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Le jour même, elle descendit au port. Senhor Vaz, qui ne voulait pas qu’elle se déplace seule en ville, envoya Judas avec elle. Il marchait quelques pas derrière elle, sur ses gardes. Chaque fois qu’elle se retournait, il baissait les yeux. Il n’osait pas croiser son regard.

Comment pourrait-il me protéger, se dit-elle, s’il n’ose même pas me regarder en face ?

De nombreux navires étaient à quai. D’autres mouillaient en rade. C’était marée basse. Dans l’entrée de la lagune, de vieilles épaves affleuraient dans la vase noire. Elle chercha en vain un pavillon suédois. Il n’y en avait pas non plus de danois ni de finlandais : les seuls qu’elle ait appris à reconnaître. Les navires amarrés dans le bassin du port battaient des pavillons inconnus pour elle.

Autour d’elle, on s’affairait à charger et décharger. Elle vit un filet plein de défenses d’éléphants être hissé puis descendu dans une cale. On déchargeait d’un autre navire des pianos brillants et quelques voitures. Dans un des filets qu’on descendait sur le quai, d’élégants sofas et fauteuils.

Les dockers à moitié nus ruisselaient de sueur en courant avec leurs fardeaux sur les passerelles branlantes. Et partout des Blancs avec leurs casques coloniaux qui surveillaient leurs esclaves comme des vautours affamés. Soudain, elle ne supporta plus de voir ces hommes maltraités et leurs tortionnaires. Elle s’en alla.

À peine sortie de la zone portuaire, elle décida de faire un détour. Avec le colosse Judas derrière elle, elle n’avait pas peur.

Mon cinquième compagnon, songea-t-elle : d’abord Elin, puis Forsman, Berta, Lundmark, et maintenant ce géant noir qui n’ose pas me regarder dans les yeux.

Elle se promena longtemps à travers la ville cet après-midi-là. Pour la première fois, il lui semblait la voir nettement, comme si auparavant elle avait été voilée par la violente lumière du soleil. À présent, elle pouvait enfin découvrir la ville qu’elle n’aurait dû visiter que le temps d’une escale pour se ravitailler en eau potable et en nourriture, avant que le Lovisa entreprenne sa longue traversée vers l’Australie.

Elle avait débarqué ici, et elle y était restée. Les ténèbres qu’elle avait connues étaient en train de se dissiper. Elle commençait à voir vraiment le monde étranger qui l’entourait.

Elle s’avisa soudain que c’était dimanche. Un des premiers jours d’octobre. Mais les saisons étaient inversées. Ce n’était pas le froid et l’hiver qui se préparaient. Au contraire, la chaleur toujours plus forte annonçait cette année un été long et précoce. Elle avait entendu Senhor Vaz en discuter avec un client du bordel. Le soleil brûle comme le froid, se dit-elle. Mais peut-être ma peau est-elle résistante à la chaleur grâce à mon habitude du froid ?

Elle était arrivée au bout d’une rue s’ouvrant vers une hauteur où se dressait la cathédrale encore inachevée. La lumière vive du soleil se reflétait sur la pierre blanche. Il lui fallait plisser les yeux pour que tout ce qui l’entourait ne se dissolve pas comme un mirage dans une brume lumineuse. Les environs étaient déserts, comme abandonnés. Personne. Rien que ce colosse derrière elle, toujours immobile quand elle se retournait.

Elle grimpa la côte. Le portail de la cathédrale était ouvert. Elle se plaça dans l’ombre de la grande tour. De la meringue, cette pierre. Ou comme ce gâteau que j’ai vu chez Forsman à l’anniversaire d’un de ses enfants.

Elle s’essuya le visage avec un mouchoir. Judas était resté au soleil. Elle lui fit signe de venir la rejoindre à l’ombre, mais il persista à ne pas bouger, ruisselant de sueur.

Un chant jaillit de l’intérieur sombre de la cathédrale. Des enfants, songea-t-elle, un chœur d’enfants. La musique fut interrompue par une voix sonore, puis recommença au début. C’était une répétition. Elle s’avança prudemment dans la pénombre, se demandant si elle avait vraiment le droit d’entrer. Priait-on ici le même Dieu que dans les églises qu’elle avait fréquentées, dans les montagnes et à Sundsvall ? Elle s’arrêta, hésitante, tandis que ses yeux s’habituaient lentement à l’obscurité qui formait un violent contraste avec la lumière du dehors.

Puis elle vit le chœur. Des enfants en blanc avec une ceinture rouge, garçons et filles, tous noirs. Devant eux, un petit homme blanc aux cheveux en bataille, dont les mains battaient la mesure comme des ailes souples. Ils ne l’avait pas vue. Elle resta là à écouter. Ils recommencèrent encore plusieurs fois avant que le chef ne soit satisfait.

Les enfants en blanc chantaient à présent un psaume. C’en était presque douloureux. Elle écoutait, les larmes aux yeux. Elle n’avait jamais rien entendu d’aussi beau. L’harmonie du chœur se déployait, le psaume était rythmé et puissant. Tous les regards étaient fixés sur les gestes du petit homme. Aucun des enfants ne semblait avoir peur de lui.

Là, au cœur de la pénombre, pour la première fois, elle ne voyait personne avoir peur. Il n’y avait là rien de ce qui par ailleurs l’effrayait.

Dans l’ombre de cette cathédrale, personne ne mentait. Ici, il n’y avait que vérité dans ce chant et ces mains blanches qui s’agitaient comme des ailes.

Soudain, elle vit qu’une petite fille l’avait remarquée et ne regardait plus du tout le chef, même si elle continuait à chanter.

Hanna avait l’impression de se voir elle-même en cette fillette, comme si elle s’était transformée en cette enfant à la peau sombre et aux grands yeux bruns.

Elles se regardèrent toutes les deux jusqu’à la fin du psaume. Le chef la remarqua alors. Elle sursauta et se dit de nouveau qu’elle n’avait pas le droit d’être là. Mais il hocha la tête en souriant, lui adressa quelques mots qu’elle ne comprit pas puis reprit la répétition.

Elle aurait voulu oser se joindre au chœur. Mais elle manquait d’audace.

Elle attendit que la répétition soit finie, que les enfants soient partis et que le chef ait rangé ses partitions dans une serviette en cuir élimée pour ressortir dans la lumière crue.