ? demanda-t-elle avec une voix suave.
— Mais bien sûr ! Entre.
Elle s’avança dans la pièce. Matelas sur sommier à gauche de la fenêtre. Cabinet de toilette à droite. Petite table, chaise. Valises ouvertes contre la cloison. Moins bien que dans certaines prisons mais le parfum en plus. Et lui en tee-shirt et jean. Pieds nus. Facile à tuer.
— C’est pas folichon hein ? dit le locataire. Si tu es déçue, je comprends. C’est juste pour quelques jours. Je suis de passage. C’est à toi de bouger pour que je dégage d’ici pour retrouver mon palace à moi !
— Justement !
Elle serra son sac devant elle. Il s’emballa aussitôt.
— Tu as les cailloux dans ton sac ? Tu viens me les livrer ?
— Non, je ne les ai pas apportés mais je suis d’accord pour les restituer.
Il brassa de l’air.
— Mais en voilà une idée qu’elle est bonne ! Tout le monde va être content et je vais pouvoir rentrer à la maison. Tu es une bonne fille. C’est comme ça que tu devais réagir. Tu verras, ça va aller !
— Et mon mari ?
Le parfumé hésita.
— Ben pour lui, faudra voir. Moi, je ne m’occupe pas de ça. Chacun son job. Tu piges ?
— Je croyais que tu étais le patron !
Déception en face de se prendre un flèche, on peut le comprendre.
— Je suis …associé !
— Il faudra l’innocenter, mon mari. Pour que le cauchemar finisse enfin !
L’autre se montra rassurant.
— Ce sera fait t’inquiète ! Je te l’ai dit déjà. Je n’ai qu’une parole !
Marina en doutait fortement.
— Mais quand ? insista-t-elle.
Il leva les bras au ciel.
— Chais pas moi ! Chaque chose en son temps, hein ? Faut les cailloux d’abord ! Ensuite, on voit.
Il sourit béatement.
— De toute façon, tu n’as pas vraiment le choix ! Si tu t’obstines, ça va être la cata. Tu n’as pas idée.
Marina en convint. Pour une fois qu’il disait la vérité. L’automatique était là dans le petit sac. Chargé, prêt à l’emploi. Suffisait de le ramener en pleine lumière et d’appuyer sur la détente. Elle avait bien répété le mouvement avant de venir et pensé à sa fuite éperdue. Elle avait vraiment envie de lui en coller une entre les deux yeux. À deux mètres, elle ne le raterait pas. Tant pis pour la tapisserie. De toute façon, elle était à refaire alors… Elle fourragea dans son sac et en sortit… un mouchoir.
— Il fait chaud ici ! dit-elle en se tamponnant le cou.
— Je chauffe à fond…
Il rit.
— …des fois que j’aurais une belle visite comme toi !
— On a d’abord une affaire à régler.
Il se redressa fier comme un paon. Il croyait bêtement à une ouverture.
— Parce qu’après ? demanda-t-il d’une voix sifflante.
Elle le trouvait de plus en plus dégoulinant, odieux, abject. Elle aurait voulu en finir avec lui. Peut-être même en le regardant souffrir, allongé sur le parquet pourri au risque de se faire prendre. Il méritait ça en retour de tout ce qu’elle avait déjà enduré. Il ne perdait rien pour attendre.
— On verra, répondit-elle en restant évasive.
Il fallait absolument garder le contact. Donc jouer profil bas et laisser croire. Elle jouait gros mais le moment venu…
— C’est ça, je verrai, moi !
Il se croyait tellement fort. Il continua :
— Alors les diam’s, tu nous les files quand et comment ? D’ailleurs, tu pouvais les apporter là ! Pourquoi que tu les as pas dans ton sac ?
— Ils sont mon bouclier. Je reste vivante tant que je les ai !
— Mais ça va s’arranger, je t’ai dit !
Elle crut voir une larve visqueuse. Elle décida de passer au tutoiement pour avoir davantage d’aplomb sur lui.
— Je suppose que tu vas en référer, non ? Tu n’es qu’un employé en somme !
Qu’elle le rabaisse ainsi était dangereux mais ça lui faisait du bien de voir sa mine se défaire un peu.
Il ricana :
— Oui, il faut que transmette…
— Voilà ce que je propose pour que ça se passe du mieux possible.
— Vas-y ! C’est quoi ton plan ?
— Il y a un TGV en provenance de Paris qui passera à Rosporden un peu après vingt-deux heures trente demain soir.
— Oh oh ! C’est quoi c’t’embrouille ?
— Suis un peu, je ne vais pas me répéter. Il est tard. Le rendez-vous est fixé au-dessus du pont où se fait la jonction entre les deux étangs. On se tiendra de chaque côté de la voie sur le ballast. Toi et moi. Personne d’autre. Je serai au sud, côté Rosporden. Tu seras au nord, côté Tourc’h. Tu attendras. Dans la nuit, le souffle du train, ça s’entend. Je monterai de mon côté. Quand le train arrivera dans la ligne droite et avant qu’il ne passe, je placerai le paquet entre les rails et entre deux traverses. J’aurai juste le temps de quitter les lieux. Quand le train sera passé, tu prendras le colis et ce sera terminé.
— Pourquoi ce micmac ?
— Il y a quelques jours, sur les bords d’un canal en Normandie, l’un de vos copains, ou toi-même peut-être, a abattu l’un des vôtres en lui tirant dans le dos. Je n’ai pas envie que ça m’arrive quand j’aurais remis ce que je détiens. Donc je ne veux voir personne sur le ballast avant que le train ne soit passé. Pareil de mon côté. Inutile de venir farfouiller sous le pont non plus. Sinon je repars avec le sac. J’aurai des guetteurs. Si quelqu’un me poursuit, je jette tout dans l’étang. Il vous faudra une épuisette et beaucoup de chance pour les retrouver !
— Tu le feras pas !
— Essaie donc pour voir ! Si ça se passe mal, tes commanditaires, te le feront payer !
Le voyou soupira. Il avait finalement affaire à forte partie.
— La balle est de votre côté, reprit Marina. C’est à vous de savoir ce que vous voulez.
— Et si ça foire ?
— On recommence automatiquement le lendemain. Même endroit, même heure. Des trains, ce n’est pas ce qui manque !
— Eh ben, si je m’attendais ! dit le macho devenu tout à coup moins fier.
Marina comprit qu’elle avait gagné le round. Pas le combat.
— Tu ne me raccompagnes pas. Tu restes dans ta piaule. Si tu me suis, je te fume !
C’est là qu’elle osa sortir son arme de son sac. De quoi figer l’ambiance pour le moment et pour la suite. Rien qu’à voir les yeux ronds du voyou à la petite semaine.
Elle repassa par Concarneau et elle s’arrêta devant la Ville close. Il y avait un bar ouvert. Elle s’y rendit à pied. Elle prit une place au comptoir puis se ravisa. Elle n’avait pas envie de laisser croire des choses et peut-être de se faire accoster. À une heure tardive, parfois, dans tous les bars du monde…
Elle passa en salle et s’installa derrière une grande vitre. Elle regarda le port. Il y avait des lumières, quelques voitures qui passaient lentement. Un piéton aussi, qui sembla s’attarder devant son véhicule avant d’enfoncer ses mains dans ses poches et de pousser plus loin vers la nuit.
Elle commanda un thé vert, demanda si elle pouvait avoir une cuillerée de miel à la place du sucre. Elle s’entendit dire qu’il n’y avait pas de problème.
Soudainement, elle eut envie de hurler de rire et de se laisser aller pour extirper cette forte tension qui ne la quittait pas depuis le matin. Même courir sur le sable et se jeter dans les vagues. Aimer… Vivre…
« Pas de problème ! »
Comme ça faisait du bien d’entendre ça, juste pour une fois, à la fin de cette foutue journée !