Elle fut tirée de ses souvenirs par cette question qui restait comme un pont entre le passé et le présent : savait-elle qui elle était ? Deux mois après avoir quitté Sundsvall, après être devenue la femme de Lundmark, maintenant qu’elle attendait ses funérailles ?
Elle n’avait pas de réponse. Autour d’elle, en elle, le silence. Qui elle était, ou qui elle était devenue, elle ne savait pas répondre.
Le navire demeurait immobile dans la chaleur écrasante. On maintenait une pression basse dans la chaudière en attendant la cérémonie. Après, on donnerait l’ordre de recharger les feux pour repartir à pleine vitesse.
Pour l’heure, les machinistes étaient montés sur le pont et avaient essuyé sommairement la suie qui leur couvrait le visage. Un seul homme était resté en bas à surveiller qu’il n’y ait pas d’incendie ni qu’aucune chaudière ne s’éteigne.
Le capitaine Svartman alla lui-même chercher Hanna. Il frappa doucement à la porte de la cabine qu’elle avait partagée avec son mari. Elle allait désormais y vivre seule. Que faire si la solitude l’effrayait ? Que faire d’une veuve à bord ?
Il ouvrit la porte. Assise sur la couchette, elle regardait ses mains. Elle venait de se remémorer le long voyage qui avait commencé dans une vallée lointaine, au bord d’un fleuve. Elle avait rencontré un homme, ils s’étaient mariés. Et à présent il avait disparu.
Ils avaient eu deux mois ensemble. Puis la fièvre fulgurante attrapée au Soudan avait eu raison de lui. Mais elle était toujours là. Et aujourd’hui on allait le jeter à la mer.
En se levant de sa couchette, elle eut l’impression de se rendre à son propre enterrement. Ou peut-être son exécution ? Une nouvelle fois elle se retrouvait seule, dans une situation encore plus difficile. Pourquoi aller de l’autre côté du globe, alors que le mari qu’elle avait n’était plus là ? Qui suivait-elle désormais ? Sinon le capitaine Svartman, qui se dirigeait vers le pont tribord, où la côte africaine se perdait dans une brume de soleil, invisible même aux jumelles ?
Une vigie était restée sur la passerelle, un mousse, un des plus jeunes. Tout le reste de l’équipage était rassemblé autour du cercueil en toile de voile posé sur deux tréteaux près du bastingage. La toile grise était entourée d’un drapeau suédois, taché et effiloché. C’était le seul drapeau à bord. Le capitaine Svartman n’était pas du genre à envisager la mort d’un de ses membres d’équipage. Cela ne pouvait arriver qu’aux imprudents et à ceux qui lui désobéissaient. Comme le second qu’on allait bientôt jeter à la mer.
Hanna regarda les hommes rassemblés en demi-cercle. Aucun n’osait croiser son regard. La mort était embarrassante, elle les gênait.
Elle leva les yeux vers le ciel et le soleil, déjà écrasant de si bonne heure. Soudain elle s’imagina revenue dans le traîneau, dans le dos de Forsman.
Le froid, alors. Aujourd’hui la chaleur. Et pourtant d’une certaine façon la même chose.
Même le mouvement : alors un traîneau, aujourd’hui un navire soulevé lentement, presque insensiblement, par la houle.
Le capitaine Svartman était en grand uniforme et gants blancs, avec à la main le manuel d’instruction pour les funérailles en mer. Il le lut d’une voix monotone mais puissante. Il remplissait sans hésiter son rôle de capitaine.
Hanna se dit que Svartman devait être surtout furieux que quelqu’un soit descendu à terre malgré ses avertissements, sans comprendre le danger auquel il s’exposait.
L’homme que la mer allait engloutir était mort inutilement. Un homme qui n’avait pas été raisonnable et n’avait pas écouté le capitaine Svartman.
Hanna se doutait que le capitaine n’était pas seulement attristé par la mort de son second. Il se sentait aussi trahi.