IV

— Vous avez pu le voir, Maître ?

L’avocat se carra davantage dans son fauteuil. Par la fenêtre on apercevait les allées de Locmaria à Quimper mais sans entendre vraiment la rumeur de la circulation, double vitrage oblige.

Il saisit son super-stylo posé sur le sous-main devant lui et il en joua de l’index et du pouce des deux mains. Un instant de réflexion afin de poser les mots sur une partition avec violon mais sans contrebasse.

Quelques secondes encore puis il releva la tête, olympien.

— Oui chère Madame, j’ai eu un entretien avec votre mari. C’était avant-hier en fin d’après-midi au parloir des avocats.

— Il va bien ?

Le défenseur fit la moue en dodelinant de la tête. De l’embarras ou du cinoche. Difficile de savoir.

Il faut s’armer de psychologie quand on fait ce métier. D’un côté, la personne incarcérée, de l’autre le parquet et ses juges. Entre les deux, une famille généralement désemparée et qui n’a rien à voir avec l’affaire. Et puis les contingences habituelles de temps et de lieu. L’expérience montre qu’il vaut mieux distiller les informations au compte-gouttes, la brutalité de l’accusation pouvant provoquer des dégâts collatéraux. Il faut bien jauger l’interlocuteur, identifier les liens entre les acteurs. Sentir et pressentir.

Marina ne quittait pas l’avocat des yeux. Il était l’archétype de la profession. Du moins l’image que les films en donnaient. Elle doutait un peu du résultat, assurée qu’elle était par contre de commencer un voyage au long cours. Du temps et de l’argent. Si elle avait eu à choisir, elle en aurait pris un autre. Un contact avait été pris avec ce cabinet au nom de son mari. Peut-être Jean s’était-il mis en relation avec eux, à moins que ce ne soit son patron puisqu’ils étaient assez proches. Ensuite, la secrétaire l’avait appelée pour lui fixer ce rendez-vous.

Marina en avait mal au ventre d’attendre et le décor cossu n’était pas là pour la rassurer. Surtout cette statuette noirâtre d’une sorte de diable aux cheveux hirsutes et au rictus impressionnant, posée sur la cheminée juste derrière le fauteuil de l’avocat. Vraiment de très mauvais goût pour recevoir la famille d’un éventuel justiciable. Anxiogène, voire terrifiant. Comme si la justice immanente allait quand même faire son marché quels que soient les efforts déployés pour l’en empêcher.

— Oui, je peux vous dire qu’il va bien.

Marina attendait quelques mots de son mari. Rien de tel.

L’avocat leva les bras comme pour produire un effet de manches auquel il devait être habitué et ajouta :

— Autant que faire se peut dans de telles circonstances ! Vous savez, je ne souhaite la prison à personne. Même si mon gagne-pain est d’essayer d’en sortir mes clients ! Et je la souhaite encore moins aux innocents car il y aura toujours un avant et un après ! Il faut du cuir épais et une sorte d’habitude pour relativiser ce type d’expérience.

Marina reprit du poil de la bête en entendant ça. Le discours était moins académique que la posture. Même si cela ne servait pas Jean.

— Vous dites comme moi, Maître !

— Dans le cas de votre mari, chère Madame, et selon les éléments contenus dans le dossier, il pourrait s’agir d’une terrible méprise et je vous avoue que j’aimerais bien qu’il en soit ainsi. Quand la machine judiciaire est en marche, elle est capable de tout. Du pire souvent, du meilleur assez rarement. Mais il ne faut pas désespérer. J’en ai vu des…

Il venait probablement de s’apercevoir de l’agacement provoqué par son discours et se reprit.

— En d’autres temps et d’autres lieux, on aurait pu résoudre le problème assez rapidement mais…

Il reposa les coudes sur le sous-main et croisa les doigts :

— Le magistrat chargé de l’affaire est le juge Malbecques.

Il se redressa en bombant le torse.

— Bien sûr vous vous ne savez pas qui est le juge Malbecques ! Tant mieux pour vous devrais-je dire parce que c’est un homme qui a des marottes. Quelques idées arrêtées sur le fonctionnement de la justice et le traitement à infliger aux délinquants. Il vaut mieux être dans ses petits papiers, si vous voyez ce que je veux dire. En dehors sinon, c’est un homme charmant et d’ailleurs…

Pour éviter une nouvelle envolée lyrique, Marina le coupa :

— Ce n’est pas bon pour Jean ?

— Pas très non ! Surtout que votre mari ne coopère pas, mais pas du tout.

— Parce qu’il ne comprend pas ce qui lui arrive ! expliqua Marina. C’est simple !

— Savez-vous pour quelle raison, la gendarmerie est venue l’arrêter au petit matin ?

— Comment voulez-vous que je le sache puisqu’on ne m’a informée de rien du tout !

— Votre mari fait bien des déplacements pour son travail ?

— En effet ! Il visite des succursales, des dépôts et autres. Ça fait partie de son job puisqu’il gère les équipes du groupe qui travaillent dans le quart nord-ouest de la France.

— Il reste absent longtemps ?

— Généralement, il part pour une semaine, du lundi au vendredi.

— Et c’est tout le temps comme ça ?

— Non. Une fois par mois à peu près.

— Parfois, il revient le jeudi par exemple ?

— S’il a terminé plus tôt, ça arrive. C’est lui qui organise son planning et c’est l’activité qui prime. Le chiffre d’affaires ne se fait pas tout seul.

Marina bougea sur son siège. La conversation traînait trop à son goût.

— Pourquoi me posez-vous ces questions ? L’avocat émit un bruit de bouche comme pour se donner une seconde de réflexion.

— La société qui emploie votre mari a bien un dépôt à Carpiquet en Normandie, en périphérie de la ville de Caen ?

— Oui bien sûr ! C’est d’ailleurs, le plus important de l’Ouest. Jean s’en est toujours occupé particulièrement. C’est un lieu vital pour l’entreprise. Les marchandises de valeur transitent par cette plaque tournante avant de rejoindre l’Angleterre et l’Europe tout entière.

— Il y a quelques mois, ce dépôt a fait l’objet d’une tentative d’effraction et de vol organisé par une équipe de malfaiteurs. Étiez-vous au courant de ça ?

— Forcément ! Mon mari m’en a parlé !

— L’alarme s’est déclenchée et la tentative délictueuse s’est soldée par un échec. Les individus ont abandonné le butin estimé à plusieurs millions d’euros dans une voiture qu’ils avaient volée la veille et ils se sont enfuis dans un second véhicule en direction de la ville où on a perdu leur trace.

— Je sais tout ça. Jean m’a raconté.

— Il était présent au bureau de Rosporden cette semaine-là ?

— Non, il y était justement, en Normandie. Enfin pas le matin de l’attaque. Il en revenait. Il était déjà en route. On l’a d’ailleurs appelé sur son portable et il a fait demi-tour.

— La police a mené l’enquête pendant quelque temps puis elle a retrouvé l’adresse de l’un des voleurs. Ils ont fait comme pour chez vous et ils se sont pointés de bonne heure. L’homme a eu plus de chance que votre mari. Il est parvenu à s’enfuir mais il a abandonné derrière lui un grand sac noir qu’il s’apprêtait probablement à emporter dans sa cavale. Il devait savoir que l’étau allait se refermer sur lui et il avait formé le projet de disparaître au plus vite. Ce qu’il a fait d’ailleurs !

Marina ne dit rien mais elle avait une petite idée sur le physique du fuyard.

— Les policiers ont soigneusement examiné le sac en question. Il n’y avait pas grand-chose d’intéressant à l’intérieur. Ils ont imaginé que l’homme avait déjà placé des affaires dans sa voiture, qu’il avait pu avoir un pressentiment et abandonner le dernier sac vu que le contenu de celui-ci n’était pas indispensable pour lui.

— Il y avait quoi dans ce sac ? demanda Marina, soucieuse d’en savoir davantage vu l’effet théâtral utilisé par l’avocat autour de l’objet.

Le défenseur inspira profondément.

— Il y avait des choses…

— Précisément ?

— Des journaux des jours suivant la visite de l’équipe de malfaiteurs et qui relataient les circonstances du casse, photos à l’appui. Il y avait un plan de ville avec un itinéraire marqué au stylo rouge, une petite bouteille d’eau entamée, un étui en plastique refermable et vide.

— Pas grand-chose en fait, rétorqua aussitôt Marina. Presque brutalement.

— Il y avait aussi un plan des locaux de l’entreprise visée. Un dessin à main levée décrivant précisément la distribution des pièces, les couloirs de circulation et les points de passage.

— Ils avaient bien préparé leur coup !

— Sauf qu’ils ont été contraints de laisser tomber !

L’avocat se tut. Marina le fixa. Quelque chose ne tournait pas rond. On allait où comme ça ?

— Je vous ai dit qu’il y avait dans le sac une bouteille d’eau et une pochette en plastique, reprit l’avocat qui s’était redressé.

— Oui et alors ! répondit Marina sur ses gardes.

— Je suis désolé mais sur ces deux objets, la police scientifique a retrouvé deux empreintes très nettes…

Vu la mise en scène, Marina s’attendit au pire.

— Elles ont été identifiées ?

— Formellement ! Elles sont identiques. C’est l’empreinte de l’index droit de votre mari !