Le lendemain, Forsman envoya Jukka, son plus fidèle serviteur, chercher avec Hanna les parents censés l’accueillir. Elin lui avait donné une adresse. Mais elle était vague. À Sundsvall, les noms des rues et les numéros n’étaient pas toujours corrects.
Le pire était que Forsman, qui se faisait fort de connaître tout le monde en ville, n’avait jamais entendu parler d’aucun Wallén. Mais il ne l’avait pas dit à Elin. Peut-être vivaient-ils près de quelque scierie aux environs de Sundsvall.
Le temps s’était radouci. Le froid n’était plus aussi mordant que pendant le long voyage en traîneau.
Forsman les accompagna jusque dans la rue.
– Si tu ne trouves pas sa famille, tu la ramènes, indiqua-t-il à Jukka, qui attendait, son bonnet de cuir à la main.
Jukka se montrait soumis, timoré devant cet homme gigantesque couvert de fourrures. Il avait beau avoir la soixantaine, il était craintif, comme un enfant qui a peur qu’on le gronde.
Elle ne comprenait pas.
Ils se mirent en route. Aussitôt Forsman disparu, Jukka se transforma. Il se mit à cracher, faire l’important, bousculant les gens sur son passage, comme s’il régnait sur cette rue encombrée de neige.
Dans la lumière pâle de l’hiver, Hanna découvrit la ville où elle était arrivée. Pour une grosse bâtisse en pierre, dix bicoques branlantes semblaient avoir poussé. Comme des champignons, se dit-elle. Si les maisons de pierre sont les comestibles, les maisons en bois sont ceux qu’on piétine sans les cueillir.
L’inquiétude ne la quittait pas. Y arriverait-elle ? Pourrait-elle jamais s’acclimater à la ville ?
Elle finit aussi par découvrir la mer. Elle non plus n’était pas telle qu’elle l’avait imaginée. C’était un port où mouillaient de gros navires, certains avec des mâts, d’autres avec des cheminées noires. Mais la surface de l’eau n’était pas infinie comme son père le lui avait dit. Partout elle voyait la terre, sans apercevoir le large, au-delà des glaces couvertes de passes et de crevasses.
Jukka la rabrouait quand elle s’arrêtait. Il se montrait aussi impatient et pressé que son maître.
Ils suivirent les quais gelés. Plusieurs fois, Hanna faillit tomber à la renverse. Ses souliers fabriqués par un cordonnier lapon de Fjällnäs ne convenaient pas aux rues pavées et gelées de la ville.
Ils arrivèrent devant un amas de baraques en bois qui avaient l’air de se serrer les unes contre les autres pour se réchauffer.
Jukka s’arrêta pour interroger un homme qui tirait un traîneau de bois. Connaissait-il l’adresse ? Les Wallén ? L’homme, qui avait une grosse brûlure sur une joue et de violentes quintes de toux, indiqua une direction et essaya d’expliquer. Jukka le pressa, trépignant, puis le remercia un doigt sur son bonnet de cuir, et ils repartirent.
– Personne ne s’y retrouve dans ce foutoir, marmonna-t-il dans son dialecte chantant. Personne, mais je crois quand même que c’est là.
Il s’arrêta devant une maison en bois de deux étages avec un toit penché, des fenêtres rafistolées et une porte qui semblait dépasser de son cadre. Jukka tambourina dessus. Aussitôt vint ouvrir une vieille femme tellement emmitouflée dans son châle que Hanna ne voyait que ses yeux et son nez.
– Les Wallén, dit Jukka. Ils habitent ici ?
La vieille sursauta comme s’il l’avait frappée, puis dit quelque chose qu’il ne comprit pas.
– Ôte ton châle ! beugla-t-il. C’est le marchand Johan Forsman qui m’envoie. C’est lui qui veut savoir s’il y a des Wallén ici. Je ne peux pas entendre ce que tu bafouilles avec ce chiffon sur ta bouche !
La vieille écarta le châle qui lui couvrait le visage. Hanna vit qu’il était creusé, comme si elle souffrait de la faim.
– La famille Wallén, répéta Jukka, sans cacher son impatience.
– Ils sont partis, dit la vieille.
– Comment ça, partis ? Partis au ciel ? Au diable ? Allez, réponds comme il faut avant que je me fatigue.
La vieille recula devant la menace, mais Jukka coinça sa grosse botte dans l’embrasure de la porte.
– Il ne reste qu’un type dans cette maison, dit-elle. Lui, ils l’ont laissé. Où ils sont partis, j’en sais rien.
Jukka se mordilla les lèvres, comme s’il hésitait.
– Alors on va aller lui parler, finit-il par dire. Montre-nous où il habite !
La vieille les précéda dans l’escalier. Devant les portes, des enfants pâles regardaient avec de grands yeux ces étrangers passer. Hanna remarqua l’odeur aigre et rance, comme si la maison n’était jamais aérée.
Ils continuèrent jusqu’au grenier, où la vieille s’arrêta enfin devant une porte, frappa et déguerpit. Jukka ouvrit et poussa Hanna à l’intérieur.
– Allez, va lui parler. Soit tu t’installes ici, soit tu rentres avec moi chez Forsman.
La chambre ne comprenait qu’un lit, une chaise en sapin et un miroir fendu au mur. Hanna y saisit son visage, un visage inquiet, quelqu’un qu’elle ne reconnaissait pas vraiment. Puis elle regarda le vieux alité qui la fixait comme une apparition descendue du ciel.
Elle se souvint des paroles de son père, les dernières, chuchotées en secret. Sur l’ange sale. Avait-il donc eu raison ?
Était-ce un ange que le vieux pensait voir ? Ou une servante ahurie débarquée du fond de ses montagnes ?