— Maman !
Le cri du cœur d’un jeune enfant qui retrouvait sa mère.
— Jamie ! Mon Jamie !
Marina souleva l’enfant de terre et embrassa son fils en le pressant d’une main grande ouverte dans le dos. Comme si elle voulait faire corps avec lui. Une femme d’un certain âge qui passait rue de Reims avec son cabas fleuri s’arrêta pour regarder la scène. Elle se fendit d’un sourire joyeux et, dans ses yeux un peu ternis par la vie, s’alluma un éclat furtif. Peut-être vivait-elle à nouveau une certaine idée du bonheur en assistant aux retrouvailles d’un enfant et de sa mère. Elle ne s’attarda pas. La solitude l’attendait au bout de la rue. Le bonheur est tellement éphémère.
Marina avait confié son fils à sa sœur le temps que les choses se tassent un peu. Juste quelques jours. Il n’était pas question de se séparer de son fils plus longtemps. Avec un mari incarcéré, elle avait bien besoin d’une présence à la maison. C’était assez difficile comme ça.
Pour tout dire, sa vie avait basculé au petit matin blême sur les bords de l’étang. Elle avait subi l’intrusion des gendarmes alors qu’elle était encore en nuisette ne masquant pas grand-chose de son corps. Elle avait saisi des regards. Les hommes ne savent pas facilement détourner les yeux. En d’autres temps, elle aurait probablement réagi. Ce matin-là, ses préoccupations allaient ailleurs. La violence des faits et l’incompréhension lui occupaient l’esprit.
Jamie aussi devait se poser des questions sur ce qui était arrivé à son père. Sans trop en comprendre la gravité. Il est un âge où l’insouciance n’est pas encore trop entamée et c’est très bien ainsi quand on sait ce que la vie adulte peut générer comme déception et rancœur. Le petit bonhomme était surtout fier de son papa et il ne se lassait pas de raconter la scène dans la cour de récréation. Il s’octroyait le beau rôle en rajoutant des détails et en faisant durer la séquence. Il pouvait légitimement gonfler les pectoraux. Y croire seulement. La gonflette viendrait plus tard.
S’il n’avait pas crié, ces hommes en noir se seraient saisis de son père sans qu’il puisse s’y soustraire. Probablement qu’il avait aussi échappé à la vision d’une scène douloureuse où son père, bien décidé à ne pas se laisser faire, aurait été ceinturé et peut-être plaqué à terre dans une position peu glorieuse. Parfois, les acteurs oublient qu’il y a des enfants comme spectateurs. Dans le fond, les policiers, remplissant normalement leur mission, n’avaient pas eu besoin d’avoir recours à la force devant un petit gamin aux yeux écarquillés admirant son père, ce héros. C’était déjà beaucoup.
Jamie s’empressa d’ouvrir la porte et de pénétrer dans la maison alors que les deux sœurs approchaient plus lentement du seuil. L’habitation était agencée d’une façon un peu particulière. Probablement parce qu’on avait transformé de grandes maisons anciennes en logements modernes pour préserver la rentabilité financière de l’opération.
L’entrée sur la rue ne donnait pas directement sur un appartement de plain-pied mais sur un vestibule sans ouverture bien occupé par un escalier desservant l’étage. Sur la gauche, une porte ouvrait sur une buanderie puis sur un garage accessible aussi en empruntant le porche jouxtant le presbytère.
Même en faisant ça, on n’y était pas encore parce qu’il fallait longer une parcelle arborée avec un virage sur la droite et grande comme un mouchoir de poche. En fait plusieurs maisons individuelles étaient imbriquées et il avait certainement fallu un examen topographique pour que la gendarmerie puisse savoir exactement où se situait le logement et surtout en identifier la bonne porte d’accès. Un peu comme si cette discrétion architecturale était utile aux occupants des lieux.
L’escalier menant à l’étage débouchait sur un large palier desservant à gauche la salle de bains et, à droite, un dressing agencé à la mode avec étagères en bois ciré et penderies dans les angles.
En suivant le couloir, on arrivait à la cuisine puis au séjour donnant sur l’étang et la voie de chemin de fer. Les chambres étaient à droite. Celle de Jamie avait une porte ouvrant face au palier. C’était de là qu’il avait pu prévenir son père qu’un comité d’accueil l’attendait de pied ferme.
— Tu veux un café ?
Jamie avait déjà filé dans sa chambre pour reprendre possession de son domaine et les deux femmes venaient d’entrer dans la cuisine.
— Il est pressé de retrouver son coin à lui, on dirait ! constata Rosie sans répondre à la question.
— Il va se mettre assis en tailleur sur son lit et il va se faire un film de ce qui s’est passé, je pense.
— Il sera peut-être un peu moins triste.
— Il t’en a parlé ?
Rosie inspira fort.
— Son papa, il l’admire !
— C’est déjà ça.
— Manquerait plus que ses copains de l’école en parlent mal.
Marina secoua la tête.
— Je ne me fais pas de souci pour ça. Mon p’tit gars sait se défendre ! Il l’a déjà prouvé.
— Tu as des nouvelles de son père ?
— Si peu pour l’instant mais l’avocat dit que ça va.
Marina soupira.
— Tu peux t’asseoir, tu ne paieras pas plus cher, dit-elle sur un ton faussement enjoué. Je te sers un café.
Rosie sentait bien que Marina faisait la fière pour masquer son désarroi. Dans tout Rosporden, il était question de l’assaut de la gendarmerie et de la fuite éperdue de Jean. Un vrai film policier. Comme partout, il y avait ceux qui le défendaient et criaient à l’abus de pouvoir et les autres qui usaient du « pas de fumée sans feu » si facile pour habiller pour l’hiver le condamné d’office.
Rosie se laissa tomber sur la chaise en poussant un ouf de soulagement.
— Il faut grimper chez toi ! L’escalier est un peu raide non ?
— T’as encore grossi ? demanda Marina.
L’une était aussi mince que l’autre était bien en chair.
Rosie plaisanta :
— Mais moi je bouffe, tu le sais bien ! J’ai toujours faim et je finis les plats pour ne pas jeter !
— Bonne excuse ! Tu devrais faire plus attention quand même.
— J’sais bien. J’ai du cholestérol et de la tension. Le médecin m’a dit de manger des légumes à la place des pâtes au fromage. Le problème c’est que je suis capable de m’occuper des deux plats à la suite !
— Et bien sûr, tu n’en fais qu’à ta tête. Tu pourrais…
— Forcément toi, tu as toujours été mince, sportive. Et belle ! Tu as toujours eu du succès. On sortait le samedi soir. Y’ avait toujours un mec qui avait son permis pour nous y emmener. Avec peut-être une petite idée derrière la tête !
— Faut tenter sa chance pour réussir !
— Le plus souvent, on allait danser à Cadol. C’était pas loin et l’ambiance était super. Des beaux mecs, y en avait à faire le tour de la salle au moment des slows. C’est bien simple, toi tu n’avais qu’à choisir. Moi je me rabattais sur le dernier boutonneux ou alors je gardais les sacs !
— Pas tout le temps, t’exagères ! Je t’ai vue sur le parking parfois. Et en agréable posture !
— Oui mais toi, tu avais droit aux dossiers rabattables ! Moi, c’était plus rustique !
— T’en as quand même profité !
— J’suis sortie avec quelques-uns, c’est vrai. Seulement, le samedi suivant, ils en avaient trouvé une autre !
— Tu as bien fini par dégoter un mari et fonder une famille !
— Hubert est un gentil. On dirait qu’il est encore adolescent avec ses cheveux bouclés. Il est adorable avec moi et avec les enfants mais…
— Tu n’espérais pas te faire Alain Delon non plus ! Même pas moi…
— Seulement aujourd’hui, les mecs, ils se retournent encore sur ton passage. Pas sur moi ! Je les vois bien quand on va au supermarché ou même dans la rue ! Si tu voulais…
Marina coupa court.
— Justement, je ne veux pas !
— Moi, même si je voulais…
— Mets-toi au jogging ! Fais des mouvements chaque matin au réveil. Va à la gym ! Et puis surtout, arrête tes snacks, tes trucs salés, sucrés, gras ! Tu ne regardes pas les messages à la télé ?
— Bien sûr que si que je les vois ! J’ai essayé de faire des efforts. J’ai arrêté les glaces par exemple !
— C’est bien ! Tu es sur la bonne voie ! Résiste, persiste !
— Tu dis ça toi qui te balades avec un corps de star. On dirait que t’as juste vingt ans ! Tu n’as pas à lutter ! Sauf à les repousser, c’est dire ! Moi, rien. Du coup, quand je reviens à la maison, j’ai tout de suite envie de grignoter.
— Arrête les rillettes ! Mange des carottes, des fruits ! Bois de l’eau avec rien dedans ! Pas des bulles bourrées de sucre !
— T’en as de bonnes toi ! Sur la table, il y a toujours une boîte de gâteaux qui traîne ou une tablette de chocolat entamée. Je pioche en passant, tu penses bien ! Je pousse avec un soda ! Puis je recommence…
Rosie soupira et sa généreuse poitrine se souleva. De quoi produire un geste d’impuissance de sa propriétaire.
— Bon, maintenant tu arrêtes de me faire la leçon. Je te promets que je vais essayer.
— Un bon point !
Puis elle revint au sujet plus grave de l’arrestation de son beau-frère. Elle avait envie de savoir.
— Pour ce qui est de ton affaire, tu vas te décider à m’en dire plus ou quoi ?
Marina servit le café.
— Tu sais qu’ils sont venus chercher Jean l’autre matin…
— Tout le monde en parle ! Surtout qu’ils ont essayé de le tirer comme un lapin. C’est choquant, non ? Et s’ils l’avaient tué ?
— Ils l’ont poursuivi, ça c’est vrai. C’est vrai aussi qu’il les a baladés. C’est un sportif. Il fait attention à ce qu’il mange lui et il boit de l’eau plate.
— Allez, vas-y que j’te !
— S’ils ont tiré, c’était pour l’obliger à se rendre. Il était prêt à résister encore. Je crois qu’il n’a pas trouvé le terrain qu’il lui fallait. Sinon, ils n’auraient pas mis la main dessus. Ou alors plus tard. À la nuit peut-être.
Marina renifla instinctivement avant de continuer :
— Après réflexion, je ne peux pas croire qu’ils aient réellement voulu le tuer. Il ne les menaçait pas. Il n’avait pas d’arme et il était les pieds dans la vase. D’ailleurs, on me l’a assuré après. Ce n’était que l’application normale des procédures.
— Mais ils auraient pu. Chais pas moi, un accident…
Les yeux de Marina semblèrent se mouiller. Elle détourna le regard. Difficile d’afficher un courage sans faille quand on a des images dramatiques qui vous traversent l’esprit.
— Il va bien, je t’assure.
Elle voulait s’en persuader.
— Tu vas aller le voir ?
— Il a juste le droit de m’écrire et c’est tout. Moi aussi mais pas question de sortir des banalités. Sinon ma lettre irait directement chez le juge. Pour l’instant, il ne m’a pas accordé de droit de visite. D’après l’avocat, il attend un signe de bonne volonté de la part de Jean avant d’en faire un en retour. Donnant donnant !
— Qu’est-ce qu’il lui demande ?
— D’avouer des trucs, je crois bien. Comme s’il savait quelque chose sur ce foutu casse !
— Mais qu’est-ce qu’il a fait ?
— On l’accuse mais il est innocent. Je le sais. On l’a mis dans un sacré pétrin. Je voudrais bien savoir qui et pourquoi.
Marina but une gorgée de café.
— Il était là au mauvais endroit, au mauvais moment. C’est ce que je crois, dit-elle. L’avocat est de mon avis.
— Le journal ne dit pas grand-chose. Raconte-moi ce qui s’est passé ! demanda Rosie avec insistance.
— C’était un jour où j’étais de repos. C’est même toi qui as récupéré Jamie à l’école la veille.
— Ah oui, je vous l’ai ramené le lendemain après le dîner. Il voulait voir une série à la télé avec les miens mais je crois me souvenir que vous êtes rentrés tard.
Marina regarda Rosie puis elle reprit sur un ton plus grave :
— Tu sais Jean est responsable de région dans sa boite. Il est régulièrement en déplacement pour contrôler que les agences font bien leur boulot et que l’activité tourne rond. C’est à lui de régler les problèmes s’il y en a. Il y a deux mois de ça, il est allé en Normandie. Au nord de Caen, il y a une zone industrielle très importante. C’est sur la route de Bayeux, tu localises ?
— Je vois à peu près. Ils ont un dépôt là-bas ?
— L’un des plus importants. C’est probablement pour cette raison que ça a donné des idées à des voyous. Au petit matin, ils ont attaqué la boîte pour voler les valeurs entreposées. Y en a toujours pour de l’argent, c’est Jean qui me l’a dit. Ils ont presque réussi leur coup. Seulement l’alarme s’est déclenchée et ils ont été obligés de fuir puis d’abandonner le butin et la voiture volée.
Rosie secoua la tête d’incompréhension.
— Mais qu’est-ce que ton mari a à voir avec tout cela ? Il a laissé la porte ouverte ou quoi ?
— Non heureusement ! Les flics sont arrivés sur les lieux un peu trop tard.
— Mais Jean alors ?
— Ils ont mené l’enquête et deux mois après, ils ont failli surprendre l’un des braqueurs chez lui. Manque de pot ! Ils n’ont trouvé qu’un sac de sport que l’autre avait laissé en filant à l’anglaise. À l’intérieur, ils ont trouvé des objets avec l’empreinte de l’index droit de Jean sur deux d’entre eux !
Elle ne donna pas de précision sur les objets. Soit pour la bouteille d’eau mais l’étui à slips de femme…
— Oh m… ! dit Rosie en écarquillant les yeux. C’est mieux qu’un feuilleton !
Elle ajouta :
— C’est quand même dingue cette coïncidence !
— Malheureuse même, tu vois !
— Mais ils ont vérifié comment ?
— Passeport biométrique, je pense. On en a chacun un depuis qu’on est partis en voyage, il y a deux ans.
— Quoi d’autre ?
— À côté, il y avait aussi le plan des lieux dessiné sur un papier !
— Tracé par ton mari ?
— Y’a pas de raison ou alors, y en a une toute simple mais comme je m’attends au pire…
— C’est une machination. On lui en veut !
— Peut-être. Je ne sais pas.
— Et lui, il dit quoi de tout ça ?
Marina repensa à l’entretien avec cet inconnu du côté du Passage-Lanriec.
— Il ne dit rien justement. Et c’est ce qu’on lui reproche.
— Mais s’il ne sait rien…
— C’est un dialogue de sourds. Tu penses bien que le juge veut coincer toute la bande. Il est persuadé que Jean en fait partie. Donc il utilise les indices qu’il a en sa possession pour l’enfoncer. Il a même dû lui promettre de porter le chapeau pour tout le monde s’il continuait à se taire. Et les empreintes, c’est imparable. Comment veux-tu qu’il explique ça devant un jury ?
— Et donc, tant qu’on en restera là, tu ne pourras pas voir ton mari…
— Exact !
Rosie reprit sa respiration et grimaça :
— Eh ben ma p’tite sœur, t’es pas sortie de l’auberge ! On dirait un téléfilm à épisodes. Un truc qui rebondit tous les soirs pour capter l’audience.
— Je préférerais que ce soit une fiction tu vois !
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— D’après l’avocat, c’est un peu bloqué. Jean ne va pas avouer des choses qu’il n’a pas faites et le juge va le laisser mijoter en attendant que ça sèche. Il sait bien que Jean n’a aucune expérience de la prison. Faut connaître le milieu pour supporter ça. La saleté, la promiscuité, le racket. Les vieux briscards en font voir aux nouveaux venus. Il va finir par déprimer.
— Et taper à la porte pour avouer n’importe quoi ?
— Je n’espère pas mais…
— Il sera libéré s’il parle !
— Pour servir d’appât et se faire tuer ? Je n’y crois pas un instant. Le juge l’enfoncera encore un peu plus. Je préfère qu’il ne sorte pas.
Rosie poussa un cri.
— C’est toi qui dis ça, Marina ? Tu veux laisser ton mari en prison ? Mais t’as vu comment c’est là-dedans ? Avec des tueurs et des barjos ! Il va être obligé de se battre pour se défendre !
— Le juge compte là-dessus. Il a sa vérité. Elle ne ressemble pas du tout à la mienne mais c’est lui qui détient le pouvoir.
Marina se leva.
— Et ce pouvoir-là, je vais le lui prendre, dit-elle avec assurance.
Elle reprit la cafetière et se reversa du café. Rosie n’en voulut pas davantage.
— Et comment penses-tu t’y prendre ? Tu vas le faire évader ? Tu vas attaquer la prison ?
— Bien sûr que non ! On n’est toujours pas dans un film. Si le juge est persuadé d’une chose et qu’il s’en tient à une version fausse de l’affaire je vais tenter de lui démontrer qu’il a tort.
— Mais c’est loin la Normandie. Tu as ton boulot, tu as Jamie. Il y a maman !
— Je sais tout ça, dit Marina en faisant un signe de dénégation de la main. Mais je n’ai pas le choix. Si je laisse faire, Jean sera inculpé puis condamné dans un an ou deux pour avoir préparé le braquage de l’entreprise qui l’employait. Il ne pourra pas se faire entendre. Il prendra cher s’il est le seul dans le box. Et il me restera quoi à moi ? Des souvenirs à la con ? Eh bien non tu vois. Ce n’est pas de cette vie bousillée dont j’ai envie et si je ne me bouge pas maintenant, demain il sera trop tard.
Elle inspira comme si elle perdait son souffle et elle ajouta :
— Trop tard pour Jean.
Marina se rassit et se tut en scrutant le fond de sa tasse comme si la réponse s’y trouvait inscrite. Au bout d’une minute de silence bien pesant, elle repoussa sa chaise et regarda Rosie.
— Et tu vas m’aider !
Rosie resta pétrifiée comme si le ciel venait de lui tomber sur la tête.
— Moi ? Mais je… Enfin tu sais bien que…
— Ne t’inquiète pas ! Je ne vais pas te demander de mettre un treillis de camouflage et de t’entraîner au tir à balles réelles sur cibles mouvantes ! On va le jouer plus subtil…
— Ah ? Tu me fais peur. Quand tu étais petite, tu avais toujours des plans incroyables. Pour piquer des bonbons ou des gâteaux sans te faire prendre, comme pour attirer les garçons dont tu faisais une consommation assidue alors que moi…
— Aujourd’hui, il n’y en a qu’un qui m’intéresse de ces garçons-là ! Il s’appelle Jean et c’est mon mari. Je considère qu’on l’a mis en prison à tort. À moi de le prouver puisque personne ne s’en soucie. Comme il aurait fait pour moi si j’étais à sa place. Nous sommes un couple. Encore et encore. Un vrai, même si ça dérange quelques-uns. Nous avons un enfant. Je ne laisserai personne nous détruire. Personne.
— Tu vas mener l’enquête, c’est ça ?
— Mieux ! Je vais agir et tant pis si je casse quelques bibelots !
— De la porcelaine mais…
— C’est une image !
— Tu comptes m’impliquer dans ton plan, tu as dit tout à l’heure…
— En premier lieu, tu vas t’occuper de Jamie.
— Je vais le prendre chez moi, si tu veux !
— Pas du tout ! Ou juste un peu. Je veux que tout le monde continue à croire que je suis l’épouse éplorée qui a son mari en prison et qui ne sort presque plus de chez elle à cause de la honte et des cancans. Ce sera donc tout à fait normal de te voir rentrer et sortir de chez moi, d’aller et venir dans le quartier. Avec ou sans Jamie.
— Et toi, qu’est-ce que tu vas faire pendant ce temps-là ?
— J’ai pris des congés. Je sortirai discrètement et j’irai chercher ceux qui sont responsables de mon malheur pour leur rendre la monnaie de leur pièce. Je te promets de ne pas les épargner. Du tout !
— Tu vas tuer ces gens ?
— Pourquoi pas ! Ils sont en train de foutre ma vie en l’air. J’ai rien demandé. Je n’ai rien fait. Ils attendaient quelque chose ? De lui, de moi, de nous ? Mais qu’attendaient-ils que l’on fasse ?
Marina reprit sa respiration.
Elle ne savait plus bien où elle se situait dans tout ça.
— Pour répondre franchement à ta question, je ne sais pas encore mais je crois bien que ça ne me ferait ni chaud ni froid. C’est une question d’équilibre entre le bien et le mal. Il y a parfois des décisions qui conduisent à faire des choses que l’on n’imaginait pas. Le tout est de savoir choisir. Enfin quand c’est possible.
— On ne fait pas justice soi-même !
— Sauf quand ceux qui devraient s’en charger ne sont pas à la hauteur !
— Mais tu penses à Jamie ?
— C’est probablement parce qu’il est là que je vais essayer de ne pas aller trop loin. Mais vendetta, il va y avoir ! Je ne sais pas encore comment mais…
Marina se reversa du café.
— Arrête ! dit Rosie. Tu es assez énervée comme ça. Ton palpitant va en prendre un coup à finir la cafetière !
— Tu ne me crois pas capable de faire ce que je viens de te dire ?
— Si peut-être. Je ne sais pas. Mais tu es une femme. Tu as un emploi dans un bureau. …
— Je suis dans l’encadrement ! Je sais me faire respecter !
— En face, ils sont certainement d’un autre genre. Avec des pistolets ou des revolvers, je ne sais pas bien. Enfin avec des trucs qui blessent et qui tuent. Toi, tu vas aller les voir, enfin si tu les retrouves, avec quoi ?
— Une femme sur le sentier de la guerre, c’est tout autre chose. Ce n’est pas la force qui va m’animer mais la finesse. L’intelligence ! Moins bien si j’y suis obligée. Tant pis !
— Bon et tu commences par quoi ?
— J’ai rencontré un commissaire de police, il y a quelques jours.
— Au supermarché ?
— Non, non. Je suis allée le voir chez lui.
— Tu connaissais son adresse personnelle ? Rosie fronça les sourcils.
— Ce n’est pas du tout ce que tu crois, rassure-toi tout de suite ! Il s’appelle Landowski.
Rosie fit la moue.
— Landowski tout court, continua Marina. C’est comme ça. Je ne connais pas son prénom. D’ailleurs, nous ne sommes pas assez intimes pour que je l’appelle familièrement.
Rosie fronça les sourcils à nouveau. Tout ça allait trop vite pour elle, épouse rangée, un mari, trois enfants, un chat, un canari.
— Il a une maison sur la côte, dit Marina.
— La côte ?
— Pas d’Azur évidemment !
— Il est seul dans la vie ?
Décidément…
— Il est en couple avec une magistrate connue. Elle s’appelle Lorraine Bouchet. Elle s’est occupée d’affaires qui ont fait la une des journaux. Lui aussi d’ailleurs. Ils passent leurs week-ends à Trévignon. Leurs vacances aussi quelquefois. Elle fait du bateau, de la plongée et lui, il trouve toujours une belle enquête à mener pour aider les autorités locales.
— Mais dis donc, tu en sais des choses sur eux !
— Je ne lis pas que Modes et Travaux, moi !
— Et alors, ton commissaire ?
— Il est beau ? C’est ce que tu veux savoir ?
Rosie secoua la tête tandis que Marina poursuivait :
— Très bel homme ! Je te le présenterai un de ces jours. Enfin, quand cette aventure sera terminée.
— Bon, tu es allée chez lui…
— Juste sur la terrasse, si tu permets ! Il m’a offert un café.
— Et tu lui as demandé quoi ?
— Je lui ai raconté pour Jean.
— Tu as joué sur la corde sensible ?
— J’ai simplement essayé de l’intéresser à mon affaire.
— Et il a mordu à l’hameçon ?
— Je n’aurais pas dit ça, personnellement.
— Mais il va faire quoi ?
— Il va se renseigner. Il me dira des trucs. Avec ça j’avancerai !
— C’est un commissaire quand même. Pas un gardien de square ! Il a dû te voir venir avec ton air de midinette. Tu le prends pour un ballot ?
— Certainement pas. Sauf que je vais chercher à en profiter et non l’inverse !
— Quand tu parles comme ça, je pense à des trucs…
— Ben tu oublies. On n’en est pas là, tu vois !
— Tu n’exclus rien…
— Arrête, Rosie ! Ce n’est pas un jeu ! Le moment venu, il sera ma sécurité. Il pourra dire que je suis venue le voir. Il me sauvera la mise s’il en est besoin. En attendant, ça va calmer le juge et les autres de le savoir dans le coup. Sa réputation va jouer et faire bouger les lignes. J’ai besoin de lui.
— Eh ben ! Jolie déclaration !
— Tu me connais, je n’ai pas l’habitude de rester les deux pieds dans le même sabot. Peut-être que je ne vais pas gagner. Mais je vais tout faire pour, tu peux me croire !
Maria s’éclaircit la voix et ajouta :
— Et tu vas m’aider !
— Si je peux.
— Ton mari est toujours dans les télécoms ? Rosie haussa les épaules.
— Ben oui, tu le sais bien. Pourquoi cette question ?
— Je voudrais qu’il s’intéresse à un numéro de téléphone pour moi.
— Tu veux écouter les conversations de ton joli commissaire ?
— Non. D’ailleurs, il doit avoir un système de brouillage ou un réseau parallèle. Des gens de sa classe, ce n’est pas du menu fretin !
Rosie n’ajouta rien cette fois.
— Et mon mari, il ferait quoi pour toi alors ?
— C’est assez simple en fait. J’ai trouvé un numéro que je ne connais pas sur le portable de Jean.
Rosie se mit à rire comme une midinette en s’agitant.
— Une femme ?
— On n’est pas devant les Feux de l’Amour, là !
— Ah bon ? dit Rosie dépitée.
— La veille de son arrestation, un inconnu a appelé Jean. Quelqu’un qui a probablement à voir avec le casse de l’agence. Ils avaient rendez-vous tous les deux le matin du fameux jour.
— Pas bon pour ton mari, ça !
— Sauf à comprendre pourquoi.
— J’espère que tu ne seras pas déçue…
Marina regarda fixement sa sœur. Chacune mesura au même moment le poids du silence. Et ce qui allait avec !
— Cet homme-là, je l’ai appelé, continua Marina, en prétextant qu’il n’avait pas pu voir Jean et que je pouvais le remplacer. Il savait déjà pour l’intervention des policiers et même davantage. Je lui ai proposé qu’on se voie.
— Mais t’es folle ! Tu n’y es pas allée, j’espère !
— Mais si !
— Oh là là ! Et alors ?
— Il m’a menacée !
— Tu vois bien ! T’en as parlé à ton commissaire Landowski ?
— Bien sûr que non ! C’est à toi que j’en parle pour que tu demandes à ton homme de chercher les bornages de ce téléphone portable !
— C’est quoi le bornage ?
— C’est un truc technique ! Pour rester en contact permanent quand tu te déplaces, le téléphone doit se connecter aux antennes relais installées par les opérateurs téléphoniques. Les techniciens peuvent ainsi suivre le parcours d’un téléphone et donc celui du propriétaire. Ce qui m’intéresse c’est de savoir où ce portable a borné sur Concarneau et Rosporden ces derniers jours.
— Et tu vas faire quoi avec ça ?
— Je vais savoir quel coin de ville il fréquente. Peut-être retrouver son adresse.
— Et après ?
— Je vais lui rendre visite !
Rosie ouvrit de grands yeux.
— C’est insensé. Si c’est un gros méchant, il va te faire du mal ! On dirait que tu ne te rends pas compte du risque que tu prends ! Tu as envie de mourir ou quoi ?
Marina se leva, solennelle.
— Je tiens à la vie mais je vais te dire quelque chose, Rosie. J’en ai vraiment assez de tout ça. C’est fou, c’est fort, c’est trop ! Mais t’inquiète, je ne vais pas perdre pied. Si ce mec croit m’impressionner, il vaut mieux qu’il baisse d’un ton tout de suite. Je ne vais pas être d’humeur, tu vois ! Et s’il essaie de me frapper, c’est lui qui va en prendre une !
Rosie en resta bouche bée.
— Mais Marina qu’est-ce qui se passe ?
— Justement, je n’en sais rien. Seulement je crois que des gens vont mourir. On ne pourra faire autrement. J’ai tiré la sonnette d’alarme. Il ne faudra pas me le reprocher. Parce qu’il sera trop tard.
Marina elle-même était dépassée par ses propres propos. Tout cela allait trop loin, elle en était bien consciente, mais elle n’avait pas l’intention de baisser pavillon. Se soumettre ? Mais jamais de la vie ! Ceux qui croyaient la faire plier auraient dû déjà comprendre que leur entreprise était vouée à un échec cuisant. Ils allaient la connaître !
— Chez Maman, demanda Marina, il y a toujours l’armoire de papa au sous-sol ?
— Elle est dans la deuxième cave au fond du garage. Comme avant.
— Alors je vais y trouver ce qu’il me faut.
Rosie inspira fort comme si l’air commençait à lui manquer.
— N’y va pas, Marina. N’y va pas !
— Je suis désolée. Je n’ai pas d’autre solution. Fallait pas jouer à ça. C’était vraiment mal me connaître. Tant pis pour eux !