Le voyage en traîneau de Ljungdalen à la côte devait prendre cinq jours. Jonathan Forsman l’avait dit à Elin, presque comme une promesse.
– Ça ne prendra pas plus longtemps. La piste est bonne et je n’ai pas trop d’affaires à régler en chemin. Nous ne nous arrêterons que pour manger et dormir. Nous allons suivre le fleuve, puis obliquer vers le nord à travers les forêts, droit sur Sundsvall. Ça prendra cinq jours, pas plus.
Mais le voyage fut beaucoup plus long. Dès le deuxième jour, alors qu’ils n’avaient pas même atteint la forêt qui sépare le Jämtland du Härjedalen, arriva de l’est une tempête de neige que Forsman n’avait pas prévue. Le ciel était clair, le temps froid, la piste bonne. Mais soudain le ciel s’était couvert. Même Antero, le cheval noir, commençait à s’inquiéter.
Ils s’arrêtèrent dans une auberge d’Överhogdal. Hanna fut logée avec les bonnes, mais mangea à la même table que Jonathan Forsman et on la servit comme lui. Cela ne lui était encore jamais arrivé.
– Nous reprendrons la route demain, dit-il après avoir dit le bénédicité en s’assurant qu’elle joignait bien les mains.
Mais cette nuit-là, la tempête s’enroula vers le nord et décida de rester. Les vents violents persistèrent. Ils furent coincés par la neige. Il en tomba un demi-mètre en moins de quatre heures et la bourrasque fit monter des congères jusqu’au faîtage de l’auberge.
Ce n’est que dans l’après-midi du quatorzième jour, pendant le bref crépuscule, qu’ils arrivèrent à Sundsvall. Hanna avait compté les jours, sans se rendre compte que c’était justement le soir du Nouvel An. Le lendemain, on serait en 1904.
Jonathan Forsman semblait y attacher une importance particulière. Il poussa le cheval pour être en ville avant minuit. Pour Hanna, le Nouvel An n’avait jamais rien eu de spécial. Le plus souvent, elle dormait, comme d’habitude. Elle ne se souvenait pas que son père ou Elin ait jamais considéré le changement d’année comme une occasion de veiller ou de faire la fête.
Qu’ils aient passé Noël ensemble sur la route n’avait pas d’importance pour Forsman. C’était le Nouvel An qui comptait.
Le long voyage en traîneau s’était déroulé en silence à travers les forêts et les vastes plaines. De temps à autre, Forsman criait quelque chose au cheval. Mais il ne parlait pas avec Hanna. Il était comme un grand mur assis devant elle.
Ce dernier jour de voyage fut pourtant différent. Il tournait la tête pour lui parler et elle criait ses réponses aussi fort qu’elle pouvait, pour qu’il entende.
Jonathan Forsman considérait le Nouvel An comme un jour sacré.
– Dieu a créé le changement d’année pour que nous méditions sur le temps passé et sur celui qui nous reste ! cria-t-il en se retournant.
Avant sa conversion, il passait le soir du Nouvel An à des pratiques païennes. Il faisait fondre du plomb pour tenter de lire l’avenir dans les gouttelettes solidifiées. Et il n’avait jamais osé aborder l’année nouvelle sans être ivre.
Mais à présent il vivait dans la lumière, lui dit-il.
À leur arrivée, la ville de Sundsvall était plongée dans le noir et le froid. Forsman tira les rênes dès les faubourgs. Hanna s’extirpa des fourrures et descendit du traîneau. Elle découvrirait plus tard la ville qu’elle avait imaginée.
La maison de Jonathan Forsman était en pierre, sur deux grands étages. Quand il s’arrêta, on accourut de la maison et des communs. On s’occupa d’Antero, on rangea le traîneau, on porta à l’intérieur les peaux restantes et les autres marchandises. Tout ce qui se passait autour d’elle fit tourner la tête de Hanna, tous ces gens nouveaux qui la regardaient avec curiosité, parfois ouvertement, souvent en cachette. Elle avait l’habitude de rencontrer des individus solitaires. Vagabonds égarés le long du fleuve, voyageurs, bûcherons armés de scies et de haches ramenés à la maison par son père. Mais jamais une foule inconnue comme aujourd’hui.
Forsman vit qu’elle était bousculée et clama haut et fort que la jeune fille qui l’accompagnait se nommait Hanna Renström, qu’elle venait visiter des parents à Sundsvall. Mais pour cette dernière nuit de l’année, elle serait la bienvenue sous son toit.
Vers minuit, Forsman rassembla toute sa famille et tous ses employés, jusqu’aux garçons d’écurie et aux bonnes. Il ouvrit grand une fenêtre de la vaste pièce qu’on l’appelait « la salle », et cria à tous de se taire. L’heure sonna à l’église de Sundsvall. Hanna vit Forsman compter les coups en silence, les yeux de plus en plus brillants.
Horrifiée, elle sentit qu’il allait se mettre à pleurer. Jamais de sa vie elle n’aurait imaginé un homme adulte fondre en larmes. La gorge serrée, elle comprit que quelque chose d’important se passait quand le son des cloches, porté par l’air glacé, entra par la fenêtre ouverte. Quand les cloches se turent, Forsman entonna un psaume et toute l’assemblée reprit en chœur, et Hanna aussi, même si elle chantait tout bas.
Cette nuit-là, elle dormit avec trois des bonnes de la grande maison de pierre. Elle partageait un lit avec une fille de son âge appelée Berta. Elle ne sentait pas tout à fait le propre, et Hanna craignait de ne pas sentir meilleur. Avant de s’endormir en gigotant et en prenant toute la place, Berta lui confia d’un air sombre qu’elle devait se lever à cinq heures, même si c’était le premier de l’an, qui comptait comme un dimanche. Mais il fallait qu’elle allume les poêles avec le bois apporté par les valets.
Berta dormit bientôt. Hanna resta éveillée, avec l’impression d’un manque. Elle mit longtemps à comprendre ce que c’était.
Les murs de pierre ne craquaient pas. Le froid n’y pénétrait pas comme dans les parois de bois chez elle.
C’est alors, dans le lit, contre le mur de pierre, qu’elle réalisa qu’elle se trouvait dans un monde étranger. Elle ne pouvait plus tendre la main et toucher ses frères et sœurs, ni entendre la respiration profonde d’Elin plongée dans ses rêves.
Elle était maintenant au cœur de l’inconnu.
Doucement, elle posa la main sur le corps chaud de Berta. Sa famille lui manquait. Elle était seule, désormais, désemparée face à ce vide qui se creusait autour d’elle.