Au quartier Saint-Germain, à dix heures du soir, dans les années d’après-guerre, la vie s’intensifiait en se faisant souterraine. Chacun sait le rôle que joua Boris Vian – « truand élégiaque » – parmi ceux qui cherchaient en ce village du cœur de Paris un lieu propice aux rencontres d’amis. Vian fut à la fois personnalité animatrice et personnage symbolique d’une collectivité en rupture de ban, en lutte contre les conventions ou contre ce qu’on nommait alors volontiers l’existence inauthentique. Le monde venait de pâtir de la bêtise la plus horrible : le carnaval nazi. Ubu était mort dans un bunker mais des millions de suppôts subsistaient, sous les traits de la candeur et de l’innocence bourgeoises, capables toujours, par lâcheté ou conformisme, de refaire le lit, demain, d’un même prince. Certes, on trouvait aussi, parmi les habitués de Saint-Germain quantité considérable d’imbéciles, mais tout compte fait, en proportion peut-être inférieure à celle qu’on pouvait évaluer partout ailleurs. Bien sûr, la portée pratique des réunions saint-germinoises était faible, sinon nulle, mais celles-ci retrempaient au moins le moral de tous les hommes qui, dans un district cosmopolite, témoignaient pour la tolérance, nouaient des relations sympathiques avec toutes les espèces d’étrangers en se désaltérant dans le courant du jazz mi-noir mi-blanc, musique unitive, mais encore mal aimée de la société globale.
Ce jazz était chez Boris Vian depuis longtemps – je veux dire depuis l’adolescence – la plus chère des préoccupations et si Vian romancier se désintéressera un jour des romans, Vian critique aimera le jazz jusqu’à sa mort. Ce qui frappe dans l’aventure d’un homme aux vocations innombrables, c’est la constance, la permanence, l’immuabilité de cette passion. La musique négro-américaine ne fut pas pour lui, comme pour beaucoup d’intellectuels de sa génération, un art « intéressant » parmi d’autres, un agrément, une distraction sans réelle importance, un caprice d’époque que l’on accueille libéralement par la petite porte de la fantaisie personnelle. Avec la plupart des gens de lettres, en parlant du jazz, on prenait des précautions. On évitait le technicisme, l’érudition, on ménageait par politesse une ignorance de bon goût. Avec Boris, la discussion s’engageait sans détour. Entre les « hot fans » et lui s’établissaient d’emblée des rapports de complicité, des conversations faciles où le sous-entendu et le clin d’œil tenaient lieu souvent de formulation explicite. En bref, il était de la famille. De ce savoir vrai, Denis Bourgeois, responsable d’une société phonographique a pu donner une image précise : « Boris, chez nous, dès les premiers jours de sa collaboration révéla aux Américains eux-mêmes certaines matrices de disques qu’ils avaient oubliées dans leurs propres archives. Il recevait des échantillons de tout, examinait, choisissait, discutait. Il notait : ces mélanges sont absurdes, ou bien : il y a des fautes de chronologie. Souvent, il corrigeait les dates d’enregistrement signalées, le nom des musiciens mentionnés parce que les indications originelles fourmillaient d’erreurs. »
C’est qu’avant de gagner sa vie comme conseiller artistique chez Philips (1955) puis chez Barclay (1959), Boris Vian avait été pendant dix ans – de 1941 à 1951 pour préciser – musicien de jazz lui-même dans le groupe de Claude Abadie, voire chef d’orchestre du Tabou, rue Dauphine, ou du Club Saint-Germain, rue Saint-Benoît, deux cabarets cryptiques fondés par ses soins. Qui, de notre âge, et de notre milieu, ne se souvient de la haute silhouette de Boris, de sa façon de poser l’embouchure au coin des lèvres comme s’il s’agissait de fumer la pipe, de son style enfin qui évoquait, par la douceur virile comme par le mouvement des phrases celui d’un autre jeune homme mélancolique : Bix, le légendaire – dont il traduira de l’américain la biographie romancée. Il avait été aussi, depuis l’hiver 47, tous les mois, le signataire d’une rubrique croustilleuse du vieux Jazz Hot, d’une « revue de la presse » explosive, extravagante : celle dont ce livre même est l’objet.
Boris Vian se plaisait à dire qu’il s’était consacré à la trompette – et à la trompinette, sa version abrégée – en « amateur marron », sans refuser le cachet mais sans compter jamais dessus. A écrire sur le jazz il gagna sûrement moins encore. Toutefois, une décennie durant, sans défaillance, il a remis à de successifs et impécunieux rédacteurs en chef ses rubriques formidables. Il maugréait, menaçait d’abandonner, gémissait sur les heures précieuses qu’on lui faisait perdre, tendait son papier pour la dernière fois et... se remettait à la tâche, le mois suivant. Lui qui maudissait tout travail « dans la mesure où il est régulier » se contraignit plus de cent fois à composer cette chronique rituelle, longue et méticuleuse. Il fit cela pour ceux qui maintenaient contre vent et marée un journal aux maigres ressources financières et perpétuellement désargenté. Il le fit surtout pour le jazz et, à la fin de 1951, entra spontanément au comité de rédaction du périodique en compagnie d’André Hodeir, de Frank Ténot et de moi-même. Je le connaissais vaguement depuis la Libération, depuis une visite au 98 faubourg Poissonnière. Je l’avais retrouvé à Bordeaux à l’époque où, étudiant et, bien sûr, secrétaire d’un hot club régional, j’introduisis non sans fierté son orchestre dans la salle dorée d’un Grand Théâtre qui n’avait abrité jusque-là que la musique symphonique et la musique d’opéra. C’était en 1948. Trois ans plus tard, à Paris, je revoyais Boris, au travail cette fois, ici corrigeant un paquet de textes posé sur ses genoux, là griffonnant une légende sur un coin de table, là encore debout, le papier tenu contre un mur du Pavillon Chaptal, à Montmartre, fignolant un de ses brocards. Je pourrais ainsi rappeler, comme beaucoup de ses camarades d’alors, sa considérable facilité littéraire, la vitesse avec laquelle sa plume courait, la célérité de ses traits, en chaque occasion transcrits presque aussitôt que pensés. Les « revues de presse » de Vian, par leur allure vive et familière, permettront au lecteur, aussi bien, de deviner leur caractère impromptu et, simultanément, cette allégresse dans l’écriture qui est la marque des grands polémistes.
Les textes qu’Ursula Vian m’a chargé de réunir et d’organiser en ce gros volume sont, pour l’essentiel, ceux que Boris donna – dans tous les sens de l’expression – à la revue Jazz Hot, de décembre 47 donc, à juillet 58. J’y ai joint quelques paragraphes de la tribune de Combat qu’il occupa d’octobre 47 à juin 49 parce qu’ils sont de la même encre et de la même veine. En revanche, je n’ai pas cru devoir mêler à cet ensemble les articles du Midi libre, de Radio 49 et Radio 50, ni ceux de Arts, de Jazz News, de La Parisienne, non plus que les nombreux commentaires de disques qui furent disséminés sous le pseudonyme de Michel Delaroche. Il fallait, dans un livre déjà épais, biffer les surcharges et maintenir l’unité de ton.
Il ne m’a pas paru souhaitable, en outre, de coudre bout à bout les « revues de presse » en question. Ce qui se dévorait sur une page, jadis, aurait, par la multiplication même, pris l’apparence d’un éparpillement un peu fastidieux. La publication en livre exigeait le choix d’une économie nouvelle, c’est-à-dire d’une restructuration par thèmes dominants. Ceux-ci, au demeurant, par leurs retours fréquents se sont pour ainsi dire offerts d’eux-mêmes à la segmentation. J’ai pu conserver les débuts et les fins, souvent habiles et percutants, sans difficulté, en y laissant accrochés les sujets qui les avaient motivés. Quelques détails, informations mineures, dont l’intérêt s’est évanoui avec la fuite du temps, se trouvent ici effacés. Ils représentent peu de chose en somme parce que Boris Vian sacrifiait rarement à l’accessoire et que j’ai eu scrupule de conserver, par respect pour la pensée de l’auteur, la quasi-totalité de ses notations et de ses réflexions.
Les « revues de presse » de Boris, dont une grande part n’étaient plus accessibles dans les collections lacunaires de Jazz Hot vont combler de joie leurs anciens fidèles, ceux qui, je le sais, espéraient les voir réunies en un ouvrage aisément consultable. Elles apporteront aux autres, à ceux qui auront acheté, en curieux, ce fort volume, une révélation. Par sa dimension même le livre montre à son tour et à l’évidence la place que le jazz tint dans l’itinéraire de Vian. Par la fraîcheur, par la force inentamée du style, il prouve aussi que, loin d’exprimer un domaine secondaire de l’œuvre, ces chroniques aiguës, vibrantes et meurtrières comme des flèches, en constituent peut-être l’un des meilleurs aspects. Par la documentation qu’il réunit et la manière aimable, directement accessible dont sont racontés les événements, il s’adresse à tout le monde et représente pour la première fois sans aucun doute l’histoire jazziste des années 40 et 50 rédigée presque au jour le jour. Précieux dans la bibliothèque des savants spécialistes, il ne le sera pas moins dans la collection de ceux qui n’ont aucune ambition de les imiter mais qui vont tout naturellement vers les choses et les hommes de leur temps. Parce qu’il avait épousé notre époque, sans l’ombre d’un regret, Boris avait assumé la musique syncopée, et de la seule manière intelligente qui fût possible. Nous allons mieux voir comment tout au long des chapitres qui suivent, lesquels confirment, massivement, ce que disait, un jour, à Noël Arnaud, Henri Salvador, l’un des intimes de Boris : « Il était amoureux du jazz, ne vivait que pour le jazz, n’entendait, ne s’exprimait qu’en jazz. »