XVIII

— Dis-donc Lando, tu as fait vite !

Ange referma son blouson. L’air est un peu frais la nuit en automne.

— Depuis le début de cette histoire, je ne dors pas beaucoup, répondit le commissaire sur un ton fataliste.

— Tu sautes dans tes fringues comme les pompiers ?

— Ou je dors tout habillé !

Il toussota.

— Seulement quand Lorraine n’est pas là !

La maison était éclairée de tous les côtés. Devant il y avait une pelouse avec des massifs. Sur l’arrière, une cour ceinturée par ce qui avait bien pu être des écuries dans les temps anciens. Dans cette espace presque fermé, les voitures de gendarmerie étaient garées en file.

— Qu’est-ce qui s’est passé là-dedans ? demanda le commissaire en désigna la maison.

— Florence Amaindry a fait une chute de l’étage et s’est fracassé la tête sur le carrelage du rez-de-chaussée. Exit.

— C’est ce que tu m’as dit au téléphone. Un accident a priori ?

— La lampe du couloir ne fonctionnait pas. Elle a raté l’escalier et elle a basculé dans le vide. En bas, il n’y avait pas de moquette pour la recevoir. Tuée sur le coup.

— Et le mari, il était où ?

— Il dormait dans la chambre du fond.

— C’est vérifié ça ?

Ange sourit.

— Tu penses déjà à des trucs, Lando ?

— Toujours, tout le temps !

— En fait, les Amaindry font chambre à part depuis très longtemps. Lui, il lui faut du noir complet pour dormir. Sa femme lisait tard dans la nuit, ce qui le gênait.

— Pas d’enfant ?

— Elle ne pouvait pas en avoir.

— Mais quand même ?

— S’il avait envie d’un petit câlin, il passait par la chambre commune. Ensuite, il repartait vers la sienne dans le fond du couloir.

— C’est ce qui s’est passé, cette nuit ?

— Exactement. Les collègues ont fait les prélèvements d’usage. Pour eux, les galipettes ont bien eu lieu. Ils ont mis la nuisette sous scellés. L’autopsie confirmera probablement tout ça.

— L’heure de la mort ?

— On estime à deux heures du matin. Les analyses du bol alimentaire en diront un peu plus.

— Ils avaient picolé au dîner ?

— Le soir, Amaindry débouchait une bonne bouteille. C’était le moment où ils se retrouvaient tous les deux au calme après leur journée.

— Apéritif avant ?

— Toujours et au salon !

— L’épouse aussi ?

— Comme lui. Même un peu plus d’après ce qu’il a dit.

— De quoi expliquer l’accident ?

— Trop tôt pour l’affirmer ou pas.

— Pour la chute, il dit quoi le veuf ?

— Il a juste entendu le bruit de l’impact. Il est venu voir et il l’a retrouvée en bas.

— Il est descendu dans le noir lui ?

— Faut croire et il a allumé dans le vestibule.

— Déjà morte ?

— Sur le coup.

— Il a touché le corps ?

— Il dit qu’il a eu peur et qu’il l’a juste regardée, pétrifié. Ensuite, il a téléphoné.

— Combien de temps après ?

— Moins d’une demi-heure.

— La lampe du couloir ?

— C’est vérifié aussi. L’ampoule est vraiment grillée.

— Il n’a pas pensé à la changer plus tôt ?

— C’est un peu risqué. Il faut placer un escabeau dans le virage de l’escalier. Amaindry fait son poids ! Il n’a pas tenté l’opération. On peut le comprendre. Il avait demandé à un employé de sa boîte de venir le faire samedi prochain.

— Il a dit vrai sur ce point ?

— Les gendarmes ont réveillé le mec. Il s’est demandé ce qui se passait mais il a confirmé.

— On peut facilement confondre escalier et balustrade ?

— Dans le noir et à moitié endormie, ça se peut. Surtout que le garde-corps en bois n’a pas été taillé très haut pour respecter l’harmonie avec l’escalier.

— Pour Amaindry, c’est un accident ?

— Quoi d’autre ?

— Il est où en ce moment ?

— Dans le salon. L’enquête est en cours. Il répond aux questions mais ça ne va pas durer longtemps.

— J’aimerais bien lui parler.

— Je vois ça.

En attendant, Landowski monta à l’étage. Dans la chambre de madame, il constata les vêtements masculins abandonnés au pied de la commode et les ravages subis par la literie. On aurait dit qu’ensuite l’épouse honorée avait juste drapé un pan de couette sur elle avant de s’endormir. Pas sûr qu’elle ait pris le temps de lire quelques pages…

— Commissaire ?

— J’arrive !

Landowski jeta un œil exercé sur la trémie d’escalier en descendant les marches. Il imaginait bien Florence Amaindry faisant son vol plané. Vivante !

Il passa au salon. Georges Amaindry était assis au centre du canapé jambes écartées. Il portait un short de nuit à grands carreaux remontant sur ses jambes blanches et poilues et le tee-shirt de la dernière coupe du monde de football en guise de haut de pyjama. Il avait les traits tirés avec une moue aux lèvres lui donnant un air désagréable. Seul le regard n’était pas éteint.

— Bonjour, monsieur Amaindry. À cette heure… Désolé pour ce qui est arrivé à votre épouse.

— Merci, Commissaire.

— On m’a prévenu mais je précise que je ne suis pas chargé de l’enquête qui, d’ailleurs, devrait tourner court d’après ce qu’on m’en a dit.

Landowski attendait une réaction du mari. Elle ne vint pas.

Il continua :

— Plutôt que triturer les faits comme font les enquêteurs, expliqua-t-il, je voudrais essayer de comprendre ce qui a pu conduire à un décès si brutal.

— Elle est tombée, Commissaire ! Tombée !

— On m’a indiqué précisément l’endroit et je l’ai imaginée sur le sol.

— Ils l’ont déjà emportée ? demanda-t-il comme à regret.

— Oui. Dites-moi ce que vous avez vu.

Amaindry rapprocha ses genoux et il y posa les mains en les regardant la mine grave.

— Il y a eu un grand bruit. Je suis sorti dans le couloir. Quand je suis arrivé à l’extrémité du palier, j’ai aperçu Florence à travers les barreaux de l’escalier. Elle était allongée sur le sol de l’entrée. Je me suis précipité.

— Dans quelle position était-elle ?

— Sur le ventre, une jambe un peu repliée l’autre plus droite. Les deux tournées vers la porte de la cuisine qui était ouverte. Le visage contre le sol et son sang qui se répandait tout autour.

— Comment était-elle habillée ?

— Simplement une nuisette que j’avais rapportée d’une grande maison de Paris. Elle la mettait tout le temps pour me faire plaisir.

— Des mules, des chaussons ?

— Pieds nus. Elle se déplaçait comme ça dans la maison, le plus souvent. Au-dehors, elle avait les pieds enfermés dans des chaussures de marque mais qui lui faisaient mal. Donc quand elle pouvait s’en passer…

— Elle portait des lunettes ?

— Juste pour lire.

— Elle les avait sur le nez cette nuit ?

— Non. On les a retrouvées posées sur la couverture d’un roman.

— Qu’elle avait ouvert avant de dormir ?

— Je ne peux pas vous dire.

Il n’était donc plus présent dans la chambre à ce moment-là.

— Vous avez des toilettes à l’étage ?

— Toilettes et salle de bains, en haut et en bas.

— La nuit, elle choisissait de descendre ou elle restait sur le même palier ?

— Elle descendait si elle avait besoin d’eau. Rarement en fait, on a un mini-frigo dans la chambre.

— Pour réfrigérer quoi ?

— De l’eau plate, de l’eau pétillante.

— Du jus de fruit ?

— Comme dans les hôtels.

— Vin, champagne, alcools, vous voulez dire ?

— Oui. Quand on se retrouvait tous les deux dans le même lit, parfois pour regarder un truc à la télé, on débouchait souvent quelque chose.

— Hier soir, c’est ce que vous avez fait ?

— Non. Après…

Il déglutit.

— Après j’ai rejoint ma chambre.

— Et vous vous êtes endormi rapidement ?

— Une fois allongé, je dors.

— C’est le bruit du choc qui vous a réveillé ?

— Oui.

— Avant, vous n’avez rien entendu ?

— Non, rien.

— Est-ce que vous avez une idée de ce qu’elle allait faire au rez-de-chaussée ?

— Aucune. Il n’y a qu’elle qui…

Amaindry fit crisser son pouce gauche contre l’index de la même main. Il regarda Landowski avant de demander :

— Quelque chose d’autre, Commissaire ?

— Quand vous avez quitté votre femme, au début de la nuit, elle vous a paru normale ? Comme d’habitude, je veux dire.

— Je ne comprends pas bien.

— C’est elle qui vous a invité à la rejoindre ?

— La porte de sa chambre était grande ouverte.

— Une sorte de code ?

— Exactement. Quand l’un veut, l’autre pas. C’est mieux quand ça s’organise.

— Elle avait évoqué ça au dîner ?

— Oui.

— Vous pensez qu’elle avait une idée derrière la tête ?

— Peut-être. Je ne sais pas.

— C’est pour ça que vous avez demandé si je la trouvais normale ?

— Je crois oui.

— Comme si elle avait organisé tout le programme de sa soirée ?

— Pour en faire ce qu’elle avait décidé, sembla conclure Landowski.

Amaindry se passa la main sur la bouche et soupira.

— Maintenant que vous le dites.

— Vous pensez à quelque chose ? Un détail ?

— Je l’ai trouvée différente.

— En quoi ?

— Plus proche.

— Comme si…

— Vous pensez…

— Comme vous, monsieur Amaindry.

— Que ce n’est pas un accident ?

— C’est une possibilité, vous ne croyez pas ?

— Si.

— Alors, on part sur quoi ?

— Que Florence s’est jetée de l’étage volontairement. J’en suis persuadé.

Amaindry se retint d’éclater en sanglots.

— Avait-elle des raisons de le faire ? s’enquit le commissaire.

— Il y a eu des morts. Jean est en prison. Sa femme et sa famille ont été bousculées, menacées. Et le petit Jamie a été enlevé sur le chemin de l’école. Toute cette affaire l’a bouleversée.

— Votre femme Florence, les connaissaient bien ?

— Notre siège à Rosporden est une petite structure.

— Elle vous a parlé de tout ça hier soir ?

— Un peu. On a bu un peu aussi.

— Elle était comment quand vous vous êtes quittés ?

— Elle était fatiguée.

— Elle ne vous a pas demandé de rester avec elle pour la nuit ?

— Non.

— Avait-elle des raisons de vouloir en finir avec la vie ?

— Elle était dépressive depuis quelques mois. Du coup, j’avais décidé de partir en voyage avec elle. On en a parlé hier soir avant…

— Pour aller où ?

— Au Cambodge pour aider un orphelinat qu’elle a vu à a télé, il y a quelques mois.

— Cette évocation aurait dû lui redonner du courage, dit Landowski.

— Peut-être que c’était déjà trop tard, dit Amaindry, fataliste.

Le commissaire respira fort. Volontairement. Il se trouvait dans une impasse. Il marcha jusqu’à la fenêtre, les mains dans le dos. Joli jardin avec de beaux éclairages. Florence Amaindry rêvait certainement de voir ses enfants s’y amuser.

— Commissaire !

Ange était dans l’encadrement de la porte. S’il l’appelait par son grade, c’était qu’il y avait quelque chose de cassé.

— Oui, entre !

L’ami de longue date s’approcha de la table basse et regarda Amaindry tout en livrant la nouvelle.

— On a retrouvé un cartable d’enfant dans l’une des dépendances.

Il se retourna vers Landowski :

— Le prénom tracé au feutre sur le rabat, c’est Jamie !

Le divisionnaire se redressa et fixa l’industriel :

— La vie d’un enfant de huit ans est en jeu ! Va falloir être franchement plus loquace, monsieur Amaindry !

Celui-ci se leva sans rien dire. Il avait compris qu’on allait changer de régime.

— Monsieur, je vous laisse un peu de temps pour vous habiller et changer d’aspect. Vous allez aussi pouvoir prendre des dispositions pour les funérailles de votre épouse. Vu la simplicité de l’affaire, le corps vous sera rapidement rendu. Ensuite nous nous verrons !

Ange fronça les sourcils. D’abord Lando n’avait pas répété le nom du témoin comme s’il voulait montrer qu’il passait sur le champ légal. Ensuite, il lui donnait curieusement le temps de préparer ses réponses au lieu de profiter de la situation pour le pousser un peu. L’ami flic se demanda où s’embarquait Landowski mais il se garda bien de poser des questions. Il laissa au divisionnaire le choix de sa stratégie.

— Après ça, continua le divisionnaire, nous nous rendrons ensemble sur le site de votre société. Les services de gendarmerie procéderont à une perquisition en votre présence. Nous aurons un mandat dans la matinée. Ensuite, nous ferons une réunion dans votre bureau pour tenter d’éclaircir tout ça.

Il leva les bras et dit :

— En espérant que tout sera réglé pour le déjeuner !

Puis il sortit pour téléphoner.